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LIVRE 4
Chapitre 5: Le dernier Jeu du Conquérant
Si le Pasteur n'avait pas insisté pour que j'écrive tout en détail, minutieusement, sans rien oublier, puisque la connaissance de toute l'histoire pouvait rendre les gens favorables tandis qu'une notion partielle, les rendraient plus odieux que s'ils n'avaient rien su, si donc, je n'avais pas eu cette recommandation, je n'aurais jamais essayé de décrire les trois mois vécus à Sarn entre la mort de Jancis et l'apparition des eaux troubles. Car, certaines choses sont si difficiles à dire même pour un érudit, et moi, je ne sais que la petite et la grande écriture, je n'ai rien d'une érudite, et j'ai du mal à trouver les bonnes expressions. Je pense parfois aussi que nos mots humains sont impuissants à formuler les faits qui ont quelque importance. Si bien que quand ces événements fondent sur nous, nous restons muets, enfermés dans nos sentiments qui reviennent sans cesse briser notre cœur, comme des eaux se fracassent sur un barrage. Il se peut que dans la vie future, dont je commence déjà à frôler la frontière, nous saurons trouver les mots adéquats. Mais ce n'est pas encore le cas. Aussi, si j'échoue dans ce projet, vous devrez pardonner ce qui est hors de mes capacités et remplir les blancs de mon discours avec le pinceau de votre imagination.
Le plus étrange de cette période fut le silence qui l'imprégna. Gideon avait toujours été taciturne mais là il en était à être comme le meunier. Il allait et venait sans qu'un mot ne passa ses lèvres. Il lui arrivait quelquefois de s'arrêter brusquement au cours de son travail comme frappé par quelque chose: ses pensées probablement. Puis il secouait les épaules, ces puissantes épaules qu'il avait et poursuivait son travail. Je supposais que cela passerait avec le temps, et comme rien n'était arrangé encore entre Tivvy et lui, je décidais de ne pas laisser le pauvre homme seul, mais de rester encore un peu. Tivvy était dans l'embarras, parce qu'elle était déterminée à avoir Gideon, mais elle avait une peur mortelle des revenants, d'autant qu'on disait qu'ils étaient particulièrement méchants dans l'espace où une mère et son enfant avaient péri ensemble, ce qui fait qu'elle n'osait pas venir de ce côté-ci de l'étang. Ainsi nous étions-là dans un silence aigre et dense qui s'épaississait de plus en plus comme une mare gelée ou du lait caillé. Aucune voix ne s'élevait à Sarn à part celles des oiseaux qui menaient leurs propres affaires sans s'occuper de nous. Quand ils se taisaient le soir, il y avait un calme tel que je pouvais entendre la barque de Gideon, amarré près de la jetée, qui se cognait sans cesse en petits coups répétés. Alors parfois, le soir dans la cuisine, quand Gideon était dehors, travaillant tard à sarcler le blé ou à faucher, je préparais un délicieux petit repas à Pussy pour l'entendre miauler. Et je lui disais : “voilà, miaule maintenant ma bonne Pussy!”
Quand Gideon était chez nous, il était aussi muet qu'un noyé, sauf cette nuit de pleine lune, alors que nous prenions notre souper tardivement, après avoir fauché, il se pencha en avant et s'écria brusquement:
_ Est-ce que tu vois ça,
_ Quoi donc?
_ Quelqu'un est passé vers la porte dans une robe blanche.
Ce ne fut pourtant qu'en juillet par ces jours orageux où l'air immobile était suffocant et lourd, qu'il commença véritablement à être bizarre. J'étais assise sur le seuil cherchant le peu d'air, qu'une légère brise nous amenait le soir de l'étang. J'étais en train de carder de la laine, laquelle, blanche, s'échappant par petites touffes sur mes vêtements noirs, me donnait l'air d'une pie, me disais-je. Dans cette chaleur, les feuilles des lilas pendaient, l'étang ressemblait à du plomb brûlant avec tout autour ses grands arbres épais comme sculptés dans du fer. Au long des bords de l'étang, les nénuphars reposaient couchés sur l'eau lourde, avec leur petits boutons blancs qui brillaient. On n'entendait aucun oiseau, cachés qu'ils étaient dans leur abri depuis que la chaleur était si grande. Même les oiseaux d'eau ne bougeaient pas dans les roseaux et la barque ne cognait plus les marches comme si le jour était maintenant fixé pour la venue du passager, et qu'il n'y avait plus rien à faire d'ici-là. Soudain, Gideon arriva au tournant, trempé de sueur, un coupe-branche dans une main et portant encore ses gants de jardinage, parce qu'entre la fenaison et la moisson, il s'occupait de tailler les haies. Il s'arrêta en me voyant et porta la main à son front, puis se fâcha disant:
_” Pourquoi t'es assise-là de cette façon, en faisant semblant d'être Mère?
_ Je ne fais pas semblant d'être Mère répondis-je Qu'est-ce qui te tracasse?
_ Mère avait l'habitude de s'asseoir là pour carder la laine. J'ai ben cru que t'étais Mère.
_ Bon j'y peux rien, dis-je Mais pourquoi t'es arrivé comme ça en courant?
_ J'étais en train de tailler la haie d'aubépines quand elle s'est perchée dessus tout en blanc.
_ Qui donc est monté sur la haie? demandais-je impatiente
_ Jancis, me dit-il du ton le plus naturel, et non pas de la façon qu'il aurait prise pour décrire une chose étrange, mais bien comme s'il avait parlé de Tivvy ou de Polly Miller. Il n'ajouta rien et retourna travailler bien qu'il abandonnât la coupe de la haie. Il n'avait jamais aucune explication sur ce qu'il voyait, mais disait seulement ce qu'il avait vu et c'était tout. La fois suivante ce fut quand il se trouvait à sarcler dans le grand champ de blé. Il entra à la maison à toutes jambes, muni de sa houe et du reste et déclara qu'il avait vu Jancis labourer avec ses deux bœufs blancs dans le champ d'orge et l'enfant était juché sur l'un d'eux.
_ Bon regarde-toi Gideon commençai-je tu dois arrêter de penser à Jancis ou tu vas en être hanté. Et un homme obsédé est sur le chemin de la folie. Pense seulement à continuer la vie, à gratter, épargner comme tu l'as toujours fait, et pense plus ni à Jancis ni à Mère jusqu'à ce que tout ça s'arrange dans ton esprit.
_ J'pense pas à Jancis. C'est elle qui vient.
_ Alors, fixe ton esprit sur autre chose et elle viendra pas
_ Sur quoi?
_ Ben devenir riche, acheter la maison.
_ Pourquoi faire? me dit-il
_ Pour les mêmes raisons que tu avais au début. Parce que tu veux cette maison.
_ J'la veux plus maintenant.
_ Mais pourquoi? Tu la voulais tellement au point d'avoir empoisonné Mère, tu l'a tellement voulue que tu as chassé Jancis. Sans parler de tout ce que t'as fait avant. Tu devais être bien attaché à elle pour agir comme tu l'as fait.
_ Mais maintenant j'la veux plus.
_ Pourquoi donc?
_ Que'que chose m'a enlevé c't'envie, quand je les ai vus dans l'eau.
_ Ben, pense à Tivvy alors. Je suis sûre qu'elle voudrait bien aller au Bal des Chasseurs.
_ Je me mettrais pas avec Tivvy. J'aime mieux me balancer à une corde.
_ Et mademoiselle Dorabella. Elle t'apprécie, alors va avec elle et elle emploiera son argent à te protéger de Tivvy.
_ Dorabella est brune, j'aime mieux une femme blonde, petite avec des yeux bleus. Une femme comme le lait et les fleurs de mai.
_ Ben, occupe-toi un peu de moi alors. Sois pour moi une compagnie une fois de temps en temps.
_ Mais tu vas partir.
_ Pas avant que tu ailles mieux. Je vais rester un peu, si tu gardes un esprit vaillant et arrête de ressasser les vieux chagrins.
Mais rien n'y fit. En moins d'une semaine, il revint en courant et dit:
_ “Elle est à son travail de nouveau
_ Quoi aux labours?
_ Oui, et le champ d'orge est aussi chauve qu'une foulque.
_ C'est à cause des mauvaises graines, dis-je, c'est rien d'autre. Il faut que tu en achètes de nouvelles au lieu de resemer les nôtres.
Mais mon cœur était lourd et je ne voyais pas quelle tournure tout cela prendrait. J'en venais à espérer la venue de Tivvy.
Cela devenait une habitude pour lui de dire:
“_ Elle est revenue dans le bois aujourd'hui” ou “Regarde, la voilà qui se dirige vers la chaussée” “Oh! elle remonte de l'étang toute trempée.” “Ah! elle est partie maintenant.”
Une fois il dit qu'elle lui avait fait signe de la barque. Cependant, c'était toujours dehors qu'il la voyait, aussi la maison devenait une sorte de refuge, où il pouvait venir se reprendre quand il avait été aux prises avec ses étranges frayeurs. J'étais contente qu'à la maison il n'eut aucune vision d'elle et cela me plaisait aussi qu'il ne l'entendit nulle part. C'était comme si ayant été saisi jusqu'au cœur par la vue de son corps dans l'eau, il avait perdu tout pouvoir de choisir ce qu'il voyait, tandis qu'il pouvait encore décider de ce qu'il entendait. Mais, au début du mois d'août, quand le blé arrivait juste à maturité, il rentra me dire qu'il l'avait entendue chanter “le Gravier Vert” du fond de l'eau.
“_ Le son vient jusqu'ici, dit-il, inquiet. Aussi je fermai la fenêtre.
_ Tu ferais bien de te mettre des morceaux de laine dans les oreilles lui ai-je suggéré. Parce que cela faisait vraiment pitié de voir un homme comme Gideon trembler devant une lueur blanche dans la haie ou au son d'un écho venu des eaux. Il mit en effet de la laine dans ses oreilles et tout alla bien jusqu'à la mi-août. Puis vint ce soir-là, ce fut la veille de la fête de l'étang de Sarn où de nombreux stands étaient déjà mis en place. Nous étions assis à table pour souper, un peu plus tôt que d'habitude parce qu'une lettre de mademoiselle Dorabella nous était parvenue par le biais d'un de ses hommes avec dedans des nouvelles de Beguildy. J'ouvris donc la lettre et la lus à Gideon qui avait retiré la laine de ses oreilles. La lettre disait que Beguildy avait été libéré parce que son comportement était venu d'une forte provocation à propos de sa fille.
“_ Sapristi! dit Gideon. La haine qui couvait en Gideon brûla de nouveau à l'énoncé de la sentence légère, et j'en étais venue presqu'à croire qu'elle pourrait le guérir de ses visions.
Mais, peu de temps après, il retomba dans sa mélancolie et me dit, une fois, qu'il avait vu Mère dans la chênaie là où se trouvaient les cochons.
_” Mais voyons, lui dis-je, c'est pas quelqu'un de l'au-delà, mais juste la Polly du meunier. Elle est déjà grande pour son âge et Mère était si petite.
_ Non répondit-il, c'était Mère. Elles se moquent de moi Prue
_ Là, là tout va bien, dis-je en lui tapotant l'épaule comme on ferait à un enfant. Parce qu'à vrai dire, il semblait aussi faible et rempli d'effroi qu'un enfant dans le noir, quand il parlait de ses fantômes.
_ Écoute maintenant, tout ira bien, lui dis-je à nouveau, tu dois bien travaillé mais ne pas penser. Tu te rappelles comme tu aimais conquérir. Voilà, tu dois jouer au Conquérant avec tes propres pensées.
Mais il ne fit que me regarder sans comprendre et dit:
_ Ce qu'elle aime pas du tout c'est que je parle pas gentiment de son bébé. Elles sont très susceptibles ces mères à propos de leurs bébés.
Nous restâmes assis tranquillement quelque temps puis, tout à coup, il dit:
_ Écoute! Elle chante le Gravier Vert.
Il écouta un long moment bien que je n'entendisse rien;
Puis il se pencha en avant et dit qu'elle remontait la chaussée et venait vers notre maison. Son visage se couvrit de sueur, comme s'il venait d'avoir la peur de sa vie. Bien sûr, l'atmosphère aurait suffit à produire cet effet sur n'importe qui, tant il faisait chaud et moîte, le pire temps jamais connu à Sarn, qui pourtant n'avait jamais beaucoup d'air, étant situé en bas dans une cuvette et étant constamment imprégné de cette humidité venue de l'étang et des rivières. Par un après-midi comme celui-ci, les murs ruisselaient d'eau si bien que le badigeon blanc brillait comme parcouru de traces d'escargots. Au-dessus de l'étang une vapeur s'élevait en volutes et traînées, blanches comme de la laine, s'épaississant et se rassemblant en amas serrés au centre de cette étendue d'eau. Tantôt cette vapeur laissait une spirale se détacher d'elle à la manière d'une écharpe, tantôt elle se concentrait sur elle-même et prenait la forme d'une femme ondulant dans les airs. Il me semblait que ce pouvait être ce que Gideon prenait pour des fantômes. Parce que ces vapeurs s'élevaient et tombaient aussi sur la jetée, poussées par la légère brise au-dessus de l'onde. En août, à Sarn, il y avait toujours de ces épaisses brumes la nuit et au petit matin, mais cette fois-là, ce phénomène désagréable était accentué parce que nous venions d'avoir eu un orage, la nuit précédente, suivi d'une journée de chaleur accablante. Si je dis “désagréable” c'est parce que j'ai toujours détesté ces brouillards qui abondaient par chez nous, si bien qu'il leur arrivait de dissimuler la ferme, les bois et l'église, donnant l'impression que l'eau de l'étang s'était muée en lait et gonflait, noyant tout sur son passage.
“_ Écoute! reprit Gideon “t'entends le Gravier Vert?”
Telle était la force de sa conviction, et telle son emprise sur mon esprit, que je crus presque entendre une lamentation. Puis, sans le moindre avertissement, assis dans son fauteuil avec un plateau, Gideon dont le visage montrait un désir ardent, comme hanté, ce que je croyais qu'il était en effet, se mit à chanter lui-même cette complainte. Il avait la main droite levée dans un geste solennel, comme le pasteur quand il donne la bénédiction, et il regardait dehors au-delà du seuil, vers l'étang, la jetée et cette vapeur blanche coagulée. Il chanta comme si une puissance le lui imposait. On voyait qu'il était contraint de chanter. Il avait une belle voix de basse profonde, et bien qu'il commençât doucement elle s'amplifia à mesure qu'il continuait jusqu'à ce que la musique prit toute sa place. Et la façon dont il chantait cette comptine était lourde de sens, il y mettait tout l'amour qu'il avait ressenti pour Jancis, toute cette envie qu'il avait eue de la combler de biens princiers comme d'aller au bal telle une grande dame, et toute la détresse et l'apitoiement qu'il éprouvait pour la fin qu'elle eut. Il parut se sentir mieux après cela, ayant en vérité, reconnu ses torts et donc fait la paix. Regardant toujours vers la porte, il s'écria:
_ Voilà, Jancis, elle sort toute trempée de l'étang.
Je lui dis que je ne voyais rien.
_ Comment, dit-il, regarde l'eau qui dégoutte de sa robe! Regarde, elle va là et puis là, trempée jusqu'aux os, la pauvre!
Il pointa le sol du doigt et effectivement de l'eau s'y trouvait dans les creux du dallage, comme si l'étang avait trouvé le moyen de sourdre par ici. Aussi dis-je que oui, je voyais bien l'eau sur les dalles.
_ T'entends la boue claquer dans ses chaussures! l'étang est si boueux. Regarde-la avancer lentement, aussi lentement qu'elle avait l'habitude de faire quand elle filait avec le grand rouet. Elle marche lentement pa'ce que ses habits sont lourds. Ça monte et c'est dur pour Jancis avec l'enfant à porter toute seule.
Puis il dit, l'air malheureux:
_ Je voudrais tant pas m'être moqué du bébé.
Un long moment s'écoula.
Les bruits de la salle étaient plus ténus encore qu'au soir où Père mourut. C'était comme si Sarn, avec tout ce qu'il contenait, nous, nos bêtes, les arbres pleins d'oiseaux, les chemins forestiers fourmillant de petites créatures, oui, comme si Sarn en son entier avait sombré au fond de l'étang où se trouvait déjà l'autre village. Je commençais à croire à tout ce que disait Gideon et qui n'était pas si différent, après tout, de ces nombreuses histoires de fantômes que nous connaissions.
_” Regarde maintenant, murmura-t-il, elle va vers la porte de la laiterie. Oh! elle a disparu! C'était dans la laiterie que j'avais refusé de l'épouser tout de suite, et qu'elle est partie chez les Grimble. Oh! la revoilà. Sa chevelure dorée brille tant, elle me rappelle la lumière qui errait dans la maison neuve de Lullingford.
Gideon se pencha en avant pour pouvoir scruter le passage sombre qui conduisait à la laiterie.
_ oh! regarde le sol mouillé, dit-il, c'est comme si elle emportait l'étang avec elle. J'pensais pas qu'elle viendrait à la maison.
Un château semble imprenable tant que personne l'attaque. Mais maintenant…
Il regarda longtemps les dalles mouillées.
_ Oh! la voilà partie, dit-il alors. Comme une abeille dorée voguant dans les airs en chantant. Elle est si jolie!
Il resta longtemps à ressasser les choses. Puis il se leva et me dit qu'il allait voir les bêtes parce que la soirée s'était bien avancée. Il me le dit de sa manière coutumière et je crus que les visions avaient quitté son esprit. Mais quand il sortit, il se retourna, me regarda exactement comme il m'avait regardée la nuit où Beguildy était parti chercher le septième enfant et ajouta:
_” Si j'suis en retard, mets la clé au-dessus de la porte de l'étable”
Je me suis dit que j'irais voir ce qu'il faisait s'il s'attardait plus d'une demi-heure. En fait, j'ai presque failli le faire, quelque chose me poussait à y aller, mais cela paraissait tellement bizarre de courir après lui, alors qu'il n'allait que voir les bêtes. Si bien que je restais à ma place et me mis à regarder un livre de Beguildy que j'avais acheté à la vente et aussi la Bible pour y trouver un remède à toutes ces sorcelleries.
Il n'y avait pas une demi-heure que j'étais en train de lire quand, tout à coup, on tambourina à la porte et entrèrent brusquement Tim et Polly les enfants du meunier.
_” Oh Prue, Prue! on vient juste de rentrer les cochons on est en retard parce que le noir ne voulait pas sortir des roseaux, et on les ramenait tranquillement par la cour, on avait peur que monsieur Sarn soit en colère après nous à cause du retard, et puis on cherchait des vers luisants sous la haie du verger quand on a vu monsieur Sarn sortir. Alors on s'est caché. Et en regardant par-dessous la haie, on l'a vu se tenant près de l'eau, penché en avant comme un cheval qui a le tournis. Alors j'ai répété à Polly ce que j'entends dire par le grand-père Callard: Le Sarn, qu'il dit, le Sarn a vu dans l'étang le fantôme de sa belle et y sera plus jamais le même”. Et pendant que je murmurais ça à Polly, monsieur Sarn a relevé la tête, on aurait dit qu'y regardait tout autour de lui, sauf qu'y avait beaucoup de brume. Après y s'est tourné vers la jetée, marchant comme un somnambule, et a descendu la jetée jusqu'à la barque, il l'a détachée, est rentré dedans et s'est éloigné de la ferme à grands coups de rames, droit devant, là où la jetée atteint le milieu de l'étang. Alors on s'est mis à courir pour voir ce qu'il faisait mais il était dans la brume. On a entendu encore le bruit des rames et ça m'aurait plu d'être sur la barque. Mais peu de temps après j'étais plutôt content d'être sur la terre ferme. Le bruit des rames s'était arrêté.
“Oui, dit Polly, ça s'est arrêté comme un silence de mort!
_On a retenu not' souffle pour entendre mieux mais non! C'était comme dans un texte que le pasteur nous a appris, dimanche dernier: “un silence s'étendit sur toute la terre jusqu'à la neuvième heure”. Oh! C'était solennel!
_Vous auriez dû venir vite dès ce moment dis-je mais dépêchez-vous maintenant, quoi d'autre?
_ Oh! absolument rien d'autre répondit Tim à part le grand plouf! J'ai jamais entendu un plouf pareil pas même quand le veau moucheté est tombé dans l'eau.
_ Oh oui! ça c'était un plouf! dit Polly
Après tout est redevenu tranquille et même en retenant son souffle pour écouter on a rien entendu. J'ai appelé monsieur Sarn par son nom mais pas de réponse. J'ai eu peur et Polly aussi et on a couru vers toi.
La barque! Je dois retrouver la barque. Je descendis la jetée en courant, retirant ma jupe mais ce ne fut pas la peine de nager parce que la barque revenait, puisque le vent venait de l'autre bord de l'étang et envoyait les courants vers nous et ces courants étaient plus forts au moment des eaux troubles. Quelle terrible apparition que cette barque vide revenant lentement très lentement! Je l'attrapai, rentrai dedans et je pris les rames que Gideon avait replacées, parce que, même en cette heure, il n'avait pu faire une chose avec négligence. Je dégageai la barque, ordonnant aux enfants de courir chez les Sexton qui étaient les plus proches. Ils y allèrent immédiatement, contents de partir. Alors je me mis à ramer vers le milieu de l'étang, cherchant dans l'eau avec les rames, regardant de toutes parts et appelant son nom même si je savais tout ce temps-là qu'il était trop tard. Je continuais à ramer et à appeler quand j'entendis le sacristain crier depuis la berge:
“_ Sam et moi allons y aller pendant que tu te reposes un peu . Mais nous ne trouverons jamais Sarn. On peut pas draguer dans ces parages-là de l'étang. C'est trop profond. On n'a jamais retrouvé personne qui se soit englouti là.
Ils ramèrent et comme ils arrivèrent au milieu de l'étang je les entendis chanter les paroles que nous avions chantées pour Père il y avait de cela bien longtemps:
“Toutes tes actions mauvaises et bonnes
Auprès du Seigneur vont te retrouver. »
Ils évitèrent seulement les paroles à propos de l'herbe qui recouvrait la tête et les pieds, car l'eau était devenue sa tombe.
Oui toute cette grande étendue d'eau n'était pas de trop pour constituer la tombe d'un homme aussi fort que celui-ci. Et la longue brume qui couvrait l'endroit n'était pas un trop grand linceul pour lui. Car quoique il ait eu des torts, fait du mal et blessé des gens par sa force, cependant ce n'était pas intentionnellement, il n'avait fait médiocrement aucun travail et n'avait jamais menti. “Une montagne de granit, de quartz et de silex”, m'avait-il dit un jour, parlant de sa propre dureté. Et c'est bien ainsi qu'il était. Il lui avait été impossible de céder de même que le granit ne peut se désagréger comme du grès.
Il venait de jouer son dernier jeu du conquérant, et l'enjeu n'était pas une coquille rose et blanche, mais sa propre vie.
Et comme l'autre joueur était Celui que personne ne pouvait jamais espérer conquérir, en un instant, sa vie fragile fut anéantie.
C'est ainsi que Sarn perdit sa dernière partie.