BLANC, Jean-Noël – Chiens de gouttière (Extraits)

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        BLANC, Jean-Noël – Chiens de gouttière (extraits)


         

        Le Veau

         

        Pour Jean-Pierre Fasolyant

         

        Barnabé, dit Ludovic, bien sûr, AU BARNABE. Il avait l’air de rêver en prononçant ces mots, et Ducreux dit qu’il ne comprenait pas pourquoi AU BARNABE.

        Bien sûr que si, dit Ludovic. Il se pencha derrière son comptoir pour pêcher la bouteille de marc, une verte à gros cul, et il dit Vous en prendrez bien une lichette, et Ducreux dit C’est pas de refus, en regardant Ludovic remplir les deux petits verres.

        Pour rattraper d’un coup tournant du poignet la dernière goutte qui perlait au goulot, Ludovic avait ce genre de geste qui dénote une longue pratique de bistrotier. Ils sirotèrent leur verre de marc. Mieux on le goûte meilleur il est, dit Ludovic qui essuyait ses grosses moustaches d’un mouvement discret du pouce et de l’index passés sur sa lèvre supérieure en écartant les poils.

        Quand même, dit Ducreux, AU BARNABE, j’ai beau me creuser, je comprends pas.

        Ludovic rit. C’est pourtant simple, monsieur Ducreux. Vous posez des enseignes, c’est votre métier, poser des enseignes sur les devantures des magasins, n’est-ce pas, alors je vous demande seulement de me poser mon enseigne pour mon bistrot, là, avec AR en grandes lettres, et AU BARNABE dessous, ça n’a rien de compliqué.

        Allons bon, dit Ducreux, ça c’est nouveau. Pourquoi AR maintenant. C’est parce que, dit Ludovic en riant de plus en plus fort, la bouche largement ouverte et les lèvres retroussées jusqu’aux gencives, tandis que Ducreux paraissait se demander si cette hilarité n’était pas trop intempestive et tonitruante pour être tout à fait normale.

         

        A voir son air dubitatif et circonspect, on se rendait bien compte qu’il se posait des questions, M. Ducreux. Même assez loin du comptoir, là où on était placés, au fond de la salle, on voyait bien qu’il s’interrogeait, le poseur d’enseignes.

        Ludovic riait de le voir aussi sérieux, et il dut s’essuyer les yeux avec le torchon humide qu’il avait  à la main. A la fin, il renifla et il prit son air digne. Vous comprenez, si on ne met que AR c’est parce que bar n’a B, hein, et il détachait bien ses mots pour que Ducreux l’entende comme s’il le lisait, bar n’a B, vous comprenez.

        Et Ducreux dit Vous ne vous appelez pas Barnabé, Ludovic. Et Ludovic dit que justement, c’était ça qui était farce. Qu’il ne s’appelle pas Barnabé, justement.

        Je comprends de moins en moins, dit Ducreux, et Oh la la dit Ludovic en levant les bras au ciel et en regardant vers nous pour nous prendre à témoin, c’est pourtant pas le bout du monde à comprendre.

        A ce moment il y eut un léger pétillement d’intelligence dans les yeux de M.Ducreux, et il se mit à sourire à son tour.

         

        Toujours aussi plaisantin, dit finalement Ducreux. Vous êtes bien un sacré loustic, là avec votre histoire, Barnabé et tout ce qui s’ensuit. Enfin bon. Et à part ça, qu’est-ce qu’on y met sur votre enseigne, à la fin.

        Je parle sérieusement, dit Ludovic, tout ce qu’il y a de sérieux. Vraiment, dit Ducreux. Comme un pape, dit Ludovic. Vous me mettez AR et en dessous AU BARNABE, en bien gros.

        C’est pas sérieux, dit Ducreux.

        Comme ça, dit Ludovic sérieusement. Allons, dit Ducreux, vous direz ce que vous voudrez, ça fait pas très sérieux. C’est vous qui le dites, dit Ludovic. Encore heureux, dit Ducreux d’un ton sentencieux, et il crut bon de préciser sa pensée en disant une deuxième fois Encore heureux, avec un petit air entendu, avant d’ajouter Bon, allez, c’est une blague, votre plaisanterie.

        Bien sûr, dit Ludovic, c’est une blague. Il se remit à rire, et tout en riant il versa une nouvelle rasade de marc dans les verres. Ducreux souriait aussi. Il fit claquer sa langue et cligna de l’œil. Je me disais bien, dit-il.

        Puis il finit son verre, le leva devant lui, cligna encore de l’œil et dit Monsieur Ludovic, à la fin, qu’est-ce que vous voulez vraiment que je vous place comme enseigne.

        Ce que je vous ai dit, dit Ludovic. Vous allez me la mettre sur ma devanture, ma blague.

        Oh nom de Dieu, dit Ducreux en reposant son verre vide sur le comptoir.

        Je vous ferai remarquer que c’est moi qui paie, dit Ludovic. C’est vous, dit Ducreux. C’est moi le patron, dit Ludovic. Le client a toujours raison, dit Ducreux.

        Il louchait sur la bouteille qui était restée entre eux. Alors ça va comme ça, dit Ludovic. Si vous voulez, dit Ducreux, et alors Ludovic dit Je veux mon neveu, et il mit la main sur la bouteille. Ducreux avala sa salive et tapa sans raison dans ses mains. Il souriait largement.

        Je vous paie le coup du patron si ça vous chante, dit Ludovic. Vous parlez, dit Ducreux. Ça se refuse pas.

        Qu’est-ce que vous dites de ce petit marc, dit Ludovic en fermant les yeux. M. Ducreux ferma les yeux à son tour et remua les joues. On aurait dit qu’il mâchonnait ses gencives. Ah ça, dit-il. Ah ça, ah ça. Il ne trouvait rien d’autre à exprimer, et Ludovic dit Vous voyez, je vous l’avais bien dit.

         

        Les deux hommes sirotaient de conserve. C’était un petit marc traître. Jeunet, fruité, l’air innocent, si candide au palais qu’on ne le sentait pas passer.

        Effectivement, ils paraissaient ne pas le sentir passer. Ils semblaient ne pas se rendre compte d’un certain tassement de leur buste, du fléchissement progressif de leur port de tête, et, par un curieux phénomène de physique compensatoire, de l’alourdissement corrélatif de leurs paupières.

        Dans le même temps le caractère de plus en plus indécis de leurs mimiques et le pâlissement graduel de l’éclat de leurs regards tendaient à prouver que le cours de leurs pensées s’accordait à la diminution du liquide dans la bouteille. Leur moral déclinait lentement. Une mélancolie langoureuse paraissait marquer l’allure de leurs songeries et les portait à traduire l’état de leur esprit dans une conversation quelque peu délétère et assez déprimante où ils se firent à mots couverts des confidences de nature philosophique qui, de façon surprenante quoique explicable, finirent par s’élever jusqu’aux douloureuses hauteurs de la métaphysique, et les conduisirent à traiter de la fin nécessaire de toute chose en général et de la bouteille en particulier, puis de la petitesse et de la faiblesse de l’homme devant le destin et devant la soif.

        Tout de même, dit Ducreux, on est peu de chose, et Ludovic dit Evidemment, évidemment, et il laissa beaucoup de silence autour de ces mots.

        Ils devisèrent ensuite gravement de la capacité de l’être humain à surmonter ses peines, de la fatalité de l’existence et de l’incomplétude radicale de notre condition.

        Enfin, dit Ludovic pour conclure, enfin, tant qu’on a la santé.

        Tiens, à propos, dit Ducreux, ma fille vient d’attraper les oreillons.

        Il se fit alors un grand silence dans le bistrot.

         

        Oreillons, dit Ludovic, vous avez bien dit oeillons. Eh oui, dit Ducreux, ce que c’est que de nous. Attendez, dit Ludovic, c’est dangereux, ça, les oreillons, et Ducreux dit qu’il les avait déjà eus et Ludovic que lui non, pas encore, et qu’il n’y tenait pas parce que c’était dangereux, sacré vingt dieux, terriblement dangereux.

        On dit ça on dit ça, dit Ducreux.

        La réplique parut insuffisante à Ludovic. Il voulait de plus amples précisions ou, à tout le moins, des considérations moins générales que l’aphorisme obscur de Ducreux.

        Ducreux dit alors qu’on n’en mourait pas, ni de la jaunisse. Ludovic ne pouvait se contenter d’une pareille réponse. Il s’en foutait, de la jaunisse. Pas des oreillons.

        Il n’y avait pas à plaisanter sur un sujet aussi important. Parce que les oreillons, ça pouvait vous les foutre en l’air comme de rien si on ne se méfiait pas. Les quoi, dit Ducreux. Vous savez bien, dit Ludovic. Les choses, les bonbons, tout le bataclan, et après on ne peut plus tirer son coup.

        C’est si on se méfie pas, dit Ducreux.

        Il y a des risques, dit Ludovic.

        Evidemment, dit Ducreux. C’est comme de traverser la rue, parce que, si on y va par là, les risques, hein.

        Ludovic s’en branlait, de la rue. Son problème, c’était le danger spécifique des oreillons. Ce qu’il voulait, lui, ce n’était pas de traverser la rue, c’était sauvegarder son intégrité physique puisque les organes en question pouvaient lui faire encore de l’usage attendu qu’à cinquante ans passés –vous ne les faites pas, dit Ducreux – il ne voyait pas pourquoi il renoncerait à cette propriété et aux usages y afférant, tous éléments dont il entendait pouvoir disposer à son gré sans qu’un quelconque pèlerin s’en vînt subrepticement et impunément propager des microbes sournois dans son bistrot.

        Et qu’en conséquence il serait bien inspiré, l’autre quidam d’espèce de pèlerin qui s’adonnait à son œuvre honteuse de propagateur de maladies du même tabac, de remballer ses cliques et ses claques pour s’en retourner dans ses pénates retrouver sa smala afin d’y couver cette maladie en famille sans venir emmerder le monde en général et les bistrotiers en particulier.

         

        Quel pèlerin, dit Ducreux. Est-ce que ça serait pas moi, des fois.

        Il regardait Ludovic par en dessous, d’abord par souci d’instaurer entre son attitude et le ton suspicieux de sa voix un paradigme suffisamment expressif pour pouvoir être parfaitement compréhensible par l’interlocuteur, et aussi parce que l’effet de l’alcool lui rendait ce maintien aisé et confortable.

        Ludovic dit qu’en effet ça se pourrait bien, et M.Ducreux essaya alors de le prendre de haut et renversa la tête en arrière dans un mouvement plus ample peut-être qu’il ne l’aurait souhaité, ce qui donna à sa figure une inclinaison telle qu’il devait exagérément baisser les paupières pour dévisager Ludovic. Il se tut longuement.

        Vous êtes long à la détente, dit Ludovic, qui ajouta qu’il aimerait voir M. Ducreux quitter l’estaminet avec la plus vive promptitude en emportant sa cargaison de miasmes. Qu’il aille en faire paisiblement l’élévage chez lui. Et qu’il cesse enfin de laisser proliférer et fôlatrer à son entour ces microbes intempestifs qu’il répandait sur ses contemporains à coups d’haleine insidieuse, de serrements de mains somme toute assez louches et encore d’autres funestes vecteurs d’épidémies.

        Alors, dit Ducreux, puisque c’est comme ça.

        Il descendit lentement de son tabouret en répétant deux ou trois fois Puisque c’est comme ça, hésita une seconde, s’élança brusquement à travers la salle vers le portemanteau où pendait son imperméable, et s’accrocha des deux mains à son vêtement en jetant un regard lourd de réprobation vers Ludovic. Puis, sans quitter sa pose, il dit Bon, bon, bon, avec l’air de tirer des conclusions d’un long raisonnement mathématique dont on entrevoit qu’il n’est pas faux sans savoir au juste où il mène.

        Il enfila enfin son imperméable avec des gestes pleins de dignité et de lenteur, gagna la porte d’un trait, sans s’arrêter ni tituber, et quand il se retourna vers la salle avant de sortir on vit qu’il était fier  de son assurance déambulatoire. Il dit alors Messieurs j’ai bien l’honneur, il eut un hoquet, il soupira, ajouta De vous saluer, ouvrit grande la porte et s’enfonça dans la nuit.

        Il n’avait pas plutôt disparu qu’on entendit des cris et une galopade sur le trottoir, et on le vit revenir dans le bistrot, hagard, criant d’une voix décolorée Un veau, un veau, il y a un veau qui m’empêche de sortir.

         

        Veau, dit Ludovic, qu’’st-ce qu’il nous chante encore, ce pèlerin-là.

        Là, là, dit Ducreux qui désignait la porte d’un index trémulant, là, sur la place, un veau gigantesque, fermez la porte nom d’un chien, si vous voyiez ce veau, oh, nom d’un chien !

        Ludovic qui, l’habitude et le métier aidant, avait mieux supporté les effets de son petit marc de derrière les fagots, ouvrit la porte latérale de son comptoir pour gagner le seuil. Il scruta la nuit, regarda à gauche, à droite, constata l’absence de veau.

        Ducreux l’avait rejoint. Il se tenait tapi derrière lui, et tendit soudain le doigt : il y est toujours, le veau, regardez donc, regardez-moi ça, là, au milieu de la place, dans le square, au milieu.

        Ludovic dit qu’il était marteau, Ducreux. Il n’y avait pas le moindre veau, sur la place. Il n’y avait que le lion.

        M. ducreux poussa un cri de terreur et se replia en désordre au fond de la salle. Il hurlait. Un lion, un lion, oh putain, un lion. Et moi qui croyais que c’était un veau. Ques-ce que j’étais bourré, un veau. Et c’est un lion. Fermz cette porte, putain, fermez la porte pour qu’il puisse pas rentrer, oh la la un lion, vous vous rendez compte, et ce gros con qui laisse cette bordel de porte ouverte, oh nom d’un chien.

        Alors Ludovic dit que ça commençait à bien faire, et qu’il en avait maintenant plein les bottes de ce poivrot qui avait peur d’un lion en pierre, et de Belfort encore, et que si vous ne sortez pas tout de suite monsieur Ducreux ça va cher des bulles.

        Il ne voulait pas sortir, Ducreux. Il s’était collé contre le mur au fond de la salle et branlait le chef de droite et de gauche pour bien signifier qu’il refusait de sortir. Faites gaffe, dit Ludovic, je vais appeler les flics, moi, ça sera vite fait. Ducreux restait collé contre son mur. Alors Ludovic saisit son téléphone et juste à ce moment un flic en tenue entra dans le bistrot.

        Vous tombez bien, dit Ludovic.

        Attention, dit le policier. Je viens juste de finir mon service.

        Vous êtes encore en uniforme, dit Ludovic finement.

        Le flic reconnut que ça se pouvait en effet, qu’il soit en uniforme. En revanche, ce dont il était sûr, c’était qu’il avait fini sa journée et bonsoir les ennuis, et à part ça qu’est-ce qu’il faisait froid dehors, et au fait pourquoi donc vous voudriez que j’aie pas fini mon service.

        Ludovic lui expliqua l’histoire, le veau, M. Ducreux, tout le tremblement, et qu’il allait falloir le faire sortir ce poivrot.

        Le flic réfléchit un petit moment. Puis il dit que ça pourrait se faire, bien sûr. Et qu’à part ça on se gelait les cacannes, dehors, pour un 25 mars vous parlez d’un 25 mars. Ludovic comprit et proposa de faire un grog. Le flic dit que ça n’était pas une mauvaise idée, bien que, pour être tout à fait honnête, il dut bien reconnaître que ce n’était pas exactement le premier de la soirée.

        Et après il voulut un autre grog pour faire passer le précédent. Ludovic refusa qu’il les paie, Tatata c’est ma tournée, et il lui en ajouta même un troisième pour faire bonne mesure.

        Quand le flic se leva, sa soirée n’était déjà plus de première jeunesse. Il progressa vers Ducreux selon une trajectoitre approximativement rectiligne et vint lui mettre la main sur l’épaule dans un geste d’une solennité peut-être un peu exagérée et d’autant plus incongrue qu’il entreprit de le tutoyer, Allez, mon vieux, maintenant tu es un homme responsable et tu sors.

        Et comme Ducreux refusait malgré ces exhortations, le flic lui dit que si c’était ce sacré veau qui l’ennuyait, pas de problème. Avec moi mon vieux tu n’as pas à t’en faire, regarde donc, et il sortit de l’étui son arme réglementaire et la brandit bien haut pour qu’on la vît bien et que Ducreux comprît bien qu’il ne risquait absolument rien.

        Ils sortirent donc tous deux du bistrot, M. Ducreux et le flic. M. Ducreux tenait la main du flic. Celle qui ne contenait pas de révolver. Ils avaient l’air, tous les deux, de marcher à peu près droit.

        On les entendit s’éloigner dans la rue en discutant, puis on entendit crier quelque chose, et à ce moment un coup de feu claqua, et on entendit encore la voix de M. Ducreux qui criait : la tête bordel vise la tête, et il y eut deux autres coups de feu rapprochés, et puis plus rien, absolument plus rien.

        #150041
        PommePomme
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          BLANCJean-Noël –  La Ficelle

           

           

          Il nous a dit, Ferdinand, je vais vous en raconter une, elle va vous faire rire.

          Ça commençait mal.

          Avec ça que le temps lui non plus n’inclinait pas à l’optimisme, Ferdinand, là-dessus, avec ses propositions d’hilarité, c’était le bouquet. Depuis le matin la ville baignait dans la grisaille et les maussaderies. Le ciel avait une couleur de poussière, le printemps boudait, chagrinait l’humeur.

          Roger finit son verre avant de résumer la situation :

          -Des jours comme ça, on se lèverait juste pour se recoucher.

          Bousigues l’approuvait, haussait soudain la voix pour commander un pot de côtes, accompagnait son injonction d’un claquement de paume sur la table. Le bruit réveilla la torpeur du café, et l’annonce de la commande répandit une chaleur dans le cœur des consommateurs.

          Ludovic apporta la bouteille, effectua lui-même le service, attendit qu’on goûte. Gustave but le premier, ferma les yeux, fit claquer sa langue, s’épanouit, sourit.

          -Tu te mets bien, Bousigues : c’est du fameux. L’ordinaire ne te suffit donc plus.

          -Y a jamais de mal à se faire du bien, dit Bousigues.

          -Tout de même. Au prix où il le fait, Ludovic, son pinard du dimanche, il faut avoir de quoi pour se choyer le gosier.

          -Que veux-tu, mon vieux, je pleure pas mes sous, moi. Je me mouche pas avec le dos de la cuiller.

          On opina : Bousigues payait le pot, il avait de la repartie, et que demande le peuple sinon que le vin soit bon, qu’on le lui offre, et qu’on se la rigole. Le peuple, béat, opinait donc.

          -C’est comme cette histoire de ficelle, dit Ferdinand qui revenait abruptement à l’assaut. Les paysans, je vous jure. Attendez les gars, je vais vous faire rigoler.

          Il y tenait donc. A nous la raconter. Son histoire. On se résigna.

          Adoncques il était en vacances, à la campagne, chez un oncle à lui, retraité. Ce retraité avait des mœurs de retraité et des coutumes itou. Ne rien jeter, par exemple, ne rien laisser gaspiller, trouver un usage à tout ce qui pouvait encore faire de l’usage.

          Un jour Ferdinand et l’Ancien vont se promener au village d’à côté, passent devant une maison à l’abandon. Porte qui brinquebale, volets qui pendouillent, tuiles qui rendent l’âme, ah nos campagnes se vident, l’exode rural, le sang de la terre – (abrège, Ferdinand, abrège).

          Bon. Sur la pas de la porte ils voient une cordelette bien enroulée, prête à servir. La vision ne tombe pas dans l’oeil d’un sourd. L’Ancien ne fait ni une ni deux, il fait trois. Il empoche la ficelle, elle fera bien pour son étendage, chez lui. Elle est un peu grosse peut-être. Oui, c’était une ficelle dans le genre corde. Tant pis. Trop fort n’a jamais gêné, roulez jeunesse, l’Ancien de retour chez lui installe son étendage.

          -Tu nous dira quand il faudra rire, Ferdinand.

          Attendez, les gars : quelques jours plus tard nos loustics retournent au village d’à côté. Il fait chaud, la marche assoiffe, ils font une station pieuse au bistrot qui se trouve devant l’église, juste en face du monument aux morts – (au fait, Ferdinand, au fait).

          J’y viens, j’y viens. Ils s’installent donc, tâtent des spécialités liquides du pays, se ravissent le palais à coups de rosée. Ils n’ont même pas fini la première bouteille qu’un énergumène surgit dans le café. Cet olibrius, un gaillard. Une brute, fils de brutes et coupé de sanglier, voyez le genre. Bas sur pattes, large d’épaules, la bedaine en avant, le poil dru, ni lavé ni rasé, le regard par en-dessous, des petits yeux en trou de pine d’hirondelle, le geste plein d’emportement et de violence, les mots qui se bousculent au portillon, il gueule que bordel à cul il le retrouvera, le voleur, il siffle un premier verre de gnôle dans un grand geste péremptoire, remets-moi ça nom de Dieu, merde alors, dans ma propre maison, une corde que j’avais pliée bien comme il faut, posée sur la pierre d’entrée, oh pute borgne, il siffle le deuxième verre dans le même grand geste péremptoire de tout le corps, repose le verre, rote, tape du poing, bordel à cul ce voleur si je le trouve ça va être sa fête, ma corde, dans ma propre maison .

          Ferdinand et son oncle de retraité font ceux que ça ne concerne pas. Ils cherchent des poux sur le bois de la table. Ils attendent que le sanglier ait déguerpi pour se carapater à leur tour.

          L’Ancien, ce spectacle l’a secoué. La peur, un souci d’honnêteté, allez savoir. Il décide, le soir même, à la brune, d’emmener son neveu et la corde sa baguenauder au village d’à côté. Ils retrouvent la maison, passent devant négligemment. Le sanglier est là, dans la pièce de devant, il fait du feu. Cette pièce, un gourbi. A se demander comment un homme peut vivre là-dedans. Le remords taraude le retraité. Voler une ficelle à un homme dépourvu du plus minime minimum, il a honte. Sans barguigner davantage il lance le peloton de corde sur le seuil de la maison et s’enfuit.

          Après la restitution, il se sentit mieux. Ferdinand se moquait de lui. Tu parles, toute cette histoire pour un bout de ficelle. Si tu exauces les fous, maintenant. Marche donc, le retraité concevait quelque fierté de son geste. Il en faisait une question d’honneur, et de morale. Parce qu’il aurait pu la garder, la corde, et s’arranger avec sa conscience. Seulement, ça, pas question. (Et alors, Ferdinand, c’est donc ça ton histoire drôle ? – Attendez vous allez voir.)

          Une semaine plus tard, ils retournent encore au village d’à côté. Ne serait-ce que pour vérifier que le rosé n’a pas changé de goût entre-temps. Et là, dans le café, qu’est-ce qu’ils apprennent, je vous le donne en mille.

          Il nous le donne en mille, Ferdinand. En mille comme en cent ça ne nous intéresse pas de chercher, on veut seulement qu’il nous donne la solution.

          Eh bien, ils apprennent qu’il s’est pendu, le sanglier, avec la corde, le soir même où il l’avait retrouvée sur le pas de sa maison. Pendu, bien proprement, avec sa corde.

          Ferdinand trouvait son histoire désopilante. Il leva son verre en éclatant de rire. A la bonne vôtre.

          On trinqua avec lui, et on rit aussi, pour ne pas le désobliger. Nos rires manquaient peut-être de gaillardise. Il ne s’en rendait pas compte. Il riait et il nous laissait là avec ce bout de corde qui se balançait dans une grange, et tout ce qu’on pouvait imaginer autour de ça, et dehors le ciel était toujours couleur de poussière et le rets ne valait pas mieux.

           

          #150042
          PommePomme
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            BLANC, Jean-Noël –   Les Mots

             

             

            – Hein, Roger, qu’est-ce que t’en dis.

            Quand on le voit seul à sa table, au Barnabé, on l’interpelle, on l’invite à boire un coup avec les copains, on rigole d’avance. Ho, Roger, qu’est-ce que t’en dis.

            Il n’en dit rien, Roger. Ou alors il en dit juste de quoi parler. De quoi faire du bruit. Verser quelques syllabes dans le pot commun des phrases. Alimenter la conversation, comme on dit. Ajouter un peu de bruit au bruit des mots, éloigner le silence.

            Il est là et il est ailleurs, Roger. Il parle, il assemble des vocables, il produit du texte. Il trompe le vide. Il émet des sons. Il parvient à paraître présent. Ou au moins à ne pas sembler complètement absent. Il ne tient à la conversation que du bout des mots.

            C’est comme la vie. Il n’y tient que du bout des jours. Et encore, ça dépend des jours.

            -Hein, Roger, qu’est-ce que t’en dis.

            -J’en dis Nastie. J’en dis Nosaure. J’en dis coqu’licot mesdames, gendil coqu’licot messieurs.

            -Sacré Roger. Tu seras donc jamais sérieux. Toujours à blaguer, hein. Explique-nous la situation, mon vieux. Le monde comme il va.

            Ah, le monde. Si les choses allaient un peu moins mal et si la réalité n’imposait pas sa loi au jour d’aujourd’hui, il peut sembler probable que la situation conjoncturelle nous apparaîtrait sous un jour un peu moins négatif, à la condition toutefois que les ardeurs s’unissent aux bonnes volontés pour nous sortir de l’ornière.

            On rit. Il est impayable, ce Roger. Un marrant comme lui il n’y en a pas deux. Quand il est un peu parti, pas encore soûl, juste pompette, il dit de ces phrases, écoutez voir. Il suffit de lui dire un mot et il vous bâtit de ces phrases à rallonge, n’importe quoi. Sacré rigolo de Roger. On se demande où il va chercher tout ça.

            On le plaisante, il sourit. Il n’y a pas beaucoup de complicité, dans ce sourire. Pas grand-chose à partager. Beaucoup de silence. Sans doute plus encore de silence que de mots dans ses phrases.

            -En vérité, quand on observe la façon dont les données structurelles du présent se télescopent avec les articulations substantielles de notre époque, on ne peut pas ne pas se dire qu’il va falloir faire quelque chose. Et prestement, comme dirait Illico. Par exemple pour commencer de débuter on pourrait boire.

            Le bistrot applaudit l’orateur. Il salue modestement l’auditoire, prépare déjà une autre phrase.

            C’est qu’il en faut, des mots, pour ne rien dire. Il faut convoquer un grand concours de sons, de syllabes et de phonèmes. Beaucoup de vacarme. Des plaisanteries, des éclats de rire, des jeux de mots.

            -Et si jamais l’on ne parvient pas à enrayer la mise en œuvre ambivalente des conditions fondamentales qui président à nos destinées, ce sera peu de dire que nous ne serons plus que l’ombre de la réalité qui cependant nous a produits tels que nous sommes.

            A ce moment-là, ça peut arriver, enfin. Ça arrive juste quand les mots commencent à jouer. Quand ils ne tiennent plus leur  place. Quand ils ne tiennent plus en place. Quand ils ne tiennent plus. Quand ils ne sont plus que du jeu. Quand ils ne sont plus que du bruit et rien d’autre.

            Alors il peut commencer à rire. Essayer de s’oublier. Juste à espérer pouvoir tenir encore un peu de temps, jusqu’à demain. Juste pour pouvoir laisser encore sa chance au jour prochain.

            Quel marrant, ce Roger. Ah quand il boit, il paie. Tu parles d’un.

            Il ne boit pas, Roger. Pas vraiment. Il lève son verre comme les autres, il y trempe les lèvres, il fait comme si. Toujours il faut lui dire de finir son verre, pour la tournée qui vient. Il est toujours en retard d’une bouteille. Il boit juste ce qu’il faut pour amorcer la danse des mots, et après il ne boit plus. Les mots lui suffisent. Ils soûlent plus vite que le vin.

            C’est dangereux, les mots. Il faudrait les noyer avant qu’ils ne se mettent à parler. Il les noie les uns dans les autres. Il fait s’entrechoquer leurs coquilles vidées, il écoute leur sonorité. Il parle pour oublier.

            A la fin, il rit. Il peut enfin rire. Enfin avoir la force de continuer jusqu’au bout de la nuit. On ne peut plus l’arrêter. Il parle sans répit. Tout le monde prête l’oreille, dans le café illuminé.

            -Dis, Roger, et la situation internationale, le dollar, hein Roger, qu’est-ce que t’en dis.

            Il répond. Il agite des mots. Les autres, autour de lui, écoutent et s’esclaffent. Ils se poussent du coude. Où est-ce que tu vas chercher toutes ces phrases, tu es un vrai écrivain.

            Ils ne croient pas si bien dire.

            #150043
            PommePomme
            Participant

              Blanc, Jean-NoëlLa Bonne franquette

               

              Pierrot a sa table chez Ludovic. Sa table, sa serviette, son coin. C’est une manière de le dépanner. Depuis que sa femme est partie, il peut manger au Barnabé.

              C’est une faveur qu’on lui accorde. Aux autres tables, on boit des apéros. Des petits jaunes, des blancs cassés, des kirs, des communards. Parfois, dans un coin, quelqu’un mange un jambon-beurre, avec une bière ou un ballon de côtes. Ce sont en général des gens de passage, des jeunes, une étudiante, un couple. Des égarés. Il leur arrive de demander si on peut manger. Ludovic dit que non, seulement des sandwiches. Les passants jettent un œil vers Pierrot, attablé devant son repas. Ils n’insistent pas.

              On ne fait pas de menu spécial pour lui. Il mange ce que mange la famille du bistrotier. Une part de plus, une part de moins, pour ce que ça change. S’il vient, il mange, s’il ne vient pas, tant pis.

              Puisqu’il paie, il mange dans la salle. C’est la seule différence. Ludovic lui apporte son assiette, la remporte, pioche dans le plat familial, la rapporte. On ne voit jamais Mme Ludovic dans la salle. Tout se passe à la bonne franquette.

              Certains jours cependant Pierrot ne vient pas manger. Il va dans les rues piétonnes du centre-ville, ou au centre commercial. On y vend des hot-dogs et des pan-bagnats, il achète de quoi grignoter en marchant, il va où ses pas l’entraînent, il côtoie des gens pressés, il se baguenaude, il dépense du temps.

              Un jour, même, il s’est offert la cafétéria. Au fond, il a estimé qu’on ne s’y trouvait pas si mal que ça.

              On prend son plateau, on se sert, on paie, on s’assoit, on n’a pas besoin de parler, on est seul. Les paroles alentour se perdent dans un brouhaha de réfectoire. Les voix s’additionnent aux bruits de fourchettes et de verres et c’est tout. Tout s’agglomère dans une rumeur que le plafond bas assourdit. On peut ignorer ce que racontent les gens à la table d’à côté. On n’entend pas les mots, le bruit les remplace.

              D’une certaine façon c’est mieux que dans le bistrot de Ludovic, où aucun dialogue n’échappe aux voisins, et où il faut participer. On ne peut pas s’y soustraire.

              Dans la cafétéria, au moins, on n’est pas condamné à l’humanité. Pierrot apprécie.

              C’est sans doute un progrès. Il se dit qu’il manque parfois d’habileté et de goût pour le bruit que fait la vie, et pour les paroles qui l’entourent. Et qu’après tout, la vie, c’est une question de vocation. Certains l’ont, d’autres pas. Il n’a pas de vocation bien arrêtée pour l’existence, voilà tout.

              Il retournera à la cafétéria, puisqu’on ne lui demande pas d’y exister. Peut-être même que plus tard il ira au McDonald’s. Il ne verra personne, personne ne le verra, il n’y aura plus que des bruits de mandibules et de mastication, et les passants ne feront que passer. Il n’aura même plus besoin de penser ce qu’il pense. Il arrivera même à ne plus penser du tout. Ce sera déjà mieux.

              Il sourit dans le vague et sa fourchette reste suspendue devant sa bouche, où elle reste immobile et inutile.

              #150044
              PommePomme
              Participant

                Blanc, Jean-NoëlUn passant

                 

                Ce type-là, il est entré au Barnabé en plein midi. Personne ne l’avait vu auparavant. Il n’avait pas l’air d’être autre chose que ce qu’il était : un bonhomme un peu moins grand que la moyenne, avec un costume sombre et un début de calvitie. Il avait seulement l’air d’un passant qui traverse la quartier et qui s’arrête dans un bistrot de rencontre histoire de se rincer le gosier.

                Il s’était mis au comptoir, il a attaqué au cognac. C’était une drôle d’heure pour le digestif. Il buvait lentement. A la fin de son premier verre il a commencé à parler à Ludovic. Au deuxième, il parlait à tout le comptoir. Quand le troisième a été devant lui le bistrot tout entier l’écoutait, et qu’on le veuille ou non c’était comme ça. Il parlait assez haut pour qu’on soit obligé de l’entendre, d’autant plus qu’il s’était retourné vers la salle. On a compris qu’il racontait une histoire d’hôpital.

                -Moi, ma femme, c’est une éventration, il disait. Alors les organes, vous comprenez. C’est ennuyeux parce qu’alors. Les organes de ma femme, vous voyez. Remarquez, ils font ça bien maintenant. Ils lui ont mis quelque chose, comme qui dirait une feuille de plastique. Avec des trous. Il m’a fait voir, le docteur. Ça ressemble à du Tricostéril si vous voulez, avec des trous. Et puis c’est élastique dans tous les sens, vous tirez ça bouge. Alors ils lui ont mis ça à la place des muscles, parce que sinon, bon. Et avec les trous, en cicatrisant, vous comprenez ça passe au travers, la peau, les muscles, tout ça. Ça tient, et après on ne sent plus rien, on ne le sent même plus. Ils font des choses extraordinaires, maintenant. Extraordinaires. Quand vous pensez qu’avant on ne pouvait rien faire, et maintenant. Quand même, il y a bien du progrès.

                Il s’est interrompu pour siffler la moitié de son verre et en commander déjà un autre. Ce n’était pas un mauvais bougre. Il souriait. Il était tout juste un peu rouge, et tout juste un tout petit peu plus que jovial. On ne savait pas ce qu’il avait à dire, on trouvait seulement qu’il le disait drôlement et qu’il mettait du temps pour arriver là où il voulait en arriver.

                N’empêche, il a trouvé que ça faisait beaucoup, Ludovic, un quatrième cognac. Ce n’était pas du sirop de colibri, une boisson pareille. A cette heure-ci c’était plutôt du casse-poitrine, du vrai. Il hésitait à servir. L’homme s’est retourné vers lui, a tendu le bras par-dessus le comptoir, lui a pointé le doigt sous le nez. Il parlait si fort qu’on entendait tout ce qu’il disait.

                -Et l’aumônier, hein, vous savez ce qu’il a dit, l’aumônier de l’hôpital. Il a dit ce n’est rien, rien du tout, absolument. Parce que d’abord il l’avait eu lui aussi. Oh alors il nous a fait rire. Il a dit à ma femme comme ça Est-ce que vous voulez que je vous la montre ma cicatrice ? et il a commencé à se retrousser la soutane, oh la la ce qu’on riait, ma femme, mal au ventre elle avait. Pensez, son éventration, elle était opérée de frais, alors. Ça ne faisait rien, il se remontait la soutane, l’autre, un chépaquoi, jésuite, mariste, oblat, je m’y perds, je ne suis pas bien calé là-dedans, enfin un avec une soutane. Il est attaché à l’hôpital, il n’est pas bien gênant. Et là, il se remontait la soutane, il l’avait au milieu des genoux, il se la remontait, l’aumônier, dans la chambre, on riait, on riait, ma femme, oh la la.

                Et alors tout d’un coup il se retourne vers nous. Et aussitôt il se retourne vers Ludovic. Et là il éclate en sanglots. Tout d’un coup. Il se met à pleurer comme un enfant. Ses épaules tremblent et il a des sanglots et impossible de l’arrêter. Ludovic a beau lui mettre la main sur l’épaule, le tapoter, rien à faire. Il pleure de toutes ses forces, et il relève la tête vers Ludovic et il lui parle sous le nez. Et il lui dit Elle est morte, ma femme, elle est morte, là, dans l’hôpital, ma femme. Elle est morte. Et il pleure.

                Alors il le lui verse, Ludovic, son quatrième Cognac, et l’homme le boit. Il le boit comme il ferait autre chose, sans penser à ce qu’il fait. Et puis il renifle, il finit par s’arrêter de pleurer, et il dit quelque chose qu’on ne comprend pas et il part presque en courant, la tête basse, et en partant il laisse la porte ouverte et voilà : pendant un bon moment personne ne s’est levé pour aller la fermer, la porte.

                #150045
                PommePomme
                Participant

                  Blanc, Jean-Noë –  Derrière les vitres

                   

                  Question faune, dans le quartier, on était servis. Ce n’est plus ce que c’était . Avant, il y avait des figures. L’Africain, par exemple. Une espèce rare, ça oui. Une vraie attraction pou le cirque Savati. : veste à carreaux, moustache épanouie, muscle d’acier, bedon mollet, œil de velours, hémorroïdes.

                  Et cachous.

                  Monsieur suçotait ses cachous. Se les enfournait longuement par poignées. Se les laissait mariner douillettement entre les chicots. Monsieur refoulait du goulot et se maquillait l’odeur au cachou violent. Sa salive noircissait, un jus noirâtre lui perlait aux commissures. Pour séduire, il faut ce qu’il faut.

                  Il séduisait, l’Africain. Enfin, Africain. Il était blanc comme vous et moi. Africain cependant et séduisant à cause de son histoire. Les femmes, son histoire les jetait dans les pâmes. C’est qu’il avait dans le temps fait son beurre en Afrique, on ne sait quel commerce, un trafic. (Regrattier, fricoteur, fourgueur de bidules et de peux de lapin.) Des picaillons à gauche, la gloire, l’air de celui qui a passé, la réputation.

                  Avec son magot il s’était installé à Neaulieu. Il promenait dans le quartier ses bras tatoués, ses sourcils de brousse, sa gueule au carré. Gorille, avec ça. Les poils lui débordaient par l’échancrure de la chemisette, il les masquait à demi par un foulard de soie, noué à la négligent. (De la rayonne, oui, pas de la soie.) Il souriait sans répit. Il cachait sa gueule derrière ses dents.

                  Cette allure qu’il avait. (Je te dis qu’il a été mac à Ouagadougou, l’Africain.)

                  Le sourire avantageux : toutes dents dehors, dentier au vent. Miror et Zébracier à l’extérieur, cachous à l’intérieur. (Ses dents, des clous de girofle.)

                  Avec ces dames, tout à fait clébard. Toujours fouine au fion. Toujours à flairer pour voir si le guichet est ouvert.

                  D’abord on l’avait vu rue Saint Paul, un samedi soir. Il faisait son choix parmi les filles (Tu parles qu’il faisait son choix, il relevait plutôt les compteurs.)

                  A se demander ce que les femmes pouvaient lui trouver. Et pourtant.

                  Par exemple, il avait fallu que Ferdinand mette au courant Emile Boyer. Ça m’ennuie de te dire ça, Mimile, mais l’Africain, tu sais, ta femme et lui, tu me comprends.

                  -Merci Ferdinand. Toi tu es un vrai ami.

                  Après, il a déménagé, Boyer Emile. Avec armes et bagages et Mme Boyer itou. L’Africain est resté. Il continuait à relever les compteurs rue Saint Paul. On le regardait passer. Il n’a jamais mis les pieds au Barnabé. Il aurait fait beau voir qu’il y vienne.

                   

                  Ce n’est pas comme le Toubib.

                  Il était, le Toubib, médecin comme mes fesses. Ça ne l’empêchait pas de donner des consultes dans un coin du café. La première, c’était à N’a-qu’une-œil, pour son rhume.

                  Un vrai rhume. Les eaux lâchées, le barouf, les éternuements, les convulsions. Il avait peur de finir par moucher sa cervelle, N’a-qu’une-œil.

                  Il l’a examiné, le Toubib. Sérieux, docteur, pape : un médecin. Il a décrété que c’était le trop plein qui se vidait, rien du tout, de la broutille de sansonnet, et il a ajouté qu’il fallait vidanger de temps en temps et que, pour que ça coule moins, il suffisait de refroidir l’eau du cerveau. Refroidir, c’est radical. Et mon N’a-qu’une-oeil d’ôter ses pelisses et d’aller stationner en tricot de peau sur le trottoir dans le blizzard de janvier, le froid vous mordait les couilles, une horreur.

                  Le pire est que ça a marché. (Le rhume, adieu, d’un seul coup.)

                  Le seul à ne pas être étonné c’était le Toubib. Il a dit que c’était de l’homéopathie.

                  Tout de même, il y a de la chance pour la canaille.

                   

                  Il venait de temps à autre au Barnabé, le Toubib. Bière ou blanc limé, ça dépendait des jours et de l’humeur. Il s’accagnardait sur la banquette, emmitouflé dans ses épaisseurs, écharpe, cache-nez, houppelande, roupiane en laine du pays, tricot marron, mitaines, galurin à la casseur d’assiettes, prêt pour les consultes.

                  De loin en loin il trouvait un client. (La consulte, tarif d’ami, tu paies la tournée.) Il demandait les symptômes, opinait du bonnet, toussotait, finissait par dire : Bon, n’aie crainte.

                  Il disait toujours Bon n’aie crainte et après il annonçait les pires catastrophes.

                  (Au début on l’appelait El Toubib parce qu’il était nord-algérien ou équivalent.)

                  Et puis il est mort.

                  Moi, les toubibs qui claquent, ça me fait toujours tout drôle. (Les cordonniers, les plus mal chaussés.)

                   

                  C’était la fine équipe du quartier. La fine équipe de bras cassés. L’Africain, le Toubib, N’a-qu’une-œil, Pan-Pan-l’Arbi, les autres, nous.

                  Bâtons de chaise et compagnie.

                   

                  N’a-qu’une-œil, par exemple. Une laideur, une laideur, franchement. Une pelade d’homme. Haut comme trois crottes à genoux, laid comme les sept poux capitaux. (J’aurais un cul comme sa tête je mettrais deux slips.) Moitié chauve, trois quarts tondu, tiers pelé : l’âge et la maladie. Le Casanova de la Panade. Epaules de serpent, poitrine de bicyclette.

                  (La cervelle bien peignée en arrière, tu vois ce que je veux dire.)

                  Tout ce qu’il aurait pu offrir à une femme c’était son vélo décapotable.

                  N’empêche. Toute la sainte journée à déblatérer sur l’amour à l’emporte-fesses. Sa devise était : « hors du cul point de salut. »

                  Toujours partant pour le radada minute soupe.

                  Oui, toujours partant. La preuve, tiens, vous voulez vérifier l’engin. Déjà il attaquait sa ceinture, la braguette, les boutons. On l’arrêtait. On te croit sur parole, vieux.

                  Ah bon. Quand même, il aurait pu nous montrer le genre de garde-à-vous qu’il montait à la commande, un phénomène pareil ça ne se rate pas. (Ah, l’amour.)

                  On préférait ne pas vérifier. Qu’il n’en vienne pas à brandir le témoin. On le laissait gamberger. Qu’il se dépatouille avec ses rêves. On avait déjà assez à faire pour oublier les nôtres.

                  Qu’il berlure donc sur le fion, le berlingot, saint Troufignon, l’extase. On écoutait ses exploits de rapière d’édredon. (Lui, tu parles : il ne pouvait faire que des baisers qui n’auraient jamais fait de mal à une mouche.)

                   

                  Surtout avec son œil.

                  Il l’avait perdu en voulant nous montrer quel équilibriste c’était. La peur qu’on avait eue ce jour-là. C’est bien simple, on en était passés par toutes les couleurs de l’alphabet. Il avait posé une chaise sur son front, en équilibre sur un pied, et il avait déambulé autour des tables du bistrot jusqu’à ce qu’il se prenne les pieds dans quelque chose qui traînait. Après, hôpital, urgences, billard, intervention : un œil en moins.

                  Déjà qu’il n’était pas franchement joli garçon avant.

                  Ils lui avaient fait la réparation au rabais. Ils l’avaient rafistolé entre deux urgences, un dimanche soir, au milieu des accidents de la route. (Encore un accident, encore une livraison : deux morts et trois tués.)

                  (Tous en petits morceaux. Les petits morceaux font les grandes civières.)

                  Depuis l’opération, ou bien il avait l’oeil collé par des filaments et des glaires, ou bien il l’avait ouvert en grand. C’était mieux quand il était collé, on ne voyait pas la couleur de la cornée.

                  Il vous regardait gentiment avec un œil à plat ventre et l’autre à genoux et c’était pire que tout.

                  Il parlait toujours de ses amours et se foutait de la figure des gens qui passent. De l’Africain, entre autres. Il se vengeait. Ou alors de Bas du Cul. (Vois-tu-moi-le, l’autre abruti, là-bas, Bas du Cul.)

                   

                  Bas du Cul, on le voit encore quelquefois dans le quartier. Rarement, depuis son accident. Des soirs, parfois. Il va chez la Fricaude.

                  On le regarde traverser la rue. Il marche en crabe. Tordu, bizarre. A chaque enjambée il décolle son pied d’une boue invisible. Il tangue au milieu de la rue, les épaules roulantes, les mains pendantes. Il dindonne.

                  Des épaules de catcheur. Et les mains, des battoirs. Vise-moi un peu ces paluches. (Des mains d’étrangleur.) Qu’est-ce qu’il peut bien faire dans l’existence, ce citoyen, maintenant qu’il ne vient même plus au marché.

                  Et cette tête qu’il fait, à présent. Six pieds de long. L’air d’être mort avant d’avoir vécu. Une tête de malheur. (Oh sacré nom de Dieu.)

                  Le quartier a ses mystères.

                  Il vient voir la Fricaude. (Je te dis que je l’ai vu sortir de chez elle, il y passe la nuit.)

                  Faut-il que le chibre lui démange pour aller voir la Fricaude. C’est une femme à dégoûter l’homme et sa vaillance. L’âge qu’elle a, d’abord. (Elle est vieille comme la belle-mère à Jésus-Christ.)

                  Elle a la viande en débandade. Evidemment. Ancienne escaladeuse de braguettes, maquerellée depuis l‘aube des temps, usinée par de tels infinis limages et ramonages. Et avec ça soiffarde inextinguible. C’est la mère Dalle-en-Pente.

                  (Et ses matous : oublille pas ses dix chats dans sa cagna.)

                  Marche toujours, il va chez elle, Bas du Cul. La tête enfouie dans le col de sa canadienne, un bonnet en fourrure enfoncé jusqu’aux oreilles. (Vois-tu-moi-le, l’autre Indien, avec sa toque de tovaritch en fourrure demi-écrémée).

                  Va-t-en savoir ce qu’il va faire chez la Fricaude.

                  Il y a du monde bizarre, dans notre quartier. On s’interroge.

                   

                  On observe, on glose. On reluque le monde à travers les vitres du Barnabé. On invente des existences, on tue le temps. C’est une manière de tenir le coup.

                  Tenir le coup, tenir la rampe : on s’épaule.

                  Au fond, chacun pour soi, pris un par un, on n’est peut-être pas grand-chose. Réunis à plusieurs, au total, ça finit tout de même par faire quelqu’un.

                   

                  Nous sommes les anonymes du quartier. La gueusaille, les sans-nom. Avant il y avait des vedettes, N’a-qu’une-œil, l’Africain, le Toubib et consorts. Une fois les grandes figures en allées, il ne reste plus que les figurants.

                  Certains comptent plus que d’autres, c’est vrai. A part la Fricaude, qu’on ne voit jamais, et Bas du Cul qu’on voit de moins en moins, il y a encore la Mertandou, qui persiste à monnayer les samedis soir ce qui reste de ses charmes, et la Ninette qui ,promène son petit fessier effronté dans tout le quartier, et la vieille du 16, et tous ceux qu’on ne connaît pas, qu’on devine, qu’on oublie. Ils ne font pas d’histoires. Ce n’est pas pour ça qu’ils n’ont rien à dire.

                  On essaie de savoir ce qui se passe . Drames et fariboles. On imagine. Notre exotisme à nous c’est le commun des jours.

                  Un commun pas toujours commun. Il s’en passe de drôle, derrière les murs des maisons. Des gratinées. Il y a des étrangetés. Tout ce qu’on ne sait pas.

                   

                  Et puis il y a les habitués du Barnabé. C’est un fretin moins menu que d’autres. On y trouve de sacrés numéros. Le Roger, par exemple, qui déblatère à ne plus savoir ce qu’il dit. Et Ferdinand, et Albert, et Marco Roumagnolles le rouquin, et Ludovic et les autres. Nous.

                  Le Barnabé rassemble tout le monde. Il réunit les philosophes, qui parlent, et les passants, qui ne s’arrêtent pas. Les philosophes énoncent des propos et des sentences. Ils émettent des considérations sur la vie. Ils les mâchent et les remâchent tant que ça devient des formules. On se les échange comme des politesses. On se repasse les manières, comme des plats.

                  Ce sont des plats qui ne calent pas le ventre.

                  (Être dans la purée, ça ne vous nourrit pas son homme.)

                  Ça aide, malgré tout. Le vieux Gustave essaie d’y oublier sa défunte moitié, et Pierrot ses ennuis accumulés.

                  On vit en bande. Comme les greffiers de la zone : en bande et solitaires à la fois.

                  Une belle bande de chats d’égout, comme dit Raymond.

                  Avec la noblesse tout de même, la particule : chats d’égout, chiens de gouttière.

                  A la tienne Etienne.

                   

                   

                   

                   

                   

                   

                   

                   


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