Répondre à : WEBB, Mary – Le précieux fléau

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#162096
BruissementBruissement
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    LIVRE 4
    Chapitre 1: La Fête de la Moisson

    De toute ma vie je n'ai vu une moisson de blé pareille à celle-ci. Nous commençâmes la récolte au début du mois d'août  et nous pûmes laisser les meules dans les champs jusqu'au jour de l'entraide pour rentrer la récolte, parce qu'il faisait si beau qu'il n'y avait rien à craindre. La coutume voulait que si un fermier en avait besoin il pouvait fixer un jour où les voisins viendraient l'aider à transporter son grain. Mais pour le reste, le temps avait été si clément que nous fîmes, seuls, le travail. Et cela dès l'aube, sans faute, par ces matins magnifiques  remplis de la forte odeur grisante des blés coupés avec le soleil qui se levait majestueux, tel un cygne dans le vaste ciel sans nuage.
    Mère était alerte et de bonne humeur, grâce au temps chaud qui était bon pour ses rhumatismes, et aussi parce qu'elle savait que la masse de travail s'allègerait bientôt dès que la récolte serait rentrée. Elle se levait à cinq heures du matin et nous préparait notre petit-déjeuner, ensuite nous partions avec sur le corps juste les vêtements nécessaires pour être décents, emportant avec nous nos gourdes en bois, remplies d'une bière légère. On prévoyait toujours un brassage pour la récolte. Cette année-là, nous en avions préparé beaucoup plus puisqu'il devait y avoir tous les voisins qu'il faudrait désaltérer et nourrir lors de la journée de l'entraide. Toutes les fois que j'ai repensé à cette période j'ai toujours eu  l'impression qu'elle s'était déroulée dans une atmosphère de grâce. Je n'avais jamais vu Gideon si heureux, car deux choses pouvaient le contenter, travailler jusqu'à épuisement et terminer le travail entrepris. Or, voir toute sa ferme entourée de ces nombreuses meules de blé mûr que n'avaient attaqué ni le charançon, ni le mildiou, ni le charbon, voilà qui était pour lui la vie véritable. Il était impatient de mettre toutes ses gerbes à l'abri, mais il nous fallut cependant attendre le jour convenu. Jancis devait venir ce jour-là pour aider à la glane. Et il me semblait que c'était à elle de se trouver tout en haut du chargement avec ces gerbes mûres autour d'elle tant elle paraissait faire partie de la moisson, toute rose et dorée qu'elle était.
    Quant à moi, j'allais et venais stupéfaite et muette  d'émerveillement, de penser que c'était bien vrai: “Le Maître était là”!  de penser qu'il m'avait regardée et n'avait pas eu de dégoût! De penser que tout ce  temps passé au milieu des libellules, près de l'étang, avait effectivement existé, aussi réel que le pain du jour! Ô comme j'ai chanté par ces aubes fraîches quand la rosée était encore lourde et froide et que le blé bruissait et se mouvait sous la brise matinale!

    Quand nous partions les feuilles des trèfles blancs à la tardive floraison étaient bien repliées et la fleur du berger, ou pimprenelle était fermée; Je les observais pendant mes quelques minutes de repos, elles s'ouvraient doucement comme des cœurs timides. Alors Mère arrivait avec notre déjeuner, traversant lentement les champs dans ses vêtements noirs comme un petit oiseau au plumage triste, chantant parfois le Pont de Barley de sa vieille petite voix qui était encore agréable. Puis, après la soirée ruisselante de lumière (car chez nous on appelle soirée la période qui suit midi) je voyais la pimprenelle se fermer de nouveau et les feuilles des trèfles blancs se replier, alors que revenait la rosée. C'est là qu'on retournait à la maison pour la traite si c'était notre tour , puis on prenait notre thé dans le champ avant de reprendre le travail. Durant tout  ce temps je pensais à Kester qui devait bientôt travailler à la grande ville sur du tissage de  couleur. Et quand mon cœur insinuait que le travail qu'il ferait, serait aussi bien pour moi que pour lui, j'essayais de l'ignorer, sachant que seul son regard ardent me l'avait laissé supposer, car il ne m'avait rien dit, et il ne fallait pas prendre ses désirs pour des réalités. Cependant je persistais à rêver sur les cinquante livres que j'aurais, qui semblait une immense fortune. Et je faisais des projets sur la façon de me soigner le plus vite possible, si bien que quand Kester reviendrait après son stage au loin, je pourrais me tenir devant lui avec un visage aussi parfait que celui de Felena même, sans son impertinence toutefois.

    Enfin le jour de l'entraide arriva, et ce fut un formidable jour de beau temps avec un ciel de la couleur d'un bol en porcelaine de Worcester.  Pas moins de cinquante personnes devaient venir en comptant les femmes. Je me levai avant l'aube, plaçant la vaisselle, la nôtre et celle que nous avions empruntée sur des tréteaux dans le verger, j'aidai aussi Gideon à placer les tonneaux de bière dans la cour, prêts pour que les hommes puissent remplir leur gourde de moisson, puis j'allai chercher de l'eau au puits pour le thé. Le verger valait la peine d'être vu une fois que les tréteaux furent garnis (parce que j'ai pu tout installer d'avance sans craindre la pluie tant la journée promettait d'être belle) avec les  chopes et les plats de toutes couleurs,  les quarts de miche brune, les mottes de beurre décorées d'un cygne, et les  rayons de miel, des gâteaux, des pains d'épices, du fromage, des confitures, de la gelée, sans parler du jambon sur un bord de chaque tréteau et d'une pièce de bœuf sur l'autre bord. Même Gideon ne cherchait pas à réduire la nourriture en cette journée. Car c'était une de ces lois à laquelle on ne pouvait contrevenir, qu'au jour de l'entraide tous devaient avoir le ventre plein.

    Très tôt les chars commencèrent à arriver dans la cour, avec un bruit solennel et joyeux. Ils étaient tirés par une paire de chevaux ou de bœufs. Chaque fermier venait avec ses propres ouvriers agricoles et un char ou parfois deux. Les attelages étaient décorés de rubans et de fleurs, certains portaient des écriteaux tels que “Chance pour notre Jour” ou “Que Dieu bénisse la Récolte”. C'était une belle chose à voir que ces lourds chevaux avec une crinière qui leur descendait au bas des pattes, et dont la robe avait été peignée jusqu'à ce qu'elle brillât comme du satin, marchant  fièrement comme Lucifer, sachant parfaitement le temps qu'il avait fallu aux hommes pour leur tresser des rubans. Les bœufs valaient le coup d'œil aussi, avec leurs cornes décorées et, autour de l'encolure, de lourds colliers d'œillets de poète, de clématites des haies et d'épis. Le Meunier fut parmi les premiers, avec son chariot et le vieux cheval de coche, ce qu'il avait de mieux le pauvre. Et ils firent du très bon travail eux aussi, c'est incroyable ce qu'on peut charger sur un chariot en rehaussant les bords de planches supplémentaires.

    Il était temps pour moi d'aller saluer mes invités aussi demandai-je à Tim du Meunier de faire attention aux tréteaux et le laissai, assis au bout de l'un d'eux, avec un casse-croûte au pâté dont la moitié était déjà dans la bouche, prêt à faire fuir oiseaux, chats et chiens ou même les lutins du pays des fées. Le bouvier de Plash avait joliment agrémenté ses bêtes de roseaux qui dodelinaient sur leurs cornes et c'étaient Sukey et Moll qui les montaient. Leur mère ne devait arriver qu'assez tard aussi étaient-elles aussi hardies que les pinsons des montagnes. Puis Felena arriva sur le poney hirsute du berger, entourée de paniers pour y déposer les dernières gerbes glanées. Quand je la vis, avec ses yeux verts brillants comme des joyaux dans son visage bruni par le soleil, avec ses longues épaules minces, ses lèvres rouges, j'espérais presque que Kester oublierait de venir. Madame Beguildy vint avec Jancis mais pas monsieur Beguildy. Leur cousin qui avait eu une terrible rage de dents arriva avec sa femme. Puis nous vîmes les Callards, tous serrés dans une grande charrette de moisson, avec un filet au-dessus des cinq enfants qui paraissaient ainsi comme des petits veaux qu'on menait au marché. Le grand-père Callard était assis près de son fils, habillé de sa plus belle veste haute en couleurs et d'un chapeau de feutre malgré la chaleur. Un petit bouquet était accroché à son chapeau qu'il retira pour nous saluer avec, comme un jeunot, quand leur charrette crissante arriva à la barrière de la cour et il criait:
    _ Moisson! moisson! On a jamais eu pareil temps divin!
    Il disait ce mot de moisson à la façon ancienne. Alors vint le Sacristain grand et en noir, un peu acerbe mais, de son âge, le meilleur homme à la ronde avec une fourche. Sa femme portait un large tablier en vichy bleu, muni de grandes poches pour la glane ce qui la rendait plus imposante que jamais. C'était un blasphème que d'évoquer sa glane comme si Salomon dans toute sa gloire avait porté un tablier pour rassembler des gerbes.
    Tivvy portait de beaux vêtements comme cela se faisait chez les jeunes filles en pareille situation, assez rare déjà, car à part à l'église où tout était caché par le banc, en dehors  du bonnet en quelle autre occasion aurait-on pu montrer sa robe à volants ou sa robe courte?
    Tivvy portait un chapeau de paille doublé de mousseline, une robe courte avec une rose sur la poitrine, des chaussettes blanches  et des sandales noires. Jancis était ravissante au-delà de toute expression, dans sa robe de popeline bleue et son chapeau tandis que Sukey et Moll étaient vêtues d'une robe étroite en coton blanc, parsemée de roses rouges.

    Les enfants Callard couraient partout comme une nuée de petits poussins que l'on sort du panier, mais Tim du Meunier se tint tranquille et réservé, fier qu'il était qu'on lui ait fait confiance pour la garde du  festin. Je dois dire que la femme du meunier et Polly avaient été les premières venues avec le meunier lui-même et Sammy le fils du Sacristain, un étrange gars long comme une anguille, dont la bouche contenait le double de dents nécessaires et la tête un amoncellement de versets prêts à jaillir au moindre  prétexte et capables de vous heurter comme un hanneton par un soir d'été. C'était comme si tous les textes jamais lus par son père étaient logés dans sa grosse tête, si bien qu'il en trouvait toujours un de circonstance.
    “Prions le maître de la moisson d'envoyer des ouvriers dans sa moisson” disait-il. Mais ce païen du Pichet de Cidre, dont la femme s'occupait du bar pour qu'il pût venir, Gideon étant censé devenir un bon client par la suite,  l'interrompit  rapidement:
    _ Commence pas tes prières avant que j'ai bu mon quart, dit-il, parce que les gens pourraient répondre puisque t'es l'fils du Sacristain et j'ai très soif.
    Les hommes s'assemblèrent près des tonneaux de bière, et comme d'autres arrivaient encore ils se servirent. Towler vint et le berger, maître de Felena, un grand homme brun, tout en os, marchant avec sa houlette, qui est un bâton d'un bon mètre quatre-vingts, qu'il tenait par le milieu.
    _ Alors Berger, claironna le grand-père Callard, t'a pas encore vu le soleil danser sur tes montagnes au matin de Pâques?
    Le Berger ne fit aucune attention à cette remarque, étant habitué  à vivre au milieu de ses moutons il était presqu'aussi silencieux que le Meunier, pas tout à fait cependant, puisque personne ne pouvait battre le Meunier sur ce terrain. Mais le père de Moll et Sukey intervint:
    _ Non, mais sa femme, elle, elle voit la lune danser, à la Saint-Jean comme on le sait ben.
    _ Quand elle danse avec le diable hurla Sukey
    _ Et pas qu'avec le diable ajouta la femme du Sacristain.
    Felena fit comme si elle ne prêtait pas attention à la remarque. Mais étant près de moi, je l'entendis murmurer qu'elle préférait pouvoir danser, quel que fût le danseur, souple et  vive qu'elle était plutôt que d'avoir la raideur d'une pierre tombale comme cette femme du Sacristain.
    _ Elle l'ammena sur les hauts lieux de Baal, Nombre vingt-deux, commença Sammy. Et après cela il semblait qu'il n'y avait plus rien à en dire.
    Gideon arriva pour distribuer le travail à chacun et il avait belle allure dans sa jolie blouse propre, bien brodée avec les manches relevées qui laissaient voir ses bras forts, et la fourche sur l'épaule.
    _ Maintenant patron, claironna le vieux Callard, qu'est-ce qu'te vas me donner à faire,
    _ Tu s'ras en haut de la charrette, répondit le Sacristain, si t'es capable d'attraper aussi vite que j'envoie.
    Il y eut un grand rire, parce que personne n'aimait faire le travail d'assembler les gerbes envoyées par Sexton qui était le meilleur lanceur de toute la région et infatigable.
    _ Oh intervint l'homme du  Pichet du Cidre, on vous placera sur le cheval du premier char comme porte-bonheur, n'est-ce pas les gars?  Vous pourrez crier “hue” et “dia” et vous serez plus utile qu'aucun d'entre nous
    Le vieil homme prit ces dires comme un grand compliment et exigea de son fils qu'il le hissât sur ce cheval.
    _ Bon les gars dit Gideon on ferait mieux de s'y mettre si on veut rentrer la moisson aujourd'hui.
    _ Moisson! Moisson! criait le vieux Callard “hue!”
    Obéissant à l'injonction, le cheval de tête partit devant et tous les chars et charrettes avancèrent lentement près de la maison. Mère se tenait sur le seuil, dodelinant de la tête, souriant et disant:
    _ Merci pour votre aide! Mon fils Sarn vous en est reconnaissant!

    C'est ainsi que nous partîmes sous un ciel bleu, pour rentrer la récolte à la ferme, les grands chars écrasant les chaumes de leurs roues robustes, le grand-père Callard criant “dia” quand il voulait dire “hue”, un peu grisé par la joie, semant une grande confusion parmi les chevaux qui ne savaient plus trop quoi faire. Les autres suivaient à pied, éparpillés à travers champs dans leurs couleurs vives, enfants et chiens courant partout pendant que dans la grange les hommes se concertaient pour la mise en place de la récolte, plaçant des rondins pour maintenir toute la construction, voulant que tout fût prêt avant la venue du premier char qui serait rempli de grain jusqu'en haut, puis ils se tinrent appuyé sur leur fourche discutant du travail de la journée, chacun étant aussi préoccupé de la récolte que si cela avait été la sienne, et aussi content de la valeur du blé que s'il avait été le sien. Parce que c'était la manière de ce temps-là de vivre la journée de l'entraide, la fête de la moisson.

    À la pause de midi, je montai sur la plus haute pâture pour voir si Kester arrivait. Je le vis en effet, traverser les lointaines prairies par un petit sentier, et je fus si longtemps à le regarder, lui qui représentait l'univers pour moi, que le travail avait déjà repris quand je revins. Quel spectacle, de cet endroit, en une si belle journée! La ferme était maintenant enfouie sous le blé, elle ressemblait à un monceau d'or entouré de la forêt sombre et des prairies. Et les vives couleurs des robes des femmes, les blouses crème et deux ou trois chemises colorées des hommes, les chevaux  brillants, les bœufs sombres, les gerbes dorées avec leurs ombres bleues, les hauts chargements tout d'or dans les charrettes, faisaient un tableau d'une beauté rare, qu'au cours d'une vie on ne voyait pas souvent du moins en ces jours-là.
    La joie s'entendait aussi. Les voix tintaient si douces dans l'air léger et tranquille. Je percevais les “hue” et “dia” du vieux Callard, les cris des autres hommes, le rire cristallin de Jancis en réponse à quelques mots de Gideon et les cris des enfants “Maman j'ai deux paniers pleins maintenant!” “Maman j'ai trouvé six épis ensemble!” De la grange arrivaient les voix lointaines des assembleurs de meules et de temps en temps le roucoulement d'un pigeon me parvenait des bois profonds, là où l'étang se reposait, lisse comme du verre et parfois c'était le cri d'un geai ou l'éclat de rire d'un pic-vert. Pas un nuage ne troublait le ciel, ni le moindre mouvement ne remuait l'air autour des haies feuillues. Et voilà que deux champs plus loin, puis un seul champ, et maintenant dans le même champ se trouvait l'homme auquel je ne pouvais penser qu'en ces termes: “Le Maître est là”

    Il m'avait vue de loin et agitait son chapeau, si bien que cette tête si bien faite se trouvait nue avec ses cheveux sombres que l'on avait envie de caresser.  Je descendis de ma haute prairie vers le char de Gideon, sachant que Kester viendrait y prendre les ordres du maître du jour.
    Quelques plaisanteries fusèrent à l'arrivée de Kester si en retard.
    _ Le Tisserand a oublié la date, aurait pu venir demain tant qu'à faire!
    _ Sois pas si en avance, Tisserand, viens plutôt le lundi des labours…
    _ Il est en retard, mais l'est plein de force et d'énergie et il vient avec la vigueur de la jeunesse répliqua le vieux Callard, car personne de cette famille ne voulait entendre un seul mot contre Kester.
    _ “Le dernier sera le premier et le premier le dernier” Matthieu chapitre vingt appuya Sammy
    _ Bonne chance pour ce jour patron! dit Kester à Gideon qui répondit:
    _ Merci, c'est gentil d'être venu.
    _ Que dois-je faire?
    _ Déjà participé à une moisson?
    _ Oui
    _ Savez-vous utiliser une fourche?
    _ Oui
    _ Ben alors, remplacez moi, le temps que j'aille voir où ça en est ailleurs. C'est le Sacristain qu'est de l'aut'  côté et c'est un lanceur terriblement rapide. Mais y'a pas besoin d'être aussi rapide pour le jeune Callard et Towler.
    _ Et faites attention à pas aller trop loin avec la fourche quand la charge est en bas, dit le vieux Callard, pa'ce que j'me souviens d'un gars qu'avait fait ça et qu'avait transpercé l'aut' gars. Ah! comme un toast avec une broche à toast l'était le pauv' gars, et hurlant tellement, que l'attelage affolé déguerpit le gardant avec la fourche plantée.
    Cependant Kester s'y prit bien et ne fit de toast de personne. De temps à autre il me lançait un regard rieur, et une fois, alors que
    la charrette vide se faisait attendre, il vint où j'étais en train de glaner et me dit:
    _ Toujours un peu à me fuir, je vois Prue Sarn, au lieu de vous éloigner c'est vous rapprocher qui serait mieux.
    Je rangeais les épis dans un sens et dans l'autre sans trouver un mot à dire.
    Puis, avec un petit rire au fond de sa voix qui était cependant pleine de tendresse il me dit posément:
    _ “Là, là mon chéri! Personne ne te fera du mal maintenant!”
    Toute la puissance de vie de cette homme s'était rassemblée dans ses yeux qui me regardaient intensément. Ainsi, il avait entendu! Il paraît que ça arrive chez des gens qu'on croirait mort. Il avait entendu et retenu les mots que j'avais prononcés quand sa tête se trouvait sur ma poitrine et que mon cœur était tout plein d'amour. Que pouvais-je répondre? Rien. Où aurais-je pu cacher mon visage brûlant et le soustraire à l'intensité de son regard? Absolument nullepart.
    _ Hé! Tisserand! appelèrent les gars. La charrette arrive et on t'attend!
    Cependant il poursuivit:
    _ Je n'ai jamais connu l'amour d'une mère ni d'une sœur, ni même d'une fiancée, me dit-il avec douceur et une peine  sincère, qui rendait ses mots plus poignants, mais si je les avais connus, je les aurais oubliés tous les trois, quand tu prononças ces paroles pour moi, Prue Sarn!
    Puis il se retourna vivement et revint à la charrette.
    Quel jour que celui-ci! Un jour en or? Je pensais qu'il était d'or! Je glanais et glanais et c'était comme si chaque brassée était un trésor précieux qui me venait du paradis.
    Presque tous les champs étaient vides et propres quand nous prîmes le thé sous l'ombrage de la haie, parce qu'il ne faisait pas plus frais, alors que les ombres s'allongeaient. C'était un de ces jours de mi-septembre où toute la chaleur rassemblée de l'été semblait se répandre et se prodiguer par amour des grains dorés.

    Le soleil était au plus bas dans le ciel, de même que la bière de la moisson dans le tonneau, lorsque Mère fit résonner le plateau pour que je vîns l'aider avec les bouilloires pour le souper. Les hommes étaient en train de remplir le dernier char, aussi dis-je à Tim, qui s'était montré un bon gardien digne de confiance,  d'aller au champ pour qu'il pût revenir en haut du chargement comme les autres enfants, en triomphe. Puis nous apportâmes dans le verger, les  bouilloires et le tonneau de la bière brassée maison, bonne et très forte celle-là et commençâmes à couper la viande et le pain.
    Nous les entendîmes crier depuis les champs et en un instant le plus gros char fut là, tiré par les bœufs de Jancis et ceux de Plash, le grand-père Callard conduisait, tous les enfants étaient sur le haut du chargement avec Jancis et ils agitaient des branches et des bouquets de coquelicots tandis que Gideon qui semblait plus grand dans sa blouse, marchait heureux et solennel à côté du char.
    Ah! chers amis comme les larmes peuvent couler! Des larmes de joie comme Mère et moi en versâmes ce jour-là pour tous ces bienfaits et des larmes tout autres pour ce qui arriva plus tard. Car si, au beau milieu de ce jour magnifique et doré, étaient apparus un souffle de vent puis un grondement, de lourds nuages noirs courant dans le  ciel, une soudaine obscurité transpercée d'éclairs et du tonnerre, cela n'aurait pas pu être pire ni plus inattendu que l'orage qui éclata sur nous peu après.

    Le char entra  et tous les gens qui le suivaient chantaient et criaient jusqu'à ce qu'ils furent à la porte de la grange. Là se trouvait le pasteur pour bénir le blé et Mère et moi étions à côté de lui.
    _ Chers amis dit-il remercions pour le pain quotidien!
    et tous répondirent:
    _ Nous remercions le Seigneur
    _ Que Dieu bénisse le blé et le maître de Sarn continua le pasteur, et que ses bonnes actions reviennent à lui comme la colombe à sa montagne.
    _ Amen dirent les gens
    _ Madame Sarn me prit de vous dire que le festin est prévu dans le verger et vous y êtes tous conviés, continua le pasteur.
    Gideon s'avança et dit:
    _ La récolte est rentrée, chers amis et je vous remercie de tout cœur. Que chacun d'entre vous qui m'avez prêté main forte, me réclame un travail à  faire à partir de maintenant jusqu'à ce que j'aie payé ma dette.
    Nous nous assîmes près des tréteaux dans la longue lumière du couchant. Du moins c'est ce que firent les gens sauf nous, occupées que nous étions à verser le thé de nos bouilloires, nous n'avions pas le temps de nous asseoir.
    _ Dis donc Tisserand, dit le patron du Pichet de Cidre, j'ai entendu dire qu'ils essaient de te compliquer la vie pour avoir  fait arrêter le combat de taureau. Moi j'ai pas de rancune pour sûr
    _ Moi non plus, dit Towler, j'aime les hommes qui aiment les chiens
    _ Moi non plus s'exclama monsieur Callard depuis l'autre table
    _ Mais continua le patron du Pichet de Cidre y'en a d'aut' qu'on peut pas tenir enchaînés. Je les entends dans le bar la nuit. Oh! j'dis rien! Ah c'est comme ça un patron ça doit rester aussi muet qu'un chien mais il a de bonnes oreilles. Bref, ils te veulent pas du bien Tisserand. Y cherche à t'enlever tout ton travail et s'ils peuvent te nuire à toi et à ceux qui te sont chers ils le f'ront. Ils ont même monté le Châtelain contre toi.
    _ Je le sais répondit Kester mais merci bien tout de même. C'était le châtelain qui m'a mis en retard aujourd'hui. Il voulait acheter ma maison. Rien n'y faisait il la voulait absolument. Il savait parfaitement qu'en me l'achetant, je ne pourrais plus rester dans la région puisque tout appartient à lui ou à ses amis. Il m'en a offert un très bon prix.
    _ Tu vas te laisser tenter?
    _ Oh! que non! Je resterai là.
    Il y avait quelque chose qui m'était bien agréable dans la façon qu'il avait eu de dire cela. C'était comme s'il construisait une tour devant mes yeux, un refuge. Il pouvait bien partir quelque temps, même un an, mais pour le cours de sa vie il avait l'intention de rester. Et ce n'était qu'à une vingtaine de kilomètres d'ici, moins encore à vol d'oiseau.
    _ Et vous  aussi, Prue Sarn, vous feriez bien de faire attention  reprit le  patron du Pichet de Cidre. Grimble  a très mal pris que vous ayez saigné son chien. C'est que je dois dire vous y êtes pas allée de main morte . Je suis sûr qu'un fermier s'rait content de vous avoir quand il tue ses bêtes, et même comme assistante d'un docteur vous seriez très utile.
    Ma femme m'a dit qu'elle en a pas cru ses yeux quand Prue Sarn a planté le couteau, poursuivit l'homme. Elle a pensé qu'elle voyait un fantôme qu'elle m'a dit et qu'une plume aurait pu la faire tomber parc'qu'elle était sous le choc qu'elle m'a dit. Ce qui prouve que ça a été quelque chose parce que c'est pas facile de renverser ma femme, vu qu'elle est ronde comme une boule.
    _ J'aurais tant aimé être là, dit Sukey, en une minute j'aurais tué le chien avec un couteau pour vous, monsieur Woodseaves. Qu'est-ce que je vous ai donné à la soirée d'amour du filage des Beguildy, monsieur Woodseaves?
    _ Venez jouer avec nous à la ronde où on embrasse qui l'on veut, après  le repas, monsieur Woodseaves!
    Felena se pencha en avant à travers la table étroite et dit
    _ Jouerez-vous? Viendrez-vous  jouer Tisserand?
    Juste à ce moment quelqu'un appela de l'autre table
    _ Chut chut! Le Sacristain va dire quelques mots.

    Quand le Sacristain parla, les quatre murs de l'église, semblèrent s'élever autour de nous et on put en sentir l'odeur d'humidité et de moisi et y entendre les mouches cogner les vitres. Car qu'il dise “Il prit avec lui une femme et engendra Aminadab” ou “Le bol en or s'est cassé” ou parler à une fête de la moisson, c'était tout pareil.
    “_ Mes amis commença le Sacristain, Nous avons passé une bonne journée. Je suis certain qu'il n'y a personne parmi nous qui n'ait sué son content, même le grand-père Callard l'a fait.
    _ Oh oui! j'ai bien sué s'exclama le vieil homme tout content!
    _ Et nous voilà maintenant à nous réjouir devant cette bonne nourriture et cette bonne boisson et après on fera un jeu ou deux.
    “Le peuple s'assit pour manger et boire et se leva pour se divertir” Exode chapitre trente-deux
    Là c'était Sammy.
    Le Sacristain parut très en colère contre sa femme comme pour lui dire: Arrête  Sammy!
    _ Tais-toi Sammy, silence voyons! ton père est en train de parler. N'oublie pas que tu sais que reprendre les mots de ta mémoire tandis que ton père les rend tout neufs à mesure qu'il parle.
    Elle se rassit pour admirer son mari, sans rien voir d'autre, fascinée comme un chat devant le bruissement d'une roue en mouvement.
    _ Je disais donc reprit le Sacristain, que nous avions passé une belle journée et que Sarn a eu une bonne récolte et pourquoi je vous le demande? Parce que c'est un homme travailleur, sa sœur est travailleuse et sa mère est travailleuse. On ne pourrait trouver de famille plus travailleuse dans les dix paroisses alentours. Pas comme certain que je pourrais nommer, qui ne fait jamais rien de ses mains, toujours à se dorloter parmi ses vieux livres malfaisants. Oui, il y en bien un que je pourrais nommer, dont je ne vois pas la figure parmi vous et à qui un peu de travail pourrait être salutaire. Mais oui chers voisins, nous connaissons bien l'adage “Dieu aide ceux qui s'aident eux-mêmes” et en les regardant avec leur grange pleine de blé on se rend compte que c'est bien vrai. Et nous te souhaitons beaucoup de bonnes choses Sarn et j'espère que la jeune demoiselle sera travailleuse aussi. Parce que j'ai entendu dire que le prochain rendez-vous à Sarn ce sera pour un mariage. Que cela apporte plus de prospérité et non moins, malgré ce qu'on peut en penser bien sûr, sachant bien d'où elle vient et que les chiens ne font pas des chats…
    Par bonheur, au moment où il s'engageait sur cette voie, il y eut de l'agitation et quelqu'un à l'autre table avertit:
    _ Y'a deux cavaliers au portail.
    Alors apparurent le jeune châtelain et mademoiselle Dorabella. Ils traversèrent le verger au trot et le jeune homme dit: “Bonsoir à tous et bonne chance pour le blé!”
    Parce qu'il était à tu et à toi avec les villageois ce qui le rendait bien sympathique à tous.
    Mademoiselle Dorabella avait l'air d'avoir oublié sa querelle avec Gideon. Elle s'avança jusqu'à sa table en souriant et ses yeux noirs brillaient.
    _ Eh bien Sarn, commença-t-elle, je vois que vous avez travaillé à la prospérité de votre ferme. Vous avez eu une prodigieuse récolte. Allez-vous nous offrir de la bière de moisson pour que l'on trinque à votre richesse?
    Je voyais bien qu'elle l'admirait parce qu'elle le prenait pour un homme fort, ce qu'il était effectivement. Je n'en ai rencontré qu'un qui fût plus fort que lui. Et je voyais aussi que le châtelain avait incité sa fille à se réconcilier avec Gideon et avait envoyé le jeune Camperdine pour qu'il s'en assurât, parce que le mépris dont elle l'avait abreuvé au Pichet de Cidre était de notoriété publique et le châtelain ne pouvait guère se permettre de perdre un homme susceptible de compter dans le pays. Gideon la regarda droit dans les yeux l'air maussade. Mais elle continua de sourire à tout cela, l'air un brin conquérant et un brin plaidant. Puis on lui servit une bonne mesure pleine de bière et elle dit:
    _ Richesse et prospérité, à toi Sarn
    Et elle avala le tout, car elle pouvait en la matière, rivaliser avec n'importe quel homme, il faut dire qu'en ces jours-là il n'était pas si loin le temps où la bière avait été la boisson du petit-déjeuner pour toute femme. Puis elle rendit sa chope en étain, se pencha en avant et tendit la main dont elle enleva le gant et  dit:
    _ Votre main Sarn!
    Bon, il se rendit ne pouvant refuser la main d'une dame. Aussi la prit-il dans sa forte poigne et le jeune Camperdine acquiesça de la tête comme pour dire qu'elle en avait fait suffisamment et elle remit son gant. Pendant tout ce temps je voyais Jancis qui la regardait d'une manière qui montrait qu'elle la craignait et ne pouvait la supporter. Mais regardant tour à tour mademoiselle Dorabella qui arborait une sorte de froide élégance et Jancis si douce et délicieusement rose, il ne m'apparaissait pas que Jancis dût avoir peur d'elle. On donna aussi de la bière au jeune Camperdine et après l'avoir bue en portant un toast, il dit:
    _ J'avais pensé que Beguildy serait peut-être là, mais je ne l'aperçois pas
    Madame Beguildy se leva fit une révérence,
    _ Non, monsieur, il est pas là même s'il aurait dû. Inutile d'aller le chercher à la maison, monsieur, vous le trouverez pas. Mais plutôt dans une semaine.
    Je me disais que c'était rudement intelligent de la part de madame Beguildy. Elle voulait donner à Gideon et Jancis du temps pour eux et éloigner le jeune homme, pendant qu'elle aurait le temps de se débrouiller avec Beguildy.
    _ Fort bien, répondit le jeune homme tandis que Dorabella et lui repartaient à cheval:
    _ Dans une semaine, et j'espère qu'il y aura Vénus!
    Jancis commença à glousser bêtement à cette évocation. Elle le faisait chaque fois que cette sotte affaire revenait sur le tapis. Ce qui lui paraissait amusant c'est que la personne que le jeune Camperdine réclamait avec tant d'impatience était justement celle que sa cousine avait tant raillée avec mépris et que, de plus, elle se trouvait là, à table, pendant toute la conversation. Mais je m'étais tassée sur le banc pour paraître petite et pour qu'il ne vît pas ma silhouette, si bien que Jancis repartit d'un nouvel éclat de rire et dit que je ressemblais à une poule  en train de couver. Nous nous moquâmes un peu du jeune châtelain. Puis madame Beguildy vint vers nous, très ennuyée à propos de ce qu'il fallait faire avec Beguildy jusqu'au jour du mariage. Tout  à coup, elle eut une idée et se mit à rire et à se frapper la cuisse comme une folle.
    _ Et voilà, j'ai trouvé dit-elle, J'vais demander à ma cousine de Lullingford, qui est là par la grâce de Dieu, d'envoyer un message à mon maître pour lui dire que son homme est malade (il faut que'j'trouve que'que chose de grave) et qu'il y a pas de remède sauf le vieux traitement bien connu, qui consiste à avaler sept miches d'une même fournée faites par le septième enfant d'un septième enfant et ma cousine s'ra prête à donner pas mal d'argent (c'est toi qui paiera Jancis après ton mariage, t'auras bien l'argent du beurre ou d'aut'chose). Et voilà il partira de-ci de-là chercher le septième du septième et ça s'ra pas facile, mais on s'ra tranquille jusqu'à la saint Michel.
    _ Oh! mère dit Jancis en l'embrassant, t'aurais dû être un grand général pour accompagner Lord Wellington et semer des pièges aux Français!
    Tout fut planifié avant le début des jeux et de la danse, et je me sentis un peu peinée pour Beguildy jusqu'à ce que je me rappelle que c'était un vieil homme bien méchant qui voulait vendre son enfant sans son consentement.
    Après tout cela, il commençait à faire noir et la lune était levée, grosse et pleine. Ils se mirent à douze gars ensemble plutôt parmi les plus âgés ou d'âge moyen pour siffler pour la danse.
    On dansait dans la grange parmi les tas de blé doré, après avoir balayé la paille sur le sol. Le vieux Callard avait été choisi comme siffleur et il en était très fier, parce qu'étant le plus âgé c'était à lui que revenait le choix des mélodies et il battait la mesure, c'est ainsi qu'il pouvait se dire que,  toute cette joie répandue dépendait un peu de lui, ce qui fait tant plaisir aux personnes âgées.
    _ “Le Pont de Barley!” dit-il
    La jolie rengaine s'éleva limpide dans l'air calme. Je me tenais debout sous un des tas et je regardais. C'était une joyeuse vision. Gideon dansait tenant étroitement et fortement Jancis. La femme du Sacristain voguait et Felena aussi sautillait, gracieuse comme une fée. Mère même tourna et fit quelques pas de danse.
    Les douze gars sifflaient comme un nid de grives, assis sur l'une des charrettes vides.
    “Ouvrez les portes aussi larges que le ciel”
    lorsque Kester me trouva.
    _ Alors c'est donc là que tu es, me dit-il, tu ne danses pas?
    _ Non
    _ Pour quelle raison?
    _ Je ne suis pas comme les autres filles.
    Il réfléchit un peu là-dessus puis me dit
    _ Bien il me faut y aller. Je pars faire l'apprenti pendant dix mois pour apprendre le tissage fantaisie à Londres. Ensuite je pourrais faire mon travail à la maison et je me fiche de Grimble et de son groupe. Le tissage fantaisie rapportera pas mal d'argent et je pourrais l'envoyer tous les deux ou trois mois par coche.
    _ Quand seras-tu de retour, demandai-je comme si je me noyais.
    _ Je reviendrai à la prochaine fête d'août, et il faudra qu'on cause un peu, Prue Sarn.
    _Tu oublieras peut-être…
    _ Pas du tout!
    _ Bon que Dieu te bénisse dis-je.
    _ Toi aussi.
    Il se retourna pour partir mais se ravisant, il ajouta
    _ Mais c'est un peu bête de ne pas vouloir danser, dit-il. Une jeune femme pourvue d'une silhouette aussi féérique qu'une floraison du pommier!
    Il eut un petit rire et s'en alla.
    Ainsi il savait à propos de Vénus! Oh j'en restais muette de honte! J'étais également en colère contre Jancis, qui avait dû parler, même si elle ne voulait pas l'avouer, se contentant de rire bêtement et de dire qu'il avait sans doute remarquer mes jolies formes à travers mes vêtements, ce qui me rendit encore plus honteuse et gênée.

    Mère se sentit fatiguée et me demanda de l'aider à se coucher. Puis ce fut de sa fenêtre que je me mis à regarder sur la cour de la grange, dont on avait tout ôté sauf une énorme meule, pour la peupler de formes sombres. Comme je me tenais là, soudain Gideon et Jancis apparurent au coin de la maison et comme ils avançaient lentement se regardant l'un l'autre sans se préoccuper du reste, j'entendis clairement Gideon dire:” oh!  Jancis je veux être sûr de ce qui m'appartient! Demain soir quand ton père partira, fais-moi rentrer chez toi.
    Je n'entendis pas sa réponse, parce qu'ils avaient dépassé la fenêtre, et d'ailleurs je me reculai parce que je ne voulais pas être indiscrète. Qu'y avait-il donc dans son esprit! Il ne pouvait pas faire confiance à son amour chéri! Je me disais que, bon ce n'était peut-être pas grave, puisqu'ils allaient bientôt se marier. Et vraiment, que ce fût conforme ou non à ce que disait l'église, j'étais tout de même contente que Gideon montrât quelque sentiment humain. Il semblait parfois un homme si froid.

    Une fois que tout le monde fut parti et que les tables rentrées furent préservées de la rosée, l'aube arrivait déjà. Aussi montai-je au grenier écrire dans mon cahier. Mais d'abord je pris une feuille de papier sur laquelle j'apposais d'une écriture nette:
    “Une silhouette aussi féérique qu'une floraison du pommier!”
    C'est de moi qu'il parle, pauvre Prue Sarn!” me répétais-je sans cesse.
    Et une étincelle commença de luire dans mon cœur, aussi chaude et agréable qu'un bon feu.
    Car qu'y a-t-il d'autre sur cette terre ou au ciel qui puisse se comparer à ce moment où l'on sait qu'on a trouvé grâce aux yeux de celui qu'on aime, de celui qu'on voudrait pour maître? Je cessais de me demander ce qu'il pouvait  bien penser de mon bec-de-lièvre, puisque d'évidence il n'y pensait même pas. Il me revint en mémoire une chose qu'il m'avait dite, quand nous observions les libellules, à propos du péché. Il avait dit que si l'on y songeait sérieusement, cela n'existait tout simplement pas. Le péché disparaît comme l'enveloppe de la libellule quand, luttant pour s'en dégager, elle devient libre. Alors pourquoi donc vouloir encore s'intéresser à cette enveloppe au moment où l'on pouvait admirer l'insecte dans ses  brillantes couleurs. C'était peut-être ainsi qu'il me voyait. Ma lèvre hideuse était, comme il semblerait, mon péché, bien que d'une sorte plutôt innocente. C'était mon péché et tout le reste de ma personne était ma droiture et ma gloire, et le moyen que j'avais de le rendre heureux. Je pleurais longtemps d'une joie totale, et un tel bonheur surgit en moi, me traversant toute qu'il semblait que mon sang  même en était renouvelé et je le sentis si pur et si fort que j'eus l'impression qu'il pouvait me guérir de mon mal. Cela fut sans doute un peu vrai puisque ma lèvre ne parut jamais aussi laide depuis ce jour-là.

    Le matin arriva frais et délicieux et les corneilles se répandirent par un ciel venteux sur nos champs plein de chaume, avec des croassements satisfaits et tranquilles éparpillés ici et là. En allant à la traite, je m'arrêtai près de la grange pour remercier pour le blé. Pourquoi alors en cet instant ai-je pensé à ces mots: “Le précieux fléau”? Pourquoi ai-je pensé à cela que les hommes veulent engranger avec leur récolte et chérir,  bien que ce ne soit que comme un feu de paille dans une meule de foin. Pourquoi une horreur glacée tourmenta mon cœur, où tout souriait de joie et de chaleur, comme un coup de froid s'abat sur un bout de jardin un soir d'automne, alors que les dahlias sont dans leur plus glorieuse floraison, d'un rouge de vigne et d'un or pur, chaque pied bien en place fleurissant au-dessus du mur avec des abeilles qui les butinent, si bien que le matin suivant tout a la tristesse de l'hiver?

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