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LIVRE 4
Chapitre 6: Le Trouble des Eaux
Ce fut une nuit de désolation et d'effroi, que rien ne put me faire oublier. Le Sacristain et Sammy, après de vaines recherches, rentrèrent chez eux. Je me retrouvais seule sous le manteau de brume, en ce lieu, dense de tant de traces de fantômes. Je dis une prière pour les défunts. Puis, laissant les heures tourner, je restais assise près du feu, dans l'état d'anéantissement où se trouvait mon esprit confronté à un immense chagrin et à une profonde stupéfaction. Ce fut la plus étrange Veille de Pâques qu'il m'ait été donnée de connaître et la plus malheureuse nuit de ma vie. Je songeais à l'interdiction que Gideon m'avait faite d'aller, comme cela se pratiquait autrefois, me plonger dans les eaux pour être guérie de mon mal. Et, voilà, que ce soir il y était allé lui-même pour être délivré de sa propre malédiction. Je pensais également à Jancis aux cheveux d'or, à son petit bébé, à madame Beguildy, à Père et à pauvre Mère, tous disparus aussi. La Mort semblait avoir été bien active à faucher parmi nous.
Ah! que ces évocations étaient amères, parce que je les ai tous toujours aimés et me suis préoccupée de leur bien-être.
Il y a de cela, à peine une année, Jancis avait été choisie au concours de la Chaise Vacillante, où l'on désignait la plus jolie fille. Je me la rappelais bien dans sa robe bleue, une couronne de fleurs d'été sur la tête et un bouquet à la main, hissée haut sur sa chaise par deux jeunes gars costauds, pendant que les autres défilaient devant elle pour voir qui elle choisirait.
Les garçons du coin étaient tous là, mais il n'y avait qu'une seule fille. Il est facile d'imaginer toute l'effervescence des cœurs dans l'attente de celui qui serait choisi.
Près d'elle, l'un des jeunes hommes, tenait un récipient plein d'eau, pour qu'elle pût, dès son choix fait, tremper son bouquet dedans et en asperger le visage de l'élu ce qui ne manquait pas de faire rire tout le monde.
Et bien sûr, Jancis avait choisi Gideon. Il s'était tenu à la fin de la file pour le plaisir de voir tous les autres écartés, sachant que lui ne le serait pas. Elle lui mouilla copieusement le visage de son bouquet en lui offrant son délicieux rire en clochettes, alors il la souleva pour la remettre par terre ce qui faisait partie du jeu, et lui donna un baiser, ce qui n'en faisait pas partie. En y repensant, je trouvais la scène bien singulière car Jancis avait inondé d'eau Gideon comme pour une sorte de baptême qui préfigurait celui de l'étang où elle l'attirerait vers sa mort et je compris que ce fut le retour de ce jour de fête qui fut pour Gideon la goutte de trop. Aussi soupirai-je en pensant ” nous sommes tous les marionnettes de Celui qui dirige la pièce”.
Je me rappelais également la fois où Gideon gagna une guinée pour avoir été le meilleur siffleur. Certes il sifflait fort bien, mais, surtout, il savait rester impassible devant toutes sortes de grimaces qu'on lui faisait pour le forcer à rire. Parce que quand Gideon participait à un jeu où l'on pouvait gagner de l'argent, il le prenait très au sérieux et ne se laissait aucunement détourner du but assigné. Beguildy sifflait bien aussi mais sa meilleure chance de remporter un prix était au concours de bâillements dans lequel le Grand-père Callard le suivait de très près. Oui, Beguildy venait à la fête, même si cela énervait le Sacristain qui, se démenant de tous côtés comme s'il en était le responsable, estimait que puisqu'il s'agissait de la kermesse de l'Église, les sorciers devaient en être exclus.
De repenser à tout cela me rendait malade car qu'y-a-t-il de plus douloureux que le souvenir des joyeux moments passés? Cela vous amène à vous dire “celui-ci ou celle-là y était” et vous retrouvez la franche gaieté qui vous animait à l'époque et vous faisait trouver drôles des plaisanteries même sur des sujets graves et solennels, comme la phrase de celui qui avait tant ri en disant “une oie marche sur ma tombe”, et voilà que maintenant, il se trouvait sous terre depuis un bon bout de temps. Si bien que penser à la fête de l'année passée me fit verser les larmes que la noyade de Gideon n'avait pu me tirer. Il est vrai que sa disparition sortait de l'ordinaire et ne ressemblait pas à ce qui arrive communément, car il n'était mort ni dans son lit, ni par violence, mais, après y avoir aspiré de toute son âme, il entra volontairement dans la brume et cessa d'exister. Et puis d'être ainsi resté introuvable m'apparaissait la fin qui convenait à une vie qui s'était elle-même coupée des humains ordinaires, sujets à des comportements et des actes irréfléchis ou légers. Il n'était attaché à personne semble-t-il, depuis qu'il se sépara de celle qui lui fut le plus intimement liée. Il avait plus à voir avec la terre et l'eau dont il s'était forgé une vie à sa mesure. Les rochers, les eaux troubles, la terre compacte, les arbres qui bougonnaient sous l'orage mais lui résistaient, c'était-là sa famille bien qu'il ne les aimât pas. Il les prenait, les broyait, les utilisait. En agissant ainsi il tomba, comme on le voit, dans leurs mains de brigands qui le prirent, et en firent leur esclave. Je me disais qu'il ne pouvait mourir comme les autres hommes, être pleuré et couché six pieds sous terre avec son nom sur une pierre tombale. Non. Il lui fallait le grand espace et être loin de tous, ballotté au gré des courants troubles de l'étang au milieu de sa propre ferme et de ses bois. Comment peut-on pleurer devant ce genre de choses? Pleure-t-on devant un coup de tonnerre ou un nuage qui déverse son eau? Non. Ce ne fut donc que quand ma mémoire retrouva ces petits moments où il s'était abandonné que je pus pleurer sur lui et aussi quand il me revenait à l'esprit, le jour de l'incendie, où, le bras au travers du visage, il sanglota.
La nuit durant mes pensées s'attardèrent sur Gideon, l'obscurité s'emplissait de frayeur glaçante et l'horreur s'accumulant, isolait l'endroit comme pour le séparer du monde. Je savais que je ne pourrais passer une autre nuit là et je commençai à me demander ce qu'il fallait faire du bétail, puisque personne ne poserait plus le pied ici après de tels faits. Non, personne et jamais! Le sacristain refusa d'y venir et si lui ne voulait pas, qui voudrait? Pas une âme n'achèterait la ferme et si je pouvais bien laisser les champs que nous avions labourés revenir à leur état de bois et de landes, il fallait bien pourtant, s'occuper des bêtes vivantes tant qu'elles étaient là. Cependant j'étais décidée à ne pas rester, mais à fuir comme il était arrivé une fois aux gens qui fuirent les villes de la plaine et cela, non à cause de la ferme elle-même, mais à cause de ce que Gideon en avait fait. Je voulais partir dès le lendemain. Mais que faire des bêtes, je n'en avais aucune idée, parce que si je demandais à l'un quelconque des voisins, ne serait-ce que de les noyer, j'obtiendrais cette réponse: “Non, non mamzelle, on pourrait tomber sur des revenants”
Enfin l'aurore bénie apparue, la brume était étalée sur la ferme comme un immense nuage brillant, mais à mesure que le soleil se levait, puissant et chaud, impossible à voiler, elle devint moins dense et, d'un seul tenant, elle s'éleva lentement, jusqu'à laisser un espace entre sa partie basse et l'étang, où les poules d'eau nageaient, affairées comme des abeilles, à courir entre les deux berges. Puis les troncs d'arbres furent libérés sur leur moitié inférieure ce qui leur donnait l'air d'être chapeautés de neige. La brume s'éleva de plus en plus jusqu'à atteindre le ciel où elle se mêla aux nuages matinaux. Enfin ceux-ci disparurent et il n'y eut plus qu'un ciel pur d'un bleu de pervenche. Au moment où la brume s'était levée, j'avais vu que l'étang était entré, durant la nuit, dans sa période de turbulence, l'eau épaisse et trouble, était pleine de remous, si bien que les nénuphars étaient agités en tous sens autour de leur attache. Quand la lumière du soleil apparut mon esprit s'éclaira aussi. Nous étions en plein jour de fête. Il y aurait du monde par ici. Pourquoi ne pas emmener les animaux à la foire, les parquer dans un enclos, en demandant à quelqu'un de les vendre? On pourrait les laisser partir à bas prix. Oui, c'est cela. Aussi dès que j'eus nourri les bêtes et trait les vaches, je les rassemblais toutes dans la cour pour qu'elles soient prêtes et après avoir rangé la maison et tiré les rideaux, je partis chez le Sacristain, lui demander si je pouvais faire un enclos et y mettre les bêtes pour qu'elles soient vendues aux enchères par le marchand de vaisselle en même temps que sa marchandise. Le Sacristain n'y était pas trop favorable mais sachant qu'il n'avait sur la fête aucune autorité, que de plus elle se déroulait sur nos terres, il ne pouvait que donner son accord. Tivvy me regardait méchamment, elle avait eu tellement envie d'être maîtresse à Sarn sans parler de son attirance pour Gideon et elle semblait me rendre responsable de tout ce gâchis. Or je n'avais pas de temps à perdre, car déjà les premiers chars arrivaient sur le terrain de la foire.
Il était encore d'usage dans chaque village de décorer de fleurs et de branchages, le char qui amenait les gens. Les jeunes venaient à pied tout en chantant, hommes et femmes en groupes séparés. En revanche c'était en couples qu'ils repartaient deux à deux. Quand j'arrivai vers eux on était en train de placer les marchandises sur les stands: de la bière épicée, des bonshommes en pain d'épices qui plaisaient tant à Moll, des gâteaux à la menthe, des broches en galets et des peignes qui maintenaient les coiffures en hauteur. Une femme avait allumé un feu et préparait hâtivement l'énorme récipient de pudding pour le concours de celui qui en mangerait le plus vite très chaud. Les chars roulaient sur nos chemins de forêt avec le même bruit qu'ils avaient eu lors de la fête de la moisson. Les gens babillaient comme une couvée de geais jusqu'à ce qu'ils arrivent sur le terre-plein de la foire où ils apprenaient ce qu'il était advenu de Gideon. Je pouvais deviner quand un char en recevait la nouvelle car alors un silence se faisait immédiatement. Je suppose qu'ensuite chacun se faisait la réflexion, qu'on se trouvait proche de l'église, sur un lieu sanctifié tandis que la partie maudite se trouvait à l'autre bout de l'étang, si bien qu'il retrouvait un peu de vigueur et se remettait à bavarder. Je vis monsieur Huglet et monsieur Grimble, discrets comme des voleurs, ils me lançèrent un mauvais regard lorsque je passai près d'eux.
Le long du chemin forestier il y avait tout un remue-ménage de libellules et les demoiselles aux couleurs chatoyantes étaient superbes, naviguant au-dessus des touffes cramoisies de ces géraniums sauvages que l'on nomme sang du dragon. Je me disais que “le vent jouait dans les branches, les nénuphars s'ouvraient, les libellules quittaient leur linceul mais Kester Woodseaves m'avait oubliée”. Parce que c'était le moment où il aurait dû être de retour. Pourquoi se serait-il souvenu d'une femme marquée d'une malédiction, une femme au bec-de-lièvre, susceptible d'être accusée de sorcellerie? Non, il n'avait plus pensé à moi. Il se sera mis avec cette jeune femme dont il avait dit qu'elle n'avait pas épargné sur le maquillage.
Quand je revins à la maison, je rassemblais ensemble les moutons, les cochons, les vaches et les bœufs et montée sur Bendigo, je les conduisis à la foire. Par chance toutes ces bêtes m'aimaient bien et allèrent où je leur disais. Puis je revins et mis les poules, les canards, les oies et les dindes dans des boîtes et des paniers et les emmenai dans la brouette. Je les avais laissés enfermés pour pouvoir les attraper facilement. Les gens me dévisageaient quand ils me voyaient convoyer à travers bois, mes troupeaux et mes volailles car ces bêtes peu habituées au lieu, menaient grand chahut: bêlant, grognant ou beuglant. Comme nous avancions, nous nous reflétâmes tous dans les eaux troubles en ombres confuses: cela me rappela une scène similaire au moment de l'enterrement de Père.
Quand enfin, les champs, les granges, l'étable et la bergerie furent vidés de toute vie, je mis Pussy dans un panier et fermai la porte à clé. Je me suis alors dit que les fantômes pouvaient bien dès lors investir la ferme, oui, tous pouvaient venir jusqu'à ce Tim qui avait eu la foudre dans le sang. La promesse que j'avais faite à Gideon était annulée maintenant. Je n'avais plus rien à faire ici. Pour quelle raison serais-je restée, maintenant qu'il n'y avait plus personne à qui offrir mon ouvrage? J'étais prête à partir. Sur quelle route, je ne savais pas, mais je la supposais solitaire. J'avais empaqueté quelques affaires à laisser à Miller qui me les apporterait à Lullingford. Il me restait ce que je portais sur moi, ma vieille Bible et mon cahier. C'est ainsi que je quittais la ferme où vécurent des Sarn depuis des temps immémoriaux. Ce me fut difficile de laisser les champs que j'avais labourés maintes et maintes fois mais cela aurait été plus dur encore de rester. Je frissonnais à la pensée que ce soir, la flèche de l'église aurait sa pointe dirigée sur notre maison hantée, couchée qu'elle serait à la surface de l'eau, à l'endroit le plus profond et le plus sombre où gisait Gideon.
Le temps que je revienne à la foire on était déjà en train de vendre les animaux et l'argent était déposé dans une chope en étain. Aussi, comme je ne voulais pas prendre part à la fête et aux jeux, je m'assis sur le mur du cimetière, dans l'attente de pouvoir partir. Les enchères se firent rapidement, parce que les gens n'attribuaient pas aux bêtes la malédiction qui pesait sur l'endroit. Le Sacristain acheta Bendigo et le père de Moll des bœufs pour son maître. Callard prit quelques vaches, le reste partit assez vite et je donnai Pussy à Felena, parce que je pensais qu'elle avait bon cœur bien qu'elle manquât de respectabilité, où peut-être était-ce justement pour cette raison.
Elle me demanda:
_ “Avez-vous des nouvelles du tisserand, Prue?
_ Non répondis-je ça fait longtemps qu'y a pas eu de nouvelles?
_ C'en était un entre mille, ajouta-t-elle, oui, il paraissait d'une autre étoffe que nous autres. Comme s'il venait d'ailleurs. Vous rappelez-vous comme on a joué aux “Couleurs Précieuses” pour l'âme du tisserand, vous et moi? Mais je crains qu'une belle dame de la ville lui ait ravi le cœur depuis ce temps.
Durant notre conversation ainsi qu'au moment où j'étais assise seule sur le mur du cimetière, je fus consciente de coups d'œil sombres à mon encontre, des regards de biais, des mouvements de lèvres méprisants, des hochements d'épaule et certains s'écartaient même en passant vers moi. Je me demandais bien ce que cela signifiait, je savais certes que les vieilles rumeurs sur moi étaient allées en s'amplifiant, dans les fermes solitaires et bien que la malchance suffise quelquefois pour retourner les gens contre vous, puisqu'ils y voient la main du Seigneur vous punissant pour des fautes, cependant tout cela ne me semblait pas suffisant pour expliquer tant de haine dans ces regards qui me fendaient le cœur. J'ai toujours aimé mes semblables, et comme je l'ai dit une fois, j'étais comme debout à la croisée des chemins avec mon bouquet, prête à l'offrir au monde que j'attendais et qui devait passer à cheval près de moi. Mais, au lieu de le prendre, il me renversait. Oui, en ce jour de la mi-août, au moment des eaux troubles il me renversa.
J'étais là, réfléchissant et me demandant ce que j'allais faire, car je comptais que des gens rentrant sur Bramton pourraient m'emmener, si bien que je me trouverais à mi-chemin de Silverton. Si je m'échappais maintenant je raterais l'occasion de partir avec eux, de plus, pour que le marchand de vaisselle reçoive son pourcentage exact de la vente, il fallait attendre la toute fin des transactions. Pour ces deux raisons, je devais patienter encore.
La femme du meunier s'approcha, discrètement et me dit qu'elle était là depuis le début, qu'elle avait entendu monter une affaire me concernant, les conciliabules étaient partis de Grimble et de Huglet, l'un puis l'autre disaient ceci, cela, un assentiment par-ci, un clin d'œil par-là, des sous-entendus, des hochements de tête et des “Oh! quel dommage une jeune femme si bien comme il faut!” ou “y faut faire quelque chose et le pasteur doit voir ça”. Ainsi la conversation roulait sur moi, me dit-elle. À peine cessait-on de parler de la façon dont Gideon était mort qu'on commençait à s'en prendre à moi. On farcissait la tête des jeunes de ces histoires où je sillonnais la contrée, la nuit, dans le corps d'un lièvre, et l'on insistait sur le fait que j'avais un passage sous ce mur du cimetière où justement j'étais assise. Les mots de mademoiselle Dorabella au Pichet de Cidre étaient restés dans les mémoires et plus tard, l'incendie avait confirmé l'idée de malédiction sur nous, parce que même si c'était Beguildy qui l'avait allumé, on supposait que le Seigneur n'aurait pas permis qu'il le fît sur une propriété honnête. Après cela, la noyade de Jancis confortait l'idée dans des proportions plus grandes et des sentiments plus sombres et enfin, la mort de Gideon donnait la touche définitive qui prouvait le tout. Il y avait quand même quelque chose que les gens n'arrivaient pas à comprendre. La cause principale à tous ces malheurs successifs ne pouvaient être que divine. Il y avait donc, pensaient-ils un Jonas sur notre bateau. Et puisque Mère avait toujours été bien aimée de tous, que Gideon avait été apprécié en raison de ses capacités à gérer son patrimoine jusqu'à la fortune, il leur apparaissait que la seule personne qui pouvait amener la malédiction ne pouvait être que moi. Ils réfléchissaient lentement à la chose comme nous le faisons à la campagne, mais une fois le raisonnement bien établi, ils n'en démordaient plus, et leur démontrer le contraire serait toute une affaire. C'était donc là, la raison de leurs regards haineux, de leurs détours et de leurs murmures. J'étais la sorcière de Sarn. J'étais la femme maudite par Dieu, j'avais un bec-de-lièvre. J'étais celle qui avait fréquenté Beguildy, ce méchant vieil homme, cet étrange homme du diable, or qui s'assemblent…se ressemblent. Et voilà que maintenant, crime plus grave encore, je me retrouvais seule. Je dois dire que, même si ailleurs on ne jugeait pas les choses ainsi, dans nos contrées, être seul était déjà suspect en soi. La cause en pouvait être, qu'en ces lieux désolés, personne ne pouvait choisir la solitude ou l'imposer à quelqu'un, car dans ces fermes perdues et oubliées des montagnes, et dans ces terres imprégnées d'eau autour des étangs, les vents, au cours des longs hivers, hurlaient au coin des maisons comme des loups, et de vieilles histoires se racontaient sur des hommes morts de peur chez eux, sur le retour de malheureux fantômes qui ne revoyaient leur ancienne demeure qu'à travers les fonds de bouteilles de leurs fenêtres sans pouvoir entrer, sur l'effrayante musique de l'approche de la mort, sur les hurlements des sorcières, parmi lesquelles j'étais disait-on, galopant parmi les feuilles mortes dans la bourrasque, sur la menace des bandits de grands chemins. Ainsi personne ne pouvait choisir d'être seul et personne sans une bonne raison ne pouvait condamner quelqu'un à cette solitude. Par conséquent si vous étiez seul c'est que vous étiez damné.
Je ne peux vous exprimer l'effondrement de mon cœur quand je compris cela. Car pour moi qui ressens intensément l'amour ou la haine des autres sans qu'il soit besoin de mots, et qui ne peux bien agir que l'âme pénétrée de chaleur, même un petit désamour suffit à me ternir une floraison.
“_ Maintenant, dit madame Miller, je sais de quoi il retourne, parce qu'on dit du mien qu'il est maudit, et c'est l'air qu'il donne vraiment, mais pas vous et je dis “attention à Grimble!” Celui qu'est fourbe c'est Grimble. Huglet est tout colère mais on sait ce qu'il a derrière la tête. Avec Grimble on sait pas. Il va lâcher un mot ici, un autre là, comme le duvet de chardon qui s'éparpille, sans qu'on puisse le voir ou y penser, mais après sapristi! quelle récolte de chardons il y a! et maintenant tous ces chardons sont mûrs, prêts à ce qu'on souffle dessus”
Pendant qu'elle parlait encore, Tivvy fonça sur moi, tout de noir habillée, parce qu'elle avait révélé qu'elle avait été la promise de Gideon, et elle me dit:
“- Tu m'as frappée Prue Sarn! Et ben tu vas voir!”
Sur ce elle monta sur le mur et s'écria:
_ Vous tous écoutez, j'ai quelque chose à dire. J'ai été offensée. Sarn m'avait promis le mariage y'a de ça cinq mois et depuis cinq mois c'est madame Sarn que j'devrais être. Parce que Sarn m'aimait bien. Mais celle-là l'en a empêché. Prue Sarn a tout empêché. Elle m'a fait une telle peur que j'pouvais pas venir à la ferme. Elle m'a frappée et comme c'est une sorcière j'ai eu peur d'elle. Ah! elle voulait être la maîtresse de Sarn! supportait pas que quelqu'un d'autre ait son mot à dire. Et vous pouvez le voir! C'est ben elle la maîtresse de tout maintenant et tout juste le lendemain de la mort de mon pauvre Sarn, elle vend tout. Oh c'en est une qu'a pas de cœur! Aucune méchanceté l'arrête. Ça fait cinq mois que j'aurais pu être madame Sarn, sans elle. Si elle a une telle force c'est parce que c'est une sorcière!”
Je fus très suprise par le ton déchaîné qu'elle prit pour prononcer ces mots, jusqu'à ce que je réalise qu'elle attendait un enfant de l'amour, ce qui était dix fois pire pour elle qui était la fille du Sacristain, et ce que le Sacristain ferait quand il l'apprendrait était terrible à imaginer, aussi Tivvy devait trouver quelqu'un à qui faire porter le blâme. Mais à peine avait-elle terminé, que Grimble grimpa sur le mur. Il se tenait là, son long nez pointant vers le bas comme s'il se demandait parmi tout ce qu'il y avait à dire, sur quelle chose il fixerait l'attention.
“Mesdames et messieurs, commença-t-il, c'est un jour solennel. Dans ces eaux est couché un fameux fermier. Oui! Un de ces hommes qui aurait pu imprimer sa marque sur Sarn. Regardez ces champs qu'il a labourés! Il était de ceux qui deviennent riches. Promis à une jeune fille bien comme il faut et droite aussi, parce qu'on sait que son frère pouvait arriver avec un texte comme personne ici a pu le faire même dans la mémoire du grand-père Callard”
_ C'est ben vrai cria le vieil homme depuis la charrette où il était assis. Mais le vieux Camperdine en était bien proche, je veux dire celui que Beguildy avait dans une bouteille. Oui, il était bon dans les textes quand il avait bu! Je l'ai entendu en citer des longueurs qui vous faisaient avoir envie de prendre un bâton pour les mesurer. Mais quand il était sobre, pas le plus petit texte. Plutôt paillard qu'il était à ce moment-là. Mais avec l'alcool, sapristi, c'était un vrai miracle!
_ Comme je disais, reprit monsieur Grimble, de sa voix tranquille, son frère peut sortir un texte, son père, c'est le Sacristain et sa mère la femme du Sacristain, donc ça tombe sous le sens que c'est une bonne fille. Et vous avez entendu ce qu'elle a dit. Je vous assure que ce qu'elle vient de dire est vrai et plus que ça même. Maintenant écoutez. Depuis sa naissance, Prue Sarn a été une femme frappée par Dieu. Tout ce qu'elle fait, elle peut pas s'en empêcher, puisqu'elle est au pouvoir de Satan. Voilà pourquoi elle erre sur la lande comme chacun le sait. Voilà aussi pourquoi elle était l'amie de Beguildy et qu'elle a appris de lui toutes ses méchancetés, puisque qui se ressemblent s'assemblent. C'est encore la raison pour laquelle, dès qu'elle pose l'œil sur l'un ou l'autre, un enfant une bête ou un champ de blé, peu importe, ça périclite, quelle que soit la chose, ça périclite et disparaît. Mais elle peut tout aussi bien tuer carrément, comme elle a fait à mon chien qu'avait une grande valeur pour moi? Oui! et des choses plus graves encore. Beaucoup plus graves. De quoi sa mère est morte? Bonnes gens, elle est morte d'un thé à la ganteline. Empoisonnée. La femme du Sacristain en est témoin. Qui soignait la mère malade? Sa fille. Et ben mes amis qu'est-ce que vous dites de ça?
Il y eut des murmures dans la foule, des bousculades pour pouvoir me regarder, là où je me tenais assise, assommée par la stupéfaction. Mais personne ne disait rien encore. Les gens de la campagne ne condamnent pas dans la précipitation. Ils étaient prêts comme du petit bois mais la flamme n'était pas encore allumée.
“_ Plus grave, reprit Grimble, mais d'abord que madame Sexton et Tivvy Sexton se lèvent et disent d'un mot si tout ça est vrai. Bon alors. Oui ou non?
_ Oui dirent-elles ensemble.
_ Maintenant, pourquoi cette pauvre jeune femme sans ressources, Jancis Beguildy et son pauvre enfant, ont trouvé la mort dans l'étang? Qui était seule avec eux quand c'est arrivé? Prudence Sarn! Et pourquoi Jancis gênait la sorcière? Parce qu'elle savait tout. Elle connaissait les tours du diable qui se jouaient entre son père et la sorcière. Alors comme elle avait pas d'argent elle est venue menacer de tout raconter à moins d'être bien payée et c'est ce que Prudence Sarn n'a pas voulu faire. Donc quand y'a eu personne d'autre que la faible petite créature, prise au piège, encombrée de son bébé, et Prue Sarn, qu'est forte comme un homme, Jancis Beguildy s'est retrouvée noyée.
Une fois de plus des murmures furent échangés mais il fallait plus que la mort de la fille du sorcier, qui n'était pas en odeur de sainteté pour qu'ils s'amplifient.
“_ Mais y'a encore pire, reprit Grimble. Quand Sarn s'est mis avec Tivvyriah, sa sœur a pas apprécié. Elle voulait continuer à être la maîtresse de la ferme sans personne d'autre. Elle s'était déjà débarrassée de sa mère pour cette raison. Oui, elle a préféré pas de frère du tout, mes amis, plutôt qu'un frère marié.
Un soupir parcouru la foule, qui devait compter quelques trois cents âmes, parce que c'était une grande foire.
“_ Qu'est-ce qu'elle a fait? continua Grimble et la haine contenue dans ses yeux quand il me regardait était terrible à voir. Ben quand est venu l'obscurité et que la brume s'est levée, et que Sarn était en train de puiser de l'eau pour les bêtes, elle l'a poussé dans l'étang, et puis elle a pris la barque pour tromper le Sacristain, et a fichu une peur bleue aux enfants du meunier pour qu'y disent pas la vérité.
Il attendit une minute pour que les gens réalisent bien de quoi il s'agissait. Puis il assena:
“_ Bec-de-lièvre! Sorcière! Trois fois meurtrière!
Alors sans plus attendre, Huglet s'écria:
” _ On peut pas tolérer que vive une sorcière!
La flamme venait d'être mise au petit bois. Un hurlement monta.
On criait:
_ qu'on la piétine
_ faut la lapider
_ allons la noyer
Il n'y eut personne pour plaider pour moi sauf certains qu'on ne pouvait pas entendre. Le sacristain était parti chez lui. C'était un homme loyal et je pense qu'il m'aurait défendue. La plupart des gens n'étaient pas d'ici et ils n'étaient ni pour moi ni contre moi.
Felena poussa son mari devant, lui enjoignant de me défendre mais les gens criaient
_ T'es toi-même en danger berger! Comment que tu paies ta location, hein?
Ils se déversèrent sur moi comme la montée des eaux en hiver. On avait envoyé chercher la chaise d'humiliation.
Et la voix de Huglet ne cessait de hurler:
“_ On peut pas tolérer que vive une sorcière!
Je crois bien que je m'évanouis de terreur, parce que je ne me souviens de rien d'autre, jusqu'à ce que la fraîcheur de l'eau me réveillât, je respirais difficilement et je sentais des cordes qui me ligotaient à la chaise, avec dans les oreilles les hurlements de Huglet qui semblaient comme les vociférations de quelqu'énorme démon.