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Bonsoir Bruant,
Je vous ai fait ma première réponse dans la continuité je crois de votre premier message, que j’ai compris d’abord comme un questionnement presque philosophique sur la légitimité de l’intervention de l’IA dans l’acte humain de création. Vous n’y faisiez pas référence à la question des droits d’auteur, ni spécifiquement à l’IA générative, et les autres premières réponses jusqu’à celle de Gaëlle sont aussi restées plutôt générales.
Je comprends donc que vous soulevez finalement 2 questions distinctes :
1) s’il y a bien une différence de nature entre l’IA générative et l’IA utilisée à des fins de traitement des images (l’une se substituant au processus de création humain, l’autre ne faisant que l’accompagner), doit-on s’abstenir (indépendamment de la question des droits, en imaginant par exemple qu’un IA générative puisse s’entraîner uniquement sur des oeuvres libres de droit) d’avoir recours à l’IA générative en général, au nom notamment de la concurrence déloyale avec les artistes humains pour qui le processus de création prend beaucoup plus de temps ?
Ce sujet je crois n’est au fond pas nouveau et s’inscrit dans celui plus vaste du rapport aux progrès techniques avec ses avantages et inconvénients. On peut penser par exemple à l’invention de la photographie (procédé mécanique et quasi immédiat) qui a concurrencé les peintres portraitistes au XIXe siècle. Il me semble que dans l’histoire humaine, notamment récente avec le processus d’industrialisation, peu de pays/communautés ont jamais régulé en ce sens, en interdisant par exemple la production industrielle de tel ou tel bien. L’abaissement des coûts et des délais par la mécanisation a souvent été choisi pour le plus grand nombre par rapport à la préservation de tel corps de métier traditionnel à large échelle. L’objet artisanal dans les sociétés modernes demeure, mais plutôt comme une préférence individuelle que comme la seule possibilité légale. Il existe en quelque sorte comme l’exception, donc comme une chose plus rare, ayant une valeur spéciale (et au-delà du seul aspect marchand). Qui peut continuer à exister au-delà des seuls mécanismes de marché grâce à des financements privés (ex. mécènes) ou publics (ex. subventions publiques), qui voient la valeur et le sens de cette préservation.
Bien sûr au niveau philosophique de la question il y a des critiques de la sorte de désenchantement, voire de la subversion du sens de l’existence proprement humaine, créé par une telle massification et mécanisation de la production : ainsi Heidegger quand il parle de la technique moderne non plus comme simple fabrication (ce qu’est la techné grecque) mais comme « provocation » ou mise en demeure adressée à toutes choses d’apparaître comme un fonds ou un stock disponible. Ainsi également Rilke (personne que j’affectionne particulièrement) quand il écrit : « Pour nos grands-parents encore, une “maison”, une “fontaine”, une tour familière, et même leurs habits, étaient infiniment plus, infiniment plus familiers, chaque chose ou presque un réceptacle dans lequel ils trouvaient de l’humain et en épargnaient. Aujourd’hui, l’Amérique nous inonde de choses vides, indifférentes, de pseudo-choses, d’attrapes de vie… Une maison, au sens américain, une pomme ou une grappe de raisin américaines, n’ont rien de commun avec la maison, le fruit, la grappe qu’avaient imprégnées les pensives espérances de nos aïeux… Les choses douées de vies, les choses vécues, conscientes de nous, sont sur leur déclin et ne seront pas remplacées. Nous sommes peut-être les derniers qui auront connu encore de telles choses. Nous avons la responsabilité de sauvegarder non seulement leur souvenir (ce serait peu de chose, et bien peu sûr), mais leur valeur humaine et larique (au sens des divinités du foyer). »
2) la question des droits et plus spécifiquement : le droit d’auteur doit-il couvrir aussi l’utilisation pour l’entraînement de l’IA des oeuvres protégées par le droit d’auteur ?
Sur cette question, je vais paraître peut-être provocateur mais il me semble que ce n’est pas en soi le cas pour les créateurs humains : en dehors de la question du plagiat (or l’IA générative ne peut être réduite à du plagiat, puisqu’il y a précisément une dimension de recomposition dynamique, de génération), chacun en effet est libre de se nourrir et s’inspirer de toutes les oeuvres qu’il découvre, y compris celles qui ne sont pas libres de droit. Sur ce point l’entraînement / l’input de l’IA ne semble donc pas nécessairement une différence de nature mais plutôt de degré (avec un usage des données beaucoup plus massif et rapide que ce que peut traiter un cerveau humain). D’ailleurs une forme de rémunération des artistes pour l’accès à ces oeuvres couvertes par le droit d’auteur existe déjà en quelque sorte : via l’achat du support, du livre, l’accès à l’exposition, etc.
La spécificité du data-mining utilisé par l’IA pose bien sûr des questions nouvelles au législateur, et la question est d’autant plus complexe que le droit n’est pas le même selon les pays. Ainsi un logiciel d’IA entraîné aux Etats-Unis selon les normes du droit américain (plus permissif avec le “fair use”) peut-il être légalement utilisé en Europe ? Si c’est le cas de logiciels aussi répandus que Photoshop, est-il réaliste de s’en passer ? etc.
Sur ce sujet des droits d’auteur relatifs à l’entraînement de l’IA aussi : est-ce bien certain que l’IA non générative (type Photoshop jusqu’à présent, bien que le logiciel inclura fatalement de plus en plus d’IA générative aussi) n’a pas recours non plus à des contenus protégés par le droit d’auteur pour s’entraîner ? La frontière est-elle si nette ?
Et si l’on veut faire de l’interdiction de l’entraînement des IA par des données protégées par le droit d’auteur une règle vraiment générale et universelle, ce qu’est censé être une règle juridique, indépendamment des supports ou domaines concernés : quid également des sites de traduction assistée type deepl.com (qui peuvent être utilisés dans les traductions sur LA), sait-on au juste quels sont leurs supports d’apprentissage ? Quid de Google (que chacun utilise de fait) ? etc.
Je reconnais volontiers que tous ces sujets juridiques sont d’une grande complexité et me dépassent. (voir par exemple : https://valohai.com/blog/copyright-laws-and-machine-learning/)
Pour ce qui est de LA je suis ainsi partisan de :
– laisser le législateur faire son travail d’investigation et de régulation, donc pour nous respecter le droit (en suivant bien sûr son évolution),
– et laisser la possibilité de mesures plus restrictives (motivées par des choix éthiques ou socio-économiques personnels) à l’appréciation individuelle.
Joyeuses fêtes à toutes et tous 🙂
Augustin