Répondre à : (O) KOWKA – Le Mystère des Bondons

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#162260
CocotteCocotte
Participant

    Bonjour, chers collègues DDV



    Après une pause de quatre années, voici la 21ème nouvelle que Kowka m'a envoyée et que je propose à vos votes. Merci pour le temps que vous allez passer à la lire. Ses productions précédentes comportaient une ou deux pages seulement et je préférais des histoires un peu plus étoffées. Celle-ci m'a intéressée.

    J'espère qu'elle vous plaira et sera acceptée. Merci!

    Bonne journée! Et bon Week-end.

    Cocotte

    Une enquête du commissaire Souby – le mystère des Bondons[1]

     

    Rien ne laissait supposer que cette journée finirait d' une telle façon. Commissaire parisien à la retraite depuis maintenant quatre mois, j'étais retourné habiter dans mon village natal, où maman m'avait laissé une petite maison, à Saint-André-des-Sources pour ne pas le nommer, beau nom pour ce village où la seule eau était celle du Gardon. Il pouvait être impétueux, mais le plus souvent il n’était qu’un souvenir perdu. N'ayant pas connu mon père, je portais le nom de ma mère, nom qui était le symbole d'une grand famille protestante Soubeyran et prénommé André, mes collègues de la P.J. du quinzième arrondissement m'appelait tout simplement Souby et mes amis Dédé.

    Bien accepté par les autochtones qui reconnaissaient un des leurs, dès la maison remise en ordre selon mon goût, j’étais devenu un passionné de régionalisme, de contes, de légendes et du folklore local, sujets qui déjà auparavant m’interpellaient régulièrement. J'étais heureux dans ce petit microcosme qui me changeait de mes courses aux quatre coins du Monde : l'Asie du Sud-Est et l’opium; la Guyane et ses trafics d’or où j'ai été pendant trois ans inspecteur à Cayenne, puis six mois à la Guadeloupe (surveillance maritime) avant de revenir dans la capitale, où j’ai pris mes fonctions de commissaire à la P.J..

    En ce début d'automne, la pluie, suite ininterrompue de larmes de chagrin d’un ciel bas, laissait paradoxalement présager de belles sorties aux champignons, des balades en forêt, et pourquoi pas une ou deux journées de pêche à la truite, une de mes passions. J'avais décidé de monter à Pont-de-Monvert où je connaissais un petit hôtel agréable pour y avoir logé il y a plus ou moins dix ans lors d'une enquête qui m'avait conduite dans le pays. Cet hôtel, « A la truite argentée », était situé sur le versant oriental du Mont Lozère où s'étagent harmonieusement le schiste, le calcaire et, tout en haut, le granit.

    Cet agréable lieu avait au rez-de-chaussée un bar avec un long comptoir et un arrière plan multicolore de bouteilles d'alcool et d'apéritifs rangées sur trois étagères en bois de pin comme des hussards à la relève de la garde. Elles étaient adossées à un grand miroir ce qui donnait de la profondeur aux étagères et dédoublait le nombre déjà impressionnant des bouteilles.

    Il y avait une salle de restaurant décorée de boites vitrées où trônait une magnifique collection de mouches artificielles toutes plus belles les unes que les autres . J’aurais bien aimé connaître l’artiste qui les avait créées. Outre les trois petites tables adossées à une séparation en bois, vitrée de verre martelé sur le dessus, deux grandes tables pour au moins douze randonneurs chacune régnaient sur la salle. Sur le côté se trouvait une petite épicerie avec les produits de première nécessité et juste à côté de l'entrée un point presse, carte postale, Loto et autres jeux à gratter. La veille j'y avais acheté un petit recueil de sudoku, ma passion du moment. Au comptoir étaient les deux gendarmes de garde qui terminaient leur tournée, accoudés au zinc , ils sirotaient un petit café relevé d'une « bistouille ». Je les saluais au passage et empruntais l'escalier qui montait à l'étage. Les six chambres étaient symétriquement distribuées de part et d’autre d’un couloir chichement éclairé par deux tulipes en opaline rose délivrant une pauvre lumière. La mienne, la seconde à gauche était une belle chambre que j'avais prise en souvenir de mon passage précédent. Elle était décorée d’un mobilier typique des hôtels de montagne, tout en bois de pin, ce qui avait tout pour me ravir. De plus, la petite table et ses deux fauteuils donnaient sur la vallée boisée et verte de cette magnifique région de la vallée du Tarn. Cet hôtel était situé à la sortie de Pont-de-Monvert sur la route de Bédouès, Cocures pour ensuite monter au Mas de la Barque, véritable Graal des randonneurs locaux. La fenêtre m'offrait un paysage grandiose de pin sylvestre, de pin de Salzmann[2] et de pins noir d'Autriche. Ce biotope très particulier était parfait pour les champignons que je convoitais.

     

    C'est ainsi que, sous un soleil éblouissant, la pluie étant oubliée depuis longtemps, je décidais d'aller faire une prospection du côté de la Cham des Bondons, lieu réputé pour ses menhirs. De plus, un mien ami m’avait signalé y avoir trouvé de la barytine et du plomb argentifère. Deux minéraux manquant à ma collection des pierres locales. Je suis parti du village Les Bondons, gros village d’environ 600 habitants, pour me diriger vers la Calmette. La région aride est parsemée de roches ruiniformes ressemblant aux squelettes d'animaux fabuleux ou antédiluviens ou encore aux ruines d'anciennes forteresse de légende et pourquoi pas à de villages disparus, ce qui ne manquaient pas dans la région où le choléra était passé deux siècles plus tôt laissant sur son passage des villages totalement vide de leurs habitants. Gargantua lui-même était passé dans cette région en laissant, par ci par là, sa trace. Je me garais à la sortie du hameau sur le bas côté, je pris mon havresac et ma canne. Dès le premier replis de terrain, je tombais sur un petit mas bordé d’une vigne coupant entièrement le vallon, impossible d’avoir accès au taillis qui attaquait la pente juste derrière lui. On était obligé de prendre la desserte d’entretien de la vigne. Je franchis le portail de la cour et montais les huit marches qui menaient à la terrasse précédant l'entrée. Je tirais la chaîne de la cloche et une voix cria par la porte grande ouverte. – Oui, entrez.

    La première chose qui me frappa en pénétrant dans le hall furent les odeurs. En réalité il y avait plusieurs parfums. D'abord, le principal, celui de la maison qu'on reniflait sitôt passé le seuil sombre. J'essayai de l'analyser car c'était une senteur qui ne m'était pas familière. Elle n'était pas déplaisante, loin de là. Il y avait un fond de vin, bien entendu, avec une pointe de chien mouillé, et des relents refroidis de cuisine. Et comme c'était une cuisine méridionale, à base d'ail, d'olives, d'huile et de romarin, cela me changeait de mes habitudes.

    Un autre parfum était l'arôme même de l'air, beaucoup plus ténu; je me rendis compte par après qu'il était seulement perceptible à certain moment de la journée. Il était plus discret, plus évanescent, composé des senteurs aromatiques typiques de la flore du midi. Toujours ce subtil mélange de sarriette, de paille, de menthe mais où la dominante, me sembla-t-il, était le pin. Le dernier enfin, plus discret, plus sauvage et plus fugace était lui très spécial. C'était un cocktail froid composé de senteurs ferriques, acides, humides, terreuses, c'était le parfum très typé de l'eau de source. Cet assemblage me parvenait par-dessus le toit de la maison, légèrement pollué par l'émanation de gasoil mal brûlé provenant du tracteur.

    Il était assis dans la cuisine et regardait le vallon par la fenêtre. La lumière l'éclairait de profil. Il contemplait son verre de vin fraîchement tiré dans lequel le soleil allumait de magnifiques teintes rougeoyantes. On y percevait toute la gamme des cramoisis en passant par le carmin, le rubis transparent et une touche de ponceau. C'était le vin de sa production, « élevé » avec amour et conscience, et, comme c'était un homme sincère et honnête, il le buvait avec tendresse et respect, sans avidité, comme un vin doit être bu, avec une certaine révérence. De suite l'homme me plut, de suite je sentis que nous allions bien nous entendre. De suite je compris que nous partagions en partie les mêmes valeurs, que nous aimions les choses simples et la nature.

    Il s'appelait Basile Vaianapoulos, mais on disait « le père ».

    – Bonjour ! puis-je traverser votre vigne ? Je souhaite monter sur le plateau.

    Il mit du temps à me répondre de sa voix rocailleuse :

      Allez y … mais vous ne trouverez rien par ici ! Désirez-vous un canon, c’est la production de l’an passé, un assemblage de grenache, un peu corsé mais qui a du caractère.

    – Oui volontiers m’entendis-je lui répondre, et pour le bois, c'est pas grave, c'est surtout un prétexte pour faire une balade en dehors des sentiers battus.

    Je m’engageais dans la forêt. La pente était rude mais je suivais une sente, probablement tracée par les animaux. Des champignons : nenni ! De plus, l’endroit me paraissait avoir été déjà fouillé ; j’obliquais vers l’ouest tout en grimpant et j’avançais les yeux au sol : toujours rien !

    Cela faisait maintenant deux heures que je pérégrinais assez laborieusement ma foi et j'éprouvais le besoin de souffler, à la première petite clairière je décidais de m'arrêter un quart d'heure. Elle était silencieuse comme une cathédrale et un bondon en occupait le centre. Ah un bondon ici, Bizarre – pas très grand, un mètre vingt pas plus, et dans cette clairière au sol dénudé, des pierres en cercle entouraient la pierre dressée, de plus, une gravure maladroite représentait un personnage barbu. Un bondon gravé, je n'avais jamais entendu parler de ça hormis ceux qui avaient été christianisé. Emporté par ma curiosité je m'avançais dans le cercle et là, atrocité, un squelette bien réel était au pied de la pierre levée, un squelette de petite taille, avec comme particularité un bracelet de perles de différentes couleurs retenues par un fin tissage. J'avais déjà vu des similaires chez les Hopis, indiens troglodytes des hauts plateaux d'Arizona.

    Je pris mon portable et réflexe professionnel, je cadrai d'abord quelques photos qui essayait de montrer l'étrangeté de la découverte et son côté évidemment macabre. Puis j'essayai de joindre la gendarmerie, après trois essais infructueux j'abandonnai, le réseau est inexistant sur ce versant.

    J’entamai, alors, la descente pour aller téléphoner au village, pressant le pas, suivant mes propres traces… je me retrouvai au petit mas du « Père ».

    – Monsieur, avez-vous le téléphone ?

    – Oui ; un problème ?

    – Au pied d’un petit bondon, j’ai trouvé un squelette … un enfant, je crois …

    Incrédule et mal à l’aise, il me répondit

    – Un animal sans doute…

    – Non, un squelette humain ; Alors, ce téléphone ? On y va ?

    – Bon suivez moi »

    En fait, il habitait la dernière maison à la sortie du village, enfin, maison ! plutôt une petite ferme viticole comme il y en a des centaines dans la région où la culture du vin a encore une certaine importance, avec toutefois un gros 4X4 récent garé devant son seuil, un de ces énormes 4X4 tout équipé pour la chasse avec son pare buffle, phares additionnels et tout, et tout..

    Nous sommes entrés dans la « belle pièce », celle où on reçoit les gens, le téléphone trônait sur un guéridon, pour sûr hérité de la grand-mère.

    Le téléphone sonne longuement, on décroche, une voix rogomme me répond

    – Gendarmerie nationale, ici le maréchal des logis Merlin, que puis-je pour vous ?

    Je lui signalais la macabre découverte que je venais de faire dans la forêt au dessus des Brousses.

    Bien, nous viendrons demain matin, car, il est 17h, la nuit sera bientôt là. J'ai de suite compris qu'il ne voulait pas perdre sa nuit.

     – Merci Monsieur pour votre amabilité , je m’appelle André Soubeyran, Je reviendrai donc pour vous montrer le chemin, demain dès l'aube.

    Je quittai la maison en jetant un coup d’œil à la boîte aux lettres : Basile Vaianapoulos; ah un nom à consonance grecque, bizarre, pas courant par ici.!

    Devant le peu d'empressement que tout le monde faisait de ma découverte, je regagnais mon hôtel de La Truite Argentée à Pont-de-Monvert où ma foi je dormis comme un ange, l'air de la montagne me faisait le plus grand bien. J'avais eu peur que l'excitation de l'enquête me revienne et m'empêche de dormir.

    Après un petit déjeuner copieux servit avant l'aube, comme pour les gens qui vont à la chasse, ce qui est peu mon cas, en route pour Les Bondons. Je décide de remonter au menhir pour contrôler si je n’avais pas oublié un détail et ce avant la venue des gendarmes. Arrivé sur place, à ma grande surprise, les os avaient disparus et étaient remplacé par trois pièces d’or déposées en triangle. Des pièce d’or toute fines, écrites en onciale, des francs des rois de France à première vue. Je les ai ramassées et rangées dans mon sac. Je redescendis aux Bondons, où m'attendaient deux gendarmes et un médecin légiste. En mon fort intérieur je pensais; ah quand même ils ont pensé au médecin légiste.

    Je me présentais :

    – André Soubeyran, commissaire en retraite, je voudrai que Monsieur Vaianapoulos se joigne à nous : il connaît merveilleusement mieux que nous les lieux.

    Le maréchal des logis Merlin se redressa et me fit un salut de la tête, c’était une forme tacite d’acquiescement

    Le viticulteur, ennuyé invoqua les nombreuses tâches qu’il devait accomplir, il semblait ne pas être heureux de nous accompagner. Merlin lui fit comprendre qu'il avait intérêt à nous guider à travers la forêt, il ne pouvait pas ignorer où se trouvait le bondon, petite curiosité locale, c’est donc, en file indienne que nous gravîmes la sente….je signale en aparté que les ossements ont disparu et que c’est pour cette raison que j’ai demandé que le sieur Vaianopoulos nous accompagne. De plus je montre au sergent Merlin les photos prises la veille pour lui montrer que je n’affabulais pas, que les ossements étaient bien là la veille.

    L’ascension s’avéra difficile, les conditions météo s’étant dégradées : les nuages semblaient plus denses et soudain, la pluie s’abattit sur notre petit groupe qui n’atteignit la clairière qu’en fin de matinée.

    La pierre debout telle un sentinelle au garde-à-vous paraissait plus imposante dans la pénombre; ils constatèrent, qu’en effet, autour, une dizaine de cailloux semblaient délimiter une zone assez large. Au premier abord, point d’ossements …. Equipés de leurs torches, les gendarmes fouillèrent les alentours sans plus de résultat ! Le sol paraissait net.

    A la lueur de sa lampe le sergent Merlin, opiniâtre, continua les recherches ; il brandit enfin une petite perle rouge trouvée au pied d'une fougère, confirmant ainsi ma version des faits. Nous redescendîmes aux Bondons. Le gendarme me dit :

    -. Nous reviendrons demain avec la scientifique et un chien pisteur. En attendant on va explorer le périmètre et les alentours immédiats et sécuriser la zone.

    Le lendemain dès l’aube on remonte à la clairière, la nuit avait chassé les nuages, et c’est donc sous un ciel bleu et un temps frais que nous arrivons à pied d’œuvre. Romulus, le chien donna le tempo, c’est normal, maintenant c’est lui qui travaillait. Le chien marqua l’arrêt et son compagnon, le brigadier Saturnin, maître-chien, se pencha vers le sol et ramassa un minuscule bout d’os. Le légiste fatigué assis sur un rocher attendit que Saturnin lui amène l’os.

    – Cela ressemble bien à un fragment d’os humain, je dirais même, un fragment de la vertèbre axis, mais seul l’analyse ADN pourra le confirmer.

    Je notai par contre l’attitude pour le moins étrange de Vaianopoulos, il restait distant, comme ci ce que nous trouvions l’ennuyait profondément. Chafouin. Le sergent pensa que cela suffisait pour aujourd’hui, bien que Romulus semblait tenir une piste, effectivement une petite sente au nord semblait se diriger vers le sommet. Nous arrêtons là nos recherches, nous sommes vraiment dans la cambrouse, au bout du monde, très peu de moyens et des enquêtes d’une lenteur mortelle.

    Le descente fut rapide et au moment de se séparer, alors que le légiste m’avait promis de me tenir au courant, je demandai au gendarme s’il pouvait me renseigner sur le passé de notre autochtone et nous nous rendîmes chacun à nos occupations.

    Je ne sais pourquoi mais je « sentais » qu’il fallait surtout chercher sur place, car croyez-en mon instinct de chasseur d’hommes, ce lieux n’était pas catholique du tout. Dans la foulée, je décide de remonter seul dès le lendemain et de continuer mon inspection des sols, j’étais quand même venu pour récolter des minéraux.

    Je suis arrivé tôt ce matin, à l’aube, tout le monde dormait encore et comme ça dès 8 heure j’étais à pied d’œuvre. J’ai directement pris la sente laissée par les sangliers, elle sinue dans une garrigue et est composée d’une canopée basse de chênes-verts aux feuilles épineuses et dures. L’étage juste en-dessous, cachant les troncs des chênes qui ne dépassent pas 2 à 3 mètres de haut, est constitué d’acacias épineux, de genévriers, de buis géants et pour finir, l’étage couvre-sol, lui, est constitué d’hélychrisum, thyms nains, romarins et autres plantes odorantes ou piquantes. On y trouve occasionnellement des orchis, le petit liseron et surtout cette chicorée sauvage aux fleurs bleues empruntant leur couleur au ciel d'azur. Je suis cette étroite piste où la pierre est mise à nu; elle m’amènera au sommet après plus ou moins 800 mètres de forte pente. Elle est constituée d’une roche calcaire, grisâtre, avec de temps à autre une asperge sauvage buissonnante qui attire le regard par son feuillage mousseux et sa couleur tendre. La biodiversité de cette forêt basse est extraordinairement riche, une espèce ici, une autre là, aucune n’a la prééminence. Ce subtil équilibre interspécifique établi depuis plusieurs millénaires rend cette association végétale d’une beauté que l’on pourrait croire intelligente.

    J’arrive dans une petite clairière, les jambes griffées par les diaboliques acacias. Celle-ci est envahie par l’onagre, signe que cette terre fut jadis cultivée. Comme pour confirmer ma première impression, cet espace libre est accolé à d’anciennes faïsses[3] montant à l’assaut de la colline et prouvant ainsi que cette terre a bien été, hier ou avant-hier, entretenue par la main de l’homme. Au pied de la première banquette, dans le mur, un oustal[4] au toit effondré, nous observe de son entrée pleine d’ombre tel l’œil unique d’un cyclope. Après la traversée de cette petite placette, je continue par ce chemin où la myrte s’allie aux lentisques et qui descend maintenant d’une façon abrupte entre deux collines. Effarouché par mon passage un fourmilion s’envole dans un bruissement d’ailes pour se poser un peu plus loin, offusqué d’avoir été perturbé dans sa méditation. Un peu plus loin, avant d'entrer dans une espèce de valat[5] un peu abrupt, le talus gauche du coteau était bordé à hauteur des yeux d'une longue banquette calcaire riche en coquillages antédiluviens. Juste la bonne hauteur pour apercevoir sous la banquette, dans l'ombre sèche, à l'abri de tout vent, du sable à la couleur crémeuse, sec, fin, parsemé d'entonnoirs chacun gros comme une noix. C'était là le terrible piège de la larve du fourmilion, le même que celui que je venais de déranger quelque minute plus tôt, mais adulte celui-là. Qui pouvait d’ailleurs croire qu’une aussi petite larve pouvait donner un majestueux Hyménoptère aussi grand et bruyant ? C'était d’ailleurs ma première rencontre avec lui également, jusqu’ici je n’en avais vu que dans les livres. Je dois avouer que j'étais fasciné par la chute de chaque petite fourmi noire qui, la seconde précédente encore, se promenait benoîtement les antennes au vent. En effet, dès qu'elle tombait dans l'entonnoir, elle était subitement prise de frénésie et essayait de remonter à toute vitesse. Mais les grains de sable secs et très fins, trop fins, coulaient sous ses efforts et la ramenaient sans cesse sur le fond où manifestement elle ne voulait pas rester. Après deux trois grimpettes suivies d'autant de descentes involontaires, il y eut lors d'un de ses passages par le fond, un éclair tellement rapide que je ne vis qu'un mouvement flou; après cela la fourmi n'était plus là ! Le fourmilion, caché sous le fond de l'entonnoir, bien enfoui dans le sable, ne laissant que les deux chélicères de ses pinces traîner juste sous la surface des premiers grains, avait, à la vitesse de la foudre, happé la besogneuse imprudente. Comme cela me changeait de la région parisienne pays où tout était vert, calme et placide !

    J'arrive enfin sur la dernière crête où plutôt au col, celui de Montmirat. D'un coup, comme par magie, le plateau se dévoile avec son charme habituel. Et dans le bleu lointain où l'horizon tremble avec un goût de mirage, on devine même Ispagnac et Quézac ainsi que la barre du Tarn . Je suis content de poser mon havresac au sol du calvaire. De ce point de vue, je peux admirer cet extraordinaire plateau vibrant sous le soleil méridional.

    Je m’assis au pied d’un de ces menhirs christianisé, il y avait un gros bloc de granit qui avait été taillé juste pour moi.

    D’où je me trouvais, je dominais cette région tourmentée nommée la Cham des Bondons. La vallée escarpée au bord de laquelle je me trouvais succédait à une autre vallée puis une autre encore, le tout constituant un plateau d’une dizaine de kilomètres en pente douce. Ces vallées étaient coupées elles-même de ravins étroits, de failles, de gouffres, qui allaient ralentir ma progression, c’était un pays d’aridité où les gens devaient se déplacer avec prudence, les bergers du coin y perdaient régulièrement leur moutons, une sorte de lapiaz[6] géant. Ici pas le moindre souffle de vent ne rafraîchissait l’air surchauffé par les feux du soleil.

    Le soleil est déjà haut, le ciel éblouissant, il ne doit pas être plus de onze heures. On entend aucun bruit hormis le chant lancinant des cigales. Pas un chant d'oiseau ne vient troubler la quiétude singulière des lieux. L'air lui-même y est différent. Il charrie des parfums de thym et de sarriette. Le chemin parait interminable et gémit sous la chaleur estivale, il se faufile entre buis, acacias, genévriers et cades. Avec sa solution de continuité obsédante qui se répète d'un tournant à l'autre, on dirait qu'il ne mène nulle part, j'y avance comme une ombre condamnée par un châtiment antique.

    Sur la crête suivante, je m’assied à nouveau, je sors les jumelles de mon sac et j’observe avec attention l’itinéraire que je vais choisir pour traverser ce chaos. Au pied de la troisième crête un mouvement attitra mon attention, un berger habillé de sa houppelande et d’un genre de bonnet phrygien longeait un replis de roches. Je le vis marcher avec une certaine hâte, se retournant sans arrêt pour regarder derrière lui avec attention, des fois s’arrêtant même et inspectait le chemin qu’il venait de prendre, puis son regard observait toutes les crêtes autour de lui, j’ai même un instant cru qu’il me voyait au fond de mes jumelles. Tout à coup il s’est encore arrêté, a observé tout ce qui se passait autour de lui, s’est approché d’un rocher au pied d’un grand éboulis surmonté d’une longue barre rocheuse,  l’a touché du bout du doigt et le rocher a pivoté sur lui-même dévoilant une ouverture sombre, dans laquelle il s’est engouffré. La porte mystérieuse s’est refermée derrière lui, c’est comme si elle n’avait jamais existé. Je n’en croyais pas mes yeux, je m’attendais à tomber sur une histoire pas banale, mais là j’étais servi, et bien servi. Je pris avec beaucoup de minuties mes repères et je décidais de pousser ma balade jusque cet endroit pour le moins bizarre. Cache de contrebandier, faux–monnayeur comme dans Tintin et l’Ile noire, où pire encore, un antre de la magie noire où on sacrifiait des enfants comme du temps du terrible Gilles de Rais …

     

    Je repris mon chemin, celui-ci encore plus pénible que le précédent, la sente était à peine visible, on aurait dit une sente uniquement fréquentée par des lapins, mais sans pétoules[7].

    Comment faisaient ces hommes pour ne laisser aucune trace de leur passage ?

    On n'entendait aucun bruit dans la torpeur de ce début d’après-midi caniculaire. Ce vallon avait quelque chose de très particulier, cela était vraisemblablement dû à sa disposition. Ici, il se passait quelque chose d'inouï avec les cloches. Contrairement aux bourdons des clochers d'église de chez nous, dans le nord, les cloches du campanile du village émettaient des notes aux sons grêles et légers, tels ceux des chapelles ou des couvents. Peut-être la qualité ou la densité de l'air n'était-elle pas la même qu'ailleurs? On entendait distinctement le marteau frapper l'airain, le métal frapper un autre métal, et pourtant donner des petites notes musicales et discrètes. Mais dans le ciel pâle et chaud de cette fin de matinée, elles s'étiraient, hésitantes comme un rond de fumée, devenaient des cercles parfaits avant que d'autres cercles, toujours plus grands, toujours aussi purs, s'en échappent comme par magie. On les ressentait passer par-dessus les collines, la rivière et les rochers, et elles étaient encore perceptibles que déjà le marteau frappait à nouveau, d'autres ondes sonores naissaient, et puis d'autres encore. Alors on les écoutait, avec émerveillement, comme une gamine écoute avec gourmandise, l'oreille collée à la paroi, la mélodie de sa nouvelle boîte à musique. Lorsque le mistral était levé, les orbes sonores prenaient la forme de grandes ellipses, la partie la plus aiguë dirigée vers le midi. Et lorsque le vent soufflait fort, ce qui n'était pas rare, les notes cristallines, dans le vallon, donnaient l'impression de tomber du ciel. Je pouvais alors penser qu'elles prenaient naissance là, dans l'air, uniquement pour me ravir, uniquement pour m'être agréable. Malgré l’attitude hostile de cette garrigue sèche, apparemment hostile à la vie et pourtant, si on observait bien le décor, l’œil averti pouvait percevoir là un orchis tacheté, ici un lézard fuyant le regard et se réfugiant sous une pierre plate où il tiendra compagnie au scorpion languedocien et encore là-bas une mante religieuse qui tenait sa pose d’orante sur l’épi de blé sauvage. En réalité ce paysage est détenteur de mille merveilles à qui pouvaient les voir. C’est un pays oublié des hommes mais pas par la nature, d’ailleurs l’épervier tournant en larges cercles dans le ciel était là pour souligner que nous étions loin des salons de Paris.

    J’arrivai enfin à l’endroit repéré, mais point de barre rocheuse, seulement un éboulis et une grande dalle. Perplexe, je me retourne. Le grand rocher pointu pris comme repère est bien juste derrière moi, le cade mort est bien juste un petit peu à droite. Je sais que des erreurs de perspective son courant dans ce type de paysage. Mais enfin où est ce rocher qui tourne ?

    J’inspecte le bas de la grande dalle, mais enfin j’ai bien vu le berger entrer dans la paroi !

    Mon regard est attiré par une petite tache rouge entre deux cailloux. Je me penche et je ramasse une espèce de petit bout de tissu cramoisi, on dirait un bonnet phrygien que je pose sur le bout de mes quatre doigt réunis, je l’ausculte sous toutes ses coutures. Ce qui me turlupinait lors de la découverte du squelette se confirmait, la tête était trop petite pour une tête d’enfant. Je regardai la dalle et son support, du coup je reconnu le rocher qui tourne sur lui même, mais en miniature, au moins cinq fois plus petit que je ne l’avais imaginé. Dans le nord, où j’ai officié de nombreuses années, ce genre de pierre est appelé les « caillou qui bique. »[8]

     

    Ce n’était pas un berger que j’avais vu mais bien un des ces êtres extraordinaires et légendaires, nommés ici « Fadet ». On les appelle « Les petites gens » ou « le bon peuple« , dans certaines régions on dit « Nos chers voisins ». Les indiens d'Amérique Leni-Lenapi du New Jersey les appellent « Nan A Push » qui signifie littéralement, « petit peuple de la forêt« , en Bretagne on les appelle « Bugale an Noz », « les enfants de la nuit« . Il faut dire que au cours de mes aventures aux quatre coins du monde, sans arrêt j’étais tombé sur des traces, des contes, des légendes sur eux. Est-ce que, maintenant pensionné, je vais boucler ma plus grande enquête ? J’inspecte le rocher et je ne trouve pas son fonctionnement. Dans les Ardennes, on les appellent des Nutons, c’étaient des adeptes du « commerce silencieux ». Les Nutons étaient des nains, au teint basané, aux yeux noirs et vifs, à la mine éveillée et avenante. Ils ressemblaient, disait-on, à de « petits vieux papas ». Ils habitaient exclusivement les grottes et les trous dans les rochers. Ils se montraient que très rarement le jour. On les apercevait parfois à la nuit tombante près des broussailles aux alentours de leur trous. De temps à autres à la belle saison, ils sortaient en nombre et se livraient à de joyeuses gambades sur l'herbe fleurie des prés. Ces êtres singuliers étaient d'excellents ouvriers en toute espèce de métier : forgerons, taillandiers, rémouleurs, ferblantiers, chaudronniers, tisserands, cordonniers et bien d'autres. Ils pouvaient à la veille d'un orage aider à la rentrée des récoltes menacées, mais il fallait les dédommager sans retard de leur peine. Les bons rapports entre Nutons et campagnards cessèrent brusquement, ces derniers, il faut bien l'avouer, eurent tous les torts. A certains endroits, on pollua leurs aliments par pure méchanceté; ailleurs on obstrua l'entrée de leurs grottes, tant et si bien que les Nutons courroucés quittèrent le pays.

    J’étais perplexe, comment entrer en contact avec ce petit peuple qui plusieurs fois au cours de ma vie j’avai eu l’impression de longer leur monde sans pouvoir entrer en contact réel avec lui. Un genre de monde parallèle en quelques sorte. Maintenant que j’étais certain de mon fait, je ne voulais absolument pas brusquer les choses. Je pris mes trois pièces d’or, je les ai déposées en triangle et j’y ai ajouté un carembar au milieu, créant ainsi sans le vouloir une figure ésotérique du plus bel effet. Très discrètement je retournai sur mes pas jusqu’au col de Montmirat.

    Passant par Florac, je décide de m’arrêter à la gendarmerie, où je demande le Maréchal des logis Merlin. Il vient me chercher à l’accueil et me conduisit dans son bureau. Il avait l’air soucieux, même très soucieux.

    – Bonjour Mr Soubeyran, la vie est pleine de surprise, figurez-vous que notre grec de service, en fait, a débarqué il y a quatre ans, venant de Barcelone, où il était au monastère de Montserrat, quant à ses revenus, dixit les impôts, il n'en déclare aucun, cela m'a l'air d'un drôle d'oiseau.

     – Effectivement, vous avez raison, cela m’a l’air d’être un drôle de lascar. Je vais m’intéresser d’un peu plus près à cette personne intrigante, j’ai de très bons contacts à Montserrat.

    Rentré à l’hôtel, je prends la décision de contacter mon ami Henry Roussillon, qui était mon double, mon « frère » et qui avait pris sa retraite en même temps que moi. Il était parti s’installer à Barcelone, patrie de son épouse, Docteur en histoire ancienne et religieuse. C’est avec beaucoup d’enthousiasme qu’il m’invita à descendre jusque chez lui, se sera un véritable bonheur m’avoua-t-il. Je suis descendu à Montpellier où j’ai pris le train dans cette gare à la verrière si triste, destination Barcelone. Merveilleux, Henry m’attendait au buffet où après deux trois tapas et une cerveza bien fraîche, il m’emmena chez lui au village Les Cabanyes. De suite à table entre la poire et le fromage, j’expliquai à Inès le pourquoi de mes recherches, et surtout que je cherchais des renseignements sur Vaianapoulos et son séjour dans les Météores. C’est tard le soir, sous le chant des grillons qui s’en donnaient à tue-tête, qu’elle me raconta une épopée extraordinaire. Basile, moine de confession orthodoxe avait vécu une vingtaine d’années dans un monastère des Météores en Cappadoce. Il l’avait quitté en emportant une pièce très ancienne, un rouleau de cuivre supposé contenir un rituel d’exorcisme. La seule chose dont il était certain, c’est qu’il était constitué de cinq chapitres – cinq exorcismes gravés avec minutie en petits caractères dans une langue totalement inconnue mais divinement élégante. Le rouleau lui-même avait une histoire qui se perdait dans la nuit des temps. Le rouleau de cuivre était d'origine inconnue, mais manifestement très ancienne, puisqu'il avait été sorti d'Egypte lors de l'exode juive, puis perdu dans le désert, offert par Josué à un chef bédouin pour son hospitalité. Tout ce que l'on sait historiquement sur cet artefact c'est qu'il apparaît dans les mains d'Omar Kayam, le poète mathématicien et astronome d'Ispahan, qui au travers de ces quatrains semble être un adepte du soufisme. Il le céda lors de son passage chez Hassan ibn al Sabbah surnommé le Vieux de la montagne, chef de la secte ismaélienne des Nizarites et plus connu pour être le grand maître de la secte des assassins. Puis il passa dans les mains de Saladin sans qu'on ne sache dans quelles circonstances pour terminer dans le giron de Baudouin le Lépreux. Le rouleau entre en Europe avec le retour des templiers et termine sa course chez Athanase, le fondateur du Grand Météore et de sa célèbre bibliothèque. Il fut étudié pendant plusieurs années puis rangé et oublié. Ceux-ci avaient-ils découvert la signification du rouleau, Inès ne put rien me dire de plus. Après trois jours de pur bonheur, je quittai mes amis avec beaucoup de regrets et je retournai dans mes Cévennes. Tout le long du retour, surtout dans le train, je me demandais sincèrement comment j’allais mettre les pièce du puzzle en place, tout ça me paraissait très compliqué.

    Pour l’instant je dois attendre les résultats du légiste, mais je sens qu’il va y avoir du pain sur la planche. Et moi qui imaginais une retraite paisible ! ma canne à pêche devait frétiller au fond du placard où je l’avais déposée en attendant la sortie bucolique que je lui avais promise : un coin où les truites se pavanent en toute innocence et inconscientes du sort qui les attend, il faut dire que ma canne et moi étions redoutables ensemble, ce qui arrivait rarement, mais je m’étais promis que cela allait changer. Lassé d’attendre, j’accélère le mouvement, j’appelle le légiste, il terminait juste son lugubre rapport. L’analyse ADN donne des résultats très troublants, même étonnant, heureusement que ce sont des éléments que j’ai personnellement récupérés sur le terrain sinon je n’y aurais pas cru. Le labo m’indique qu'il s'agit bien d’un être humain de petite taille, mais pas d’un enfant, il était même très vieux lors de son décès. Par contre ce qui me trouble énormément et qui dans l’absolu est assez horrible : sa mort remonte à plusieurs siècles. Il ne s’agit pas vraiment d’un ADN humain il s’agit d’une famille très proche d’homo sapiens, très proche puisqu’il y a eu hybridation.

    Je vous conseille, me dit le légiste, de contacter le professeur Laport, c’est un anthropologue spécialisé sur les petites gens. Je raccroche et au même moment le téléphone se remet à sonner, me faisant sursauter. Ici le professeur Laport, le légiste de la gendarmerie m’a contacté hier soir pour me faire part de votre découverte, serait-il possible de se voir? Nous prenons rendez-vous pour le lendemain en fin de journée aux environs de 20 heures, chez lui à Florac.

    Dès le lendemain matin je demande à un de mes anciens inspecteurs de me dire tout ce qu’on sait sur un certain professeur Laport, anthropologue. Dans le courant de l’après-midi j’apprends  que le professeur est belge, diplômé de la faculté d’anthropologie de Liège, ethnologue diplômé d’Oxford et enfin membre de la prestigieuse American Folklore Society. Armé de ces quelque renseignements, je me rends chez lui.

    Accueil super sympa et de suite l’homme de sciences me met à l’aise en me servant un pur malt de 15 ans d’âge, un vrai nectar. Après lui avoir résumé les évènements à sa demande, il entre dans le vif du sujet.

    On raconte que la majorité des grottes étaient jadis habitée par des petits hommes, haut tout au plus de deux pieds, parlant une langue inconnue et d'un caractère tantôt serviable, tantôt farceur. Il paraît que jadis on allait porter à l'entrée de ces grottes des objets à raccommoder – il s'agissait ordinairement de souliers dans les légendes de la province de Liège, d'outils en fer dans celle de Namur-, en ayant soin de déposer avec ses objets de la farine, ou un petit gâteau, ou des fruits, – dans quelques villages, on dit même une pièce de monnaie. Le lendemain , on retrouvait les objets remis en état. Dans les cavernes de Belgique (Furfooz, Goyet, Dave et bien d'autre), les nutons étaient des nains, au teint basané, aux yeux noirs et vifs, à la mine éveillée et avenante. Ils ressemblaient, disait-on, à de « petits vieux papas ». Ils habitaient exclusivement les grottes et les trous dans les rochers. Jamais ils ne se montraient pendant le jour. On les apercevaient parfois  à la nuit tombante près des broussailles aux alentours de leur trous. De temps à autres à la belle saison, ils sortaient en nombre et se livraient à de joyeuses gambades sur l'herbe fleurie des prés. Ces êtres singuliers étaient d'excellents ouvriers en toute espèce de métier : forgerons, taillandiers, rémouleurs, ferblantiers, chaudronniers, tisserands, cordonniers et bien d'autres. Ils pouvaient à la veille d'un orage aider à la rentrée des récoltes menacées, mais il fallait les dédommager sans retard de leur peine. Les bons rapports entre Nutons et campagnards cessèrent brusquement, ces derniers, il faut bien l'avouer, eurent tous les torts. A certains endroits on pollua leurs aliments par pure méchanceté; ailleurs on obstrua l'entrée de leurs grottes, tant et si bien que les nutons courroucés quittèrent le pays

    Ces nutons étaient adepte du « commerce silencieux », (linge à laver, chaussures à réparer, objets à rétamer…en échange de pain, beurre, lait…)  Les romanistes font dériver le nom de nutons de Neptunus en prenant les formes neptuni, netum, nuiton, luiton, luitin, lutin (Schuermans). Ils ressemblent très fort aux fadets ou farfadets d’ici, qui comme eux sont bienveillants, industrieux et se livrent également au commerce silencieux.

     

    Je vais vous narrer deux historiettes qui nous les font mieux comprendre, me dit le professeur Laport. Bien sûr, elles sont de chez moi en province de Liège mais c’est les mêmes partout du moins en Europe où l’on rencontre ces petites gens. Ceux-ci d’ailleurs datent de la plus ancienne antiquité, puisque on a retrouvé dans certaines grottes des outils néolithiques de très petite taille, ce qu’on appellent communément des microlithes.

    Elles nous font comprendre la façon dont les hommes se moquaient d'eux – souvent pour se débarrasser de ces voisins devenus encombrants. Elles nous montrent aussi que le nutons pouvaient avoir la rancune tenace à juste titre dirons nous. Mais c'est peut-être de notre part du parti-pris.

     

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