CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure de la pierre de Mazarin

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    CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure de la pierre de Mazarin
    (Traduction Carole pour litteratureaudio)

    Il était agréable au docteur Watson de se retrouver dans la chambre désordonnée du premier étage de Baker Street, qui avait été le point de départ de tant de remarquables aventures. Il promenait son regard autour de la pièce, sur les diagrammes scientifiques épinglés au mur, sur les établis, encombrés de fioles de produits chimiques, carbonisés et rongés par l’acide, sur l’étui à violon appuyé à un angle de la pièce, sur le seau à charbon qui renfermait depuis toujours des pipes et du tabac. Enfin ses yeux cernèrent la figure ronde et joviale de Billy, un jeune mais non moins sage et adroit majordome, qui avait quelque peu contribué depuis peu à atténuer l’abîme de solitude et d’isolement dans lequel se complaisait la figure saturnienne du grand détective.

    « Rien ne semble avoir bien changé, Billy. Vous n’avez pas changé non plus d’ailleurs. J’espère que nous pourrons en dire de même de lui ».

    Billy adressa un regard plein de sollicitude à la porte close de la chambre.

    « Il doit être encore couché et endormi », dit-il.

    Il était sept heures du soir d’un agréable jour d’été, mais le docteur Watson était suffisamment familier des habitudes irrégulières de son vieil ami pour ne pas s’étonner à cette idée.

    « Cela signifie une affaire, je suppose ? »

    « Oui, Monsieur, il en a été tout occupé jusqu’à maintenant. Je commence à craindre pour sa santé. Il pâlit et maigrit, ne mange rien. « Quand désirerez-vous dîner Monsieur Holmes ? », lui a demandé Mrs Hudson. « A sept heures trente tappantes après-demain », lui a-t-il répondu. Vous le connaissez, quand il s’acharne sur une affaire… »

    « Oui Billy, je sais bien. »

    « Il est occupé à filer quelqu’un. Hier il est sorti déguisé en ouvrier s’en allant chercher du travail. Aujourd’hui c’était en vieille dame. Je m’y suis presque laissé prendre, et pourtant je devrais commencer à le connaître. » Billy désigna avec une grimace l’ombrelle verte posée en équilibre contre le sofa. « Elle faisait partie de l’ensemble de la vieille dame », dit-il.

    « Mais de quoi s’agit-il, Billy ? »

    Billy baissa la voix, comme s’il s’apprêtait à discuter d’un secret d’Etat.

    « Je veux bien vous le révéler, Monsieur, mais que cela reste strictement entre nous. Il s’agit de l’affaire du diamant de la Couronne. »

    « Comment – ce vol à cent mille livres sterlings ? »

    « Oui Monsieur. Le joyau doit être récupéré. C’est pourquoi nous avons eu récemment le Premier ministre et le Ministre de l’Intérieur assis conjointement sur ce sofa. Monsieur Holmes s’est montré fort courtois envers eux. Il les a mis très vite à l’aise et leur a promis qu’il ferait tout son possible. Puis il y a eu Lord Cantlemere… »

    « Ah ! »

    « Oui Monsieur, vous savez ce que cela signifie. Il est un peu guindé, si je puis m’exprimer ainsi. Je pourrais m’accomoder du Premier ministre, et je n’ai rien contre le Ministre de l’Intérieur, qui me semble un homme tout à fait courtois et obligeant, mais je ne puis supporter ce Lord. A l’instar de Monsieur Holmes d’ailleurs. Voyez-vous, il ne croit pas aux compétences de Monsieur Holmes, et il était opposé à ce qu’il soit fait appel à lui. Il jubilerait si celui-ci échouait.

    « Et Monsieur Holmes sait cela ? »

    « Monsieur Holmes sait toujours ce qu’il y a à savoir ».

    « Bien, espérons qu’il n’échouera pas et que les espoirs de Lord Cantlemere seront trompés. Mais je dois vous demander, Billy, pourquoi ce rideau tendu devant cette fenêtre ? »

    « Monsieur Holmes l’y a posé il y a trois jours. Nous y avons là derrière une drôle de chose. »

    Billy s’avança et écarta la draperie qui dissimulait l’alcôve du bow-window.

    Le docteur Watson ne put retenir un cri d’étonnement à la vue d’un fac-similé de son vieil ami, en robe de chambre et lisant un livre invisible, la figure tournée de trois quarts vers la fenêtre et orientée vers le bas, le corps enfoncé dans un fauteuil. Billy en détacha la tête et l’agita en l’air.

    « Nous en modifions à intervalles réguliers la position afin qu’elle paraisse plus vivante. Je n’aurais pas osé la toucher si les stores n’étaient pas baissés. Quand ils sont relevés, vous pouvez apercevoir le mannequin de Monsieur Holmes lisant depuis l’autre côté de la rue. »

    « Nous avons déjà eu recours à quelque chose de semblable par le passé. »

    « Avant que je n’entre au service de Monsieur Holmes », dit Billy. Il releva le store et scruta la rue. « On nous observe par là-bas. Quelqu’un est à la fenêtre à présent. Voyez vous-même. »

    Watson n’avait fait qu’un pas quand la porte de la chambre s’ouvrit et la silhouette longue et mince de Holmes parut, le visage pâle et les traits tirés, mais le pas aussi alerte qu’à l’accoutumée. D’un bond il se trouva auprès de la fenêtre et en abaissa le store.

    « Cela suffit, Billy », dit-il. « Vous étiez en danger de mort il y a à peine un instant, mon garçon, et je ne peux pas encore me passer de vous. Eh bien, Watson, il est bon de vous revoir dans vos quartiers. Vous tombez à pic. »

    « C’est bien ce qu’il semble. »

    « Vous pouvez aller, Billy. Ce garçon me pose un véritable problème, Watson. Jusqu’à quel point suis-je autorisé à l’exposer au danger ? »

    « Danger de quoi, Holmes ? »

    « De mort subite. Je m’attends à quelque chose ce soir. »

    « Et à quoi exactement ? »

    « A être assassiné, Watson. »

    « Allons, vous plaisantez, Holmes ! »

    « Mon pitoyable sens de l’humour lui-même n’aurait pas été incapable d’élaborer une plaisanterie infiniment plus drôle que celle-là. Mais en attendant ma mort prochaine, mettons-nous à l’aise. L’alcool nous est permis, n’est-ce pas ? Le gazogène et les cigares sont à leur place accoutumée. Laissez-moi vous contempler une dernière fois à votre place dans votre fauteuil. Vous n’avez pas l’intention de dédaigner ma pipe et la qualité lamentable de mon tabac ? Il se substitue à ma nourriture ces jours-ci. »

    « Mais pourquoi ne pas vous nourrir ? »

    « Parce que les facultés ont tendance à s’affiner lorsqu’on les affame. Allons, en tant que médecin, mon cher Watson, vous admettrez que le gain apporté par le ravitaillement au sang lors de la digestion est entièrement préjudiciable au cerveau. Je ne suis que cerveau, Watson. Le reste de ma personne n’est autre qu’appendice. C’est pourquoi dois-je considérer mon cerveau seul. »

    « Mais cette menace, Holmes ? »

    « Ah oui, si elle devait s’avérer, il serait peut-être aussi bien que vous graviez dans votre mémoire le nom et l'adresse de l’assassin. Vous les communiquerez à Scotland Yard, avec l’expression de mes chaleureuses salutations et mon meilleur souvenir. Sylvius est le nom, comte Negretto Sylvius. Ecrivez, Watson, écrivez noir sur blanc ! 136 Moorside Gardens, N.W. Vous vous en rappellerez ? »

    Les traits de la franche figure de Watson se contractèrent sous l’impulsion de l’anxiété. Il ne savait que trop les dangers régulièrement encourus par Holmes et plaçait davantage cette révélation au-dessous de la vérité qu’au rang de l’exagération. Watson était cependant un homme d’action, et il le démontra par ces paroles :

    « Vous pouvez compter sur moi, Holmes. Je n’ai rien prévu de particulier d’ici un jour ou deux. »

    « Votre éthique ne progresse pas, Watson. Vous avez ajouté le mensonge à vos autres vices. Vous arborez tous les signes de l'homme médical occupé, avec des rendez-vous à toutes les heures. »
     
    « Pas aussi importants que vous semblez le croire. Mais ne pourriez-vous pas faire arrêter cet homme ? »

    « Si Watson, je le pourrais. Et c’est bien là ce qui le préoccupe. »

    « Mais pourquoi alors ne pas le faire arrêter ? »

    « Parce que j’ignore où est le diamant. »

    « Ah ! Billy m’en a parlé… Le joyau manquant de la Couronne ! »

    « Oui, l’imposante pierre jaune de Mazarin. J’ai jeté mon filet et j’y ai pris mes poissons, mais sans ramener la pierre. Quel intérêt alors de les prendre ? Le monde serait certes meilleur si nous les mettions sous les verrous, mais ce n’est pas ce vers quoi je tends. C’est la pierre que je veux. »

    « Et ce comte Sylvius est l’un de vos poissons ? »

    « Oui, et un beau. Un requin. Il mord. L’autre est Sam Merton, boxeur de son état. Pas un mauvais bougre, Sam, le comte se sert de lui en réalité. Sam n’est pas un requin. C’est simplement un bon gros goujon niais à tête de taureau. Mais il flotte tout de même dans mes filets. »

    « Où est le comte Sylvius ? »

    « Je l’ai suivi pas à pas durant toute la matinée. Vous m’avez déjà vu en vieille dame, Watson. Jamais je n’ai été aussi convaincant que ce matin. Le comte Sylvius m’a même ramassé mon ombrelle. « Avec votre permission, Madame », m’a-t-il dit… Moitié Italien, vous savez, et avec toute la grâce des manières du Sud d’un côté, mais de l’autre la diablerie incarnée. La vie est pleine de fantaisies, Watson. »

    « Celle-ci aurait pu tourner à la tragédie. »

    « Oui, peut-être. Je l’ai suivi jusqu’à la boutique du vieux Straubenzee dans Minories. Straubenzee est l’inventeur d’un pistolet à air comprimé – un sérieux et joli travail, je crois -, et je serais prêt à parier que celui-ci se trouve de l’autre côté de cette fenêtre à l’instant même où je vous parle. Avez-vous vu le mannequin ? Oui, Billy vous l’a montré, bien sûr. Eh bien, il se pourrait qu’une balle traverse sa jolie petite tête à tout instant. Oui, Billy, qu’est-ce que c’est ? »

    Le majordome était réapparu dans la pièce apportant une carte de visite sur un plateau. Holmes la contempla les sourcils levés et l’air amusé.

    « Notre homme lui-même. Je ne m’attendais guère à cela. Voilà ce qui s’appelle prendre le taureau par les cornes, Watson ! Cet homme ne manque pas d’aplomb. Peut-être avez-vous eu vent de sa réputation de tireur de gros gibier. Ce serait pour lui une excellente fin de carrière que de m’ajouter à son tableau de chasse. Cette carte est la preuve qu’il me tient déjà en joug. »

    « Envoyez chercher la police ! »

    « Je le devrais probablement. Mais pas encore. Voudriez-vous regarder attentivement derrière la fenêtre, Watson, et me dire si personne ne semble attendre dans la rue ? »

    Watson souleva prudemment un coin de rideau.

    « Oui, il y a un individu d’apparence assez louche qui rôde près de la porte. »

    « Ce doit être Sam Merton. Le très fidèle mais non moins niais Sam. Où est le gentleman, Billy ? »

    « Il attend dans le salon, Monsieur. »

    « Faites-le monter quand je sonnerai. »

    « Bien, Monsieur. »

    « Introduisez-le quand bien même je ne me trouverais pas dans la pièce. »

    « Bien, Monsieur. »

    Watson attendit que la porte se soit refermée pour se tourner résolument vers son compagnon.

    « Voyons, Holmes, vous ne pouvez pas faire cela ! Cet homme qui n’a rien à perdre ne reculera devant rien ! Il vient peut-être tout bonnement vous assassiner ! »

    « Je n’en serais pas surpris. »

    « J’insiste pour rester avec vous. »

    « Vous pourriez être gênant. »

    « Gênant pour lui ? »

    « Non, mon cher, gênant pour moi. »

    « Cela m’est égal, je ne peux raisonnablement pas vous quitter. »

    « Si, Watson, vous le pouvez. Et vous le ferez, parce que vous ne vous êtes jamais refusé à vous prêter au jeu, et je suis certain que vous vous y prêterez jusqu’au bout. Cet homme est venu de son propre gré, mais il se pourrait bien qu’il reste pour le mien.

    Holmes sortit son calepin et y griffonna quelques lignes.

    « Prenez un fiacre jusqu’à Scotland Yard et remettez ceci à Youghal du Département de la Recherche Criminelle. Revenez avec la police. L’arrestation de notre homme suivra. »

    « J’y participerai avec joie. »

    « Il se pourrait que j’aie juste le temps de retrouver la pierre avant votre retour. »

    Il effleura la sonnette.

    « Je crois que nous sortirons par la chambre. Cette seconde issue s’avère parfois excessivement utile. Je préfèrerai voir mon requin sans qu’il me voie, et j’ai, comme vous pouvez vous en souvenir, une méthode bien à moi pour parvenir à ce résultat.

    Ce fut en effet une pièce entièrement vide que celle dans laquelle Billy introduisit le comte Sylvius quelques instants plus tard. Le fameux chasseur, homme de monde et de sport, était grand, au teint basané, à la formidable moustache noire surplombant une bouche cruelle aux lèvres minces, au nez long et aquilin. Il était habillé avec soin mais sa cravate scintillante, son épingle étincelante et ses bagues rutilantes produisaient par trop d’effet. Lorsque la porte se referma sur lui, il regarda autour de lui avec un étonnement mêlé de défiance, comme suspicieux d’un piège à chaque détour de la pièce. Il tressaillit subitement à la vue des ombres impassibles du visage et du cou émergeant du fauteuil que projetait le mannequin habillé de Holmes derrière la fenêtre. Après quelques secondes d’un étonnement indécis, la lueur d’un espoir terrible enflamma ses yeux sombres et meurtriers. Il jeta un nouveau regard autour de la pièce dans le but de s’assurer qu’aucun témoin ne s’y trouvait, puis, sur la pointe des pieds, sa lourde canne à demi levée, il se dirigea lentement vers la silhouette immobile. Prenant son élan pour un ultime coup, il s’apprêtait à frapper quand une voix tout à la fois calme et sardonique l’apostropha à travers la porte de la chambre restée ouverte :

    « Ne le cassez pas, comte ! Surtout ne le cassez pas ! »

    Le meurtrier chancela d’étonnement, la face convulsée. L’espace d’un instant il éleva encore sa canne, dans l’espoir d’atteindre sa cible originelle, mais quelque chose dans le regard gris et fixe et dans le sourire moqueur de Holmes le contraignit à abaisser son bras.

    « C’est une bien belle petite chose », dit Holmes en s’avançant vers le mannequin. L’œuvre de Tavernier, le modeleur français. Il est aussi bon en statues de cire que votre ami Straubenzee l’est en armes à air comprimé. »

    « Armes à air comprimé, Monsieur ? Que voulez-vous dire ? »

    « Posez votre chapeau et votre canne sur cette console. Merci. Prenez un siège, je vous prie. Auriez-vous l’obligeance de vous départir de votre révolver également ? Oh, comme vous voulez, si vous préférez vous asseoir dessus… Votre visite est des plus opportunes, car je tenais absolument à m’entretenir quelques instants avec vous. »

    Le comte émit un grondement et fronça ses lourds sourcils menaçants.

    « Je souhaitais également échanger quelques mots avec vous, Holmes, et voilà la raison de ma visite. Je ne nierai pas que j’avais l’intention de vous porter l’estocade il y a à peine un instant. »

    Holmes releva ses jambes et en posa les talons sur les bords de la table.

    « Il m’avait semblé décelé une idée de la sorte dans votre esprit », dit-il. « Et en quel honneur cette délicate attention ? »

    « Parce que vous vous êtes mis en tête de me barrer le chemin. Parce que vous avez lancé vos chiens à mes trousses. »

    « Mes chiens ? Je vous assure que non ! »

    « Mensonges ! Je les ai fait suivre. Nous sommes deux à jouer ce jeu, Holmes. »

    « Bien peu importe, comte Sylvius. Mais peut-être accepteriez-vous de recourir à un titre en préfixe de mon nom lorsque vous vous adressez à moi. Vous comprendrez certainement que le caractère ordinaire de mes activités me mettant aux prises avec la moitié des forbans de la ville, toute familiarité de votre part se révèle désobligeante. »

    « Très bien, Monsieur Holmes, donc. »

    « Magnifique ! Mais je vous assure que vous vous méprenez quant à mes supposés agents. »

    Le comte Sylvius eut un rire méprisant.

    « D’autres sont tout aussi capables d’observation que vous. Hier c’était un homme en apparence à la recherche d’un emploi. Aujourd’hui une dame d’un certain âge. Il m’ont gardé à vue tout le jour. »

    « Vraiment, Monsieur, vous me flattez. Le vieux baron Dowson lui-même avait dit la nuit précédent le jour où il fut pendu au sujet de mes affaires que la loi y gagnait ce que la scène y avait perdu. Et voilà qu’à présent vous couvrez mes petites improvisations de vos louanges. »

    « Cétait vous ?… Vous-même ?… »

    Holmes haussa les épaules.

    « Vous pouvez apercevoir dans l’angle l’ombrelle que vous m’avez gentiment ramassée dans Minories avant que vous ne commenciez à vous douter de quelque chose. »
     
    « Si j’avais su, vous n’auriez jamais… »

    « Revu cet humble foyer ? J’en suis bien conscient. Nous avons tous des opportunités à déplorer, comte Sylvius. Lorsque cela s’est produit cependant, vous ignoriez tout, et nous voici donc de nouveau réunis ici. »

    Les sourcils du comte s’abaissèrent plus lourdement encore au-dessus de ses yeux menaçants.

    « Vos dires ne font qu’aggraver votre cas. Il ne s’agissait ainsi pas de vos agents mais bien de votre propre comédie, de votre ignoble farfouillage lui-même ! Vous admettez que vous m’avez pisté. Pourquoi ? »

    « Calmez-vous, comte. Vous tuiez des lions en Afrique, n’est-ce pas ? »

    « Eh bien ? »

    « Mais pourquoi ? »

    « Pourquoi ? Par distraction… Par défi… Pour le danger ! »

    « Et sans nul doute, pour libérer le pays d’un fléau ? »

    « Exactement ! »

    « Des raisons similaires m’animent ! »

    Le comte bondit sur ses pieds, et sa main se porta instinctivement à la poche arrière de son pantalon.

    « Asseyez-vous, Comte, rasseyez-vous ! Il y a aussi une autre raison, plus capitale. Le diamant jaune. »

    Le comte Sylvius eut un sourire machiavélique et reprit sa place dans son fauteuil.

    « Vous m’en direz tant ! », dit-il.

    « Vous savez que c’était la raison pour laquelle je vous filais. La véritable raison de votre présence ici ce soir est de découvrir si j’en sais ou non bien long au sujet de cette affaire, et d’évaluer à quel point la suppression de ma personne est indiquée. Eh bien je dirais que, de votre point de vue, elle est en effet tout indiquée, car je sais absolument tout de cette affaire, exceptée la chose que vous allez me révéler à l’instant même. »

    « Oh bien sûr ! Et quelle est, je vous prie, la chose en question ? »

    « Le lieu où est caché le diamant. »

    Le comte jeta un regard acide à son interlocuteur.

    « Ah, vous voulez connaître ?… Et comment l’homme diabolique que je suis se déciderait-il à vous révéler ceci ? »

    « Vous le ferez. »

    « Certes oui. »

    « Mais sachez que vous ne pouvez pas me tromper, comte Sylvius. »

    Les yeux de Holmes vrillèrent ceux du comte, se plissèrent et son regard étincela en deux éclairs menaçants.

    « Vous êtes un livre ouvert. Je puis lire au plus profond de vos pensées. »

    « Donc bien sûr vous voyez où le diamant est caché. »

    Holmes frappa des mains avec amusement, et pointa sur le comte un doigt narquois.

    « Donc vous le savez. Vous l’admettez. »

    « Je n’admets rien du tout. »

    « Maintenant, comte, si vous voulez bien vous montrer raisonnable, nous allons parler affaires. Dans le cas contraire il vous arrivera malheur. »

    Le comte Sylvius leva les yeux au ciel.

    « Et c’est vous qui parlez de bluff », dit-il.

    Holmes lui adressa un regard plein de complaisance, comme un maître d’échec s’apprêtant à jouer sa reine. Puis il ouvrit un tiroir de son secrétaire et en tira un épais livre de notes.

    « Savez-vous ce que renferme ce livre ? »

    « Non, Monsieur, je n’en ai aucune idée. »

    « Vous ! »

    « Moi ? »

    « Oui, Monsieur, vous ! Vous figurez tout entier là-dedans, le moindre des faits et gestes de votre existence vile et risquée. »

    « Allez au diable, Holmes ! » s’écria le comte en vrillant sur Holmes ses yeux furibonds. « Ma patience a des limites ! »

    « Tout est là-dedans, comte. Le moindre fait relatant la mort de Mrs Harold, qui vous a légué le domaine de Blymer, si vite perdu au jeu. »

    « Vous délirez ! »

    « Ainsi que le récit de l’existence de Miss Minnie Warrender. »

    « Bah ! Vous n’irez nulle part avec cela. »

    « Davantage encore ici, comte. Voici le récit du vol survenu dans le luxueux train reliant la Riviera en date du 13 février 1892. Voici le faux chèque tiré la même année sur le Crédit Lyonnais. »

    « Non, ici vous vous méprenez. »

    « Ce qui signifie que je ne méprends pas sur le reste ! Maintenant, comte, la balle est dans votre camp. Je n’ai plus qu’atouts dans les mains : abattez donc vos cartes, nous gagnerons du temps. »

    « Quel rapport tout cela a-t-il avec le joyau dont vous m’avez parlé ? »

    « Doucement, comte. Modérez votre impatience ! Laissez-moi parvenir à mon but à mon train-train habituel. J’ai donc en main tous ces éléments contre vous, mais par-dessus tout, j’ai également de solides arguments contre vous et votre accolyte dans l’affaire du diamant de la Couronne. »

    « Ah oui ? »

    « J’ai le cocher qui vous a mené à Whitehall ainsi que celui qui vous en a raccompagné. J’ai un commissionnaire qui vous a aperçus près du coffre. J’ai Ikey Sanders, qui refuse de porter le chapeau pour vous. Ikey a parlé : la partie est finie. »

    De larges veines firent saillie sur le front du comte. Ses mains basanées et velues se contractèrent sous l’effet d’une émotion contenue. Il essaya d’articuler quelque chose, mais les mots se perdirent dans sa gorge.

    « Voici donc le détail des cartes que j’ai en main. L’une d’elles me fait défaut. Il s’agit du roi de carreau, où le carreau figure le diamant. »

    « Vous n’aurez jamais cette carte. »

    « Non ? Allons, soyez raisonnable, comte. Considérez un instant la situation. Vous êtes sur le point d’en prendre pour vingt ans. Ce qui est également le cas de Sam Merton. Quel bien allez-vous tirer de votre diamant ? Mais si vous le remettez… Eh bien, nous pactiserons ! Ni Sam ni vous ne nous intéressez. C’est la pierre que nous voulons. Abandonnez-la donc, et d’aussi loin que je puis m’en porter garant, la liberté vous sera acquise, aussi longtemps que vous saurez en user raisonnablement. Tout nouveau dérapage sera le dernier. Mais pour cette fois l’objet de mon mandat est la pierre, non vous. »

    « Et si je refuse ? »

    « Et bien alors… Hélas !… Ce devra être vous. »

    Billy apparut en réponse à un coup de sonnette.

    « Il me semble, comte, qu’il vaudrait tout aussi bien que votre ami Sam assiste à cet entretien. Après tout ses intérêts aussi sont en jeu. Vous trouverez, Billy, sur le pas de la porte un imposant et laid gentleman. Priez-le de monter. »

    « S’il refuse, Monsieur ? »

    « N’employez pas la force, Billy ! Ne vous montrez pas grossier avec lui. Si vous lui signifiez que le comte Sylvius souhaite sa présence, il viendra. »

    « Qu’avez-vous l’intention de faire ? » interrogea le comte dès que Billy eut disparu.

    « Mon ami Watson se trouvait encore ici avec moi il y a quelques instants. Je lui ai dit que j’avais pris dans mes filets un requin et un goujon. Je vais donc commencer à tisser mes filets afin de les y accueillir tous les deux. »

    Le comte avait bondi de sa chaise, sa main passée dans le dos. Holmes pointait sur lui un objet saillant à travers la poche de sa robe de chambre.

    « Vous ne trouverez pas la mort dans votre lit, Holmes. »

    « J’ai toujours pensé en effet qu’il n’en serait pas ainsi. Cela a-t-il la moindre importance ? Après tout, comte, votre mort également se produira plus vraisemblablement perpendiculairement qu’horizontalement. Mais ces paris sur l’avenir sont déprimants. Pourquoi ne pas nous livrer sans réserve aux délices de l’instant présent ? »

    Une lueur sauvage et soudaine alluma les yeux sombres et menaçants du comte. Le visage de Holmes s’allongea sous l’impulsion d’une tension et de l’action imminente.

    « Inutile de porter la main à votre revolver, mon cher », dit Holmes d’une voix tranquille. « Vous savez pertinemment que vous n’oserez pas vous en servir, même si je vous en donnais l’occasion. De fort malsains et bruyants engins que les revolvers, comte. Mieux valent les pistolets à air comprimé. Ah ! Je crois reconnaître la démarche légère de votre estimable collègue dans l’escalier. Bonjour, Mr Merton. Plutôt assommant, les tours de garde dans la rue, n’est-ce pas ? »

    Le boxeur était un homme jeune, à la charpente imposante, à la figure lisse, à l’apparence aussi stupide qu’obstinée, et se tenait gauchement auprès de la porte, regardant autour de lui d’un air désorienté. L’attitude débonnaire de Holmes étaient pour lui une expérience nouvelle, et bien qu’elle lui semblât vaguement hostile, il ne savait comment la contrer. Il s’en remit à son rusé compagnon :

    « De quoi s’agit-il, comte ? Que nous veut ce gars-là ? Qu’est-ce qu’il se passe ? »
     
    Sa voix était grave et rauque.

    Le comte haussa les épaules, et ce fut Holmes qui répondit.

    « Pour vous résumer la situation, Monsieur Merton, je vous dirais que c’en est fait de vous. »

    Merton s’adressa à nouveau à son accolyte :

    « Est-ce qu’il essaye de se payer notre tête ? Parce que je ne suis pas d’humeur à plaisanter, moi. »

    « Je pense bien », dit Holmes. Je pense que je peux même vous assurer que vous aurez de moins en mois envie de plaisanter au fur et à mesure que la soirée s’avancera. Maintenant, écoutez-moi, comte Sylvius. Je suis un homme très occupé qui ne peut nullement se permettre de perdre un temps précieux. Je vais passer dans la chambre à côté. Je vous prie de bien vouloir considérer cette maison comme la vôtre pendant le temps que durera mon absence. Vous pourrez ainsi vous entretenir librement avec votre associé sans être gêné par ma présence. Je m’en vais violoner la Barcarolle des Contes d’Hoffmann. Je devrais être de retour dans cinq minutes pour entendre votre réponse. Vous avez bien compris de quoi il s’agit, n’est-ce pas ? Vous, ou la pierre.

    Holmes disparut en emportant son violon. Quelques instants après les premières notes plaintives de la plus lancinante des mélodies s’échappaient à travers la porte close de la chambre.

    « De quoi s’agit-il, alors ? » demanda avec anxiété Merton en se tournant vers son compagnon. « Est-ce qu’il sait à propos de la pierre ? »

    « Il en sait justement beaucoup trop long à son sujet. Je ne suis pas sûr qu’il ne soit pas d’ailleurs au courant de tout. »

    « Bon Dieu ! » La face jaunâtre du boxeur blêmit.

    « Ikey Sanders a mouchardé. »

    « Quoi, lui ? Je lui réserve une drôle de surprise s’il me tombe à nouveau sous la main. »

    « Cela ne nous serait pas d’une grande utilité. Mieux vaut que nous réfléchissions à ce que nous avons de mieux à faire. »

    « Un moment ! », interrompit le boxeur en jetant un regard soupçonneux sur la porte de la chambre. Je parierais qu’il nous espionne. Je suppose qu’il ne peut pas nous entendre ? »

    « Et comment pourrait-il entendre quelque chose avec cette musique ? »

    « C’est vrai. Mais peut-être quelqu’un derrière un rideau… Il y a trop de rideaux dans cette pièce ! »

    Il aperçut en regardant autour de lui pour la première fois le mannequin dissimulé derrière la fenêtre, et, sans pouvoir articuler une parole, le désigna d’un doigt tremblant.

    « Oh, c’est seulement un mannequin », dit le comte.

    « Un mannequin ? Alors là, Madame Tussaud n’a qu’à bien se tenir ! C’est sa réplique parfaite, jusqu’à la robe de chambre ! Mais ces rideaux, comte ! »

    « Oh, au diable les rideaux ! Nous perdons notre temps, et nous n’en disposons déjà que de trop peu. Il peut nous faire coffrer à cause de cette pierre. »

    « Parbleu pour sûr ! »

    « Mais il nous laissera filer si nous lui révélons l’endroit où est le caillou. »

    « Quoi ? Abandonner ? Cracher sur cent mille livres ? »

    « C’est cela, ou pire. »

    Merton se gratta la tête.

    « Il est seul là-dedans. Il n’y a qu’à entrer. Une fois débarrassés de lui nous n’aurons plus rien à craindre. »

    Le comte secoua la tête.

    « Il est armé et a paré à cette éventualité. Nous aurions du mal à sortir d’ici. De plus, il a certainement déjà mis la police au courant de toute l’affaire. Ah ! Qu’est-ce que c’était ? »

    Un son imprécis sembla provenir de la fenêtre. Les deux hommes tendirent l’oreille. Tout était tranquille. A l’exception de l’étrange réplique enfoncée dans son fauteuil, la pièce était parfaitement vide.

    « Un bruit dans la rue », dit Merton. « Dites, chef, c’est vous le cerveau. Réfléchissez à comment nous tirer de là. Si vous pensez que cogner ne sert à rien, alors à vous de nous trouver quelque chose. »

    « J’en ai dupé de plus rusés », répondit le comte. « La pierre se trouve ici avec moi. Dans ma poche. Je ne pouvais pas prendre le risque de m’en séparer. D’ici ce soir elle sera loin d’Angleterre et avant dimanche coupée en quatre à Amsterdam. Il n’est pas au courant pour Van Seddar. »

    « Je pensais que Van Seddar ne repartait que la semaine prochaine ? »

    « Il devait. Mais maintenant il devra s’embarquer sur le prochain vapeur. L’un de nous deux doit courir lui porter la pierre à Lime Street. »

    « Mais rien n’est prêt encore ! »

    « Eh bien il faudra qu’il fasse avec. Il n’y a pas un instant à perdre. »

    A nouveau, sous le coup du pressentiment d’un danger qui devient instinctif chez le chasseur, il s’arrêta et regarda par la fenêtre. Oui, l’origine de ce nouveau bruit était probablement la rue.

    « Quant à Holmes », poursuivit-il, « nous pourrons nous en défaire assez facilement. En effet, cet imbécile ne nous arrêtera pas s’il pense que nous lui procurons la pierre. Nous le mettrons sur une fausse piste, et avant qu’il ne l’ait compris le diamant sera en Hollande et nous hors du pays. »

    « Cela me semble un bon compromis », dit Sam dans un rictus.

    « Vas-y. Et dis au Hollandais de se dépêcher. Quant à moi je m’en vais voir cet idiot avec une confession de mon propre cru. Je vais lui dire que la pierre se trouve à Liverpool. Satanée musique, elle commence à me porter sur les nerfs ! Avant qu’il ne s’aperçoive qu’elle n’est pas là-bas elle aura été taillée en quatre morceaux et nous, nous aurons déjà pris le large. Reviens ici ensuite immédiatement. Voilà la pierre. »

    « Comment avez-vous osé la garder sur vous ? »

    « Où aurait-elle pu être plus en sécurité ? Si nous avons pu la sortir de Whitehall quelqu’un d’autre aurait certainement pu la sortir de chez moi. »

    « Attendez que je la regarde. »

    Pour toute réponse le comte Sylvius gratifia son associé d’un regard peu amène et dédaigna la main tendue devant lui.

    « Quoi ? Vous pensez que je vais me sauver avec ? Dites, mon cher, vous commencez à me fatiguer avec vos manières. »

    « Bon, bon, d’accord, Sam. Pas le temps de nous battre. Viens près de la fenêtre si tu veux la regarder convenablement. Oriente-la ici, dans la lumière. »

    « Merci bien. »

    D’un bond Holmes avait jailli du fauteuil placé devant la fenêtre et s’était emparé du précieux bijou. Il le tenait d’une main pendant que de l’autre il pointait un revolver sur le comte. Les deux malfaiteurs chancelèrent d’étonnement. Avant qu’ils aient pu se reconnaître, Holmes avait pressé la sonnette.

    « Pas de violence, messieurs, pas de violence, je vous en conjure ! Prenez garde à mes meubles ! Vous êtes pris au piège, la police attend en bas. »

    L’abaourdissement du comte l’emporta sur la colère et la peur.

    « Mais comment diable ? » souffla-t-il.

    « Votre étonnement est bien naturel. Vous n’êtes pas sensé savoir qu’une seconde porte donne également de ma chambre sur ce bow-window. Je pensais que vous m’aviez entendu déplacer la tête du mannequin, mais la chance était avec moi. J’ai donc pu entendre toute votre conversation, laquelle vous aurait été difficile en ma présence. »

    Le comte eut un geste résigné.

    « Vous êtes le meilleur, Holmes. Peut-être même êtes-vous le diable en personne. »

    « Peu s’en faut, en effet », répondit Holmes avec un sourire poli.

    L’esprit lent de Sam Merton commençait seulement à appréhender la situation. Ce ne fut que lorsque des pas précipités se firent entendre dans l’escalier qu’il articula enfin :

    « Un finaud », dit-il. « Mais il y a quelque chose qui m’échappe : comment se fait-il que ce violon continue à jouer ? »

    « En effet », dit Holmes, « vous avez parfaitement raison ! Mais laissons donc jouer ! Ces gramaphones modernes sont une invention remarquable, en réalité ! »

    La police se rua dans la chambre, les menottes se refermèrent autour des poignets des deux criminels qui furent conduits au fiacre qui les attendait au bas. Watson se tenait auprès de Holmes et le félicitait de cette nouvelle victoire. Leur conversation fut interrompue par l’impassible Billy, apportant une nouvelle fois un plateau chargé d’une carte.

    « Lord Cantlemere, Monsieur. »

    « Faites-le monter, Billy. Voici l’éminent dignitaire chargé de représenter les intérêts les plus hauts placés », dit Holmes. « Une âme excellente et loyale, mais aux mœurs légèrement dépassées. Parviendrons-nous à le détendre ? Pourrons-nous envisager une infime décontraction ? Il ignore, bien sûr, tout de ce qui vient de se passer. »

    La porte s’ouvrit pour livrer passage à un homme maigre et d’apparence austère, au visage anguleux et aux victoriennes moustaches tombantes, d’une noirceur d’encre, qui contrastaient nettement avec les épaules rentrées et la démarche malaisée de l’homme. Holmes s’avança d’un air affable, et serra une main molle.

    « Comment allez-vous, Lord Cantlemere ? Le temps est plutôt frais pour la saison, il fait meilleur à l’intérieur. Puis-je vous débarrasser de votre manteau ? »

    « Non, merci. Je vais le garder. »

    Holmes posa une main insistante sur une manche du manteau.

    « Je vous en prie permettez ! Mon ami le docteur Watson peut vous assurer que ces changements de température sont extrêmement traîtres. »

    Lord Cantlemere libéra son bras avec quelque impatience.

    « Je vous assure que je suis parfaitement à l’aise, Monsieur. Je ne reste pas. Je suis simplement monté savoir des nouvelles de notre affaire. »

    « Elle est délicate… Très délicate. »

    « Je craignais que vous ne la trouviez ainsi. »

    L’ironie du ton se percevait nettement à travers les paroles du vieux courtisan.

    « Tout homme a ses limites, Monsieur Holmes, mais voyons le bon côté des choses : ceci nous prévient de la faiblesse qu’est l’auto-satisfaction. »

    « Certes, Monsieur, cette affaire me laisse dans la plus grande perplexité. »

    « Sans doute. »

    « En particulier sur un point. Sur lequel vous pourrez peut-ête m’éclairer. »

    « Votre demande me paraît quelque peu intempestive… J’ose croire que vos méthodes se suffisent à elles seules, mais, bien, je suis disposé à vous aider. »

    « Voyez-vous, Lord Cantlemere, nous pourrons sans doute former une plainte contre les auteurs actuels du fait. »

    « Quand vous les aurez attrapés. »

    « Bien sûr. Mais la question est : quel sort réserver au receleur ? »

    « Cette question n’est-elle pas prématurée ? »

    « Autant s’en préoccuper dès à présent. Quelle preuve considèreriez-vous comme indiscutable contre le receleur ? »

    « La possession de la pierre, trouvée sur lui. »

    « Vous l’arrêteriez pour ce motif ? »

    « Bien évidemment. »

    Holmes riait certes rarement, mais cette fois il s’en approcha du plus près que son vieil ami Watson put se le rappeler.

    « Dans ce cas, mon cher Monsieur, je me vois dans la très pénible nécessité de procéder à votre arrestation. »

    Lord Cantlemere devint soudain furieux. D’anciennes flammes réchauffèrent son teint cireux.

    « Vous dépassez les bornes, Monsieur Holmes. En cinquante ans de fonctions officielles je ne puis me rappeler pareil affront. Je suis un homme affairé, occupé de causes importantes, et je n’ai ni le temps ni le goût de ces plaisanteries stupides. Je dois vous avouer franchement, Monsieur, que je n’ai jamais cru en vos capacités, et que j’ai toujours pensé que l’enquête piétinerait et souffrirait davantage dans vos mains que dans celles des forces de police régulières. Votre conduite confirme mon impression. J’ai l’honneur, Monsieur, de vous saluer. »

    Holmes s’était lestement interposé entre le dignitaire et la porte.

    « Un instant, Monsieur », dit-il. « Franchir cette porte avec la pierre de Mazarin constituerait un délit plus grave que celui de s’être trouvé momentanément en sa possession. »

    « Monsieur, ceci est intolérable ! Laissez-moi passer. »

    « Placez votre main dans la poche droite de votre manteau. »

    « Que voulez-vous dire, Monsieur ? »

    « Allez, allez ! Faites simplement ce que je vous dis. »

    Un instant plus tard le dignitaire ébahi restait pantois, battant des paupières et balbutiant, l’imposante pierre jaune gisant au creux de sa paume tremblante.

    « Comment ! Qu’est-ce ? Comment est-ce possible, Monsieur Holmes ? »

    « C’est stupéfiant, Lord Cantlemere, absolument stupéfiant ! » cria Holmes. « Mon vieil ami ici présent vous confirmera mon goût inaltérable pour la plaisanterie, et vous assurera que je résiste difficilement à engendrer une situation dramatique. J’ai pris la liberté – la très grande liberté, je l’admets – de placer la pierre au fond de votre poche lors du tout début de notre entretien.

    Le regard du vieux dignitaire allait de la pierre au visage souriant de Holmes.

    « Monsieur, vous m’avez confondu. Mais – oui – c’est bien la pierre de Mazarin. Nous vous sommes très hautement redevables, Monsieur Holmes. Votre sens de l’humour peut, comme vous avez eu l’obligeance d’en convenir, se révéler parfois quelque peu déplacé, et ses manifestations intervenir mal à-propos, mais je m’empresse cependant de retirer la moindre des paroles désobligeantes que j’ai pu prononcer quant à vos surprenantes habiletés. Mais comment ?… »

     « Cette affaire est sur le point d’être classée !, les détails peuvent attendre. Nul doute, Lord Cantlemere, que le plaisir de vous étendre sur la narration de cette affaire devant un public exalté vous sera une compensation de ma mauvaise farce. Billy, voulez-vous raccompagner Lord Cantlemere, voulez-vous ?, et informer Mrs Hudson qu’elle me verrait comblé si elle avait l’obligeance de nous faire monter aussi rapidement que possible à dîner pour deux ? »

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