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#162094
BruissementBruissement
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    LIVRE 3
    Chapitre 4: Jancis s'enfuit

    Nous étions de nouveau à la veille de Noël un an et huit mois après que Kester fit cesser les combats de taureau. Il n'y avait pas eu de lettres de la part de Jancis depuis longtemps, mais Gideon ne s'en inquiéta pas. Il disait que cela provenait de la saison et que les routes étaient si impraticables autour de chez les Grimble que personne ne pouvait y aller par mauvais temps. Eux-mêmes ne venaient au marché que rarement en hiver, ayant déjà entreposé tout ce dont ils avaient besoin chez eux, car, assez tôt,  monsieur Grimble envoyait une dizaine de charrettes de grains au moulin pour sa farine et après cela, tous s'établissaient pour l'hiver, ceux de la ferme et  les travailleurs dans les deux chaumières, de même que les chevaux dans les écuries, le bétail dans une pâture proche et les moutons dans le champ de betteraves voisin, tous se calfeutraient en prévision de la mauvaise saison. Dans ces fermes-là on avait l'habitude de se pourvoir en simples ou autres médecines, parce que ni l'apothicaire ni le docteur ne pourraient les secourir tant les routes y devenaient mauvaises comme jamais.
    _”Woodseaves peut pas y aller dit Gideon et Jancis peut rien envoyer à Lullingford,  mais dès qu' y aura un peu de beau temps nous aurons de ses nouvelles.
    Je pensais souvent à Jancis, obligée de vivre avec madame Grimble, femme qu'elle ne pouvait supporter tout comme moi d'ailleurs. Je me représentais ces montagnes si hautes et ces tempêtes de grésil comme un mur de glace entre elle et nous  et il me semblait entendre tomber cette neige épaisse et duveteuse dans un bruissement continu.
    A Sarn, on disait de la neige “qu'elle s'infiltrait autour de la maison, s'infiltrait sans relâche et laissait un gant blanc sur la fenêtre”
    Il y avait à la ferme deux fils qui auraient pu  égayer la monotonie des jours, mais l'un allait se marier avec la fille d'un ouvrier et l'autre était très versé dans la religion et ne s'intéressait à aucune sorte de jeu de Mai ou de plaisir ni même à rire ou à discuter. Si bien que Jancis n'avait que madame Grimble qui régentait et houspillait sans cesse et monsieur Grimble qui était difficile par mauvais temps à cause de ses rhumatismes.  Je pris l'habitude de penser à Jancis longuement. Forcément à Sarn quand on pense à quelqu'un , ce ne peut être que… longuement, puisque tout y est tellement tranquille, particulièrement en hiver où le temps semble s'arrêter.
    Et chaque fois que je songeais à Jancis je me la rappelais en ce jour de juin, quand nous eûmes un drôle de temps, cette grosse tempête glacée qui tourna à la neige en une heure. Et je revoyais nos roses sauvages si tendres et fragiles, habituées à rien de plus froid qu'une rosée, dont les pétales rose pâle furent ensevelis sous une neige épaisse et ces fleurs furent gelées de part en part jusqu'en leur cœur jaune d'or. Je ne pouvais imaginer Jancis qu'en ce jour-là, parce que je l'aimais bien et qu'elle  m'était apparue frêle comme un enfant même si elle était plus âgée que moi. En dépit du fait qu'en pensant à elle, je ne pouvais qu'avoir à l'esprit qu'elle était belle et moi laide,  je  l'aimais bien quand même et cela d'autant plus qu'elle se trouvait dans une situation difficile, car je n'ai jamais aimé, aussi fort, des gens à qui tout souriait. Aussi ai-je eu envie de lui envoyer quelque  chose pour Noël ne serait-ce qu'un mouchoir de fin lin ourlé. J'avais demandé à Gideon de s'enquérir d'elle auprès de Kester, quand il alla au marché, mais  Kester était parti, et la maison fermée.  La nouvelle me fut pénible, car j'aimais me le représenter auprès du feu de sa cheminée dans la petite maison que je connaissais de vue. Il me semblait plus proche ainsi. Mais il avait pris l'habitude, l'hiver, de partir tout un mois, dans l'un ou l'autre village pour y faire tout le tissage qui s'y trouvait afin d'éviter d'avoir à faire des aller-retours.
    Une atmosphère tranquille régnait dans notre cuisine. Mère était au lit, étant toujours couchée maintenant, quand le temps était mauvais, et Gideon se trouvait dans les bois pour nous couper la grosse bûche de Noël. Car, quelles que fussent les autres  choses dont nous étions privées, de celle-là nous ne le fûmes jamais, puisqu'elle ne demandait que du travail pour être acquise et Gideon ne rechignait jamais à la tâche, le pauvre. J'ouvris la porte, pour savoir s'il avait fini et j'entendis la hache frapper le tronc, et l'écho m'en parvenir par l'étang. Les arbres étaient enveloppés de neige et l'étang était gelé presque jusqu'en son milieu. Les bois  blancs comme du sucre entouraient l'eau, aussi figés que s'ils avaient été ensorcelés, ils étaient si engoncés dans des bandes et des ballots de neige, qu'on les aurait pris pour les personnages de quelque vieux conte de  sorcières, surtout que pas un souffle d'air ne les remuait. Rien ne pouvait  rappeler l'été. Rien ne laissait supposer que cet étang pouvait être plein de nénuphars, parcouru de jolies ondes. Je retenais mon souffle, tout était profondément calme jusqu'à ce que, à l'autre bord de l'étang, du côté de l'église, un chevalier gambette se mit à chanter quelques notes bien tristes qui semblaient dire “silence” “silence”. Puis un canard siffleur s'éleva dans le ciel sombre et j'entendis Mère tousser un peu et je sus ainsi qu'elle désirerait bientôt son thé. Le bruit de la hache cessa, Gideon n'en aurait plus pour longtemps et je me mis à préparer le repas.
    J'étais en train de faire du pain, ce qui me plaisait énormément. La plupart du temps j'étais occupée à des travaux d'homme, alors après cela confectionner du pain ou des gâteaux au four paraissait plus facile et plus agréable. J'aimais voir monter la pâte devant le grand feu rouge, puis préparer le four avec des braises, enlever ensuite la cendre et placer les miches en rangs. Il était aussi tout à fait délicieux de se trouver dans la cuisine rougeoyante et chaude, remplie de la bonne odeur de pain tandis qu'au dehors les champs et les bois d'un blanc gris se trouvaient dans le froid et la solitude, quel plaisir alors de tirer les rideaux, d'allumer la lumière, de mettre la table, de garder les galettes de pommes de terre au chaud sur la braise, de savoir que bientôt, tous ceux qui comptaient pour moi seraient installés douillettement pour la nuit. La volaille avait été enfermée à la tombée du soir, le bétail et les moutons avaient retrouvé leur enclos, Bendigo reçu sa litière, Pussy était près de l'âtre, Mère avait du feu dans sa chambre et une bouillotte dans son lit, et maintenant Gideon allait revenir pour souper. Comme le  four était encore chaud, je fis une fournée de tartelettes fourrées de fruits secs, parce que Gideon aimait les petites gourmandises  comme tout le monde, même si parfois, il grommelait un peu et parlait de dépense excessive qui priverait la future maison de vaisselle en argent ou d'autre chose. Et quoique tout au long de l'année je me conformais à ses désirs en présentant des repas de pommes de terre, de pain et de fromage, en période de Noël, je faisais ce qui  me convenait et nous avions des petites folies réconfortantes un peu comme les autres gens. Et, maintenant, après tout ce qui s'est passé depuis ce temps, c'est de cette petite désobéissance à Gideon que je suis le plus heureuse, bien plus que de n'importe quoi d'autre qui ait pu exister alors. Parce que je peux dire “Au moins, cela ils l'ont eu, quelles que soient les choses qu'ils n'ont pas pu avoir”.
    Je chantonnais un peu et parlais à Pussy qui était beaucoup trop confortablement installée pour  se donner la peine de ronronner. Quand je lui disais quelque chose elle tentait de se soulever un peu, de faire poliment le dos rond et d'ouvrir la bouche pour miauler, mais alors elle se sentait trop  indolente pour faire sortir le moindre son. Cependant elle me regardait  comme pour me dire, “je sais bien maîtresse que tu as fait cet agréable feu rougeoyant  pour que je sois bien au chaud et que tu m'as réservé quelque chose de bon dans le cellier et je te remercie beaucoup”.
    Soudain, il y eut un petit coup à la porte. Ce fut si ténu et si timide que ç'aurait tout aussi bien pu être un rouge-gorge frappant de son bec. Il y en avait un qui arrivait dans les moments de grands froids, et si je mettais trop de temps à venir lui apporter un peu de nourriture il tapait sur le carreau. Tout en allant à la porte, et comme il faisait déjà sombre et que je n'attendais personne durant tout ce mois de fête, je dois avouer que mon imagination évoqua les petits personnages effrayants qui pullulent dans les contes et toutes sortes de faits étranges dont on dit qu'ils se sont réellement passés autrefois.
    J'ouvris la porte.
    Là, face à la morne étendue blanche de l'étang gelé, toute abattue et pâle dans la lumière du feu, se trouvait Jancis.
    À peine l'avais-je tirée à l'intérieur, que chancelante elle tomba comme un tas sur le sol. La pauvre  fille! Je n'ai vu personne dans un tel état. Ses vêtements étaient tout déchirés, ses chaussures en lambeaux, elle avait le visage et les mains écorchés comme si elle était passée à travers des haies épineuses, ce qui nous dira-t-elle plus tard, avait été le cas, le tout gaugé d'eau comme si on l'avait retirée de l'étang. Elle s'était évanouie et j'eus beaucoup de peine à lui faire reprendre ses  esprits. Quand elle revint à elle, elle me dit qu'elle n'avait pas mangé depuis presque deux jours, et qu'elle n'avait fait que marcher depuis chez les Grimble par ce temps.
    Pensez-donc! Elle s'était enfuie sans argent et sans chaussures décentes, il lui avait fallu s'esquiver au moment opportun et le sort voulu que ce fut alors qu'elle n'avait pas même son châle.
    Elle ne cessait de sangloter
    _ ” Oh, je pouvais pas le supporter, Prue! Oh ma chère Prue me gronde pas. Personne aurait pu en supporter autant. Et quand est arrivée la période de Noël et qu'y avait pas de nouvelles, qu'eux étaient dix fois plus pénibles que d'habitude, avec le mauvais temps, j'ai vraiment plus pu le supporter. Et la  fille de la chaumière me disait que les deux précédentes filles de laiterie s'étaient sauvées, pourquoi j'en faisais pas autant. Elle disait ça parce qu'elle était un peu désolée pour moi mais aussi parce qu' Alf Grimble qui est son fiancé, tournait autour de moi. Alors elle m'a dit quand ce s'rait le meilleur moment pour partir, elle m'a donné du pain et de la viande et une bouteille de lait, elle m'a promis de leur raconter une histoire pour qu'ils soient pas à ma poursuite.
    Elle s'arrêta pour reprendre son souffle, on entendit alors, dehors, le crissement de la charrette de Gideon sur la neige.
    _ Qu'est-ce que tu vas dire à Gideon  lui demandai-je
    _ Oh le laisse pas se mettre en colère contre moi Prue! Le laisse pas! J'peux rien supporter de plus. Quand j't'aurais dit tout c'que j'ai subi, tu comprendras que j'peux plus.
    Gideon avançait vers la porte, tirant la  grosse bûche, symbole de Noël, avec une chaîne.
    _ Me renvoie pas Prue! Même s'il dit des choses affreuses, même s'il est très en colère contre moi parce que j'ai  perdu la place qu'il m'a trouvée, garde-moi au moins cette nuit, me renvoie pas!
    Alors je lui demandais si elle pensait vraiment qu'une quelconque créature pouvait m'obliger à pareille action à son égard, et par ce temps en plus? Et je l'enveloppais dans une couverture sur le banc en lui disant qu'elle devait d'abord se reposer puis prendre un peu de thé avant d'aller au lit et toutes ses inquiétudes disparurent. Elle me sourit et me murmura:
    _ Je  t'aime Prue! Tu es comme le Sauveur pour moi, cette nuit et elle s'endormit
    Ayant vu tout ce qu'il  advint par la suite, il m'arrive de temps en temps de me sentir merveilleusement contente de ce sourire et des  mots qu'elle a  chuchotés.
    Oh, quant à Gideon il devint fou de rage!
    “Quoi! commença-t-il, dès la première minute, elle a tout perdu l'argent, et pas seulement  celui pour l'année et les quatre mois qui sont pas faits mais elle perd les gages de l'année et des huit mois où elle a travaillé. Quand on casse le contrat, on reçoit rien. Tu sais ça comme moi”
    Je lui demandais comment il pouvait penser à l'argent alors qu'elle était venue jusqu'à notre porte dans un pareil état, ruisselante de boue et à demi-morte.
    _ T'as toujours été folle Prue, me dit-il et je suppose que tu l'resteras.
    Ma patience était à bout, et je dis nettement à Gideon:
    _ J'te serais redevable de tenir ta langue au moins ce soir Gideon! C'est Noël et Jancis est venue vers toi dans un épuisement proche de la mort.  Parce qu'il s'en est fallu de peu. Si elle avait  perdu son chemin, une fois de plus, par cette nuit, c'en était fait d'elle. Et pense un peu que je l'ai fait entrer, que je lui prête mon lit, que je la chouchoute pour toi, puisqu'elle est ta fiancée bien-aimée,  alors pour le moins tu devrais te radoucir et m'être reconnaissant ainsi qu'à ceux qui ont sauvé cette pauvre enfant.
    _ Sapristi! Quel emportement tout à coup me dit-il. Il se mit à rire, étant décontenancé parce que je n'avais pas pour habitude d'éclater de cette façon. Alors il entra dans la cuisine de son pas lourd.
    _ Bon s'écria-t-il d'une voix forte, car il ne savait pas s'y prendre avec ceux qui souffraient, et il semblait penser qu'ils étaient sourds. Quand Mère n'allait pas bien il se croyait obligé d'hurler quelqu'idiotie bien que Mère gardât une ouïe parfaite.
    _ Bonsoir Sarn! dit Jancis d'une toute petite voix faible
    _ Alors te voilà rentrée
    _ Oui!
    _ Contrat cassé et tout ça
    Elle se mit à fondre en larmes
    _ Bon alors, pleure pas, dit-il un peu ému, Prue va m'enguirlander, si tu pleures. J'vas rien te dire, pas ce soir. Y'a ben des choses que j'dirai demain, mais j'te laisse tranquille ce soir.
    Alors, comment qu'tu vas?
    Il lui criait ça, debout au beau milieu de la cuisine, et je ne pus m'empêcher de rire.
    _ Très bien, merci beaucoup Sarn répondit-elle
    _ Tu dois pas t'attendre à tes gains de la part des Grimble, j'vas ben dire ça quand même. T'as vu le jeune Camperdine?
    _ Non
    _ T'as pris un ami par là-bas?
    _ Non Sarn. C'est toi mon compagnon pour toujours
    _ Pas même Alf Grimble?
    _ Non. Mais il était bien gentil avec moi, et il m'embarrassait. C'est pour ça que j'me suis sauvée.
    Je n'aurais jamais pensé que Jancis fut si fine. Il est vrai que toutes les femmes sont intelligentes quand elles sont amoureuses. Elle n'avait jamais paru aussi blanche que devant ce banc noir.
    “J'me suis sauvée parce qu't'es le seul fiancé que je veux Sarn.
    _ C'était donc pour ça! J'vas lui briser la tête quand il viendra au marché à bestiaux.
    _ Oh non fais pas ça, le fais pas!
    _ Alors tu t'es sauvée en faisant toutes ces lieues parce que t'aimais pas Alf et que moi, j'suis le fiancé qui t'plaît?
    _ Oui
    _ Embrassons-nous jeune fille!
    À cet instant je courus à la laiterie, prenant Pussy avec moi car elle craignait un peu Gideon. J'écrémais et écrémais le lait et si j'ai pleuré un peu qui m'en voudra? Car moi aussi, j'aurais voulu être sur un banc et qu'un homme, criant après moi du milieu de la cuisine, vint ensuite me dire: “Embrassons-nous jeune fille!”
    Et si vous vous demandez quel genre de jeune homme j'aurais choisi, je vous dirais que c'en est un qui porte un manteau de la couleur d'une prairie en mai, qu'il vous regarde avec des yeux remplis de force et de sagesse jusqu'à ce que votre âme en soit tourneboulée.
    _ Je n'peux pas avoir ce que je veux Pussy lui dis-je, mais toi tu peux parce que tes désirs sont faciles à satisfaire.
    Et je lui donnais toute une soucoupe de crème. Oui je le fis! Qu'aurait-dit Gideon s'il l'avait su? Mais il en aurait aussi de la crème  à la cuisine.
    _ Je te donne ça Pussy, dis-je encore, parce que je n'peux pas avoir ma propre crème. Cela me fait plaisir  de  voir quelqu'un content.
    Elle me regarda, l'air inquiet,  se disant qu'elle allait recevoir une petite tape bientôt puisque c'était trop beau pour être vrai. Puis elle lapa toute la crème.
    Alors j'entendis Mère appeler.
    _ Tu en as déjà eu Pussy, dis-je et maintenant Mère aimerais-tu de la crème dans ton thé?
    _ Oh pour sûr ma chérie. J'aimerais volontiers une goutte de crème dans mon thé. Mais qu'est-ce que va dire Sarn?
    _ Il est lui-même occupé à laper sa crème, Mère.
    _ Quoi?
    Mère pensait que je disais n'importe quoi.
    _ Ben d'une certaine façon oui. Jancis est là.
    _ Jancis?
    _ Oui elle s'est sauvée
    _ Oh mon Dieu!
    _ Elle a fait tout le chemin à pied.
    _ Mais pourquoi est-elle pas allée chez elle?
    Je n'y avais pas pensé. Il m'avait semblé si normal qu'elle vienne chez nous comme un rouge-gorge affamé.
    _ Elle a eu peur de Beguildy, assurément Mère
    _ Oui, tu devras aller le dire à madame Beguildy
    _ J'irai demain, à la Saint-Etienne, laissons Jancis avoir son Noël
    _ Ils sont là, comme tu as dit, en amoureux?
    _ Oui. Il a été pris par surprise et il lui a donné un baiser avant de s'en rendre compte
    Nous nous mîmes à rire un peu.
    _ Et maintenant ton thé Mère. Que tu te sentes dans la joie de Noël, de la crème à volonté!
    Et après le souper je décorerai la maison avec du houx.
    _ Pense à prendre de la crème pour toi ma chérie.
    Comme je descendais les escaliers pour aller à la cuisine, où se trouvaient nos deux amoureux assis à l'ancienne mode sur le banc, je me demandais ce qui serait ma crème à moi. En chauffant l'eau pour le thé, je le sus tout de suite
    _ Jancis dis-je, tu devrais écrire à  monsieur Woodseaves, et lui parler de ta fuite, sinon il pourrait peut-être, un jour, faire un détour par là-bas pour écrire une lettre pour toi.
    _ Oui, d'accord Prue, vu que c'est toi qui écrit, ça me gêne pas. Mais il voudra pas retourner là-bas.
    _ Ah bon et pourquoi?
    _ J' te dirai tout ça demain. Je suis tellement fatiguée.
    _ Très bien répondis-je alors que j'avais hâte d'en savoir plus sur lui.
    _ Ce soir, j'veux ben parler de mon évasion, dit-elle
    Mais je lui dis de prendre d'abord son souper.
    _ Mange un peu et bois. Après tu nous diras tout et puis j'écrirai.
    Je savais que cela lui ferait du bien d'en parler. Parce que, quand vous êtes passé par de grandes souffrances, en parler c'est comme  retirer l'épine de la  plaie. Alors elle nous raconta qu'elle avait projeté d'aller à Lullingford le jour de marché pour  demander à Gideon de la ramener, mais elle s'était trompée de route dans ces collines qui se ressemblaient  toutes, sous la neige, et elle s'était égarée très loin de son chemin se retrouvant la nuit encore dehors, alors, elle avait dormi dans  une hutte faite d'ajoncs construite là pour la période d'agnelage, sous la porte elle avait entendu une grosse respiration et avait pensé que c'était le grondement du taureau de Bagbury, mais elle avait crié trois fois une prière à la Trinité aussi fort qu'elle avait pu et le taureau était parti. Ensuite elle s'était débattue dans cette neige, marchant à travers champs sans pouvoir trouver son chemin pour Lullingford. Un cheval l'avait poursuivie et ce fut pire que le grondement du taureau de Bagbury et c'était là qu'elle avait rampé sous la haie. Quand, enfin,  elle arriva à Lullingford, Gideon était déjà parti, c'est vrai, qu'il rentrait aussi tôt qu'il le pouvait. Elle alla chez Kester, mais comme il n'était pas chez lui, elle fut, une fois encore, privée de secours. Elle craignit d'en demander à quelqu'un d'autre parce qu'on aurait pu la renvoyer chez Grimble, aussi se pressa-t-elle de repartir. Mais avant même d'avoir pu  parcourir quelques lieues elle se sentit très faible et rampa jusqu'à une grange pour y passer la nuit. Le lendemain matin une fois dans les bois elle crut se souvenir d'un raccourci mais se perdit de nouveau. Et vraiment il n'y avait rien d'étonnant à cela, car même  en été il n'était pas facile de retrouver son chemin dans les bois aux alentours de Sarn.
    _ Sapristi, dit Gideon, t'as ben besoin d'un gars pour s'occuper de toi apparemment. J'ai jamais entendu un tel tissu de sottises.
    _ Et que va donc dire Père poursuivit Jancis, il va pas m'aider. Il est très têtu et si on va contre ses idées il devient hargneux. Si Mère est au courant, elle peut, peut-être me sortir de là.
    _ Je vais voir ta Mère dès la Saint-Etienne dis-je Ce serait bien étonnant de pas  trouver une astuce pour se dépatouiller avec ton enquiquineur de père, si tu m'en veux pas de parler de cette façon.
    _ Ça me gêne pas! Tu peux dire pire que ça sur mon père, et j'serais bien capable d'en penser pire encore. C'est ben vrai qu'il est enquiquineur, lettré ou pas.
    _ T'inquiète pas pour le moment. On trouvera quelque chose pour te donner le temps de te retourner. Peut-être que tu peux chercher une autre place. Ou peut-être que Gideon
    _ Si tu veux dire que Gideon va peut-être se marier, j'en ai déjà parlé, me coupa Gideon, ce s'ra quand j'le voudrai et pas avant. J'ai déjà dit à Jancis, que si on a une bonne récolte et que tout marche , j'veux ben me marier après la moisson. Et elle est d'accord.
    _ J'en suis heureuse, dis-je, on aime jamais assez tôt. Et si t'es fou d'une fille, tu dois la vouloir chez toi, près du feu et de la table, à la maison et dehors.
    Et c'était à une maison à quelques lieues à peine de là que je pensais, une maison aussi différente que possible de la nôtre, où se trouvait un célibataire endurci qui ne voulait pas de femme, et qui laissait seule Prue Sarn. Je me dis qu'il était temps d'écrire la lettre.
    _ Qu'est-ce que tu veux que j'écrive dans ta lettre Jancis?
    Elle me répondit que je pouvais mettre ce que je voulais. Je pris donc du papier, de l'encre ma plume et me mis à écrire.

    VEILLE DE NOËL                                                                SARN
    CHER MONSIEUR WOODSEAVES
    Je vous  écris pour vous prévenir que j'ai quitté madame Grimble, qui était très avare sur la nourriture et toujours à me commander, le maître avec ses rhumatismes était difficile quand le temps venait à être rude et les fils aussi étaient pénibles chacun à leur manière. J'ai fini par arriver à Sarn. Je peux déjà dire que Gideon et moi allons nous marier après la moisson. J'en suis très contente, parce que quand on aime vraiment quelqu'un,  on a envie d'être auprès de lui,  et la nuit on ne peut pas se reposer, parce qu'on se demande s'il va bien, s'il a bien changé ses chaussettes quand elles sont humides ou s'il ne se sent pas trop seul.
    C'est encore lui que je choisirais plutôt que n'importe qui d'autre dans les contrées voisines. Il est si gentil et si courageux, et quand il sera avec moi, je pourrai dire “Le maître est là”
    Je l'aime plus qu'on ne peut le dire et cela pour toujours, et donc bonne nuit Monsieur Woodseaves, et Joyeux Noël de la part de
                                                                          JANCIS BEGUILDY

    _ Tu as écrit une mignonne petite lettre Jancis lui dis-je veux-tu que je te la lise?
    _ Oh que non! Pourquoi faire? Tu sais  bien ce qu'il faut dire.
    Oui, je savais bien ce qu'il fallait dire, pensais-je, seulement je ne le pouvais pas, là était le problème.
    Je fermai bien la lettre et la plaçai toute prête, sur le dessus de cheminée pour que Gideon pense à la prendre à son prochain jour de marché.
    Nous avons vécu quelque chose d'étrange ce Noël-là. Ce fut le meilleur que nous ayons jamais eu et il y eut plus de chants et de rires que durant les autres Noëls. Et pourtant d'une certaine façon il fut en même temps bien triste  aussi. Il me semblait que les chants provenaient de très loin, des profondeurs de l'eau.  Et quand Jancis se trouvait assise près de la fenêtre, et que la lumière, filtrant les fonds de bouteilles verdâtres,  tombait sur sa belle chevelure dorée et sur son visage pâle, cela me donnait l'impression de la voir engloutie sous des flots.
    “Gravier vert, gravier vert, l'herbe est si verte!
    Oh la plus belle fille  jamais vue encore.
    Qu'en du lait je te baigne et de soie te vête
    Puis j'écrirai ton joli nom à l'encre d'or.”

    Oui, j'entends maintenant encore Jancis chanter ce chant de sa jolie voix haut perchée, qui semblait venir de très loin, oui, venir de très loin…

    Mère me laissa la lever, le matin de Noël, et elle vint s'asseoir, douillettement au coin de la cheminée, elle regardait les amoureux d'un air attendri, compréhensif et joyeux, comme je l'ai souvent observé chez de vieilles dames qui avaient déjà vécu leur vie et avaient connu l'amour. C'était comme si elles disaient à ces jeunes amoureux:
    “Te voilà content mon garçon? Bientôt tu le seras encore plus …et toi ma fille pleine de jolies choses à gazouiller? Et bien, je peux te le dire, il y en aura plus encore après, bien plus.
    Je vis particulièrement cela quand tous les trois nous chantâmes: “Quand Joseph partit” et “Chrétiens réjouissez-vous”. Mère semblait écouter d'autres voix aussi, de  petites voix comme celles des enfants Callard, toutes haut-perchées et délicieuses. Elle voyait d'autres visages, tout barbouillés et roses, levés vers elle tandis qu'elle était assise sur le banc, dans l'obscurité, prêts à sourire à peine les chants de Noël terminés en criant “Mamie”
    Elle ne cessait de tapoter Jancis à l'épaule, lui disant “Jolie fille! Si jolie” et je l'ai entendue une fois prévenir Jancis à propos des lièvres.
    “_ Quand ton temps viendra, ma chère petite, vas pas trop dans les bois, ni même dans les prairies. Reste près de la maison et t'en rencontreras pas. Ce serait un grand malheur, oui un grand malheur”
    _ Oh madame Sarn! disait Jancis riant et rougissant un peu, vous allez bien vite! Nous n'en sommes qu'à nous courtiser.
    _ Ah! c'est que c'est le temps qui va vite, ma chère petite, Il ne faut pas laisser pousser la mousse sur l'allée de l'amour. Ne dis pas trop souvent non. C'est un bon gars quand on le contrarie pas.
    _ Mais c'est plutôt Sarn qui veut attendre, pas moi répondit Jancis
    _ Le grand fou! le grand fou! Qu'importe la vaisselle en argent? qu'a-t-on besoin de servantes et de serviteurs? Je suis très bien sans, je veux juste plus avoir à m'occuper des cochons, garder les pieds près du feu et pouvoir prendre une tasse de thé.
    _ Sarn veut m'emmener au bal des chasseurs, dit Jancis. et j'y serai avant Miss Dorabella
    _ Voilà une mauvaise pensée. Quelle importance y a-t-il à être le premier à entrer dès l'instant où on peut tous y être? Et pourquoi ce bal plus qu'un autre?
    _ Mais ça me plairait beaucoup d'entrer avant Miss Dorabella
    _ Et c'est ce qui arrivera! dit Gideon depuis la porte tout en secouant la neige et la boue de ses bottes. Et tu seras habillée comme une grande dame avec un décolleté et y'aura pas de honte à  ça .
    Il traversa la cuisine avec une branche de gui qu'il avait cueillie en grimpant sur le gros pommier et qu'il plaça au-dessus de la tête de Jancis en lui donnant un beau baiser sonore.
    Mère applaudit, heureuse comme un enfant quand des chatons se réveillent pour jouer. Mais même quand elle applaudissait de joie, ses mains ressemblaient aux petites pattes suppliantes d'une taupe prise au piège.
    _ Pas plus tard qu'à la moisson, Sarn, plaida t-elle. Faut pas plus tard. Je tiendrai jusque-là pour sûr. Mais après avec l'hiver qui viendra, qui sait? J'aimerais te voir marié avant l'hiver.
    _ Oh on reportera pas Mère. Pas de danger! Y'aura pas besoin. Car je s'rai déjà riche avec le blé vendu, et le mariage coûtera pas cher, on pourra avoir une charrette le jour de l'entraide que je paierai avec de l'ouvrage en hiver.  Et dans deux ou trois ans on pourra déménager, parce que le vieux de Lullingford en a pas pour longtemps et que l'argent s'ra prêt quand la maison s'ra en vente.
    Ainsi ils étaient tous dans la joie et quand je dis “Le  thé est servi”, Gideon me fit une petite tape affectueuse sur l'épaule en me disant que j'étais une bonne fille.
    _ Une vraie bonne fille comme y'en a peu. Maintenant allons-y, allons tous à table car j'ai une faim de loup.
    Mais moi, je n'étais pas aussi joyeuse qu'ils l'étaient. Je me sentais loin d'eux tous. Cependant je me réconfortais un peu, de temps à autre, car tout en coupant le pain, faisant frire le lard et versant le thé je jetais un œil à ma lettre sur le manteau de la cheminée où l'on voyait en lettres majuscules,  Monsieur Woodseaves, La Maison du tisserand, Lullingford.
    Puis Jancis nous conta l'histoire de Kester, et ce qui était arrivé à propos du dépit de Grimble et qu'on ne pouvait écrire dans les lettres. Il semblait donc que Grimble et Huglet détestèrent Kester dès le moment où il arrêta les combats, et cette détestation grandit assez vite pour devenir une haine noire. Ils tentèrent de mettre les autres fermiers contre lui en disant certaines choses pour lui nuire. Ils parlèrent de mauvais tissage alors qu'il faisait le meilleur travail de tout  le comté. On disait qu'il était lent et cher. Non contents de cela ils se renseignèrent sur ses convictions religieuses et ses idées à propos des lois sur le blé et des hommes du Parlement. Ils s'entendirent avec le châtelain sur ces choses-là, parce qu'ils n'évoquèrent jamais le combat mais seulement le blé. Chaque fois qu'ils le pouvaient ils parlaient  contre Kester, et ils étaient bien contrariés de ne pouvoir lui reprocher d'être ivre, de fréquenter des femmes ou de faire quelqu'autre chose susceptible d'intéresser le gendarme de la paroisse. Cependant ils firent tout ce qu'ils purent pour faire de sa vie un enfer, tant ils étaient furieux de se voir privés de combats durant dix ans. Or un jour où Kester était venu tisser pour les Grimble, voilà que monsieur Grimble vint le soir regarder le tissu fait dans la journée et il ne put trouver rien à redire ni sur la qualité ni sur la quantité, parce que le travail était parfait et Jancis dit même que l'ouvrage avait la finesse de la soie sans le moindre défaut et pas un seul nœud. Il ne fit  aucun commentaire à Kester. Mais, après le souper, Jancis alla chercher du papier et tous deux se mirent à écrire une lettre pour Gideon. Et apparemment monsieur Grimble ne put le supporter, car ne sachant ni lire ni écrire, il se sentit inférieur à Kester. Aussi quand il ne put se retenir plus longtemps et qu'il éclata de colère, voici ce qu'il dit:
    _ Si le jeune Sarn aime la nourriture déjà touchée, il aura ce qu'il veut et je doute qu'il te remercie tisserand. Je dois dire que vous semblez bien assortis ensemble, toi et la fiancée de Sarn. C'est du linge de bébé que tu f'rais mieux de tisser Woodseaves.
    Alors, Kester attrapa son chapeau et toutes ses affaires avec colère sans rien dire. Et une fois à la porte il se retourna et lança:
    _ Prends le beau-frère de Huglet pour ton tissage, dorénavant. Je ne tisserai plus pour toi. Tu n'es qu'un crapaud grossier et le déshonneur de ta paroisse qui se situe en enfer.
    Il claqua la porte et ne revint plus dans les parages.
    J'eus envie de monter dans le grenier pour réfléchir à tout cela. J'aimais encore plus fort Kester pour sa colère. J'aurais bien aimé le voir en  colère mais pas contre moi sinon j'aurais pu en mourir.
    À la Saint-Étienne je partis pour la Maison de Pierre et ce fut avec des pas chancelants car la neige s'était amoncelée en grande quantité sur le chemin dans le bois. Mais il faisait beau,  une grive chantait et sur toutes les  aubépines brillaient les perles de coucou, nom que l'on donne à leurs fruits rouges. Beguildy était sorti, pour un de ses sortilèges. Madame Beguildy et moi eûmes une bonne conversation.
    _ Eh bien, quel pauvre petit agneau dit-elle penser qu'elle ne peut pas même venir auprès de sa propre mère à cause de cette tête de mûle de maître. Piètre homme! Que faire? Retourner chez Grimble, c'est pas possible. Mais ici, le Père va gronder comme un fou quand il saura que tout l'argent est perdu. Garde-la encore un peu, le temps que le gros de la tempête soit passée, chère Prue!
    _ Oh! elle est la bienvenue et peut rester autant qu'elle le voudra.
    _ Que le ciel te  récompense! me dit-elle. Car elle avait de la religion et prenait les façons de l'église. Et quoique je n'ai pas envie de dire du mal d'elle, cependant je pense que, dans une certaine mesure au moins, elle voulait être chrétienne pour contrarier Beguildy. Mais peut-être s'agit-il là d'une mauvaise pensée de ma part.
    _ Gideon nous a dit que la fille louée chez les Callard s'était sauvée avant l'hiver, dis-je, la mère se trouve seule toute la journée avec les cinq enfants et le bébé. Qui sait, en s'y prenant bien, on trouvera grâce à leurs yeux et ils paieront la même somme que les Grimble. Ils n'auront personne d'autre avant le printemps, parce que tout le monde est déjà loué jusqu'en mai et de plus, le vallon des Callard, n'est pas un endroit qui plait aux filles. Vous irez voir madame Callard pendant que je passerai prendre une leçon pour que le maître soit occupé.
    _ Mais tu as cessé de venir prendre des leçons parce que tu en sais autant que  Beguildy.
    _ Oui, mais bon il y a bien autre chose que j'aimerais apprendre et je ne sais si c'est dans les livres.
    _ Qu'est-ce que c'est?
    _ C'est un vieux charme séculaire, madame Beguildy et qu'on nomme le bonheur
    _ Oh ça! Tu le trouveras dans aucun  de ses livres
    _ ni dans aucun autre, dis-je. Pourtant je crois qu'il y a quelqu'un qui en sait quelque chose. Qu'il plaise à Dieu qu'il me l'enseigne. Mais il ne le voudra jamais.
    _ Oh je crois que si j'y vais ce sera d'aucune utilité  Prue, me dit-elle. Ils lâcheront les chiens sur moi, c'est probable. Callard est très pieux, tu penses et il peut pas nous supporter. Et tout ce que “lui” pense, “elle” le  pense aussi. Tout ce qu'il dit, elle le dit, comme l'écho qu'on entend à Sarn.  Il faut se rendre à l'évidence, qu'ils ne prendront pas Jancis étant donné ce qu'est son père. Mais il se peut que si c'est toi qui y vas, et que, tranquillement tu leur dises que Jancis est la fiancée de Sarn, ils réfléchiront à deux fois, car on parle déjà de ton frère en bien, comme d'un homme susceptible de devenir  riche.
    Alors je répondis que j'irai. Je n'avais pas trop envie d'y aller, sachant qu'on me regardait un peu de travers, moi aussi et qu'on disait du mal de moi de temps à autre. Mais, le soir venu, quand je vis Gideon et Jancis si joyeux et si bien ensemble, jouant à un jeu de cartes au coin du feu, je savais qu'il fallait que j'y aille.
    _ Tiens Gideon, ai-je dit, je vois que t'es bien occupé. Maintenant que t'es trop âgé, pour jouer au conquérant avec des coques de noix ou des coquilles d'escargots, tu gagnes quand même à un jeu.
    _ Le conquérant dit Mère depuis son coin. Ah quel jeu! Il en était fou de ce jeu. il aimait jouer avec les coquilles roses et blanches, qui venaient des escargots romains, c'est comme ça qu'ils s'appelaient n'est-ce pas Prue? C'étaient ceux que tu allais chercher la nuit où mon pauvre Sarn mourut dans ses bottes . Pauvre âme!
    Elle se mit à pleurer un peu et parut minuscule, ce qui arrivait chaque fois qu'elle  était malheureuse.
    _ Allons, allons Mère, ne t'inquiète pas il est en paix maintenant
    _ Oui pauvre âme! Et Sarn a pris le péché. mon fils Sarn. Il l'a bien mâché. Et je vois qu'il y aura des gars pour jouer au conquérant dans notre cuisine avec les coquilles roses et blanches.
    Elle dirigea ses regards vers le banc. Gideon venait juste de remporter une victoire sur Jancis et il était de bonne humeur.
    _ Oui des garçons et des filles dit Mère, car je vois bien qu'il lui demandera plus que des cartes.
    Elle se mit à rire à la pensée des petits-enfants et au jeu de mots qu'elle avait fait, mais elle rit tant qu'elle finit par s'étouffer et que je dus la calmer et la mettre au lit.
    Le lendemain je fis route pour le vallon des Callard. C'était un trajet qu'on ne choisissait pas volontairement, par cette épaisse couche de neige, car le chemin courait  sur de hautes pâtures désolées par des pentes exposées au nord,  où se concentrait un froid âpre. Mais voyant que je me trouvais dans la bonne direction je me mis à chanter à haute voix lelong des prés nus alors que personne ne pouvait m'entendre: “Portes élevez vos linteaux”
    Ensuite tout près de la ferme, dans un petit champ clos, que vis-je, broutant sous un bois de pins sombres sinon le taureau blanc que Kester avait sauvé des crocs des chiens? Je m'arrêtai pour le regarder un peu. Il était là bien vivant, pas même estropié, dans son blanc manteau sans trace de morsure, paraissant aussi content qu'en paradis et tout cela grâce à Kester.
    Kester avait tenu sa promesse, avait donné l'argent et rendu le taureau à Callard pour ses enfants.
    _ Si vous pensez, lui avait-il dit que le combat de taureau est détestable , j'espère que vous le leur direz, mais pas contre votre conscience. 
    Mais voilà Callard étant un très honnête homme, et soit qu'il se sentit obligé de faire quelque chose en retour soit non, toujours est-il qu'il considéra l'affaire avec sérieux. Jancis nous dit après coup qu'il était très amusant, le soir,  de le voir réunir les enfants autour de l'âtre, assis sur leur petit tabouret, le bébé assis sur les genoux de sa mère et lui qui disait d'une voix forte:
    _ Le combat de taureau est détestable!
    Et sa femme avec la voix mélancolique qui est la sienne, répétait comme l'écho de Sarn:
    _ détestable!
    Alors tous les enfants chantaient comme une nichée d'oiseaux
    _ Le combat de taureau est détestable!
    Et parfois le bébé gazouillait quelque chose tandis que d'autres fois il restait tranquille comme s'il réfléchissait. Il n'y avait qu'une voix qui était en désaccord, c'était celle du Grand-père Callard, criarde et chevrotante qui disait:
    _ Non! Non! c'est pas détestable. C'est un bon vieux sport amusant!
    Mais personne ne l'écoutait car il commençait à perdre la tête. Ce fut lui qui m'ouvrit la porte, il appela sa belle-fille:
    _ Y'a une grande jeune fille Maria. La sorcière.
    _ Faites-la rentrer beau-père
    _ Entrez, me dit-il. Elle descendra quand le bébé s'arrêtera de brailler. J'aimerais  bien avoir les poumons qu'il a. J'vas pas trop bien, pas bien du tout même. Vous savez soigner?
    Je lui dis que non
    _Oh je pensais que Beguildy vous avait appris. Un grand pécheur cet homme pas vrai. Enfoui dans son péché comme un mouton dans sa laine. Ça vaut pas la peine qu'il frappe à la porte du Paradis en disant “Lave-moi et je serai plus blanc que neige”. Parce que j't'dis aucun juge pourra le nettoyer même en y mettant le temps. Oui! ce sorcier est un vieil homme méchant. Je crois qu'il vit en suçant la vie des autres au milieu de la nuit. Oui il suce leur sang,  pour sûr. On l'a vu au cimetière déterrer les morts pour voler leurs os et les broyer pour ses sorts. On l'a vu ramener des petits enfants à la maison pour les manger. Oh c'est le plus méchant homme depuis Ponce Pilate!
    C'est là que l'aîné des enfants gémit de frayeur et que Madame Callard appela du haut de l'escalier.
    _ Beau-père qu'est-ce que vous racontez-là? Arrêtez tout ce bruit!
    C'est alors qu'entra monsieur Callard qui me dit que je pourrais aussi bien participer au repas vu qu'il était l'heure du thé. Quand nous eûmes fini je leur parlais de Jancis.
    _ Alors elle s'est sauvée, dit monsieur Callard et par ce temps, eh bien voilà qui est fort!
    _ fort! répéta sa femme
    _ le contrat est cassé! dit monsieur Callard
    _ cassé répéta sa femme tristement
    _ Personne cassait son contrat quand j'étais jeune dit le vieil homme. Ils auraient pas osé, on les aurait mis au pilori
    _ Et vous êtes sûre que ça a pas un rapport avec le tisserand?
    _ tisserand! répéta gravement madame Callard
    _ tisserand! tisserand! crièrent les enfants et il me semblait qu'ils aimaient beaucoup ce nom.
    _ J'en suis aussi sûre que je respire, répondis-je
    _ et elle est promise à vot' frère?
    _ Oui, ils vont se marier après la moisson
    _ Ben dit monsieur Callard, ma dame la prendra à l'essai
    _ à l'essai fit madame Callard en écho d'un air navré, comme si elle doutait des capacités de Jancis.
    Ils convinrent de prendre Jancis pendant six mois, et de lui donner trois livres, ce qui était une forte somme pour eux. Je rentrais donc de bonne humeur. Le lendemain Gideon dit que nous pouvions avoir Bendigo, aussi conduisis-je Jancis chez les Callard, nous arrêtant en chemin chez les Beguildy pour donner la nouvelle au vieil homme.
    Oh! pauvre de moi, il fut dans une irritation extrême! Et le pire de tout fut qu'il mit toute la faute sur Gideon qui n'y était pour rien du tout.
    _ J'en veux à ton frère pour ça me dit-il, oui un homme pénible, tout comme son père. Je pouvais pas prévoir ou faire quelque chose sans qu'il arrive m'agacer. Et le jeune Sarn est pareil. Regarde la façon qu'il m'a joué à propos du jeune châtelain.
    Mais madame Beguildy était ravie.
    _ et tu pourras revenir à la fin de la fenaison, Jancis, dit-elle pour faire ta robe de mariée. Et le mariage se fera à  la Saint-Michel. Les roses Glory seront à leur période de seconde floraison et tu pourras en avoir pour ton bouquet de mariée.
    _ je t'ai déjà dit, commença Beguildy que Sarn ne la prendra pas pour femme. Tu pourras lui dire de ma part Prue Sarn. Je ne serais pas déjoué. Je l'ai maudit par le feu et par l'eau, et maudit il restera. Dis-lui qu'avec ou sans l'anneau, il ne la prendra pas pour femme.
    _ bon au revoir monsieur Beguildy dis-je car je pensais qu'il était temps de continuer notre route.
    _ Prue, commença Jancis, tandis que nous roulions à travers la lande entre Plash et le vallon des Callard, pourquoi as-tu planté le couteau dans le chien de Grimble et fait ce que tu as fait pour le tisserand?
    Elle leva la tête vers moi, avec ses grands yeux bleus et je frappai rudement Bendigo pour être occupée à quelque chose. Le pauvre vieux canasson eut un regard inquiet et ma conscience me titilla mais que pouvais-je faire d'autre?
    _ Les gens disent que c'était pas ordinaire pour une fille de faire ça pour un étranger. Oh! même aussi loin qu'autour de chez les Grimble les gens savent que c'est toi, bien que ni Grimble ni sa femme n'en ont soufflé mot vu qu'ils aiment pas en parler ayant été humiliés par l'affaire. Pourtant tout le monde le sait dans tout le pays.
    Elle continuait de me regarder  et je sentis le rouge me monter aux joues brûlant comme du feu. Je rouais de coups Bendigo et nous allions sur les monticules et les parties marécageuses à une vitesse jamais vue.
    Jancis eut un petit rire, perspicace et agaçant.
    _ Le pauvre vieux Bendigo n'en peut plus dit-elle.
    _ Je voudrais arriver au plus vite répondis-je, sottement.
    _ Oh pas de doute tu y arriveras me dit-elle. Puis elle se tint tranquille un moment bien qu'elle m'observât sans relâche.
    _ Je me demande reprit-elle au bout de quelques instants, ce que le tisserand en penserait s'il le savait?
    _ Il peut pas le savoir, répondis-je il était évanoui.
    _ Il a pu en entendre parler! Oui, je me demande ce qu'il penserait, si la chose venait à ses oreilles, de cette Prue Sarn qui s'est battue pour lui comme un tigre?
    _ Il en penserait rien. Tout le monde sait que j'ai pitié des gens faibles
    _ Oui, mais il est pas ce qu'on pourrait appeler un faible, ce monsieur Woodseaves. C'est le meilleur lutteur de la contrée et un homme plutôt viril.
    _ Oui, mais avec la gorge entre les crocs du Toby de Grimble, il était faible pas vrai?
    _ Oui. Mais pourquoi est-ce que c'est Prue Sarn qui l'a sauvé. Et pourquoi lui a-t-elle pris la tête contre son sein si tendrement et tout. C'est vrai qu'il a de très beaux cheveux noirs et soyeux. J'ai eu l'occasion de m'en apercevoir quand il écrivait des lettres pour moi. Et Felena le pense aussi. Elle le tourmente joliment les jours de marché.
    _ Comme elle est ardente cette femme!  dis-je et qu'est-ce qu'elle fait alors?
    J'était contente de mettre Jancis sur un autre sujet.
    _ Oh! elle va à sa maison, y laisse un grand panier de champignons,  ou une coupe de myrtilles ou même un morceau de viande de mouton si le berger en a tué un. Et si elle vient à le rencontrer dans la rue, elle le regarde de ses beaux yeux verts et lui envoie un sourire aussi exquis qu'une noix d'octobre. Et une nuit quand le berger avait trop bu pour qu'ils puissent repartir assez tôt chez eux, qu'est-ce qu'elle a fait sinon aller dans l'obscurité chanter une chanson étrange sous sa fenêtre.
    _ Qu'est-ce qu'elle a chanté
    _ Eh bien elle a chanté:

    Une pauvre vierge à la clarté de la lune s'en était allée
    Quémander un gâteau: “un gâteau pour votre âme!
    Oh! qu'on me le donne gentiment je suis affamée!
    Un gâteau pour votre âme, un gâteau pour votre âme!”
    Un jeune homme de sa fenêtre éclairée, regardait
    Il vit en cette nuit noire la jeune fille qui pleurait
    “Et que me donneras-tu pour ce gâteau de l'âme, toute belle!”
    “Mon corps, mon corps pour un gâteau de l'âme” répondit-elle

    _ Et je dis moi que c'est une chanson bien effrontée tu trouves pas Prue?
    _ Et lui, qu'est-ce qu'il en pense?
    _ Je me permettrais pas de lui demander. Mais cette Felena est une femme qui se contrôle pas. Elle va finir par le tenter et le faire tomber si personne ne l'éloigne de lui. Je me demande bien ce que je dirais au tisserand s'il me demandait pourquoi tu étais si ardente à le sauver.
    _ Dis rien.
    _Rien, c'est pas une réponse.
    _ C'est tout ce qu'il aura
    _ Ô la façon que tu as eue de menacer avec ton grand couteau comme un des anges qui protègent le jardin d'Eden!
    _ Ça te regarde pas, ce que je fais
    _ Si ça me regarde
    _ Et pourquoi donc?
    _ Parce que je t'aime Prue
    _ Ouf, merci à la providence, nous voilà arrivées chez les Callard, dis-je, alors  que nous rentrions dans la cour. La porte de la maison s'ouvrit brusquement, et comme les abeilles d'une ruche, les cinq enfants en sortirent  ainsi que le grand-père Callard et madame Callard avec le bébé.
    La dernière chose que me dit Jancis avant que je reprenne le chemin du retour fut:
    _ Il va falloir que j'envoie chercher le tisserand bientôt
    _ Et pourquoi faire lui demandai-je?
    _ Pour qu'il écrive pour moi une lettre pour Sarn
    _ Mais pourquoi tu es qu'à deux ou trois lieues de Gideon maintenant. Pourquoi vouloir lui écrire une lettre?
    _ Ça te regarde pas ce que je fais, me répondit-elle très mutine et s'amusant elle-même, c'est bien ce que tu m'as dit Prue Sarn, non!

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