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    Arrêt à l'antre Vie

    Aujourd'hui mon ami et moi décidons de profiter de la clémence du temps pour nous offrir une petite escapade à la découverte des paysages sauvages du Sud-Tyrol. Nos enfants, chacun d’entre eux éparpillé dans ses propres occupations, nous ont laissé pour quelque temps et nous avons décidé de profiter avidement de ces quelques jours d'intimité conjugale. 

    Mon âme est à l'évasion, et ce petit espace sauvage, campé à 1’500 mètres d'altitude, s'y prête à merveille. Nous laissons la voiture aux abords du chemin, sur une petite place gravillonnée, chaussons nos souliers de marche et nous harnachons de nos sacs à dos. Ils sont remplis d’une masse de choses parfaitement inutiles, mais dont les marcheurs amateurs que nous sommes ne peuvent se passer : outre quelques victuailles, nous nous alourdissons de nos K-Way, malgré le temps magnifique, ainsi que de crème solaire, d'une multitude de cartes diverses de la région ainsi que de nos jumelles, appareils photos et autres instruments « New Tech » prompts à nous indiquer heure, date, altitude et longitude… ou à vibrer allègrement au cas où nos indispensables personnes seraient réclamées… Car malgré nos esprits aventureux, nous restons accrochés à nos vieilles et viles habitudes… 

    Mais cette superflue modernité, si elle nous encombrera bel et bien, ne nous dérangera pas plus que cela car, engaillardis par la magie des lieux, nous aurons tôt fait de négliger son poids et elle dormira, l'appareil photo mis à part, du sommeil de l'oubli. 

    Notre fugue sauvage commence par la traversée des champs de foin. Nous suivons le petit sentier de cailloux qui serpente dans la verdure où s'éparpillent une multitude de petites habitations : de minuscules chalets de bois destinés à abriter les travailleurs des champs lors de la période de fauche, qui est justement la période actuelle. Hommes, femmes et enfants, disséminés un peu partout le long des pentes abruptes, fauchent, retournent, râtellent, ramassent et ligotent un foin séché par un soleil de plomb et une brise forte et permanente. 

    Sous ce souffle soutenu, les herbes fouettées ondoient par vagues et le soleil réfléchit ses étincelles contre les herbes dont les tons verts, ocre et or, jouent avec la lumière, enchantant la vue et l'âme. Nous continuons, longeant pour quelque temps un petit torrent en contrebas, qui dévale les rochers dans un jet de perles scintillantes pour rejoindre le calme de la rivière qui irrigue la vallée. Nous grimpons un petit sentier, pas démesurément escarpé, mais bien assez tout de même pour nos pauvres chevilles encore fatiguées par notre marche de la veille. Après deux heures d'escapade, arrivés à 1’900m d'altitude, comme nous l'indique la pancarte rivée à un vieux pin malade, nous nous arrêtons un moment sur le petit pont qui enjambe le torrent et qui permet aux marcheurs de partir à la conquête d'un nouveau versant de montagne. Pour notre part, nous n'irons pas plus loin. Nous profitons un instant du magnifique paysage qui s'offre à nous, de ce ruisseau dévalant les montagnes qui s'écartent à nos pieds, puis nous entamons notre retour. Mon ami, plus alerte et motivé que moi à quitter cet endroit, part au devant d'un pas décidé alors que pour ma part je décide encore de flâner un moment, enivrée pas la fragrance des fleurs de camomille et la résine de pins. 

    Soudain, le souffle lisse qui jusqu'ici offrait à nos visages sa caresse rafraîchissante, s'éteint. Les arbres deviennent silencieux. Seul le clapotis de la rivière persiste, quand soudain, derrière le chant de l'eau, s'élève un chuintement, un tout petit son que mes oreilles captent mais que mon esprit chasse aussitôt, l'attribuant à mon imagination. Je continue mon chemin, un pas, puis un second, quand j'entends à nouveau le bruit, plus fortement, plus distinctement. 

    « psstt……psssssst »

    Je sursaute, m'arrête, le cœur battant mille combats dans ma poitrine : peur, curiosité, toute une armada d'émotions diverses et ambivalentes qui endolorissent mon esprit, mais réveillent et alimentent mon imagination. Mes yeux cherchent au milieu des rochers et des pins, des mélèzes et des épicéas, fouillent les cavités et les coins sombres. 

    – Ici ! jette une racine creuse recouverte d'une mousse vert claire, sur ma droite. 

    Puis un petit rire amusé vient s'ajouter à cet appel. Je recule, et soudain affolée, je cherche des yeux mon ami. Mais il a disparu au détour du chemin. « Me voici seule avec ma folie », me dis-je, dépitée, et je décide alors de m'y abandonner… La curiosité vainquant la peur, je m'approche doucement, et souffle :

    – Qui est là ?

    Je me sens un peu stupide, plantée seule en bordure de ce chemin de montagne, le corps penché, le cou tiré en direction des herbes hautes, à m'adresser ainsi aux racines. A l'instant où je me reprends, soudainement rappelée à la raison par mon intellect rationnel, et que je m'apprête à continuer mon chemin, la petite voix rauque et nasillarde reprend :

    – Je suis ici, vieille sotte ! n'as-tu donc pas assez de tes deux yeux ? m'entends-je asséner. 

    Je me penche plus avant et vois, assis au fond d'une vieille souche creuse, un tout petit bonhomme, pas plus haut que trois champignons, assis sur un petit bout de branche morte. Son visage tout fripé ressemble à de l'écorce, et une barbe touffue cèle, mais ne plombe apparemment pas, une jolie petite bouche d'où s'élèvent ces paroles ironiques. Il est vêtu d'une jaquette verte, munie de quelques boutons multicolores ressemblant à des têtes d'épingle, et d'un pantalon couleur noisette, qui coule sur des chaussons étranges de forme pointue et dont la matière ressemble à des écailles de pommes de pins. Il arbore un petit nez en trompette et ses pommettes saillantes soutiennent une paire d'yeux d'un bleu foncé, profond, étrange et envoûtant comme l'abysse d'un océan. Un petit bonnet blanc crème glisse sur ses sourcils épais. Mais ce qui lui donne une apparence encore plus extraordinaire et fabuleuse, ce sont ses oreilles. Tels deux larges ormeaux aux bouts pointus collés de chaque côté de son visage, elles bâillent et s'agitent au gré des frémissements sylvestres et, entre ces atours étranges, son regard malicieux s'en trouve charmant et hypnotisant. 

    Alors que je détaille cette étrange créature, hésitant entre l’envie de m'enfuir de cette folie ou celle de m'accrocher à ma curiosité pour papoter et m'enquérir des raisons de son apparition, il me déclame soudain :

    – Tiens, tu n'as pas peur ? Généralement, tout le monde se sauve, lorsqu'on arrive à ce stade de la rencontre ! C'est bien ! Cela prouve que tu as su conserver en ton coeur cette part d'enfance qui autorise le rêve et s'ouvre au merveilleux.

    Je reste les yeux scotchés sur cet être un peu effronté, mais délicieux, effrayant et pourtant si apaisant…

    – Qui…Qui es-tu ? finis-je par réussir à prononcer.

    – Je suis Smiler, l'elfe au bonnet blanc. Je peuple cette forêt depuis… et bien depuis toujours. Car vois-tu, je suis arrivé ici en même temps que les arbres et les rochers. La rivière m'y a déposé un jour de printemps.  

    Il m'explique tout cela d'un ton solennel et je l'écoute avec attention, tandis qu'il gratouille sa barbe luxuriante. Quelques pucerons s'en évadent et, dévalant la falaise de son torse, courent se réfugier dans les plis de ses habits.

    – Je suis un porte-bonheur ! m'explique-t-il sur un ton empli d'importance et de sérieux. 

    Il se tourne alors pour attraper une chose déposée derrière la petite branche sur laquelle il est assis. Il se relève et dépose sur ses genoux une petite sphère ronde, transparente, limpide, miroitante. On dirait une goutte d'eau claire, tout droit cueillie dans la rivière descendant des sommets. Alors que je regarde, incrédule, ce globe chatoyant posé sur ses genoux, il me sourit et tend vers moi une main munie de quatre doigts longs et noueux comme des racines.

    -Regarde ! Regarde au-dedans. Que vois-tu ? me demande-t-il en m'indiquant du regard la boule d'eau. 

    Je plisse les yeux, regarde avec attention, mais je ne vois que ses habits à travers sa transparence.

    – Heu… je ne vois rien, dis-je désolée.

    – Et bien regarde mieux ! me dit-il sur un ton un peu agacé, comme un professeur expliquant un problème basique à un élève capable, mais dissipé.  

    Je m'approche un peu, m'éloigne à nouveau, scrute la sphère cristalline. Elle renvoie les rayons du soleil sur le visage du gnome, illuminant ses rides, enflammant la broussaille de sa barbe. Les rais chatoyants éclatent de mille paillettes sous l'ondulation de sa matière et mes yeux s'éblouissent. Je trouve soudain cela si beau. Magnifique. Lumineusement beau. Simplement.

    – Je… et bien je vois la lumière, dis-je alors.

    – Oui ! s'écrie alors victorieusement Smiler le porte bonheur au bonnet blanc.  Oui, c'est cela : la Lumière ! Juste cela. La Lumière, tel qu'elle nous est donnée par le soleil, ici et maintenant. Rien d'autre que le reflet de la vie, conjugué en cadeau, en présent. Penser au présent, cela seul permet le bonheur, car délivré des regrets et des attentes, ton cœur peut alors s'adonner à l'Amour, à l'Amour à donner, à redonner. Je suis Smiler, l'elfe de la forêt d'Arlberg Pass, et je porte bonheur à qui sait écouter son cœur.  Garde cela en toi, jeune étrangère qui a su garder son âme d'enfant, garde cela en toi, précieusement. Maintenant, tend ta main et caresse mon bonnet blanc, sa puissance t'imprégnera et te guidera sur la voie de la sagesse. Et dans les moments de doute, quand ton cœur s'emplira du brouillard de la mélancolie ou de la tempête des espoirs vains, regarde la Lumière, sans crainte de son éblouissement. Car je serai là, pour te montrer la voie. 

    Émue aux larmes par ses paroles je me sens envahie par une douce sérénité. Je sens alors l'émotion perler sur ma joue et chatouiller ma peau et passe pudiquement la main sur mes yeux pour y essuyer la bruine naissante. Mais alors que mon regard retourne se déposer au creux de la souche, je n'y aperçois plus qu'un espace vide. Le petit être a disparu. Mon regard fouille en vain les recoins de l'antre. Je vois alors, déposée sur un petit bout de branche sèche, une goutte d'eau claire, chatoyante sous les rais du soleil qui se glissent entre les interstices du bois mort et craquelé. Je n'ose toucher à cette Lumière, mais après m'être nourrie l'âme encore un instant de ses reflets dorés, je me relève doucement. 

    Quelle imagination m'insuffle donc cet endroit magnifique ! Car évidement, Smiler, le bonnet blanc, la boule d'eau cristalline, tout cela bien évidemment, je l'ai rêvé ! Oui… L'esprit drogué par la magie de ces lieux, j'ai imaginé toute cette magie… 

    Je me retourne vers le chemin et, le cœur léger, m'apprête à redescendre rejoindre mon ami. Je dois presser le pas, car il a certainement pris pas mal d'avance. Mais alors que j'ai fait quelques pas, j'entends dans les profondeurs de la forêt de pins et de mélèzes un petit bruissement, qui s'étire et résonne jusqu'aux profondeurs de mon coeur… : « pssst…….psssssst…. La Lumière… N'oublie pas : la Lumière ! »

    La brise se lève à nouveau et vient doucement caresser mon visage, asséchant l'émotion qui déborde de mes yeux sur mon visage encore éberlué…

     

    Esperiidae/10.08.2007 (©Judith Beuret)

     

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