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LIVRE 4
Chapitre 3: Le fléau mortel
Voilà qu'il m'est difficile, et même très difficile d'écrire sur la période hivernale qui suivit cette nuit de désolation et d'amère souffrance.
Car, après avoir tracé de jolis mots dont le sens ravit l'âme, la plume se désole d'en faire de tristes et d'affreux. Or ce temps fut bel et bien triste et affreux, et il est inutile de le nier.
Durant un long moment après l'incendie, on cessa le travail à la ferme, comme cela se fait souvent après un deuil. La seule pensée de Gideon était d'attraper Beguildy ou à tout le moins de lui obtenir la peine la plus lourde par la loi. Madame Beguildy dut quitter la Maison de Pierre parce que le propriétaire n'y voulait pas loger un homme capable de brûler des récoltes ni sa famille, aussi avait-il pris le prétexte d'un paiement tardif pour les expulser. Tous les meubles furent vendus et madame Beguildy et Jancis partirent, avec seulement ce qu'elles avaient sur elles, pour Silverton, où Beguildy attendait en prison sa comparution aux assises. La pauvre Jancis ne tenait pas même debout, parce que dès qu'elle apprit les terribles intentions nouvelles de Gideon, que j'avais exposées à sa mère pour qu'elle les lui transmît le plus doucement possible, elle tomba par terre et ne bougea plus ni ne parla. Ceux qui l'emmenèrent avec sa mère depuis la ferme de Plash dans une charrette, nous dirent qu'elle resta allongée comme une fleur brisée tout le long du trajet. Ce fut probablement mieux ainsi, car si elle eut gardé quelque force, elle aurait essayé de voir Gideon, et je pense qu'il l'aurait frappée dans la rage amère qui le consumait. Gideon se réjouit quand il apprit le drame qui venait les accabler et lorsque le jour vint où elles devaient partir, il prit le chemin du bois et alla à un endroit d'où il pourrait voir passer la charrette, et il la vit, conduite par l'ouvrier de la ferme, qui gardait un air contrarié, n'ayant pas envie d'être vu en pareille situation avec ces personnes en détresse, la pauvre madame Beguildy, âgée, l'air hagard, assise dans la charrette et Jancis allongée sur de la paille dans le fond, comme une figurine de cire blanche.
Je sais tout cela, parce que le Tim du meunier était à ce moment-là dans les bois et, ayant eu la peur de sa vie, il courut chez nous me raconter les choses.
“Oh Prue Sarn, j'étais au bois pour chercher des noisettes, commença-t-il, et j'ai vu m'sieur Sarn, marchant tout seul, l'air terrible et triste et j'ai eu peur alors j'me suis caché dans un arbre. M'sieur Sarn, il s'est mis sous les grandes branches du gros hêtre, là où la route passe tout près en traversant le bois. Au bout d'un moment, on a entendu un bruit de roulement, et j'ai vu la charrette de Plash avec m'dame Beguildy qui pleurait affreusement mais j'ai pas vu Jancis. Alors j'ai grimpé sur l'arbre pour voir si elle était au fond de la charrette et c'est ben là qu'elle se trouvait. On aurait dit qu'elle était morte. Elle avait l'air de la petite fille sur le tableau dans l'église, celle pour qui on est allé chercher le Seigneur et qui lui a dit “Lève-toi”. Mais à Jancis il lui a pas dit. Et c'était horrible à voir, j'suis descendu de l'arbre et j'ai vu m'sieur Sarn qui regardait en bas pour voir la charrette, depuis le p'tit talus, vous savez celui qu'est par là-bas. Il avait une tête qui faisait peur, j'allais partir en courant quand il s'est mis à bouger, alors j'm'suis tenu tranquille pour pas qu'y vienne vers moi. Il a ronchonné un bon moment contre la charrette jusqu'à c'qu'on entende presque plus le roulement, comme quand ça ressemble au bruit d'un vol de hanneton, et puis y'a pu eu de bruit du tout, à part qu'une grive frappait une coque contre une pierre. Alors m'sieur Sarn a levé ses deux poings en l'air et les a secoués en direction d'la charrette, et oh! Prue, sa tête ressemblait à la tête de Jehovah quand il est très en colère, dans le livre de mon père! Après ça, il est reparti lentement en regardant par terre, et la grive a continué de taper la coque sur la pierre et moi j'ai couru ici”.
Et c'est ainsi que l'homme le plus estimé du village, a laissé s'en aller la fille qu'il avait lui-même choisie, une fille comme un bouton de nénuphar et qui lui avait donné son amour.
Je me suis dit: “C'est le fléau, oui c'est le terrible fléau”!
Cependant, après cela, Gideon sembla plus à l'aise. Et je pense que c'était parce qu'il n'avait pas été sûr de son cœur, il avait sans doute craint de tout abandonner si Jancis venait à lui. Or il ne voulait absolument pas renoncer à son projet mais tout recommencer à nouveau et aller droit devant jusqu'à l'objectif final qu'il s'était fixé.
Le jour qui suivit celui où les dames Beguildy étaient parties, Gideon alla chercher les charrues, et venant à la porte de la cuisine il m'appela tandis que je faisais du gruau pour Mère, qui était de nouveau alitée et cela depuis l'incendie, ne mangeant rien d'autre que du gruau ou du lait caillé, et il me dit:
_ Viens on va commencer le grand champ, d'accord Prue?
J'ai pensé qu'il valait mieux ne pas le contrarier alors je répondis: “Oui, j'arrive”. J'apportai le gruau à Mère et lui fit part de mon intention de prendre Tivvy pour lui tenir compagnie de temps à autre, puisqu'on allait recommencer les labours. Elle répondit:
_ Oh! encore ce triste vieux labour! Et peut-être que ce blé brûlera comme le dernier. Pas de mariage, pas de maison avec de la porcelaine ou autre chose, que des cochons à s'occuper dès l'retour du printemps! Mais ce printemps j'le verrai sûrement pas. J'me sens très faible, Prue. Faut appeler l'apprenti du docteur, j'crois.
Et vraiment, elle avait de pauvres mains bien minces et déformées, un visage assombri et amaigri, et plus que jamais on pouvait la comparer à un oiseau perdu ou à une créature prise au piège, d'autant que sa peur de Gideon s'était accrue.
_ Le laisse pas entrer dans la chambre tant que j'irai pas mieux, disait-elle, laisse pas mon fils Sarn venir me faire sentir que je suis un fardeau. Il m'aime pas. Il me voudrait morte et enterrée.
Et elle levait les mains pour m'implorer.
Je pris donc Tivvy pour venir s'occuper d'elle et tout cet hiver où le temps fut morne, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, nous nous mîmes à labourer, retournant les tiges de chaume de cette belle récolte que nous avions perdue. Nous étions plus pauvres qu'avant, et les choses n'allèrent pas mieux puisque nous n'avions plus de cœur à l'ouvrage. De plus, il y avait Tivvy à nourrir, car même si elle venait gratuitement par amour pour Gideon, il fallait tout de même ajouter de la nourriture pour elle et elle avait bon appétit. Le remplaçant du docteur coûtait cher aussi, et plus le temps était mauvais plus il augmentait le prix qu'on lui devait. Autour du Nouvel An, il y eut une période de grand froid avec du verglas sur les routes, son cheval tomba et se cassa une patte et l'on dut verser une somme supplémentaire pour cela. Les choses semblaient aller de mal en pis, parce que Gideon me gardait plus longtemps auprès de lui à conduire la charrue si bien que je devais laisser à Tivvy le travail de la laiterie et celui des poules et des cochons et elle était un peu étourdie et pas très soigneuse, alors les gens commencèrent à se plaindre de la qualité du beurre, la volaille ne respirait pas la santé et les cochons maigrissaient et grognaient, tandis que Tivvy ne pensait qu'à se faire jolie et attirante pour Gideon. Le temps empirait à mesure que le mois de janvier avançait, nous eûmes une forte tombée de neige, et, une nuit, Mère alla si mal qu'il me fallait envoyer chercher l'assistant du docteur une nouvelle fois. En fait je ne pouvais envoyer personne puisqu'avec cette neige épaisse nul ne voudrait partir. Comme il n'y avait rien à apporter au marché, les vaches, sauf une, ne donnant plus de lait et les œufs se faisant rares, Gideon n'était pas censé aller à Lullingford. Aussi décidai-je de m'y rendre moi-même, le dimanche suivant, jour où même Gideon arrêtait les labours, et une fois là-bas, je pourrais envoyer un mot par la diligence de Lullingford. C'est ce que je fis, j'en eus beaucoup de fatigue et de tristesse étant passée près de la maison vide de Kester Woodseaves, ce qui m'amena à penser à lui, à la grande ville où il pouvait être malade et où il avait peut-être rencontré une amoureuse et donc ne reviendrait plus à Lullingford. Cependant, après coup, je fus tout de même contente de cette journée épuisante, parce qu'il arrive des moments où le seul réconfort que l'on puisse avoir c'est le souvenir de dures épreuves supportées pour un être cher.
Quand, après plusieurs jours, l'assistant du docteur finit par arriver, il fut obligé de séjourner quelque temps chez nous à cause des routes impraticables. Cela irrita Gideon qui pensait à la dépense en nourriture pour l'homme et son cheval. Il fut d'autant plus énervé que le docteur donna un compte rendu positif de la santé de Mère, alors que Gideon l'avait crue aux portes de la mort étant donné que j'avais fait chercher l'homme de très loin. Je me souviens que, tard au cours d'une nuit agitée où une pluie d'orage tambourinait sur la fenêtre, nous étions assis autour de l'âtre et d'un bon feu flamboyant qui nous rendait contents. L'assistant du docteur était une personne affable, un petit homme rond et roux, dont les joues étaient d'un écarlate brillant, comme laquées. Il se frottait constamment les mains, laissant supposer que son dernier patient lui avait procuré un grand plaisir. En réalité, on ne pouvait pas en déduire que le malade allait mieux, car il se frottait les mains aussi bien devant un cadavre que devant une personne alerte et je pensais même qu'il le faisait plus encore dans le premier cas. Il était en train de se frotter les mains quand nous parlâmes de Mère, mais avec moins d'intensité que lorsque nous avions auparavant parlé de la pauvre madame Beguildy qui avait été de plus en plus mal depuis ses débuts à Silverton et qui maintenant était en phase de déclin. Ce n'est pas que ce fut un mauvais homme, ou qu'il espérait le malheur des gens, seulement il était, naturellement plus intéressé de se trouver face à une maladie grave plutôt qu'à une affection bénigne.
_ Madame Sarn va s'en sortir maintenant. Elle ira bien mieux dit-il
_ Oh! dit Gideon, elle va s'en sortir vraiment?
_ Oui! et ça ne m'étonnerait pas qu'elle vive encore de nombreuses années. Une vieille dame tout en nerfs! Résistante même si elle est menue et frileuse.
_ Combien d'années, s'enquit Gideon
_ Oh! C'est difficile à savoir. Le docteur pourrait peut-être le dire, mais moi bien sûr je ne suis que son assistant. Mais ça pourrait bien être dix ans facile. Oui, je dirais dix, si on s'occupe bien d'elle.
_ Dix ans! dit Gideon d'une bien curieuse manière.
_ Oui, mais vous devez la chouchouter.
_ Dix ans et toujours comme elle est là? demanda Gideon
_ Oh, oui! probablement alitée durant l'hiver au début et puis après ce sera tout au long de l'année.
_ Et elle pourra plus être utile? reprit Gideon
_ Utile? Pourquoi? De quelle utilité pourrait-elle être? s'étonna l'apprenti médecin
Mais, sans répondre, Gideon poursuivit
_ Et vous s'rez là deux ou trois fois par hiver j' suppose?
_ Oh, oui, si vous me faites appeler, répondit l'homme en se servant une gorgée de bière et en reprenant un morceau de pain et de fromage ce qui exaspéra Gideon qui me dit:
_ Y s'rait temps de débarrasser la table Prue? Y'a longtemps que j'suis repu.
_ Oh! s'écria Tivvy, mais tu manges bien trop peu, c'est étonnant que tu sois pas affamé! T'as besoin d'une femme qui cuisine pour toi de bons plats alléchants. Tiens, par exemple, des feuilletés d'andouillette, c'est aussi différent de simples andouillettes, que le paradis l'est de l'enfer. J'en ai fait dimanche y'a une semaine et Père et Sammy ont pas bronché toute la journée du lendemain tant ils étaient rassasiés.
_ Oh! ma chère, dit l'assistant du docteur, j'aimerais bien ne pas être déjà marié, oh que oui!
_ Même si vous l'étiez pas, y'aurait pas moyen dit Tivvy, malicieusement, moi j'veux un gars costaud.
Gideon n'attacha aucune importance à cette assertion pas plus qu'aux feuilletées d'andouillette.
Mais Tivvy continuait:
_ Un gars très costaud et brun. Des épaules larges, de grandes mains, des bras avec de gros muscles, de grands pieds, de fortes jambes.
_ Mais mademoiselle dit l'homme du docteur, vous faites une description comme celle dans le Cantique des Cantiques de Salomon.
_ Et rude poursuivit Tivvy sans lui prêter attention, le regard fixé sur Gidéon, rude et jamais fatigué, vigoureux et passionné, difficile à tromper mais un amoureux solide et fier, et qui se laisse pas avoir par la fille à qui il est attaché. Voilà l'homme que j'veux! Oui voilà l'homme pour qui Tivvyriah Sexton, sera une femme droite et bonne, avec aucune autre idée que d'économiser, gratter et racler pour faire ce qui lui plaît et le rendre riche.
_ Oh! vous auriez dû être avocate, mademoiselle, assurément dit notre visiteur, et si vous n'obtenez pas ce que vous voulez, que je sois mis en bouteille dans de l'alcool comme un têtard!
Mais Gideon ne leva pas même les yeux sur elle, restant simplement assis à lancer des regards impatients alentour, jusqu'à ce qu'elle partît se coucher. Alors il répéta:
_ et… elle peut durer des années comme ça toujours malade mais continuant à vivre?
_ Oui. bien sûr! Les portes qui craquent vous connaissez. Mais il faut veiller à ce que son pouls reste fort. C'est là le danger. Si elle perd son pouls, elle peut partir facilement et d'un coup avant que vous n'ayez eu le temps de dire “sarsaparilla”. Gardez-lui un pouls fort et elle sera aussi joyeuse qu'un merle.
La conversation se prolongea encore un peu puis Gideon dit qu'il allait voir le bétail avant de revenir se coucher et ajouta
_ Ma longhorn mouchetée est bien faible, elle a tout le temps la fièvre. Des fois son cœur bat à éclater. J'vas lui donner une dose de ganteline j'pense qu'ça va la r'mettre d'aplomb.
_ Oui, répondit l'assistant du docteur, cette sorte de campanule va rapidement abaisser le pouls. Mais il faut faire attention. Est-ce que la vache est jeune?
_ Va sur ses quatre ans.
_ Alors ne lui en donnez pas trop. Lorsqu'on devient vieux et qu'on se dégrade on ne peut pas supporter une dose trop forte.
Notre visiteur était parti se coucher, quand Gideon revint de l'étable, il s'assit l'air désespéré et dit:
_ On dirait qu'elle va mourir.
_ Qui, la Mouchetée, demandai-je?
_ Oui. Ce vieux démon m'a bien jeté un mauvais sort à ce qu'il semble.
_ C'est simplement dû au mauvais temps et à Tivvy pas très soigneuse et à moi, si occupée à ces labours.
_ Et à Mère ajouta-t-il, avant, elle avait l'habitude d'aider, et maintenant pas même utile et pire encore. Un lourd fardeau! Maintenant qu'elle est comme ça on va jamais remonter.
_ Lui montre pas que tu penses ça dis-je
Pourtant, justement le jour suivant, quand j'apportai à Mère son souper, Gideon se trouvait au milieu de sa chambre à parler très fort tandis que Mère était comme une souris effrayée.
_ Bon lui disait-il, te v'là bien faible, Mère!
_ Oui, j' suis malade Sarn dit-elle en souriant
_ Et ça doit te faire peine de pas pouvoir donner un coup de main.
_ Oui, pour sûr Sarn. Mais j'ai bien hâte, dès que la chaleur va revenir, de m'occuper des poules pondeuses et des autres volailles. Oui, et des canards, des petits agneaux…
_ Et pas des cochons? arrêta Gideon
_ Ben si Tim pouvait s'en occuper un peu plus ça m'arrangerait. Les rhumatismes m'font souffrir quand j'suis vers l'eau.
_ C'est ben d'la dépense de donner à ce grand gars son thé chaque jour.
_ J'sais ben, et j'vas faire de mon mieux pour guérir au plus vite Sarn
_ J'pense pas qu't'es contente de vivre, toujours patraque comme ça.
_ C'est fatiguant des fois mais entre deux malaises j'ai des moments bien agréables.
_ Même avec les rhumatismes, la toux et l'impression d'sombrer. Moi j'crois plutôt qu'tu voudrais ben être déjà dans le monde meilleur.
_ Quand il plaira à Dieu de m'prendre dans son monde meilleur, j'irai sans m'plaindre, mais pour l'heure, j'aime mieux rester en vie parce que la vie j'connais, même dans c'qu'elle a de pire, alors que l'monde meilleur j'connais pas.
_ Tu sais qu'là-bas y'a p'us ni rhumatismes, ni toux, ni dépression.
_ Ni de place au coin d'la cheminée, ni de tasse de thé ajouta Mère et j'crois qu'c'est trop beau pour moi, Sarn
Mais Gideon, se tenant au milieu de la pièce dit d'une voix très forte:
_C'que tu devrais préférer, c'est mourir au plus vite.
Alors il quitta la chambre, mais chaque soir il revenait et disait les mêmes choses, ce qui me paraissait bien dommageable, parce que même s'il pensait ainsi la réconforter et même si les gens disent que ce qu'on dit aux malades n'a pas d'importance, je pensais cependant que c'était une conversation bien désespérante pour une pauvre vieille dame souffrante.
Et au bout du compte, un soir de fin mars, par un temps d'humidité moite, qui augmentait les rhumatismes, quand Gideon arriva à cette dernière phrase qui concluait toujours sa venue dans la chambre:
“J'pense ben qu'tu devrais préférer mourir au plus vite”, Mère répondit:
_ Oui, p't êt' ben que j'devrais, Sarn
Et cela eut l'air de bien lui plaire. Il cessa de venir tous les soirs, ce qui apaisa Mère, parce que ces temps derniers, elle redoutait tellement Gideon que même Tivvy s'en aperçut. Quand vint le mois d'avril, je trouvais que les choses allaient mieux, Mère était plus joyeuse, même si elle était encore très faible.
J'accomplissais d'autant mieux ma tâche que j'étais moins inquiète et que Mère semblait heureuse avec Tivvy. Nous faisions notre travail avec plus d'ardeur que jamais, et je flottais dans mes vêtements, mais je ne m'en préoccupais pas. J'étais en train de semer en blé le grand champ, tandis que Gideon poursuivait les labours. C'était superbe là-bas dans la fraîcheur du matin, avec des ombres pourpres sur la terre humide, et le soleil se levant derrière les bois, l'étang de Sarn ressemblant à un verre craquelé, bleu pâle nimbé de lumière. Parfois le ciel était lui aussi entièrement bleu pâle, avec des alouettes voletant en son sein et parfois de gros nuages blancs comme de la laine nouvellement lavée et cardée, étaient suspendus au-dessus des arbres en bourgeons. Toutes ces teintes brillantes me faisaient penser au tissage coloré que je supposais près d'être maîtrisé maintenant par Kester. Même si pas un mot n'était venu depuis Noël, au sujet de ce qu'il faisait ou ressentait, j'avais l'impression que tout allait bien pour lui. Au moment de Noël, le cocher de Silverton avait laissé un paquet pour moi au “Pichet de Cidre”, et dès que je fus au grenier je découvris dedans une pièce d'étoffe tissée en deux couleurs et une lettre.
LONDRES Noël
Chère Prue Sarn,
Que cette lettre en arrivant t'apporte mes meilleurs souhaits. Je sais maintenant tisser en deux couleurs comme tu peux le voir par l'échantillon. Les femmes par ici sont peu de choses, pâles et petites, blondes pour la plupart, et on ne trouve guère chez elles de jolis yeux sombres chatoyants. J'ai été invité à un festin chez un conseiller municipal également tisserand. À côté de moi se trouvait une jeune fille qui avait épargné sur le tissu de sa robe mais pas sur son maquillage. Alors je me suis remémoré une sombre salle de pierre, et le visage du jeune Camperdine dans l'ombre et une femme qui fit ce qu'elle fit par amour et gentillesse et dans l'amertume de son esprit, ce qui ne l'empêcha pas de paraître féérique comme la floraison du pommier, et d'allumer chez un gars un feu qu'il sera difficile d'éteindre. Joyeux Noël et Bonne et Heureuse Année de
Kester Woodseaves
Je dois dire que cette lettre était en lambeaux aux alentours d'avril comme si des souris s'y étaient attaquées.
Je lui envoyai moi aussi une lettre pour Noël et la voici:
SARN Noël
Cher Tisserand,
Voici une chemise dans une toile épaisse. On dit que la porter préserve de la variole et d'autres maladies. Je l'ai tissée à partir de chanvre en récitant quelques vieilles formules magiques, mais que de bonnes formules aucune mauvaise. Très souvent je pense au jour où nous avions observé les libellules au moment du trouble des eaux, quand les nénuphars étaient en fleurs. Eh bien! au revoir, et que Dieu te bénisse!
Bien à toi
Prudence Sarn
Le sept avril commença par une belle matinée claire, ce qui me fit penser au tissage, et tout en montant et descendant le champ pour semer les graines resplendissantes je me mis à chanter “Le Pont d'Orge” :
Oh! Partez danser d'un pied léger
Mais soyez rentrées à la nuit tombée.
Ouvrez grand les portes vers la nuée
Et que le roi entre sur son destrier.
Je me demandais si Kester viendrait à cheval depuis Londres jusqu'à Sarn? Il avait dit qu'il y serait pour la foire, au moment des eaux troubles quand les nénuphars seraient en fleurs tout autour des berges de l'étang, et contempleraient leur ange, et quand les libellules martin pêcheurs, ou les demoiselles brillantes aux couleurs chatoyantes se libèreraient de leur enveloppe.
C'est à cela que je pensais quand, levant la tête, je vis Tivvy qui arrivait en courant à toute vitesse l'air angoissée.
_ Viens vite Prue, dit-elle, elle va très mal. Le thé n'est pas passé. Il m'a dit donne-lui un thé fort, ça lui fera plus de bien. C'est c'que j'ai fait. Et elle l'a trouvé bien amer. Mais elle l'a bu. Et rapidement elle est devenue si faible et j'entendais plus son souffle. Et puis elle a eu un bruit de gorge et a murmuré: “Va chercher Prue”
J'arrivai juste à temps pour embrasser Mère qui s'était toute recroquevillée sur ses oreillers. Elle murmura:
_ une infusion amère! elle sourit, chercha son souffle et expira.
Après quelques instants je demandai à Tivvy
_ Où est ce thé?
Mais elle l'avait jeté
_ Gideon, dis-je alors, est-ce qu'il y avait du poison dans le thé que tu as demandé à Tivvy de donner à Mère.
_ Comment j'peux savoir c'que Tivvy a donné à Mère répondit-il
_ Oh! Sarn pour sûr que tu sais s'écria Tivvy, t'as même dit fais-le lui fort, c'est c'que t'as dit
_ Tiens ta langue p'tite menteuse, cria Gideon, ou j'te prierais de dire à Prue, ce que toi et moi on a fait dans le hangar dimanche y'a une semaine.
À ces mots, Tivvy eut les joues en feu et elle se tut.
Je ne pus rien tirer de ces deux-là. J'envoyais chercher le docteur pour savoir de quoi Mère était morte. Et il demanda s'il était dans nos habitudes de lui donner un peu de digitalis, mot étrange que je ne connaissais pas mais il me l'épela et je l'écrivis. Et je lui dis que non, que je n'avais pas même entendu parler de ce mot. Alors il dit “ganteline! ganteline!”
_ de la ganteline, dis-je non, pourquoi lui en aurait-on donné?
_ Oh! vraiment? me dit-il me jetant un regard aigu.
_ Ce que je voudrais savoir, monsieur dis-je c'est de quoi Mère est morte. Elle commençait si gentiment à reprendre un peu de santé.
_ C'est bien ce que je veux savoir moi aussi me dit-il
_ Peut-être faudrait-il l'autopsier, monsieur lui dis-je
_ Oh, vous voudriez une enquête sur le corps?
_ Oui, bien sûr, si on le fait bien et proprement.
_ Bon, si voulez qu'on le fasse, c'est donc inutile de le faire.
Cet homme était particulièrement bizarre. Je comprenais rien à ce qu'il disait
_ J'avais des doutes ajouta-t-il, mais si vous demandez une autopsie… Je suppose que ce n'est rien d'autre que l'âge. Ça leur fait souvent cela au printemps. Et une enquête c'est bien des complications et des dépenses, tout cela pour un tout petit doute… et ça ne fera pas revenir la pauvre femme… donc si vous voulez une enquête, c'est pas la peine de s'embêter avec ça.
Je trouvais que ce qu'il disait n'avait ni queue ni tête. Mais me souvenant qu'un docteur était un homme cultivé, j'abandonnais l'idée d'essayer de le comprendre, car il y a autant de mystère dans un homme éduqué qui a poursuivi toutes ses études correctement qu'il y en a dans le concept de la Trinité. Puis ayant été fort occupée avec les funérailles et tout le reste, je ne pensais plus à ce docteur mais seulement à Mère et mon chagrin fut bien douloureux, parce que quand elle fut couchée dans le cercueil, elle ressemblait à un oiseau gelé, terrassé par l'hiver.