CHOPIN, Kate – Le Rêve d’une heure

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        Le rêve d’une heure

        Kate Chopin, 1894.

        Traduit par Vincent de l'Epine.

        Sachant que Mrs. Mallard souffrait du cœur, on prit les plus grandes précautions pour lui annoncer, avec autant de douceur que possible, la mort de son mari.

        Ce fut sa sœur Joséphine qui le lui apprit, par phrases entrecoupées et allusions voilées, à moitié dissimulées. L’ami de son mari, Richard, était présent aussi, tout près d’elle. C’était lui qui s’était trouvé dans les bureaux du journal quand on avait reçu la nouvelle de la catastrophe ferroviaire, avec le nom de Brently Mallard en tête de la liste des victimes. Richard avait juste pris le temps de s’assurer de la véracité de la nouvelle par un second télégramme, et s’était précipité afin d’annoncer le triste évènement avant que ne le fasse un ami moins délicat et moins circonspect.

        Louise ne reçut pas la nouvelle comme beaucoup d’autres femmes avant elle, paralysées et incapables d’en accepter la signification. Elle pleura immédiatement, s’abandonnant d’un seul coup et sans retenue dans les bras de sa sœur. Quand la tempête de douleur se fut apaisée, elle se retira seule dans sa chambre. Elle ne voulait personne avec elle.

        Là se trouvait, en face de la fenêtre ouverte, un fauteuil spacieux et confortable. Elle s’y abandonna, écrasée par une fatigue physique qui avait pris possession de son corps et semblait se faufiler jusque dans son âme.

        Elle pouvait voir, sur la place carrée devant sa maison, le haut des arbres qui étaient tout frissonnants de la vie nouvelle du printemps. Le souffle délicieux de la pluie était dans l’air. Dans la rue en dessous, un colporteur vantait sa marchandise. Elle entendait les faibles notes lointaines de quelqu’un qui chantait, et d’innombrables moineaux gazouillaient sur les toits des maisons. Des taches de ciel bleu se montraient çà et là à travers les nuages, qui s’étaient amoncelés à l’ouest en face de la fenêtre.

        Elle était assise là, la tête en arrière, appuyée sur les coussins du fauteuil, presque immobile, sauf quand un sanglot montait du fond de sa gorge et la secouait, comme un enfant qui a pleuré dans son sommeil et qui continue à sangloter dans ses rêves.

        Elle était jeune, avec un beau visage calme qui montrait qu’elle refoulait ses émotions,  et faisait même preuve d’une certaine force. Mais en ce moment, ses yeux étaient ternes et immobiles ; ils restaient fixés sur les trouées de ciel bleu là-bas au loin. Ce n’était pas un regard qui indiquait la réflexion, mais plutôt la suspension de toute pensée intelligente.

        Quelque chose venait vers elle, et elle l’attendait, apeurée. Qu’était-ce donc ? Elle ne savait pas ; c’était une chose trop subtile et trop évasive pour qu’elle puisse lui donner un nom. Mais elle la sentait sourdre du ciel, pour venir jusqu’à elle par les sons, les senteurs, les couleurs qui emplissaient l’air.

        Maintenant, sa poitrine se soulevait frénétiquement. Elle commençait à reconnaître cette chose qui s’approchait pour prendre possession d’elle, et elle essayait de la repousser par la force de sa volonté, mais elle n’y parvenait pas plus qu’elle ne l’aurait fait de ses deux fines et blanches mains. Quand enfin elle s’abandonna, un mot à peine murmuré sortit de ses lèvres entrouvertes. Elle le répéta encore et encore, dans un souffle : « libre, libre, libre ! ». Le regard absent et terrorisé qui avait suivi la nouvelle s’évanouit ; ses yeux étaient maintenant vifs et brillants. Son cœur battait, et le flot de son sang réchauffa et détendit chaque parcelle de son corps. Elle ne s’arrêta pas à la pensée de savoir si la joie qui l’envahissait était une joie monstrueuse. Elle avait une perception claire et exaltée des choses qui lui permettait d’écarter cette idée triviale.

        Elle savait qu’elle pleurerait à nouveau quand elle verrait les tendres mains adorées repliées dans la posture de la mort, et le visage qui l’avait toujours regardée avec amour, fixe, et gris, et mort. Mais elle voyait aussi, après ce triste moment, une longue procession d’années à venir, qui lui appartiendraient absolument. Et elle ouvrit et étendit les bras pour les accueillir. Il n’y aurait personne qui vivrait pour elle durant ces prochaines années ; elle vivrait pour elle-même. Il n’y aurait pas de volonté puissante pour dominer la sienne, avec cette certitude aveugle qu’ont les hommes et les femmes qu’ils ont le droit d’imposer leurs désirs personnels à un de leurs semblables. Durant ce bref moment d’illumination, il lui sembla que c’était là un crime, qu’il soit motivé par la tendresse ou par la cruauté.

        Et pourtant, elle l’avait aimé – quelquefois. Et souvent, elle ne l’avait pas aimé. Mais peu importait ! Que pouvait bien valoir l’amour, l’insondable mystère, face à cette affirmation de soi qu’elle reconnaissait soudain comme l’élan le plus puissant de tout son être !

        « Libre ! De corps et d’âme ! » continuait-elle à murmurer.

        Sa sœur Joséphine était agenouillée devant la porte verrouillée, les lèvres collées au trou de la serrure, implorant qu’on la laisse entrer. « Louise, ouvre la porte ! Je t’en prie, ouvre la porte – tu vas te rendre malade. Que fais-tu, Louise ? Pour l’amour de Dieu, ouvre la porte. »

        « Vas-t-en. Je ne me rends pas malade. » Non, à travers cette fenêtre ouverte, elle buvait l’élixir même de la vie. Son imagination galopante parcourait ces jours qui se trouvaient devant elle. Des journées de printemps, des journées d’été, toutes sortes de journées qui seraient à elle. Elle fit une courte prière, souhaitant que sa vie fût longue. Et dire qu’hier encore, elle avait pensé en frissonnant que la vie pourrait être longue.

        Elle finit par se lever, et ouvrit la porte aux agacements de sa sœur. Ses yeux brillaient d’un fiévreux triomphe tandis qu’elle se déplaçait, sans en avoir conscience, comme une déesse de la victoire. Elle prit sa sœur par la taille, et toutes deux descendirent les escaliers. Richard les attendait, debout en bas des marches.

        Au même moment, quelqu’un ouvrait la porte d’entrée avec une clé. C’était Brently Mallard qui entrait, un peu marqué par la fatigue du voyage, portant sereinement son sac et son parapluie. Il avait été loin du lieu de l’accident, et ignorait même qu’il y en eût eu un. Il fut stupéfait lorsque Joséphine poussa un cri perçant, et que Richard effectua un mouvement rapide pour le cacher à la vue de sa femme.

        Mais Richard ne fut pas assez rapide.

        Quand les médecins arrivèrent, ils déclarèrent que Louise était morte d’une crise cardiaque – morte de joie.

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