CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure de la villa des Trois Pignons

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    CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure de la villa des Trois Pignons
    Traduction : Carole.

    Aucun des récits des aventures de Sherlock Holmes ne s’ouvre, à ma connaissance, aussi abruptement, ou dramatiquement, que celui que je choisis de relater sous le titre de La Villa des Trois Pignons. Je n’avais pas vu Holmes depuis quelques jours et n’avais aucune idée de la tournure qu’après prise ses activités. Mon ami était d’humeur causante ce matin-là, aussi m’avait-il fait prendre place dans le fauteuil bas, vieux et usé, situé tout à côté de la cheminée, et s’était-il installé pour sa part, pipe en bouche, sur une chaise me faisant face, lorsqu’un visiteur entra. Je ne pourrais mieux décrire l’apparence de celui-ci qu’en évoquant l’intrusion soudaine dans notre salon d’un taureau enragé.

    La porte s’ouvrit à la volée et un grand homme noir fit irruption dans la pièce. Il aurait pu nous paraître comique – car il était vêtu d’un complet gris sur lequel tranchait une cravate de couleur saumon –, si ses traits n’avaient été aussi déformés par la fureur. Il allongeait le cou, sa large face et son nez aplati tendus vers nous, ses yeux noirs et maussades, en ce moment animés d’une lueur malveillante, allant de l’un à l’autre de nous.

    « Lequel de ces môsieu est Môsieu Holmes ? », demanda-t-il.

    Holmes leva sa pipe en saluant.

    « Alors, c’est donc vous ! », gronda notre visiteur, en contournant la table d’un pas menaçant. « Dites, Môsieu Holmes, arrêtez de fourrer votre nez dans les affaires des autres. Laissez donc le monde se débrouiller tout seul. Compris, Môsieu Holmes ? »

    « Continuez, je vous écoute », dit Holmes.

    « Ah, vous m’écoutez ? », gronda le sauvage. « Vous avez plutôt intérêt. J’en ai connu de plus durs à cuire que vous, vous savez, et ils n’avaient plus la langue aussi bien pendue quand j’en ai eu fini avec eux. Visez un peu ça, Môsieu Holmes ! »

    Il brandit un poing énorme juste sous le nez de mon ami. Celui-ci se contenta de l’examiner avec le plus grand intérêt.

    « Est-ce de naissance ?, demanda-t-il. « Ou ce développement extraordinaire est-il apparu peu à peu ? »

    Soit que le ton sec employé par mon ami eut produit son effet, ou que notre visiteur eut perçu le léger bruit que je produisis en m’emparant d’un tisonnier, toujours est-il qu’il changea radicalement de ton.

    « En tous cas, vous ne pourrez pas dire que je ne vous aurais pas prévenu », dit-il. « Un ami a à faire du côté de Harrow – si vous voyez ce que je veux dire – et il n’aimerait pas vous trouver en travers de son chemin. Pigé ? Vous n’êtes pas de la police, et je ne suis pas de la police non plus. Alors si vous vous en mêlez, je m’en mêlerai aussi. Tâchez de vous en souvenir. »

    « Cela faisait un certain temps que je désirais vous rencontrer », dit Holmes. « Je ne vous offre pas de vous asseoir, car je dois admettre que votre odeur corporelle m’incommode quelque peu, mais vous êtes bien Steve Dixie, le boxeur ? »

    « C’est bien moi en effet, et je vous casserai la mâchoire si vous me cassez les pieds ! »

    « Il serait bien dommage que j’aie à vous casser la vôtre », dit Holmes, en jetant un regard éloquent au hideux sourire du boxeur. « Mais j’allais en venir au meurtre du jeune Perkins retrouvé sur le seuil du Holborn Bar. Comment !, vous nous quittez ? »

    L’homme avait fait subitement un bond en arrière, et avait blêmi.

    « Je n’ai pas l’intention d’écouter vos insinuations », dit-il. « Je n’ai rien à voir avec cette histoire ! Je me trouvai à l’entraînement au Bull Ring à Birmingham quand c’est arrivé. »

    « Oui, vous irez dire cela au juge, Steve », dit Holmes. « Je vous ai suivis, vous et Barney Stockdale… »

    « Que Dieu me vienne en aide ! »

    « Cela suffit ! Sortez. Je viendrai vous trouver en personne quand j’aurais à nouveau besoin de vous. »

    « Je vous souhaite le bonjour, Môsieu Holmes. J’espère que vous n’avez pas pris trop au sérieux mes paroles de tantôt ? »

    « Pas si vous me révélez qui vous a envoyé. »

    « Eh bien, il n’y a pas de raison d’en faire mystère : le gentleman même dont vous venez de citer le nom. »

    « Et qui lui a demandé de vous envoyer à moi ? »

    « Ca, parole d’honneur je n’en sais rien. Il m’a juste dit : « Va voir Monsieur Holmes, Steve, et fais-lui comprendre que s’il continue à traîner du côté de Harrow, il s’attirera des ennuis. » C’est l’exacte vérité. »

    Et sans attendre que lui fût adressée une nouvelle question, notre visiteur sortit de la pièce presque aussi précipitamment qu’il y était entré. Holmes tapota les cendres de sa pipe, une lueur de malice dans le regard.

    « Je suis heureux que vous n’ayez pas été obligé de lui fendre son crâne laineux, Watson. J’ai observé votre manœuvre avec le tisonnier. Mais Dixie est davantage un gros bras aussi stupide qu’inoffensif qu’un véritable tortionnaire, et il est plutôt facile de l’intimider, comme vous avez pu le constater. Il appartient au gang de Spencer John et a dû tremper dans quelque sombre affaire que j’éclaircirai quand je disposerai d’un peu de temps devant moi. Son supérieur direct, Barney, est plus astucieux. Toujours est-il que toute cette petite bande excelle dans l’art de l’intimidation, les agressions et autres escroqueries semblables. Ce que je désirerais savoir, c’est qui tire réellement les ficelles dans cette affaire. »

    « Mais pourquoi ont-ils tenté de vous intimider ? »

    « Je suppose que cela est en rapport avec l’affaire Harrow Weald. D’ailleurs je vais décidément m’y intéresser de plus près, car je suppose, puisque l’on tente de m’en tenir à l’écart, qu’elle ne doit pas être dénuée intérêt. »

    « Mais de quoi s’agit-il ? »

    « J’étais sur le point de vous en parler avant d’être subitement interrompu par l’entrée fracassante de notre visiteur. Voici une note de Mrs Maberley. Si vous voulez bien m’accompagner, nous nous mettrons en route immédiatement après lui avoir confirmé notre arrivée par un télégramme. »

    Cher Monsieur Holmes,
    Je suis victime d’une succession d’événements étranges qui ont un lien avec la demeure que j’occupe, et j’aimerais beaucoup avoir votre avis. Vous me trouverez à la maison à tout moment dans la journée de demain. Je réside à peu de distance de la gare de Weald. Je crois ne pas me tromper en affirmant que mon défunt mari, Mortimer Maberley, fut l’un de vos premiers clients.
    Bien à vous,
    Mary Maberley

    L’adresse d’expédition était la suivante : « Villa des Trois Pignons, Harrow Weald. »

    « Nous y voilà ! », dit Holmes. « Et maintenant, Watson, si vous disposez d’un peu de temps devant vous, allons donc faire un tour du côté de Harrow Weald. »

    Un court trajet en chemin de fer suivi d’une courte marche nous menèrent à la demeure, une villa de briques et de bois, bâtie sur un terrain à l’état de prairie naissante, l’entourant. Trois discrets appendices trônant en son sommet s’efforçaient de justifier son appellation de « villa des Trois Pignons ». On apercevait, derrière la demeure, un triste petit bois de pins. Le lieu tout entier apparaissait pauvre et déprimant. Néanmoins, l’intérieur de la maison s’avéra confortablement meublé, et la maîtresse des lieux qui nous reçut, dame d’un certain âge, m’apparut être une personne aussi raffinée que cultivée.

    « Je me rappelle très bien votre époux, Mrs Maberley », dit Holmes, « bien que de nombreuses années se soient écoulées depuis son recours à mes services. »

    « Le nom de mon fils, Douglas, vous est-il également familier ? »

    Holmes la contempla avec intérêt.

    « Comment ! Vous êtes la mère de Douglas Maberley ? Bien que je ne l’aie pas connu personnellement, son nom était célèbre dans tout Londres. Quel homme ! Où est-il maintenant ? »

    « Décédé, Monsieur Holmes. Il est décédé. Il avait dernièrement été nommé à Rome, et il y décéda d’une pneumonie le mois dernier ».

    « Je suis navré. Il est difficile d’envisager la disparition d’un tel homme. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un animé d’une telle soif de vivre ! Il a mené une existence passionnée, qui se faisait jour en chaque fragment de son être ! »

    « Trop passionnée, Monsieur Holmes. C’est sans doute ce qui l’a mené à sa perte. Vous vous le rappelez certainement tel qu’il semblait être, brillant, confiant. Vous n’avez pas vu se développer en lui la créature inquiète, morose, insinuante qui le rongeait. Après que son cœur eut été brisé, mon fringant garçon se vit transformé en l’espace d’un mois en un homme cynique et usé. »

    « Une histoire d’amour ? Il s’était épris d’une femme ? »

    « D’un démon, devrait-on dire. Mais, en vérité, ce n’est pas pour vous parler de mon pauvre garçon que vous ai fait venir, Monsieur Holmes. »

    « Le docteur Watson et moi-même sommes tout ouïe, Mrs Maberley. »

    « Il survint dernièrement dans mon existence des événements étranges. Cela fait plus d’un an que j’occupe cette maison, et en raison de mon souhait de mener une vie retirée les relations que j’entretiens avec mon voisinage sont très réduites. Il y a trois jours j’ai reçu un appel d’un homme qui s’est présenté comme agent immobilier. Il m’a indiqué que ma demeure conviendrait parfaitement à l’un de ses clients, et que mon prix serait le sien. Cela m’a semblé très étrange en raison du fait que plusieurs maisons vides, comparables à celle que j’occupe, sont actuellement disponibles dans le quartier, mais, naturellement, j’ai réfléchi à sa proposition. J’ai proposé un prix, supérieur de cinq cents livres à celui que j’avais payé. Il a immédiatement accepté sans discussion, mais a ajouté que son client souhaitant profiter de tous les aménagements et meubles de la maison, j’avais la possibilité d’en évaluer également le prix. La plupart de mes meubles proviennent de mon ancienne demeure, et sont, comme vous pouvez le constater, en très bon état. J’ai donc proposé une somme supplémentaire conséquente, qu’il accepta également. J’ai toujours rêvé de voyager, et l’affaire, qui était excellente pour moi, devait me permettre cette possibilité pour le restant de mes jours.
    Hier l’agent se présenta à moi avec un accord rédigé. Fort heureusement je pris la précaution de le faire relire par Monsieur Sutro, mon avocat de Harrow. Il me mit en garde : « Ceci est un document bien étrange », me dit-il. « Etes-vous informée que si vous le signez, vous ne serez plus en mesure de retirer légalement quoique ce soit de votre maison – y compris vos objets personnels ? » Au retour de l’agent dans la soirée, j’évoquai ce point, et lui rappelai que j’avais seulement consenti à vendre l’ensemble de mes meubles, mais non de mes effets personnels.
    « Non, non, mon client se porte acquéreur de tout ce qui se trouve dans vos murs », dit-il.
    « Mais… Mes vêtements ? Mes bijoux ? »
    « Eh bien, certaines concessions pourront vous être accordées en ce qui concerne vos effets personnels. Mais hormis cela aucun objet ne pourra sortir de la maison sans autorisation préalable. Mon client est fort libéral, mais il a ses propres façons de faire auxquelles il tient. C’est un peu tout ou rien, avec lui. »
    « Dans ce cas, ce sera rien, dis-je. »
    Et l’affaire en resta là, mais elle me sembla si extraordinaire que j’ai songé… »

    A ce moment le récit de Mrs Maberley fut interrompu d’une manière abrupte. Holmes avait levé la main pour commander le silence. Il se leva, traversa la pièce, ouvrit brusquement la porte, et força à entrer une grande femme décharnée qu’il avait saisie à l’épaule. Elle pénétra dans la pièce en se débattant maladroitement.

    « Laissez-moi tranquille ! Laissez-moi ! », gémit-elle.

    « Eh bien, Susan, que signifie ceci ? »

    « Oh, madame, je venais simplement vous demander si ces messieurs comptaient rester pour déjeuner quand ce monsieur s’est jeté sur moi. »

    « Je ne vous ai rien entendu demander durant plus de cinq minutes pendant lesquelles vous vous teniez pourtant derrière la porte. Vous êtes quelque peu asthmatique, Susan, n’est-ce pas ? Vous avez la respiration un peu trop sifflante pour ce genre de mission. »

    Susan leva vers Holmes des yeux maussades mais étonnés.

    « Qui êtes-vous, d’abord, et de quel droit vous permettez-vous de me traiter de cette façon ? »

    « Je désirais simplement adresser une question à votre maîtresse en votre présence. Avez-vous, Mrs Maberley, consulté ou averti quiconque du fait que vous souhaitiez prendre contact avec moi ? »

    « Non, Monsieur Holmes, aucunement. »

    « Qui porta votre lettre à la Poste ? »

    « Susan. »

    « Parfait ! A présent, Susan, à qui avez-vous écrit et envoyé un message stipulant que votre maîtresse souhaitait prendre conseil auprès de moi ? »

    « C’est faux ! Je n’ai jamais envoyé de message. »

    « Allons, Susan, le mensonge nuit à votre mauvaise santé respiratoire. Qui avez-vous averti ? »

    « Susan ! », s’écria sa maîtresse, « je crois que vous êtes une femme mauvaise et perfide. Je me rappelle à présent vous avoir vu converser avec quelqu’un par-dessus la haie. »

    « Cela ne regarde que moi », dit-elle d’un ton bougon.

    « Supposons que je vous dise que ce soit à Barney Stockdale que vous ayez parlé ? », dit Holmes.

    « Eh bien, puisque vous le savez, pourquoi me posez-vous la question ? »

    « Je n’en étais pas certain, mais je le suis à présent. Et maintenant, Susan, sachez que vous gagnerez dix livres si vous me révélez qui se tient derrière Barney. »

    « Quelqu’un qui payerait mille livres pour chaque billet de dix livres que vous dépenseriez. »

    « Donc, un homme riche ? Non : vous souriez : une femme riche. Allons, à présent que nous sommes autant informés, vous feriez bien de me donner son nom et de gagner vos dix livres. »

    « Allez au diable ! »

    « Oh, Susan, quel langage ! »

    « Je veux m’en aller. Laissez-moi partir de cette maison. J’enverrai chercher mes affaires demain ».

    Elle se dirigea furieusement vers la porte.

    « Au revoir, Susan. L’élixir parégorique est un bon remède à l’asthme… A présent », poursuivit Holmes en reprenant subitement son sérieux dès que la porte se fut refermée sur Susan, « l’intrusion de ce gang dans votre vie est synonyme d’affaires pécuniaires. Jugez à quel point ces individus sont organisés et réagissent avec promptitude. Le cachet de la lettre que vous m’avez adressée indique qu’elle a été postée à dix heures du matin. Susan transmit aussitôt le message à Barney. Barney se précipita alors chez son employeur, et eut le temps de prendre ses instructions. Il, ou elle – je penche davantage en faveur de la seconde possibilité en raison du sourire goguenard qui illumina le visage de Susan quand elle pensa que je me fourvoyai –, elle, donc, échafaude un plan. Steve Dixie est contacté, et se présente à mon domicile peu avant onze heures au matin du jour suivant. Cet enchaînement d’actions est pour le moins rapide, ne trouvez-vous pas ? »

    « Mais que cherchent-ils ? »

    « Ah, voilà bien la question. Quel était l’occupant de la maison avant vous ? »

    « Un commandant de vaisseau à la retraite, du nom de Ferguson. »

    « Avez-vous quelque chose de particulier à signaler à son sujet ? »

    « Rien à ma connaissance. »

    « Supposons qu’il ait enfoui quelque chose au sein de votre demeure. Bien sûr, il va de soi qu’aujourd’hui les gens enterrent plus volontiers un trésor à la Post-Office Bank que dans un sol ou des murs quelconques, mais certains individus sont parfois excentriques. Le monde serait si triste sans eux ! Dans un premier temps, c’est donc à cette possibilité que j’ai songé. Mais pourquoi, en ce cas, l’agent immobilier aurait-il demandé à ce que vous laissiez la maison meublée ? Vous ne posséderiez pas par hasard, sans en avoir connaissance, un Raphaël ou une première édition shakespearienne ? »

    « Non, je ne crois pas posséder d’objet d’une plus grande valeur que celle de mon service à thé Crown Derby. »

    « Lequel ne semble pas être en mesure de justifier de tous ces mystères. Par ailleurs, pourquoi n’ont-ils pas tout simplement listé ce qu’ils désiraient conserver ? S’ils convoitent votre service à thé, ils sont sans doute en mesure d’en offrir un prix sans avoir à acquérir l’ensemble de vos effets personnels. Non, je forme l’hypothèse que vous possédez quelque chose dont vous ignorez le prix, et auquel vous ne renonceriez pas si vous en aviez connaissance. »

    « C’est du moins la seule explication plausible à tout ceci », appuyai-je.

    « Puisque le docteur Watson acquiesce, il me semble que cette supposition est tout-à-fait probable. »

    « Mais, Monsieur Holmes, qu’est-ce que cela pourrait bien être ? »

    « Voyons si de simples déductions pourraient nous l’apprendre. Vous occupez cette demeure depuis un an, dites-vous ? »

    « Presque deux. »

    « Parfait. Durant cette période, vous n’avez reçu de sollicitation d’aucune sorte. Soudainement, en l’espace de trois ou quatre jours, vous suscitez le plus vif intérêt. Que déduisez-vous de cela, Watson ? »

    « Je ne peux que penser », répondis-je, « que l’objet en question, quel qu’il soit, vient d’être introduit dans votre maison. »

    « Elémentaire, mon cher Watson ! », s’exclama Holmes. « A présent, Mrs Maberley, quel est l’objet que vous venez d’acquérir récemment ? »

    « Mais… Je n’ai rien acheté cette année », répondit-elle.

    « Vraiment ? Voilà qui est surprenant. Dans ce cas, nous ferions mieux de revoir notre hypothèse et de l’étoffer de nouveaux éléments. Votre avocat est-il un homme capable ? »

    « Monsieur Sutro est sans conteste très capable. »

    « Auriez-vous, en dehors de la charmante Susan qui vient juste de claquer votre porte, une autre domestique à votre service ? »

    « Certainement. Une jeune fille. »

    « Pourriez-vous convaincre Monsieur Sutro de venir passer une nuit ou deux sous votre toit ? Il se pourrait que vous ayez besoin de protection. »

    « Contre ? »

    « Sait-on jamais ? L’affaire est des plus obscures. Si je ne puis parvenir à identifier l’objet convoité, nous ne pourrons qu’attendre qu’ils tentent de s’en emparer. Ce prétendu agent immobilier vous a-t-il laissé une adresse ? »

    « Il m’a laissé sa carte, sur laquelle figurent simplement ses noms et profession : « Haines-Johnson, transactions et estimations immobilières ». »

    « Je doute que nous le trouvions dans l’annuaire. Les hommes d’affaire sérieux ne font d’ordinaire pas l’impasse sur l’adresse à laquelle on peut les trouver. Bien, n’hésitez pas à me faire part de tout nouvel élément. Je m’occupe dès à présent de votre affaire, et vous pouvez compter sur moi pour faire tout ce qui est en mon pouvoir pour l’éclaircir. »

    Alors que nous traversions à nouveau le hall d’entrée, le regard pénétrant de Holmes s’attarda sur plusieurs valises et coffres étiquetés qui se trouvaient empilés dans un coin.

    « Milan – Lucerne. Ces bagages proviennent d’Italie. », dit-il.

    « Oui », acquiesça Mrs Maberley. « Ce sont les effets personnels de mon pauvre Douglas. »

    « Vous n’en avez pas examiné le contenu ? Depuis combien de temps les avez-vous réceptionnés ? »

    « Ils sont arrivés la semaine dernière. »

    « Mais, vous aviez déclaré… Eh bien, nous voici sans doute en présence du chaînon manquant. Comment pouvons-nous être certains que ces bagages ne contiennent pas un objet de valeur ? »

    « C’est impossible, Monsieur Holmes. Mon pauvre Douglas n’avait que sa paie et une maigre prime annuelle pour vivre. Qu’aurait-il bien pu posséder de valeur ? »

    Holmes resta songeur.

    « N’attendons pas davantage pour nous en assurer, Mrs Maberley », dit-il après quelques instants de réflexion. « Faites porter ces bagages à l’étage dans votre chambre. Examinez-en soigneusement le contenu dès que possible, et voyez ce que vous y découvrirez. Je reviendrai demain pour connaître le résultat de vos recherches. »

    Il nous apparut évident que la villa des Trois Pignons était étroitement surveillée, car, en tournant le coin de la rue, nous aperçûmes, debout dans un coin d’ombre, Steve Dixie. Holmes et moi-même marchâmes résolument vers lui, mon ami portant la main à la poche de son habit.

    « Vous cherchez votre arme, Môsieu Holmes ? »

    « Non, un flacon de sels que je porte en permanence sur moi, Steve. »

    « Vous êtes drôle, Môsieu Holmes. »

    « Vous ne me trouverez pas si plaisant lorsque je m’occuperai plus précisément de votre cas. Vous ne pourrez pas dire que je ne vous aurais pas prévenu. »

    « Eh bien, Môsieu Holmes, j’ai bien réfléchi depuis ce matin, et je dois dire que je ne tiens pas à être cité dans cette affaire concernant Môsieu Perkins. Alors si je peux vous aider, je vous aiderai. »

    « Dans ce cas, dites-moi qui est derrière toute cette affaire. »

     « Pour l’amour du ciel je n’en sais rien, je vous ai dit et je vous répète la vérité. Je ne suis pas au courant. Mon chef Barney m’a juste communiqué ses ordres, rien d’autre. »

    « Eh bien, gardez à l’esprit, Steve, que cette dame et tout ce qui se trouve sous son toit sont sous ma protection. Tâchez de vous en souvenir. »

    « OK, Môsieu Holmes, je m’en souviendrai. »

    « Il craint pour sa peau, Watson », observa Holmes lorsque nous eûmes repris notre marche. « Je pense qu’il nous aurait donné sa patronne s’il savait réellement qui elle était. C’est une chance que quelques individus appartenant au gang de Spencer John me soient connus, et que Steve soit l’un d’eux. A présent, Watson, il me semble que notre affaire soit l’affaire de Langdale Pike, et je m’en vais tout droit le rejoindre. A l’issue de cette entrevue je serai sans doute en mesure de vous proposer de nouveaux éclaircissements. »

    Je ne revis plus Sherlock Holmes de la journée, mais je pus fort bien imaginer la façon dont il l’employa, car Langdale Pike était sa référence humaine quant aux scandales de la société. Cette étrange, languissante créature avait coutume de passer ses quelques heures d’éveil quotidiennes dans le bow-window d’un club de Saint James Street, et exerçait la noble fonction de receveur et de colporteur de tous les potins de la métropole. On disait qu’il percevait un revenu à quatre chiffres pour transmettre hebdomadairement ses entrefilets aux feuilles de chou spécialisées en la matière, à destination d’un public demandeur. Si par hasard se produisait dans les profondeurs des flots londoniens le plus léger remous, celui-ci était immédiatement ramené à la surface et consigné avec la plus grande précision par cette mécanique faite de chair humaine. Holmes avait coutume de renseigner Langdale, et était renseigné occasionnellement en retour.

    #154764

    Lorsque je rencontrai mon ami sur le seuil de la porte de sa chambre au matin du jour suivant, je pus constater à sa mine réjouie que sa rencontre avec Langdale Pike n’avait pas été vaine. Une surprise des plus contrariante nous attendait cependant, qui prit la forme du télégramme suivant :

    Merci de venir immédiatement. Maison cambriolée pendant la nuit. Police sur les lieux.
    Sutro

    Holmes émit un sifflement furieux.

    « La situation a prit un tour critique plus tôt que je ne l’aurais songé, Watson. Les ficelles de cette affaire sont incontestablement tirées par un redoutable bandit, ce qui corrobore les informations qui viennent de m’être communiquées. Sutro, bien sûr, n’est qu’avocat. J’ai commis une terrible erreur, je le crains, en ne vous demandant pas également de passer la nuit là-bas. Sutro s’est révélé un obstacle bien aisé à contourner pour les malfaiteurs. Eh bien, nous en serons quittes pour un nouveau voyage à Harrow Weald. »

    Nous trouvâmes la villa des Trois Pignons dans un état bien différent de celui où nous l’avions laissée la veille. Un petit groupe de badauds se tenait à l’entrée du jardin, pendant que deux policiers examinaient soigneusement les fenêtres et les bacs de géraniums. Nous fûmes accueillis à notre arrivée par un gentleman grisonnant, qui se présenta à nous comme étant l’avocat de Mrs Maberley, ainsi que par un inspecteur aussi vif que rubicond, qui salua Holmes en vieille connaissance.

    « Eh bien, Monsieur Holmes, pas beaucoup de travail pour vous dans cette affaire, je le crains. Il s’agit d’une simple affaire de vol ordinaire, tout-à-fait dans les cordes de notre bonne vieille police. La présence d’un expert ne semble pas nécessaire. »

    « Je suis persuadé que l’enquête est en de très bonnes mains », dit Holmes. « Un vol tout ce qu’il y a de plus ordinaire, dites-vous ? »

    « C’est ce qu’il semble en effet. Nous connaissons l’identité des voleurs et savons parfaitement où les trouver. C’est le gang de Barney Stockdale qui est mis en cause. Le grand noir qui travaille pour eux a été vu par ici. »

    « Stupéfiant ! De quoi se sont-ils emparés ? »

    « Eh bien, il semblerait qu’ils n’aient emporté que peu de choses. Mrs Maberley a été chloroformées et la maison était… Ah, voici Mrs Maberley en personne. »

    Notre hôtesse du jour précédent, l’air hagard et souffrant, était entrée dans la pièce, soutenue par une jeune domestique.

    « Vous m’avez donné un bon conseil hier, Monsieur Holmes », dit-elle en souriant tristement. « Hélas, je n’en ai pas fait cas ! J’ai négligé de déranger Monsieur Sutro, et je me suis rendue vulnérable ! »

    « Je n’ai été mis au courant que ce matin », précisa l’avocat.

    « Monsieur Holmes m’avait conseillé de demander à un ami de séjourner quelques jours dans la maison. Je n’ai pas suivi son conseil, et j’en ai été bien punie. »

    « Vous avez l’air très souffrante », dit Holmes. « Etes-vous en état de me raconter ce qui s’est passé ? »

    « Tout est là », dit l’inspecteur en tapotant fièrement son calepin de police.

    « Cependant, si Mrs Maberley n’était pas trop épuisée… »

    « Il n’y a que peu à dire. Je n’ai aucun doute sur le fait que cette rusée Susan leur ait préalablement ménagé un accès. Ils avaient dû étudier la disposition des pièces de la maison bien avant leur intrusion. J’ai eu conscience durant un court instant du chloroforme que l’on m’appliquait sur le visage, mais je n’ai aucune idée du temps durant lequel je suis restée inconsciente. Lorsque je repris mes esprits, un homme se tenait auprès de moi et un autre se relevait, un paquet à la main, des bagages de mon fils, lesquels avaient été indubitablement fouillés et jonchaient partiellement le sol. Avant que ces deux individus eussent disparu, je m’étais redressée et m’étais jetée sur eux. »

    « Vous avez pris là un risque inconsidéré », dit l’inspecteur.

    « Je m’accrochai fermement à l’un d’eux, mais il me secoua si bien que je lâchai prise, et il se pourrait que l’autre m’eut frappé, car à cet instant précis je perdis à nouveau connaissance. Ma jeune domestique Mary, qui avait entendu du bruit, avait couru à la fenêtre appeler du secours. Cela eut pour résultat d’alerter la police, mais avant son arrivée les brigands avaient eu le temps de prendre la fuite. »

    « Qu’ont-ils emporté ? »

    « Eh bien, je ne crois pas que ce soit un objet de valeur. Je n’avais rien trouvé de ce type lors de l’examen des bagages de mon fils. »

    « N’ont-ils laissé selon vous aucun indice ? »

    « Il a cette feuille de papier que j’ai sans doute arraché des mains de l’homme auquel je me suis agrippée, car elle a été retrouvée gisant sur le sol toute froissée. Elle est de l’écriture de mon fils. »

    « Ce qui signifie qu’elle ne peut pas nous être d’une grande utilité », dit l’inspecteur, « à moins qu’elle ne se soit effectivement trouvée dans les mains du voleur… »

    « Elémentaire ! », dit Holmes. « Vous faites preuve d’un grand bon sens, inspecteur. Je serais curieux de jeter un œil à ce papier. »

    L’inspecteur tira de son calepin une feuille de papier pliée en deux.

    « Je ne laisse jamais échapper le moindre détail, aussi infirme soit-il », dit le policier en se rengorgeant. « J’ai appris de mes vingt-cinq ans d’expérience, qu’une possibilité d’empreinte existe toujours. »

    Holmes examina la feuille de papier.

    « Qu’en pensez-vous, inspecteur ? »

    « Il semble que ce soit la fin d’un récit quelconque, d’aussi loin que je puis en juger. »

    « Cela semble bien être la fin d’un étrange récit », dit Holmes. « Vous avez sans doute remarqué le numéro figurant en haut de page. Il est de 245. Où se trouvent donc les 244 autres pages ? »

    « Eh bien, je suppose qu’elles se trouvent en possession des voleurs », dit l’inspecteur. « Grand bien leur fasse ! »

    « N’est-il pas étrange selon vous que des voleurs s’introduisent dans une maison pour dérober des documents d’une apparence aussi quelconque ? Cela suggère-t-il quelque chose à votre esprit, inspecteur ? »

    « Oui, Monsieur, cela me suggère que dans leur précipitation les voleurs ont emporté la première chose qui leur est tombée sous la main. Je leur souhaite bien du plaisir de leur larcin ! »

    « Mais pourquoi ont-ils fouillé précisément dans les affaires de mon fils ? », demanda Mrs Maberley.

    « Eh bien, je suppose que n’ayant rien trouvé de valeur au rez-de-chaussée, ils ont tenté leur chance à l’étage. Je ne vois pas d’autre explication possible. Qu’en dites-vous, Monsieur Holmes ? »

    « Je vais y réfléchir, inspecteur. Accompagnez-moi à la fenêtre, Watson. »

    Comme nous nous tenions côte à côte, mon ami lut le fragment de texte. Celui-ci commençait au milieu d’une phrase, et se poursuivait ainsi :

    […] visage saignait considérablement par suite des coupures et des coups, mais ce n’était rien en comparaison de la blessure de son cœur quand il aperçut ce visage aimé, le visage pour lequel il aurait été prêt à sacrifier sa vie tout entière, contemplant son agonie et son humiliation. Alors qu’il levait des yeux implorants vers elle, elle sourit – oui, par le Ciel, elle sourit !, comme l’être démoniaque qu’elle était. Ce fut à ce moment que son amour mourut et fit place à la haine. L’homme doit être animé d’un sentiment. Si ce n’est par celui de vous chérir, ma chère, ce ne sera que par celui de l’espoir de votre perte et de ma complète vengeance.

    « Etrange syntaxe ! », dit Holmes dans un sourire en rendant la feuille de papier à l’inspecteur. « Avez-vous remarqué à quel point est subite la transformation du narrateur, de « lui », en « moi » ? L’auteur était si transporté par son texte qu’il s’est identifié à son héros. »

    « Cela ne me semble pas revêtir une grande importance », dit l’inspecteur en replaçant la feuille dans son calepin. « Comment ?, vous partez, Monsieur Holmes ? »

    « Je ne crois pas pouvoir faire davantage ici, à présent que l’affaire est en de si bonnes mains, inspecteur. A propos, Mrs Maberley, vous aviez dit souhaiter voyager ? »

    « Cela a toujours été mon rêve, Monsieur Holmes. »

    « Où aimeriez-vous aller ? Au Caire, à Madère, sur la Côte d’Azur ? »

    « Oh, si j’en avais les moyens, je ferais le tour du monde ! »

    « Le tour du monde ! Excellent projet. Bien, je vous souhaite le bonjour, Mrs Maberley. Je reprendrai peut-être contact avec vous dans la soirée. »

    En repassant sous la fenêtre du salon je pus entrevoir le sourire de l’inspecteur, lequel secouait la tête, sans doute en se disant en lui-même : « Ces esprits supérieurs ont toujours un brin de folie ! ».

    « A présent, Watson, nous voici parvenus au seuil de l’étape ultime de notre petit voyage », dit Holmes lorsque nous nous trouvâmes à nouveau au milieu du rugissement du centre de Londres. « Nous sommes en mesure de faire toute la lumière sur cette affaire, et il serait fort opportun que vous m’accompagniez, car il est préférable d’être assisté d’un témoin lorsque l’on s’apprête à avoir un entretien avec une femme telle qu’Isadora Klein. »

    Nous avions hélé un fiacre et roulions vers Grosvenor Square. Holmes était resté plongé dans ses pensées, mais il s’en extirpa soudainement.

    « A propos, Watson, je suppose que toute cette affaire vous apparaît très nettement ? »

    « Je dois reconnaître que non. Je ne peux que supposer que nous allons à la rencontre de la dame qui se trouve derrière toute cette affaire. »

    « Parfaitement ! Mais le nom d’Isadora Klein n’évoque-t-il rien à votre esprit ? Sa beauté fut célèbre. Aucune autre femme ne put jamais rivaliser avec elle. Elle est du sang espagnol le plus pur, de celui des conquistadores, et sa famille gouverne Pernambuco depuis des générations. Elle a épousé le roi allemand du sucre, Klein, en premières noces et s’est ainsi retrouvée à sa mort la plus riche et belle jeune veuve du monde. Une période frivole succéda à la disparition de son époux, durant laquelle elle s’adonna à ses fantaisies. Elle prit plusieurs amants, et Douglas Maberley, l’un des hommes les plus en vue de Londres, compta au nombre de ceux-là. Il semble que l’aventure qu’elle eut avec lui comptât cependant plus que toute autre, il fut pour elle plus qu’un simple flirt. Mais cet homme fort et fier, qui donnait tout, en attendait autant en retour. Elle est pourtant par nature la « beauté empoisonnée » des récits de fiction. Une fois son caprice satisfait, plus rien ne compte pour elle, et si l’autre partie souhaite ignorer son renvoi, elle sait se montrer des plus explicites ».

    « C’était donc de sa propre histoire dont il s’agissait ! »

    « Oui, ceci vous apparaît évident à présent ! J’ai entendu dire qu’elle était sur le point d’épouser le jeune duc de Lomond, qui pourrait presque être son fils. La future de Sa Grâce pouvait certes exposer aux yeux du monde leur différence d’âge, mais ne pouvait fermer les yeux sur un scandale en perspective. Aussi était-il impératif de… Ah, mais nous voici arrivés. »

    Nous étions parvenus à l’une des plus belles maisons d’angle de West End. Un solennel page rassembla nos cartes de visite, et s’en revint annoncer que Madame était absente.

    « Dans ce cas nous pourrions peut-être attendre son retour ? », interrogea Holmes sur un ton enjoué.

    Le page s’inclina solennellement.

    « « Absente » signifie « absente pour vous ». »

    « Parfait ! », répondit Holmes. « Dans ce cas je présume que notre attente ne sera pas longue. Veuillez je vous prie porter cette note à votre maîtresse. »

    Il griffonna quelques mots sur une feuille qu’il arracha de son calepin, la plia, et la tendit au page.

    « Que lui avez-vous écrit, Holmes ? », demandai-je.

    « Je lui ai simplement écrit : « Ce sera donc la police ? » J’ai bon espoir que ceci nous ouvre une porte. »

    La porte se réouvrit en effet, avec une incroyable célérité. Une minute plus tard nous étions introduits dans un vaste et magnifique salon, digne d’un décor des 1001 Nuits, baigné d’une douce pénombre, laquelle ne s’estompait qu’autour d’éparses lampes qui brillait d’un faible éclat rose. La dame devait être parvenue, je le suppose, à un âge où la beauté la plus orgueilleuse se complaît dans les éclairages les plus doux. A notre entrée elle se leva d’un somptueux canapé. Elle était de grande taille, d’une stature de reine et d’une silhouette parfaite. Son visage avait la perfection d’un masque vénitien que transperçait deux sublimes yeux espagnols qui nous jetaient des regards assassins.

    « Que signifie cette intrusion – et le message insultant qui l’accompagne ? », demanda-t-elle, brandissant la feuille de papier.

    « Je n’ai sans doute pas besoin de vous l’expliquer, Madame. J’ai trop de respect pour votre intelligence pour me permettre un tel affront – bien que je confesse que j’aie pu prendre cette intelligence en défaut. »

    « Et de quelle manière, Monsieur ? »

    « En supposant que je pourrais céder à l’intimidation de vos hommes de main. Assurément aucun homme sensé ne ferait choix de ma profession si ce n’était en raison des dangers qu’elle comporte. C’est à vous seule que vous devez que je me sois intéressé d’aussi près au cas du jeune Maberley. »

    « Je n’ai aucune idée de ce dont vous voulez parler. Qu’ai-je à voir avec ces prétendus « hommes de main » ? »

    Holmes eut un mouvement de lassitude.

    « Oui, j’ai en effet surestimé votre intelligence. Je vous souhaite le bonjour ! »

    Et il tourna les talons.

    « Arrêtez ! Où allez-vous ? »

    « A Scotland Yard. »

    Nous avions à peine fait quelques pas en direction de la porte que la dame se précipita sur mon ami en l’arrêtant par le bras. En un instant elle était devenue aussi velours qu’elle avait été acier.

    « Revenez et prenez place, Messieurs. Parlons posément de cette affaire. Je pressens que mon intérêt est d’être franche avec vous, Monsieur Holmes. Vous avez les manières d’un gentleman. L’instinct de toute femme la porte à le déceler immédiatement. Je vous traiterai en ami. »

    « Je ne puis vous promettre la réciproque, Madame. Je n’incarne pas la loi, mais je représente la justice d’aussi loin que mes modestes pouvoirs peuvent s’étendre. Je suis prêt à vous écouter. Je vous dirai ensuite mes intentions. »

    « Nul doute que ce fut pure folie de ma part que de menacer un homme tel que vous. »

    « Ce qui fut pure folie, Madame, fut de vous placer entre les mains d’un gang de bandits susceptibles de vous faire chanter ou de vous dénoncer. »

    « Je ne suis pas si simple d’esprit, Monsieur Holmes. Puisque je vous ai donné ma parole d’être franche, je vous avouerai que personne à part Barney Stockdale et Susan, son épouse, n’ont la moindre idée de qui est leur employeur. Et quant à eux, eh bien, ils ont déjà fait leurs preuves par le passé. »

    Elle sourit et inclina la tête avec une coquetterie charmante.

    « Je vois. Vous les avez déjà mis à l’épreuve ? »

    « Ils sont simples et efficaces, et restent muets comme des tombes. »

    « La légende dit que les morts se relèvent parfois de leurs tombes. Barney et Susan pourraient être arrêtés par la police pour leur vol, et interrogés. Elle est déjà sur leurs traces. »

    « Ils prendront avec philosophie ce qui leur arrivera. Ils ont été payés pour. Mon nom ne sera pas prononcé. »

    « Il pourrait l’être par moi. »

    « Vous ne ferez pas cela. Vous êtes un gentleman. L’honneur d’une femme est en jeu. »

    « En premier lieu, vous devez rendre le manuscrit. »

    Elle éclata de rire et se dirigea vers la cheminée. Elle désigna d’un tisonnier une épaisse masse noire qui s’y consumait.

    « Vous le restituerai-je dans cet état ? », demanda-t-elle.

    Elle se tenait devant Holmes, bravache, un sourire espiègle et exquis sur les lèvres. De tous les criminels qu’il lui avait été donné de rencontrer, je pressentais qu’elle était celui qu’il aurait le plus de mal à affronter. Mais le cœur de Holmes était hermétiquement fermé à toute sensibilité galante.

    « Voilà qui scelle votre destin », répondit-il froidement. « Vous êtes prompte à agir, Madame, mais vous auriez dû patienter davantage en cette occasion. »

    Elle lâcha le tisonnier, qui tomba au sol dans un cliquetis.

    « Quel manque de délicatesse ! », s’écria-t-elle. « Devrai-je donc vous raconter toute mon histoire ? »

    « Je crois que je la connais déjà. »

    « Mais vous devez vous la représenter telle que je l’ai vécue, Monsieur Holmes. Vous devez l’envisager du point de vue d’une femme qui voit son ambition d’une vie sur le point d’être subitement ruinée au dernier moment et en un instant. Une telle femme doit-elle être blâmée pour avoir voulu se protéger ? »

    « Le péché originel fut le vôtre. »

    « Certes, j’en conviens. Je tenais beaucoup à Douglas, qui était un véritable ami, mais il n’y avait aucune place pour lui dans la vie dont je rêvais. Il voulait le mariage – le mariage, Monsieur Holmes ! – et il était sans le sou. Il ne voulait rien de moins que cette union. Il se montrait de plus en plus insistant. Parce que j’avais déjà donné, il semblait songer que je devais donner toujours, et à lui seulement. Cette situation me devint intolérable. Je dus me résoudre à lui ouvrir les yeux. »

    « En envoyant des bandits le corriger jusque sous vos propres fenêtres ? »

    « Il semble que vous soyez effectivement très bien informé, Monsieur Holmes. Eh bien, oui, c’est la vérité. Barney et quelques autres tentèrent de lui faire entendre raison, et leurs actes ont dépassé leurs paroles, je l’avoue. Mais que fit alors Douglas ? Aurais-je pu songer qu’un gentleman se livrerait à une pareille horreur ? Il écrivit un livre dans lequel il racontait sa propre histoire. J’y étais présentée, bien sûr, comme le démon, et lui comme l’ange. Tout y était, bien que nous apparaissions sous des noms différents, bien entendu. Mais un seul lecteur dans tout Londres aurait-il pu passer à côté de l’allusion ? Qu’avez-vous à répondre à cela, Monsieur Holmes ? »

    « Simplement qu’il n’outrepassait pas ses droits. »

    « L’atmosphère italienne l’avait pénétré tout entier en lui insufflant un esprit de vengeance cruel. Il m’écrivit en m’adressant une copie de son livre, afin de m’octroyer la torture de l’anticipation. Il disait qu’il y avait deux copies – l’une pour moi, l’autre pour son éditeur. »

    « Comment avez-vous su qu’un éditeur ne l’avait pas encore en sa possession ? »

    « Je connaissais son éditeur. Ce n’était pas là son premier roman, voyez-vous. Son éditeur habituel ignorait qu’il se trouvât en Italie. J’en déduisis donc qu’il ne lui avait pas encore fait parvenir son manuscrit. C’est alors que survint soudainement la mort de Douglas. Aussi longtemps que ce manuscrit se trouverait dans la nature, je n’aurais plus un instant de paix. Bien sûr il devait se trouver encore parmi les effets personnels de Douglas, et ceux-ci devraient être restitués à sa mère. Je disposai mes pions sur l’échiquier. L’un d’eux put entrer au service de Mrs Maberley. Je souhaitais faire les choses honnêtement, je le souhaitais sincèrement et m’y employai. J’étais prête à acquérir la maison et tout ce qu’elle contenait. J’offris sans en discuter le prix demandé. Je ne choisis une autre voie que parce que tout ce que j’avais tenté honnêtement avait échoué. Maintenant, Monsieur Holmes, en admettant que j’aie été trop dure avec Douglas – et Dieu sait si j’en éprouve des remords ! – que pouvais-je faire d’autre alors que mon avenir était en jeu ? »

    Sherlock Holmes haussa les épaules.

    « Bien, bien », dit-il. « je suppose que je vais devoir transiger. Combien coûterait un voyage autour du monde, tous frais payés en première classe ? »

    Isadora Klein le considéra avec étonnement.

    « Cinq mille pounds seraient-il suffisants ? », poursuivit mon ami.

    « Eh bien… Je le suppose, oui ! »

    « Très bien. Dans ce cas je propose que vous rédigiez et me remettiez un chèque de ce montant. Je veillerai à ce qu’il parvienne à Mrs Maberley. Vous lui devez un complet changement d’air. En attendant, Madame… »

    Il leva l’index en signe d’avertissement.

    « Soyez vigilante ! Vous ne pourrez éternellement jouer avec le feu sans vous y brûler les ailes ! »

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