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LIVRE 3
Chapitre 5: Les Libellules
Au cours du printemps et de l'été qui suivirent le départ de Jancis pour le vallon de Callard, je n'ai rien écrit dans mon cahier, à part quelques petites choses me concernant comme les progrès que je faisais dans la lecture de livres difficiles et les pensées qui me venaient dans le grenier. Mais je ne vais pas vous ennuyer avec plus de détails puisque cela n'a eu aucune incidence sur le déroulement de notre histoire.
Gideon allait au vallon de Callard tous les dimanches et travaillait entre temps comme trois. À ses côtés, je labourais sillon pour sillon et creusais bêche pour bêche. Notre ferme était riche en blé. Jamais avant ni depuis, je n'ai vu dans nos parages de champs aussi beaux, parce que ce fut une année où le temps doux fut propice au développement des cultures, avec suffisamment de pluie pour gonfler la graine mais pas trop pour la pourrir. Dimanche après dimanche, je voyais Gideon sur son chemin vers les Callard, s'arrêter et se pencher au-dessus de la barrière en haut de la prairie en pente à l'endroit d'où il pouvait voir tout son bien comme un avare son or. Il m'arrivait aussi d'aller avec lui et d'être heureuse de voir un tel contentement sur le visage de quelqu'un, d'autant plus qu'il s'agissait de celui de Gideon qui avait rarement un air heureux. Une fois qu'il repartait de sa longue foulée en sifflottant doucement, j'allais m'asseoir un petit moment avant de retourner voir Mère. Je me disais que dès qu'il serait marié à Jancis, le blé vendu, la fortune ayant frappé à notre porte, alors enfin il sifflerait franchement à pleins poumons. J'avais hâte que cela se produisît car il me semblait que ce n'était guère sain pour les gens de siffler, chanter ou parler en catimini tout le temps.
“Vivement la moisson!” me disais-je et je recommençais à rêver que j'allais devenir belle comme une fée.
Mais même en dehors de cette pensée, je me sentais délicieusement bien, rien qu'à contempler le champ de blé que je percevais tel un grand lac sous le vent. Parfois il était calme sans la moindre ondulation, parfois il était parcouru de petites vagues et on pouvait presque s'imaginer que les grosses masses de fleurs sauvages sous les haies, au loin, étaient des nénuphars emportés doucement par les flots; et parfois un gros orage y faisait des creux, comme lors de l'orage sur la mer de Galilée qui fut apaisée par le Roi d'Amour. C'est ainsi que semaine après semaine j'observais les semences depuis le moment où toutes avaient été du même vert jusqu'à leurs divers changements devenant soit frippées, soit brunes ou blondes chacune selon sa variété. La nuit, comme s'il y avait une lumière en arrière plan, le champ brillait de cette sorte de doux rayonnement que l'on voit au ver luisant ou au feu follet près des marais. Je n'ai jamais su et ne sais toujours pas, pourquoi le blé brille ainsi les nuits de juillet et d'août,concentrant en lui-même un éclairage lunaire même quand il n'y a pas de lune. Mais la chose était merveilleuse à voir, par une profonde nuit d'été alors que la terre se couvrait d'un silence tel que, même le tremble, cet arbre dont le feuillage bruisse constamment, cessait tout murmure et retenait son souffle comme s'il attendait lui aussi la venue du Seigneur. Je me doute bien que si quelqu'un lit ces lignes, il lui semblera assez bizarre qu'une fille de ferme sache si bien observer les choses autour d'elle, et il est vrai que peu d'entre nous le faisons. C'est que, celles qui habitent une maison qu'elles n'aiment guère, ont tendance à plus regarder dehors que celles qui sont comblées par leur logis. C'est ainsi que, n'étant satisfaite ni de moi-même ni de ma vie, je prenais mon plaisir où je pouvais. J'attendais certains événements avec autant d'impatience qu'une jeune fille son amoureux à la lisière de la forêt. Et ce mûrissement du blé ainsi que son éclat en était un. Il y en avait un autre aussi que j'attendais ardemment et qui arrivait au moment du début des eaux troubles, c'était la merveilleuse vision des libellules en pleine métamorphose. Nous avions à Sarn une grande quantité de libellules de différentes sortes et de diverses couleurs et tailles. Mais toutes devaient, à la période requise, se hisser hors de leur tombe aquatique, afin de sortir de leur larve dans un travail intense et pénible, et une douleur comme la douleur d'un accouchement pour apparaître dans une gloire qui rappelait celle de la résurrection des morts. Et à partir de la première fois qu'il me fut donné d'assister à cela, pas une année je n'ai manqué de venir revoir cette démonstration de la puissance de Dieu.
Je descendis vers l'étang pour cueillir quelques lianes de chèvrefeuilles que je voulais pour attacher des balais. Et devenue triste par les réminiscences de ce qu'avait dit mademoiselle Dorabella à propos des balais, car, chaque fois, les balais me faisaient y repenser, et voyant que les eaux commençaient à se troubler, puisqu'il y avait un doux et lent frémissement sur toute la surface de l'étang, je me dis que ce serait bien d'aller à l'endroit que je savais être rempli de libellules et que je me réconforterais à les voir sortir de leur larve. Si je dis “libellules” c'est parce que je pense que plusieurs d'entre vous ne peuvent savoir, ce que veut dire le nom que nous leur donnons à Sarn. En fait, nous les appelons “lunes de vipère” ou “flambeaux de vipère”, parce que si une vipère se cache dans l'herbe, l'insecte est censée planer au-dessus d'elle pour signaler le danger. Nous nommons l'individu d'une espèce qui a la particularité d'être toute bleue, “martin pêcheur” et celui d'une autre dont le corps est très fin, “aiguille à repriser”. Mère avait coutume de dire à Gideon enfant que s'il ne cessait de faire ses bêtises le diable utiliserait une de ces “aiguilles à repriser” pour lui coudre les oreilles de façon à ce qu'il ne puisse plus entendre la parole consolatrice de Dieu et que donc il serait damné. Mais je n'ai jamais pu croire que le diable pût avoir un quelconque pouvoir sur une chose aussi belle qu'une libellule.
L'été était le meilleur moment de l'année pour notre étang, quand dans la tranquillité et la chaleur des après-midi, l'eau d'un bleu pâle semblait si agréable et si paisible, qu'on n'aurait jamais pu croire qu'il était possible de s'y noyer. Sur son pourtour s'élevaient de grands arbres à la frondaison épaisse, de l'intense couleur verte estivale, immobiles, comme saisis dans un enchantement, étalant leurs ombres colorées sur l'étang, où les cimes se rejoignaient en son milieu. De tous côtés, les notes des petits oiseaux qui ne s'étaient pas encore lassés de chanter, allaient frapper l'eau et le calme était si grand que ces petits chants ténus comme ceux du troglodyte des marais ou du rouge-gorge, s'entendaient parfaitement sur tout l'étang. Même en un jour aussi torride que celui où je cueillis des lianes de chèvrefeuille, l'air près de l'eau était doux et frais, grisant et vivifiant.
Parce que, bien que Sarn fut un endroit assez austère pour y vivre, et même particulièrement morne durant les mois d'hiver, à cette période là, il délaissait ses songes douloureux et ressemblait à n'importe quelle autre belle étendue de forêts et d'eaux. On voyait tout autour de l'étang les joncs de haute taille surmontés d'une solide tête de plumet brun qui me faisait penser au long manteau que portait mademoiselle Dorabella. À l'intérieur du cercle de joncs se trouvait un cercle de nénuphars, lesquels, à ce moment de l'année étaient la chose la plus splendide de Sarn, et même la plus belle chose que j'ai jamais vue. Les larges feuilles brillantes s'étalaient sereinement sur l'eau et plus sereinement encore, les fleurs jaunes et blanches reposaient sur les feuilles. Quand elles étaient en boutons, elles ressemblaient à des oiseaux blancs ou d'or dormant la tête sous l'aile, ou à quelque chose de gravé dans une pierre brillante, ou encore comme je l'ai dit auparavant, elles étaient comme des gouttes de cire pâle. Mais quand elles se trouvaient en pleine floraison, on ne pouvait les comparer à autre chose qu'à elles-mêmes, et elles étaient d'une telle beauté qu'en les voyant les larmes vous montaient aux yeux. Les jaunes déployaient plus de pétales, on en comptait cinq ou six par nénuphar, tandis que les blancs ouvraient plus largement leurs quatre pétales qui étaient aussi plus grands. Ces pétales étaient, à l'intérieur, d'un blanc étincelant comme le vêtement de ces hommes qui avaient été auprès du Christ en haut de la montagne, et à l'extérieur, ils étaient tachés de vert tendre comme s'ils avaient pris cette couleur des ombres vertes qui étaient sur l'eau. Certaines libellules avaient aussi cette particularité, parce que leurs ailes de dentelles transparentes étaient parfois parcourues d'un vert moiré.
C'est ainsi que l'étang étaient entouré de trois cercles, comme trois fois ensorcelé par un charme. Il y avait d'abord le cercle des chênes et mélèzes, des saules, ormes et hêtres, solennels et solides, qui maintenaient le monde hors du lieu. Puis venait le cercle des joncs soupirant avec douceur, fragiles et épars mais dont les longues ombres tremblantes suffisaient à retenir le charme à l'intérieur.
Enfin apparaissait le cercle des nénuphars, ces lys des eaux, qui, je l'ai déjà dit, se trouvaient là comme si Jésus, marchant sur l'eau, les avaient déposés d'une main légère avant de se tourner vers la foule pour lui dire: “Considérez les lys”. Et de peur que leur beauté ne suffise à émouvoir notre âme, il y avait en dessous de chaque nénuphar, qu'il fût blanc et vert ou d'or pâle, son reflet étincelant, comme s'il s'agissait de son ange. Et tout au long de ce jour sans le moindre trouble, les nénuphars et leur ange se regardaient l'un l'autre et étaient heureux.
Tout autour, voletait une grande quantité de libellules des grandes et des petites. Il y avait les grandes bleues qui étaient si vigoureuses, qu'elles pouvaient voler jusqu'à la cime de l'arbre le plus haut, quand on les effrayait, et il y avait celles qui étaient si minuscules qu'elles semblaient presque trop petites pour être appelées libellules. Il y avait les libellules martin-pêcheur d'un bleu intense, et celles qu'on surnommait demoiselles, si colorées et brillantes à la façon des céramiques vernissées. Il y en avait un bon nombre aux ailes transparentes sans couleur sinon un léger vert et deux ou trois l'air poudré, comme cela se voit sur les feuilles de saule. Quelques unes étaient de couleur fauve à la façon de certains chats, d'autres étaient couleur rouille ou de la teinte d'une bouilloire en cuivre. Elles faisaient penser à des bijoux ou à ces pierres précieuses qui sont mentionnées dans la Bible. Et le bruit de leurs ailes était assez fort dans les airs, vif et bruissant quand elles s'étaient retrouvées après leur douleur atroce. Par moments, sur un petit morceau de terre moussue entre des arbres elles venaient s'asseoir comme des chats près de l'âtre, très heureuses entre elles et on pouvait presque s'imaginer qu'elles allaient se laver la face et ronronner.
Sur un jonc de haute taille près de la rive, j'en trouvai une qui commençait à sortir de sa larve, et je me penchai tout près en retenant mon souffle pour voir le miracle. Déjà la peau qui couvrait ses éblouissants yeux de flamme était aussi fine que du verre, si bien qu'on pouvait les voir briller comme des lampes colorées. En peu de temps la vieille peau craqua et elle sortit la tête. Puis commença la lutte et le douloureux travail pour libérer, d'abord ses jambes puis ses épaules et ses fragiles ailes froissées. Elle était comme une créature possédée, tantôt semblant tomber dans une grande rage, tantôt impuissante et raide comme un cadavre. Juste avant la fin, elle restait tranquille un bon moment, comme si elle se demandait si elle oserait devenir libre dans un monde tout nouveau. Puis elle envoyait une forte secousse et d'un violent coup sec elle se trouvait délivrée. Elle se mit à grimper un petit bout de chemin sur le jonc, à moitié endormie et fatiguée comme un enfant après une longue journée à la fête foraine et elle s'assoupit un instant tandis que ses ailes commencèrent à grandir. “Wouah! dis-je dans un petit rire et en même temps une sorte de sanglot “Wouah, tu as réussi! cela t'a coûté beaucoup mais tu as gagné la liberté. J'espère que tu auras du bon temps. Je suppose que ce sera ton paradis n'est-ce pas?”
Mais bien sûr elle ne pouvait me répondre, à part en laissant grandir ses ailes aussi vite qu'il était possible. Ainsi j'étais là, avec ma brassée de lianes, et elle aussi était là s'agrippant et se mouvant tant bien que mal sur le jonc brun, dans la lumière dorée qui était descendue sur Sarn comme un bienfaisant secours. J'étais en train de perdre mon temps, ce qui, en nos contrées était un péché mortel, et je me retournai pour partir. Mais juste au moment où je me retournai il y eut un bruissement et devant moi se tint Kester Woodseaves.
Je décidai de fuir et vraiment si je l'avais vu plus tôt, j'aurais sauté dans l'étang pour qu'il ne pût me voir. Mais il mit sa main sur mon épaule, et quoique douce c'était quand même la main d'un lutteur à laquelle on ne pouvait résister.
_ Quoi donc? vous voulez vous enfuir? Mais pourquoi Prue Sarn? me dit-il
Je baissai la tête et c'est là que j'aurais bien voulu être une libellule. Je ne dis rien. J'essayais de me dégager mais sans succès.
Il ne fit que rire.
_ Je pense, commença-t-il de cette voix qui a elle seule était un été, que ce serait une bien drôle de façon de traiter un gars qui vient pour vous remercier chaleureusement de lui avoir sauvé la vie, Prue Sarn, que de s'en aller comme ça et d'essayer de sauter dans l'étang!
Sa main posée sur moi faisait parcourir mon corps de frémissements et j'avais du mal à tenir.
_ Que regardiez-vous quand je suis arrivé me demanda-t-il
_ La demoiselle libellule qui sortait de son enveloppe
_ Une fois sorties, dit-il, elles sont sorties pour de bon. Cela leur coûte cher de devenir libres mais une fois libres elles ne plient jamais leurs ailes.
_ En effet, dis-je et certaines d'entre elles vont si haut qu'il m'arrive de penser qu'elles pourraient voleter tout droit au paradis.
_ C'est ce que nous aimerions tous faire, j'en suis sûr si nous pouvions choisir notre paradis. Je n'ai pas beaucoup d'attrait pour les routes en or, pour ma part et j'aimerais bien mon paradis avant de mourir.
_ Et que serait-il? lui demandai-je, si intéressée que j'en oubliais totalement ma malédiction
_ Je n'en suis pas encore tout à fait sûr, me répondit-il mais dans un an peut-être, je le saurais.
_ C'est bien long, dis-je en me moquant de lui, d'être en suspens pour choisir son petit bout de paradis;
_ Et le vôtre, Prue Sarn pourriez-vous le trouver plus tôt? dit-il
Je regardais son manteau vert qui lui donnait un air élégant et je fixais l'endroit à sa gauche entre sa manche et sa poitrine où j'aurais aimé poser ma tête et dit:
_ Oui, dis-je j'ai déjà songé au mien.
_ Oh! fort bien et qu'est-il?
_ J'ai dit que j'y avais déjà songé monsieur Woodseaves, Mais mes pensées sont à moi.
Il rit. Puis il me dit
_ Vous savez écrire de très belles lettres Prue
_ C'étaient les lettres de Gideon
_ Je trouve Sarn vraiment gentil de me dire de changer mes chaussettes quand elles sont mouillées. C'est pas souvent qu'on rencontre un homme qui pense à ce genre de détails et Sarn moins qu'un autre j'aurais dit.
Il me laissa voir toute la lumière de ses yeux et je baissai la tête ne sachant que répondre
_ Et le travail de couture, et la pâte de quetsche et les légumes marinés à moitié du prix du marché, bon je vous avoue que cela me bouleverse, parce que j'ai entendu dire que Sarn était un homme pas facile, dur en marchandage, ne demandant rien et ne donnant rien. Alors qu'un tel homme m'ait fait pareille offre! Je crois l'avoir fort mal jugé.
Pendant qu'il parlait je me souvins que j'avais mentionné les chaussettes dans la lettre écrite après la fuite de Jancis. Aussi lui dis-je que c'était Jancis qui avait pensé aux chaussettes.
_ Ah oui, c'est donc ça! me dit-il. J'ai bien aimé cette lettre qui venait d'une fille très gentille. Parce que quelle que soit celle qui l'a écrite, elle l'a bien tournée pour sûr.
Il me regarda à nouveau et je ne trouvais rien à répondre.
_ “C'est toujours lui que je choisirais dans toute la contrée!” Cette femme a beaucoup de valeur pour un homme, poursuivit-il. ” Et je l'aime au-delà des mots et l'aimerai toujours”. Et voilà ce passage particulier, ” je t'offrirai ma vie avec bonheur et pourrais mourir pour toi d'une morsure de chien ou d'autre chose, mon chéri” J'ai beaucoup aimé cet endroit. Mais maintenant que j'y songe, c'était Sarn qui disait cela à Jancis Beguildy. Que cet homme doit être amoureux. Vous devez être fière de lui Prue Sarn.
_ Oh oui bien sûr, répondis-je, les joues en feu.
_ Vraiment oui et pas seulement pour ça. Il a de bonnes intuitions pour le choix de textes et Jancis de même. Parce que ce texte “Le Maître est là” se trouvait dans la lettre que Jancis m'a écrite aussi bien que dans celle de Sarn pour Jancis.
_ Rien de plus naturel répondis-je
_ Je dois aller prêter main forte à Sarn, le jour de l'entr'aide de la moisson, et je me sentirai obligé de le remercier pour toutes ces gentilles pensées à propos de la couture, des pickles et des pâtes de fruit me dit-il
_ Oh faites pas ça m'écriai-je sachant combien Gideon en serait furieux.
_ Oh que voilà une vilaine fille! me dit-il qui ne veut pas que son frère soit remercié
Il avait un air de contentement sur le visage comme s'il avait découvert ce qu'il voulait savoir.
_ Bon inutile de feindre plus longtemps, ajouta-t-il c'est vous qui avez écrit les lettres et les avez même imaginées. Et je peux dire que le gars à qui vous pensiez en disant ce que vous avez écrit a bien de la chance quel que soit cet homme.
_ Je n'ai pas de fiancé.
_ Comment donc? Quel dommage, je vous assure! Mais de toute façon vous avez un ami. Vous pouvez écrire dans votre cahier à votre retour que Kester Woodseaves est votre ami jusqu'à la fin des Temps.
Je le remerciai de tout mon cœur pour cela et puis il me demanda si l'on pouvait aller voir s'il y avait d'autres libellules en train de sortir de leur enveloppe. C'est ce que nous fîmes et nous parlâmes agréablement de choses et d'autres. Nous observâmes les libellules qui s'envolaient du haut des joncs et vîmes l'eau frémir dans son trouble et les nénuphars contempler leur ange.
Mais ce ne fut qu'après un certain temps qu'il me vint à l'idée de lui demander comment il savait que j'avais un cahier dans lequel j'écrivais. Car, de toute évidence, j'avais du mal à avoir l'esprit clair quand il était près de moi.
_ Eh bien me répondit-il, un oiseau me l'a peut-être dit, ou une vieille petite dame qui ressemble à un petit oiseau.
_ Mais comment avez-vous réussi à connaître toutes ces autres choses que vous semblez savoir sur moi?
_ Eh bien poursuivit-il, il existe deux ou trois personnes qui vous connaissent très bien Prue. Et la plupart de celles qui vous connaissent vous aiment beaucoup. Je suppose que j'ai sondé un peu leur cœur, si bien que je crois connaître à peu près tout sur vous, Prue.
Il y avait tant de douceur reposante dans ses paroles. Ô et cet été dans sa voix, à ce moment déjà et toujours depuis! J'en oubliais le temps et le reste. Oh! mais oui, quelle horreur j'avais bel et bien oublié la traite! Alors quand je vis la lumière du soir s'allonger sur l'étang, et que j'entendis la brise soulever les feuilles de la forêt je voulus m'en retourner. C'est là qu'il me dit:
_ Il y a quelque chose que j'aimerais vous demander
Il se tenait près de moi me regardant droit dans les yeux, car nous étions presque de la même taille même s'il était légèrement plus grand.
_ Pourquoi avez-vous fait tout ce que vous avez fait pour moi, le jour du combat de taureau? Pourquoi m'avoir protégé avec un couteau, avoir couru jusqu'à Lullingford et tout cela pour me sauver?
Un profond silence s'installa, on n'entendait que le vent dans les branches et le clapotis de l'eau tranquille. Qu'allais-je donc dire? Il lui fallait une réponse je le voyais bien.
Alors, je me souvins en voyant les nénuphars regarder leur ange, que je m'étais moi-même appelée l'ange de Kester le jour du combat.
_ Eh bien c'est simplement que j'ai été votre ange ce jour-là, répondis-je après un long moment. Un pauvre et bien piètre ange à la vérité.
_ Si vous avez besoin d'un emploi d'ange, je vous recommanderais me dit-il et bien que ses mots fussent amusants, ses yeux restèrent aussi graves qu'ils pouvaient l'être.
Et ensuite après s'être souhaités bonne nuit je partis pour la maison et je l'entendis me crier très fort “pas si piètre que cela, mais pas du tout”
Et son rire fusa dans la forêt.