CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure du soldat blanchi

Accueil Forums Textes CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure du soldat blanchi

3 sujets de 1 à 3 (sur un total de 3)
  • Auteur
    Messages
  • #143400
    #154025

    CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure du soldat blanchi
    Traduction : Carole.

    Les idées de mon ami Watson, pour être rares, n’en sont pas moins opiniâtres. Voici un certain temps déjà qu’il me pousse à me livrer à la rédaction d’un compte-rendu par moi-même. Peut-être suis-je en quelque sorte à l’origine de cette invitation, à cause de remarques que j’aurais réitérées de temps à autre quant au contenu des récits de Watson – trop superficiels à mon goût –, par des observations quant au style adopté – trop élaboré, trop empreint de sensationnel et se concentrant peu sur les faits. « Rédigez vous-même, Holmes ! », avait-il rétorqué, et, je suis contraint d’admettre, après avoir pris un crayon en main, que la tâche n’est pas si aisée qu’il n’y paraît, et que le récit doit être présenté de manière à ce qu’il éveille la curiosité du lecteur et suscite son intérêt. Le récit de l’aventure qui va suivre n’y manquera pas, car elle est l’une des plus étranges à laquelle il m’ait été donné d’assister, et dont le hasard seul préserva Watson d’en avoir trace dans ses propres notes. A propos de mon vieil ami et auteur des compilations de nos aventures, je désire saisir l'opportunité de soulever ici un point crucial : si je choisis délibérément que nous soyons deux pour tenter de résoudre les modestes enquêtes que l’on veut bien me confier, ce n’est ni par caprice ni par dissimulation, mais bien parce que Watson possède de grandes qualités, que par modestie il n'a jamais fait ressortir des comptes-rendus qu’il a rédigés, tandis qu’il exagérait au contraire mes mérites. Un collaborateur qui prévoit vos conclusions, et en cela vos actions, est toujours dangereux. Mais celui pour lequel la découverte de chaque nouvel élément constitue un perpétuel étonnement, et qui ne déduirait pas plus le dénouement de l’enquête qu’il ne déchiffrerait un livre fermé, est un assistant fort précieux.

    Mes notes relatives à cette affaire mentionnent que ce fut au mois de janvier de l’année 1903, immédiatement après la fin de la Guerre des Boers en Afrique du Sud, que je reçus la visite de Monsieur James M. Dodd, un Anglais robuste au teint frais et hâlé. Mon bon Watson m’ayant alors abandonné pour prendre femme – seule décision égoïste qu’il prit jamais au cours de nos nombreuses années d’association –, je me trouvais alors seul à Baker Street.

    J’ai pour habitude de m’asseoir dos à la fenêtre et d’inviter mes visiteurs à prendre place face à moi, de façon à ce que la lumière éclaire vivement les traits de leurs visages.
    Monsieur James Dodd semblait embarrassé quant à la manière dont il s’y prendrait pour exposer la raison de sa visite. Je ne tentais cependant pas de lui porter assistance, pour la raison que son silence me laissait à loisir le temps de me livrer à l’examen de sa personne.

    L’expérience m’ayant montré qu’il pouvait m’être profitable de livrer à mes futurs clients un aperçu de mon sens de la déduction, je jugeai bon de lui communiquer certaines de mes impressions le concernant.

    « Vous arrivez tout droit d'Afrique du Sud, Monsieur ? »

    « Oui, Monsieur », me répondit-il, non sans une certaine surprise.

    « Membre de la Cavalerie impériale, il me semble. »

    « Tout à fait. »

    « Et régiment du Middlesex, sans l’ombre d’un doute. »

    « Ma parole, Monsieur Holmes, vous êtes sorcier ! »

    Je souris à son air perplexe.

    « A votre entrée dans la pièce, à la vue de votre apparence virile, de votre teint trop basané pour être le résultat de l'action de notre soleil d’Angleterre, de votre mouchoir – enfoui dans votre manche et non plié dans votre poche -, il ne me fut pas difficile de procéder aux déductions qui s’imposaient. Vous portez la barbe courte, ce qui tend à prouver que vous n’êtes pas soldat de métier. Votre allure est celle d'un cavalier. Quant au Middlesex, votre carte de visite vous introduisant comme un courtier de Throgmorton Street, vous ne pouviez choisir d’autre régiment. »

    « On peut dire que vous avez l’œil. »

    « Mon œil ne voit rien d'autre que vous, mais je lui ai enseigné à interpréter ce qu’il voit. Quoiqu’il en soit, Monsieur Dodd, je présume que la raison pour laquelle vous avez désiré me rencontrer ce matin n’est pas motivée par le désir d’ouvrir un débat sur mes méthodes d’observation. Voyons, dites-moi ce qu’il s’est passé à Tuxbury Old Park. »

    « Monsieur Holmes ! »

    « Mon cher, ceci encore est l’évidence même. Le cachet de votre lettre mentionnait clairement sa provenance, et, de votre précipitation à obtenir un entretien en urgence, je déduis qu’un événement inhabituel et de la plus haute importance s’est produit à Tuxbury Old Park ce matin. »

    « C’est tout à fait cela, en vérité. Bien que j’aie cependant rédigé la lettre dans l’après-midi, et qu’un événement nouveau se soit produit entre temps. Pour tout vous dire, si le colonel Emsworth ne m’avait pas mis à la porte… »

    « Mis à la porte ! »

    « Oui, ou en tous cas c’est tout comme. Il ne plaisante pas, le colonel. On ne voyait pas plus revêche que lui en son temps, en actes autant qu’en paroles. D’ailleurs je ne me risquerais en aucune façon à l’approcher, si ce n’était pour Godfrey. »

    Je bourrai ma pipe, l’allumai, et me rejetai en arrière dans mon fauteuil.

    « Voudriez-vous me préciser vos dernières paroles ? »

    Mon client eut un sourire malicieux.

    « Vous m’aviez habitué, Monsieur Holmes, à vous voir deviner chaque fait avant que je ne vous l’expose », dit-il. « Voici les faits, et j’espère par tous les saints que vous pourrez me dire ce qu’ils signifient. J’ai passé la nuit à y réfléchir, sans succès, car plus j’y réfléchissais, plus ils me paraissaient invraisemblables.
    Lorsque je me suis enrôlé, en 1901 – il y a de cela tout juste deux ans – je me trouvai dans le même escadron que le jeune Godfrey Emsworth. Il était le fils unique du colonel Emsworth – décoré de la croix de Victoria lors de la guerre de Crimée –, et avait donc l’âme d’un combattant. Il n’y a donc pas matière à s’étonner qu’il se fût lui aussi enrôlé. Il était cependant le plus chic gars du régiment. Nous nous liâmes d’amitié – d’une amitié qui se renforça peu à peu par la même vie, les mêmes joies, les mêmes peines que nous éprouvâmes au sein du régiment.
    Nous devînmes camarades – et ce mot prend tout son sens dans l’armée. Nous partageâmes le meilleur et le pire durant toute une année de rudes combats. Godfrey eut le malheur d’être touché par une balle d’Elephant Gun lors d’une bataille près de Diamond Hill, aux environs de Pretoria. Je reçus de lui une lettre de l’hôpital où il se trouvait au Cap, puis une autre de Southampton. Depuis, plus de nouvelles – plus l’ombre d’une nouvelle, Monsieur Holmes, depuis plus de six mois, alors que lui et moi étions si proches !
    Quand la guerre eût prit fin et que nous rentrâmes chez nous, j’écrivis à son père pour lui demander des nouvelles de Godfrey. Je ne reçus pas de réponse. Je laissais alors passer quelque temps, puis écrivis de nouveau. Cette fois je reçus une réponse, brève et cinglante. Godfrey était parti en voyage, et il n’était pas vraisemblable qu’il fût de retour avant au moins un an. C’était tout.
    Cette réponse ne me satisfit pas, Monsieur Holmes. Toute cette histoire ne me semblait pas naturelle. Godfrey était un bon gars, il n’aurait jamais laissé tombé un ami de cette façon-là. Cela ne lui ressemblait pas.
    Par la suite, je vins à apprendre que Godfrey devait hériter d’une fortune à la mort de son père, mais que tous deux ne s’étaient pas toujours très bien entendus. Le colonel était un homme d’âge mûr au tempérament parfois tyrannique, et le jeune Godfrey avait bien trop de caractère pour supporter celui de son père. Non, je n’étais pas satisfait de la réponse que m'apportait cette lettre, et je décidai de tenter d’y voir plus clair. Mes propres affaires avaient cependant souffert d’une absence de deux longues années de ma part, et ce n’est que la semaine dernière que je trouvais enfin le temps de me consacrer à celles de Godfrey, avec la ferme intention de tirer cette affaire au clair. »

    Il m’apparut en cet instant qu’il valait mieux compter James M. Dodd au rang de ses amis plutôt qu’à celui de ses ennemis. Son regard bleu était devenu dur, et sa mâchoire carrée s'était serrée à mesure qu’il s’exprimait.

    « Eh bien, qu’avez-vous fait ? », lui demandai-je.

    « Mon premier mouvement fut de me rendre chez lui, à Tuxbury Old Park, près de Bedford, afin de me rendre compte par moi-même de quoi il retournait. J’écrivis donc à sa mère (j’en avais assez vu de son rabat-joie de père), et attaquai franchement : Godfrey était mon copain, je m’inquiétais de lui car nous avions partagé de nombreux moments ensembles (je pourrais d’ailleurs les lui raconter), je me trouverai prochainement dans le voisinage, voyait-elle un inconvénient à me recevoir, etc. Je reçus en réponse une lettre assez aimable, qui contenait même une invitation à venir passer quelques jours chez eux. Je me rendis donc dans la demeure familiale le soir même, lundi.
    Tuxbury Old Park est parfaitement inaccessible – situé à une demi-douzaine de kilomètres de tout. Il n’y avait pas une seule voiture à la gare, alors je marchais avec ma valise, et il faisait déjà presque nuit lorsque j’arrivai à une imposante demeure, nichée au milieu d’un parc d’une étendue considérable. D’aussi loin que je pus en juger, l’ensemble formait un mélange hétéroclite de styles et d’époques, depuis les fondations à colombages élisabéthains jusqu’au portique victorien. L’intérieur de la demeure n’était que lambris et tapisseries, ornés de vieux tableaux aux couleurs passées. Elle était baignée d’ombre et respirait le mystère.
    Il y avait un majordome, le vieux Ralph, qui paraissait aussi âgé que la maison, et qui avait une femme, laquelle paraissait encore plus vieille que lui. Elle avait été la nourrice de Godfrey. Ayant entendu par le passé Godfrey parler d’elle en terme affectueux et comme d’une seconde mère, je ne me laissai pas rebuter par son apparence.
    Je fus également présenté à la maman – on aurait dit une adorable petite souris blanche –, et je l’appréciai également. Mais quant au colonel, je ne pouvais pas l’encadrer.
    Nous eûmes tout de suite un premier accrochage, et si je n’avais pas pensé que c’était bien là le but qu’il recherchait, je m’en serais retourné aussi sec à la gare. Après avoir été introduit dans un bureau, je me trouvais en face d’un homme à la stature haute, légèrement voûtée, à la peau tannée et à la longue barbe grisonnante, assis à une table de travail jonchée de documents en désordre. Son nez rouge et veineux, proéminent, évoquait le bec d’un vautour. Ses deux yeux gris et défiants surplombés de sourcils broussailleux se fixèrent sur moi. Je compris alors la raison pour laquelle Godfrey restait d’ordinaire silencieux sur son père.
    « Eh bien, Monsieur », dit-il en s’adressant à moi d’une voix rauque, « je dois dire que je serais curieux de connaître la raison véritable de votre visite. »
    Je répondis que je l’avais évoquée dans la lettre que j’avais adressée à son épouse.
    – Oui, oui, vous avez dit que vous aviez connu Godfrey en Afrique. Et nous ne disposons présentement de personne pour prétendre le contraire.
    – J’ai apporté avec moi des lettres que m’a écrites Godfrey.
    – Auriez-vous l’obligeance de me les montrer ? »
    Il examina les deux lettres que je lui tendis, puis, en me les rendant :
    – Bien, et ensuite ? », me demanda-t-il.
    « J’appréciais beaucoup votre fils, Monsieur. Un certain nombre de souvenirs nous lient l’un à l’autre. Je m’étonne donc de son silence subit et suis inquiet qu’il lui soit arrivé quelque chose.
    – J’ai souvenir, Monsieur, d’avoir déjà répondu à vos questions dans une précédente lettre. Godfrey est parti en voyage, voyage rendu nécessaire par le déplorable état de santé qui était le sien après les rudes combats menés en Afrique. Sa mère et moi fûmes d’avis qu’un changement complet d’air et de climat lui étaient absolument nécessaires. Je vous prie de bien vouloir faire entendre cette même explication à tous ceux de ses amis qui se préoccuperaient d’avoir de ses nouvelles.
    – Certainement », répondis-je. « Mais peut-être auriez-vous l’obligeance de me communiquer le nom du steamer et le nom de la ligne sur laquelle il voyage. Je suis certain de pouvoir ainsi lui faire parvenir une lettre. »
    Ma requête sembla tout à la fois surprendre et irriter mon hôte. Ses sourcils s’abaissèrent, et il tapota des doigts avec impatience sur son bureau. Il leva finalement les yeux sur moi, comme sur un adversaire qui venait de le faire mat aux échecs, et qu’il se préparait à affronter.
    « D’aucuns, Monsieur Dodd, s’offenseraient de votre opiniâtreté et considéreraient qu’elle a atteint les limites de la courtoisie la plus élémentaire.
    – N’y voyez là que l’expression de l’intérêt réel que je porte à votre fils.
    – Bien sûr. C’est cela que j’ai considéré jusqu’à présent. Je dois cependant vous demander de ne pas insister davantage. Chaque famille à sa propre intimité et ses propres motivations, qui sont susceptibles de n’être pas toujours bien comprises par les étrangers, aussi bien intentionnés fussent-ils. Ma femme tient certes beaucoup à vous entendre lui parler des moments que Godfrey a passé en Afrique en votre compagnie, mais je préférerais à cette occasion que nous laissions de côté les questions sur le présent et l’avenir de Godfrey, que rien ne justifie et qui nous placent en outre sur le plan familial dans une position délicate et difficile. »
    Je me trouvai donc dans une impasse, Monsieur Holmes. Il n’y avait aucun moyen d’en sortir. Je ne pouvais que donner l’illusion de me résoudre à la situation, tout en formant le vœu de n’avoir de cesse de tirer cette affaire au clair, tant que je ne saurais pas ce qu’il était réellement advenu de Godfrey.
    La soirée fut morne. Nous dînâmes sobrement dans une salle à manger vieillie et lugubre. La mère de Godfrey ne cessait de me questionner avidement sur le passé militaire de son fils, mais le vieux colonel restait silencieux et morose. Ce climat me pesait tant que je fournis, aussitôt que la décence m’autorisa à le faire, une excuse pour aller me coucher. Ma chambre, qui se situait au rez-de-chaussée, était vaste et tout aussi sinistre que le reste de la maison, mais, après une année entière passée à dormir sur les steppes d’Afrique du Sud, Monsieur Holmes, on n’est pas trop exigeant pour son coucher.
    J’entrouvris les rideaux de ma chambre et regardai dans le jardin, alors faiblement éclairé par une brillante demi-lune. Puis je pris place devant un feu ronronnant dans le poêle, une lampe posée sur un guéridon à côté de moi, et entrepris de me divertir à l’aide d’un roman. Je fus cependant interrompu dans ma lecture par l’entrée de Ralph, le vieux majordome, qui m’apportait une nouvelle provision de charbon.
    « J’ai pensé que vous pourriez venir à en manquer au milieu de la nuit, Monsieur. Le temps est humide et les chambres du rez-de-chaussée sont froides. »
    Il hésita avant de quitter la pièce. Je levai les yeux. Il se tenait devant moi, une expression de nostalgie sur son vieux visage ridé.
    « Pardonnez mon indiscrétion, Monsieur, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter ce que vous disiez du jeune monsieur Godfrey au dîner. Vous savez, Monsieur, que ma femme fut sa nourrice, et que je suis donc en quelque sorte son père nourricier. Il est naturel que nous lui portions intérêt. Vous dites qu’il s’est bien conduit, Monsieur ?
    – Il n’y avait pas plus brave que lui dans tout le régiment. Il m’a sauvé d’une fusillade des Boers. Sans lui, je ne serais plus là pour en témoigner aujourd’hui.
    Le vieux majordome frotta l’une contre l’autre ses mains osseuses.
    « Oui, Monsieur, c’est notre monsieur Godfrey tout craché, cela. Il a toujours été courageux. Il n’y a pas un seul arbre dans tout le parc, Monsieur, auquel il n’ait pas grimpé. Rien ne pouvait l’arrêter. C’était un brave jeune garçon. Et par conséquent il était aussi devenu un brave homme. »
    Je sautai sur mes pieds.
    « Attendez ! », m’écriai-je. « Vous parlez de lui au passé, comme s’il était mort. Finissons-en avec ces mystères, qu’est-il arrivé à Godfrey Emsworth ? »
    Je cherchai à agripper le vieil homme par l’épaule, mais il eut un mouvement de recul.
    « J’ignore de quoi vous voulez parler, Monsieur. Interrogez le colonel à propos de monsieur Godfrey, il est le seul à pouvoir vous répondre. Il ne m’appartient pas d’en dire davantage. »
    Le majordome tenta de quitter la chambre, mais je le retins par le bras.
    « Ecoutez-moi bien », lui dis-je. « Vous allez répondre au moins à une de mes questions avant de quitter la pièce, quand bien même je devrais vous retenir par le bras toute la nuit. Godfrey est-il mort ? »
    Le vieux majordome ne put soutenir mon regard. Il était comme pétrifié. La réponse s’échappa de ses lèvres, terrible, inattendue.
    « Il aurait mieux valu qu’il le soit ! », s’écria-t-il.
    Et, se dégageant brusquement de mon étreinte, il s’enfuit hors de la pièce.
    Je vous laisse imaginer, Monsieur Holmes, l’état d’esprit dans lequel je rejoignis mon fauteuil. Les mots du vieux majordome résonnaient à mon esprit et n’offraient qu’une seule interprétation possible : mon pauvre Godfrey s’était sans doute trouvé impliqué dans une affaire criminelle ou tout au moins, compromettante, qui portait directement atteinte à l’honneur de sa famille. Le rigide colonel avait éloigné son fils, l’avait envoyé au bout du monde pour éviter qu’un scandale n’éclatât ici au grand jour. Je savais que Godfrey pouvait parfois se montrer imprudent. Il avait pu être influencé, manipulé, et conduit à sa propre perte par des mains mal-intentionnées. C’était terrible, si tel était le cas, mais il devenait de mon devoir de tenter de le retrouver et de lui venir en aide.
    J’étais plongé dans ces considérations lorsque, levant la tête, j’aperçus soudainement le visage de Godfrey Emsworth en face du mien. »

    James Dodd marqua une pause, en proie à une émotion profonde.

    « Continuez, je vous prie », lui dis-je. « Votre affaire présente des faits tout à fait inhabituels ».

    « Godfrey se tenait de l’autre côté de la fenêtre, Monsieur Holmes, le visage appuyé contre les vitres. Je vous avais dit auparavant avoir regardé dans le jardin, j’avais laissé les rideaux entrouverts. J’apercevais Godfrey tout entier dans cet interstice, car la fenêtre était en réalité une porte-fenêtre, mais ce fut son visage qui retint particulièrement toute mon attention. Il était d’une pâleur mortelle – je n’avais jamais vu auparavant un visage d’une telle pâleur. Je suppose que les fantômes peuvent revêtir cette apparence. Mais les yeux de Godfrey avaient rencontré les miens, et son regard était celui d’un vivant. Il se rejeta alors vivement en arrière, et s’évanouit dans la nuit.
    Il y avait quelque chose de choquant dans cette apparition, Monsieur Holmes. Je ne parle pas tant de cette pâleur livide, se détachant avec une blancheur effroyable dans l’obscurité, mais de son expression, fuyante, insinuante, coupable même – une expression que je n’avais jamais vue auparavant sur le visage de l’homme franc et courageux que j’avais connu. Cette apparition laissa dans mon esprit un sentiment d’horreur indescriptible.
    Mais un homme qui a été enrégimenté pendant deux ans avec des Boers pour seuls compagnons de jeu a pour habitude de ne jamais perdre son sang-froid et d’agir avec promptitude. Godfrey avait à peine disparu que j’étais déjà à la fenêtre. Elle s’ouvrait difficilement, et je perdis du temps. Aussitôt ouverte, je me ruai dans le jardin dans la direction que je pensais avoir été empruntée par Godfrey.
    Devant moi s’ouvrait une longue allée, très faiblement éclairée par la lune, mais il me semblait pourtant distinguer un mouvement devant moi. Je me mis à courir en hélant son nom, mais sans succès. Quand j’atteignis l’extrémité de l’allée, plusieurs bifurcations s’offrirent à moi. Alors que j’hésitai sur la direction à prendre, j’entendis distinctement le bruit d’une porte que l’on refermait, non pas derrière moi, dans la demeure que j’avais quittée en courant, mais devant moi, quelque part dans l’obscurité. C’en fut assez, Monsieur Holmes, pour que je sois assuré que ce que j’avais vu n’était pas une vision. Godfrey s’était enfuit en m’apercevant, et avait refermé une porte sur lui. J’en aurais mis ma main au feu.
    Je ne pouvais rien faire de plus, et j’épuisai la nuit en conjectures, tournant et retournant les faits dans mon esprit en tentant vainement de leur trouver une explication.
    Le jour suivant j’eus le plaisir de trouver le colonel d’une humeur davantage accommodante, et à la remarque de son épouse selon laquelle plusieurs sites dans les environs étaient dignes d’intérêt, je me risquai à solliciter une invitation à passer quelques nuits supplémentaires à Tuxbury Old Park. Sur un acquiescement bourru du vieil homme, je vis s’ouvrir à moi de nouvelles perspectives quant à déterminer où et pourquoi exactement Godfrey se cachait.
    La demeure familiale était vaste et si pleine de recoins qu’un régiment tout entier aurait pu y prendre ses quartiers sans que sa présence y fut décelée. Si le secret de la disparition de Godfrey résidait dans cet édifice, il me serait difficile de le percer à jour. Mais il ne faisait aucun doute que la porte que j’avais entendue se refermer ne se situait pas à l’intérieur de la demeure. Je devais donc explorer le jardin et voir si j’y pourrais trouver quelques indices. Cette mission ne se révéla pas aussi délicate que j’aurais pu le supposer, car mes hôtes vaquèrent à leurs propres occupations sans se préoccuper des miennes.
    Il y avait plusieurs petites dépendances dispersées dans le jardin. Au terme de celui-ci se trouvait cependant un bâtiment plus vaste – d’une taille suffisante pour abriter la demeure d’un jardinier ou d’un garde-chasse. Se pouvait-il que ce fut de cet endroit que m’était parvenu le bruit de la porte que j’avais entendue se refermer ? Je m’en approchai avec une désinvolture apparente, à la manière d’un visiteur faisant le tour du propriétaire. C’est alors qu’un petit homme vif, barbu, vêtu d’un manteau noir et d’un chapeau melon – n’ayant pas du tout l’apparence d’un garde-chasse – en sortit, en verrouillant à ma grande surprise la porte derrière lui et en glissant la clef dans sa poche. Me regardant, non sans surprise, il me demanda si je visitais le domaine. J’acquiesçai, et ajoutai que j’étais également un ami de Godfrey.
    « Quel dommage qu’il soit en voyage », renchéris-je, « il aurait été si heureux de me voir !
    – Oui, c’est à peu près cela en effet », répondit l’homme d’un air quelque peu embarrassé. « Mais nul doute que vous réitérerez votre visite et serez plus chanceux une prochaine fois ».
    Il fit mine de s’éloigner, mais en me retournant je m’aperçus qu’il s’était arrêté à quelque distance et m’observait, immobile, à demi dissimulé par un massif de lauriers du jardin.
    En passant devant le pavillon, je jetai un œil par les fenêtres à l’intérieur, mais elles étaient garnies d’épais rideaux et, d’aussi loin que j’en pus en juger, le pavillon était vide. Je devais cependant ménager mon audace si je désirais poursuivre mon enquête, car je n’étais pas sans ignorer que l’on m’observait toujours. Je repris donc en flânant le chemin de la demeure et résolus d’attendre à la nuit pour poursuivre mes investigations. Lorsque la nuit vint et que tout fut tranquille, je sortis par la fenêtre et repris aussi silencieusement que possible le chemin du mystérieux pavillon.
    Si ses fenêtres étaient toujours ornées d’épais rideaux, à présent en tous cas les volets en étaient également fermés. De la lumière filtrait cependant au travers de l’une d’entre elles. Je m’en approchai. Par chance, les volets de cette fenêtre n’étaient pas hermétiquement clos, et les rideaux offraient un interstice suffisant pour me permettre d’apercevoir ce qu’il se passait dans la pièce. L’endroit semblait chaleureux, une lampe brillait et un feu crépitait. Face à moi était assis le petit homme que j’avais vu sortir du pavillon le matin même. Il fumait sa pipe en lisant un journal. »

    « Quel journal ? », demandai-je.

    A cette interruption abrupte de son récit, mon client eut un geste d’agacement.

    « Cela a-t-il la moindre importance ? », me demanda-t-il.

    « La plus essentielle ».

    « Je n’y ai pas prêté la moindre attention. »

    « Peut-être cependant avez-vous pu observer la taille du journal, s’il était d’un format classique, ou plus petit, comme celui que l’on réserve habituellement aux hebdomadaires ? »

    « A présent que vous soulevez cette question, il me revient en mémoire que le journal n’était pas d’un grand format. Cela aurait très bien pu être The Spectator par exemple. Je ne m’attardai guère cependant à ce détail car un deuxième homme était assis dos à la fenêtre, et ce deuxième homme était Godfrey en personne. J’aurais pu le jurer, bien que je ne pus pas voir son visage. Je le reconnus cependant à sa carrure, qui m’était familière. Il tenait sa tête appuyée sur son coude, dans une posture mélancolique, le tronc tourné vers le feu.
    J’hésitai encore sur le parti que je devais prendre quand je fus subitement et sèchement frappé à l’épaule. Le colonel Emsworth se tenait en face de moi.
    « Par ici, Monsieur ! », commanda-t-il à voix basse.
    Il reprit en silence le chemin de la demeure, et je le suivis jusque dans ma chambre, après qu’il eût saisi un guide horaire qui se trouvait sur un guéridon du hall.
    « Le prochain train pour Londres part à 8 h 30 », me dit-il. « Un cabriolet vous attendra devant la porte à huit. »
    Le colonel était blême de rage. Je me trouvais pour ma part en porte-à-faux, et je ne parvins qu’à balbutier quelques excuses incohérentes, dans lesquelles j’exposai vainement une nouvelle fois l’inquiétude que j’éprouvais à l’égard de mon ami.
    « La discussion est close », me dit le colonel d’un ton abrupt. « Vous vous êtes outrageusement introduit dans le cercle fermé de notre famille. Vous y êtes venu en invité et vous vous y comportez en espion. Je n’ai rien d’autre à ajouter, Monsieur, si ce n’est que j’espère ne jamais vous revoir. »
    C’est alors que je perdis mon sang-froid, Monsieur Holmes. Je dis avec feu :
    « J’ai vu votre fils, et je suis convaincu que vous le maintenez à l’écart du monde. Je n’ai aucune idée sur les motifs qui vous poussent à agir de la sorte, mais je suis certain que vous portez atteinte à sa liberté. Je vous avertis, Colonel, que je n’aurais de cesse que je ne me sois assuré de la sécurité et du bien être de mon ami, que je ne ménagerai pas mes forces pour percer à jour ce mystère et que je ne me laisserai nullement intimider par tout ce que vous pourrez me dire ou faire.
    Le colonel me jeta un regard diabolique, et je craignis un instant qu’il ne se jetât sur moi. Je l’ai décrit comme un homme de haute taille et encore svelte, au caractère parfois emporté, et, bien qu’il fût âgé et que je fusse pour ma part loin d’être une poule mouillée, il me semblait que j’aurais eus peine à conserver l’avantage dans une lutte engagée avec lui. Mais, après m’avoir fixé un long moment avec rage, il se détourna et sortit de la pièce.
    Pour ma part je montai dans le train indiqué au matin, avec la ferme intention de me rendre tout droit chez vous pour vous demander conseil et assistance, au cours d’un entretien que je vous avais déjà demandé de me fixer auparavant par lettre. »

    Tel était donc la situation à laquelle était confronté mon visiteur. Elle ne présentait, comme le lecteur attentif s’en sera peut-être aperçu, que peu de difficultés quant à son explication, si l’on considère qu’un choix très restreint d’hypothèses mène d’ordinaire à la solution d’un problème. Cependant, aussi élémentaire que celle-ci put être, elle comportait des ramifications nouvelles et intéressantes qui justifieront le choix que j’ai fait de les relater au sein du présent compte-rendu. Je tentai donc d’isoler, en procédant selon ma méthode d’analyse logique habituelle, les différentes explications possibles que j’entrevoyais.

    « En ce qui concerne les domestiques », demandai-je, « combien y en a-t-il dans la demeure ? »

    « D’aussi loin que j’aie pu en juger, il n’y a que le vieux majordome et son épouse. Les Emsworth semblent mener une vie très ordinaire. »

    « Il n’y avait donc aucun autre serviteur susceptible d’être attaché au pavillon ? »

    « Non, si ce n’est le petit homme barbu que j’ai aperçu en sortir, mais je dois dire qu’il m’avait paru d’un rang supérieur à celui d’un domestique. »

    « Voilà qui est intéressant. Avez-vous pu remarquer si les repas étaient préparés dans la demeure familiale et conduits ensuite au pavillon ? »

    « A présent que vous soulevez ce point, je me rappelle avoir vu le vieux Ralph portant un panier traverser le jardin en direction du pavillon. Je n’avais pas cependant immédiatement supposé que le panier pouvait contenir de la nourriture. »

    « Avez-vous mené également votre enquête dans les alentours ? »

    « Oui. J’ai parlé au chef de gare ainsi qu’à l’hôtelier du village. Je leur ai simplement demandé s’ils avaient quelque nouvelle de mon ancien camarade, Godfrey Emsworth. Tous deux m’assurèrent qu’il était parti en voyage. Il était revenu pour un temps après la guerre mais était presque aussitôt reparti. L’histoire de ce soi-disant voyage semblait avoir été montée de toute pièce, et universellement acceptée ».

    « Vous n’avez rien dit de vos soupçons au chef de gare ou à l’hôtelier ? »

    « Non. »

    « Vous avez bien fait. Une enquête plus rigoureuse s’impose. Je vous accompagnerai donc à Tuxbury Old Park. »

    « Aujourd’hui même ? »

    #154026

    J’étais alors sur le point d’éclaircir une affaire que Watson relata par la suite sous le titre de L’Abbey School, et dans laquelle le duc de Greywinster était gravement impliqué. Je venais également d’être prié par le sultan de Turquie de lui apporter mon aide dans une affaire urgente, qui pouvait se révéler avoir les conséquences politiques les plus fâcheuses si elle était négligée. Ce ne fut donc, à en croire mes notes, qu’au début de la semaine suivante que je me mis en route pour le comté du Bedfordshire en compagnie de Monsieur James M. Dodd.

    Alors que notre train entrait en gare d’Eustonn j’invitai à nous rejoindre un gentleman grisonnant, grave et taciturne, avec lequel j’avais auparavant pris les arrangements nécessaires.

    « Je vous présente un de mes vieux amis », dis-je à Dodd. « Il est possible que sa présence soit tout à fait superflue ou qu’elle se révèle au contraire essentielle. Inutile d’en dire plus long pour l’instant. »

    Les comptes-rendus réalisés par Watson ont certainement accoutumé le lecteur, sans doute, à ne me voir divulguer aucune de mes hypothèses ou conclusions avant qu’une affaire ne soit en mesure d’être entièrement résolue. Dodd manifesta la plus grande surprise, mais n’ajouta rien cependant, et nous continuâmes tous trois ensemble notre voyage. J’adressai alors quelques questions supplémentaires à Dodd que j’avais différées pour qu’elles soient également entendues par notre compagnon.

    « Vous avez dit que vous aviez aperçu très clairement le visage de votre ami à la fenêtre, si distinctement que vous affirmez être certain de son identité ? »

    « Je n’ai aucun doute là-dessus. Son nez s’écrasait sur la vitre et un rai de lumière tombait en plein sur son visage. »

    « N’aurait-ce pas pu être un autre homme lui ressemblant ? »

    « Non, non, c’était bien lui. »

    « Mais vous l’avez décrit comme ayant changé ? »

    « Seulement de couleur ! Son visage était – oh, pourrais-je le décrire ? – d’une blancheur d’écailles semblables à celles que l’on aperçoit sur le ventre des poissons. Il était blanchi. »

    « Sa blancheur était-elle uniforme ? »

    « Je ne crois pas. Ce n’est que le haut de son visage cependant que j’aperçus le plus distinctement, puisqu’il le pressait contre la fenêtre. »

    « L’avez-vous interpellé ? »

    « J’étais trop interloqué et horrifié pour cela. Ensuite, je me suis lancé à sa poursuite, mais sans résultat, je vous l’ai dit. »

    Le dénouement de notre affaire était proche. Il ne me manquait plus pour l’éclaircir que d’infimes détails. Nous parvînmes, après une longue route, à la vétuste et étrange demeure décrite par mon client. Ce fut Ralph, le vieux majordome, qui nous ouvrit la porte. J’avais loué notre voiture pour la journée, et donné ordre à mon vieil ami d’y demeurer tant que nous ne l’aurions pas prié d’en descendre.
    Le vieux Ralph était vêtu d’un costume conventionnel (redingote noire et pantalon poivre et sel), à l’exception près d’une paire de gants de cuir brun, qu’il ôta cependant après nous avoir ouvert la porte, et qu’il déposa sur un guéridon du hall devant lequel nous passâmes en entrant. Je suis doué, comme a déjà par le passé eu l’occasion de le faire remarquer Watson, de sens d’une acuité peu commune. Mon odorat se trouva soudain chatouillé par une odeur insinuante, bien que peu perceptible. Elle semblait émaner du guéridon du hall. Je m’en approchai en faisant mine de vouloir y déposer mon chapeau, que je fis adroitement tomber à terre et, en le ramassant, je réussis à approcher suffisamment mon nez de l’un des gants de cuir. Oui, c’était incontestablement de ces gants qu’émanait l’étrange odeur de goudron que je percevais. Je passai dans le bureau du colonel Emsworth, mon affaire à présent résolue. Je regrette quelque peu d’avoir eu à dévoiler ainsi mes cartes au cours du développement de ce compte-rendu. Nul doute que Watson aurait été en mesure de les dissimuler habilement, produisant ainsi au terme de sa rédaction un des époustouflants effets de surprise dont il a le secret.

    Le colonel Emsworth ne se trouvait pas dans son bureau, mais il y entra précipitamment dès que Ralph lui eut fait part de notre arrivée. Nous entendîmes son pas décidé et précipité le long du corridor. La porte s’ouvrit à la volée et il pénétra dans la pièce, la barbe hirsute et les traits féroces, incarnant le plus terrible vieil homme que j’aie jamais vu. Brandissant nos cartes de visites que Ralph venait de lui remettre, il les déchira en mille morceaux et les dispersa en l’air.

    « Ne vous avais-je pas averti, infernal fouineur que vous êtes, que vous n’étiez plus le bienvenu ici ? Comment osez-vous revenir ? Si vous avez le malheur de pénétrer à nouveau dans cette demeure sans mon consentement je n’hésiterai pas à user de mes droits et de recourir à la violence ! Je vous abattrai, Monsieur ! Par Dieu je vous jure que je n’hésiterai pas ! Et quant à vous, Monsieur », ajouta-t-il en se tournant vers moi, « cet avertissement vaut également pour vous. Je sais quelle profession ignoble vous exercez, et je vous prie d’aller exercer vos talents ailleurs que chez moi. »

    « Je ne m’en irai pas d’ici », dit mon client d’une voix ferme, « tant que je n’aurais pas entendu de la bouche même de Godfrey qu’il va bien. »

     Le colonel sonna.

    « Ralph », dit-il, « téléphonez à la police du comté et priez l’inspecteur de nous envoyer d’urgence deux de ses hommes. Dites-lui que des voleurs se sont introduits dans la maison. »

    « Un instant », commandai-je en me tournant vers Monsieur Dodd. « Certes le colonel est dans ses droits en nous interdisant l’accès à son domaine. Cependant », poursuivis-je en me tournant vers le colonel, « celui-ci doit comprendre que notre intrusion n’est motivée que par la sollicitude que vous éprouvez à l’égard de son fils. Je suis sûre que si le colonel nous laissait la possibilité de nous entretenir quelques instants avec lui, nous pourrions le convaincre de nos bonnes intentions.

    « Je ne suis pas si facile à convaincre », répondit le vieux colonel. « Ralph, exécutez l’ordre que je vous ai donné. Qu’attendez-vous, par tous les diables ? Alertez la police ! »

    « Vous n’en ferez rien, Ralph », dis-je en m’appuyant fermement le dos à la porte. « Toute intervention de la police mènera à la catastrophe que redoute tant le colonel. »

    Je sortis un calepin de ma poche et griffonnai un mot sur une de ses pages, que je détachai et tendis au colonel.

    « Voici », lui dis-je, « la raison de notre venue ici. »

    Le colonel contempla le papier avec une expression de laquelle tout sentiment, excepté celui de la surprise, s’était évanoui.

    « Comment avez-vous deviné ? », balbutia-t-il, s’affaissant lourdement sur une chaise.

    « C’est mon métier de deviner », lui dis-je.

    Le colonel réfléchit profondément, caressant machinalement sa barbe d’une main osseuse. Puis il eut un geste de résignation.

    « Bien, si tel est votre désir, vous verrez Godfrey. J’aurais préféré que ce ne fut pas le cas, mais vous me forcez la main. Ralph, prévenez Monsieur Godfrey et Monsieur Kent que ces gentlemen iront les trouver dans quelques minutes. »

    Quelques minutes après en effet nous traversions le jardin et nous trouvions devant le mystérieux pavillon. Un petit homme barbu se tenait sur le seuil, une expression d’intense étonnement sur le visage.

    « Voilà qui est bien surprenant », dit-il. « Ceci remet en question tous nos plans. »

    « Je n’y peux rien, Monsieur Kent. On nous a quelque peu forcé la main. Monsieur Godfrey est-il visible ? »

    « Oui, il attend à l’intérieur. »

    Le petit homme s’écarta pour nous livrer passage, et nous pénétrâmes dans une pièce vaste et sobrement meublée. Un deuxième homme se tenait dos au feu. A sa vue mon client se précipita vers lui, les bras tendus.

    « Godfrey, mon vieux, qu’est-ce que je suis content de te voir ! »

    Mais son ancien camarade le repoussa.

    « Ne m’approche pas, Jimmie », ordonna-t-il. « Garde tes distances. Oh oui, tu peux bien me dévisager ! Je ne ressemble plus guère à l’ancien et brillant caporal lancier Emsworth de l’escadron B que tu as connu, n’est-ce pas ? »

    Son apparence était certes extraordinaire. On devinait à sa vue qu’il avait été un très bel homme, à la peau tannée par le soleil d’Afrique. Mais aujourd’hui ce teint cuivré était parsemé de tâches blanchâtres qui s’étalaient en larges plaques.

    « Voilà la raison pour laquelle je ne reçois aucun visiteur », dit-il. « Je ne parle pas pour toi, Jimmie. J’aurais préféré cependant te voir seul. Je suppose que tu as eu de bonnes raisons pour amener un ami, mais cela me place dans une position très inconfortable ».

    « Je voulais m’assurer que tu allais bien, Godfrey. Je t’ai vu l’autre nuit lorsque tu regardais à ma fenêtre, et je n’ai pas pu me résigner à m’en aller avant de m’être assuré que tout allait bien pour toi. »

    « Le vieux Ralph m’avait dit que tu étais ici, et je n’ai pas pu résister à l’envie de t’apercevoir. J’espérais que tu ne m’aurais pas vu, et je me suis enfui à toutes jambes quand j’ai entendu la fenêtre s’ouvrir. »

    « Mais au nom du ciel pourquoi ? »

    « Eh bien, ce ne sera pas long à expliquer », dit-il en allumant une cigarette. « Tu te souviens de cette matinée de combat à Buffelsspruit, à l’extérieur de Pretoria, sur la voie de chemin de fer de l’est ? Tu as peut-être appris que j’étais tombé ? »

    « Oui, je l’ai su, mais je n’ai jamais eu les détails. »

    « Trois d’entre nous furent séparés des autres. Le pays était accidenté, tu dois t’en souvenir. Nous nous sommes retrouvés, Simpson – le gars que nous appelions Simpson le Chauve –, Anderson, et moi. Nous étions partis à la recherche d’un frère Boer, mais il s’était embusqué et nous tira dessus. Simpson et Anderson furent tués sur le coup. Je reçus pour ma part une balle d’Elephant Gun dans l’épaule. Je parvins à me maintenir à cheval, cependant, et je galopai plusieurs kilomètres durant avant que finalement mes forces ne m’abandonnent et que je ne tombe de ma selle pour m’écrouler au sol.
    Quand je revins à moi, il faisait nuit. Je me relevais, faible et bien mal en point. Je constatai avec surprise et joie qu’une habitation se trouvait non loin de l’endroit où j’étais tombé de cheval. C’était une bâtisse imposante, avec une vaste véranda et de nombreuses fenêtres. Il faisait un froid mortel. Imaginez le genre de froid qui s’abat sur vous à la nuit dans ces régions, insinuant, meurtrier, bien différent d’une brise fraîche et revigorante. Et bien, j’étais glacé jusqu’aux os, et mon seul espoir de survie résidait en cette habitation que j’apercevais. Si je l’atteignais, j’étais sauvé. Je me remis sur mes pieds et me traînai péniblement, ayant à peine conscience de ce que je faisais. J’ai un vague souvenir d’avoir gravi des marches, passé une large porte et être entré dans une pièce qui contenait plusieurs lits, et de m’être affalé dans l’un d’eux en poussant un immense soupir de soulagement. Il était défait, mais je ne m’en souciai guère et m’en accommodai fort bien. Je rassemblai les couvertures sur mon corps grelottant, et sombrai dans un profond sommeil.
    Quand je m’éveillai au matin, le havre de paix dans lequel je pensais m’être réfugié s’était évanoui. Le soleil d’Afrique inondait, par les fenêtres dépourvues de rideaux, la vaste pièce aux murs blanchis à la chaux, dont je distinguai à présent les moindres détails. Devant moi se tenait un petit homme, d’une taille similaire à celle d’un nain, à la tête proéminente, qui brandissait deux énormes mains dans ma direction en gesticulant avec animation et s’adressant à moi dans une sorte de jargon hollandais. Derrière lui se tenait un groupe de personnes qui semblaient excessivement s’amuser de la situation, mais lorsque je les dévisageai un frisson me parcourut. Aucun des visages de ces individus n’avait plus une apparence humaine. Tous étaient extraordinairement déformés, enflés, défigurés. Le rire de ces créatures monstrueuses était une chose atroce à entendre.
    Aucune d’elle ne semblait parler l’anglais, mais la situation n’allait pas tarder à obtenir un éclaircissement, car le nain à tête proéminente devenait de plus en plus furieux, et, en poussant des cris de bête sauvage, il me saisit de ses mains déformées et me tira du lit, en dépit d’un nouveau flot de sang qui s’échappa alors de ma blessure. Aussi petite fut-elle, cette créature était aussi forte qu’un bœuf, et je ne sais ce qu’elle m’aurait fait si un vieil homme qui était clairement investi d’une autorité n’était soudain entré dans la pièce, attiré par le vacarme, et ne s’était porté à mon secours. Il adressa quelques mots d’un ton ferme en hollandais à mon agresseur, qui s’éloigna. Le vieil homme se tourna alors vers moi, me considérant avec la plus grande stupéfaction.
    « Comment êtes-vous parvenu jusqu’ici ? », me demanda-t-il enfin. « Peu importe, je vois que vous êtes épuisé. Et blessé, votre épaule réclame des soins urgents. Je suis médecin, je vais vous faire un pansement. Mais, mon ami, vous courez ici un bien plus grand danger que sur n’importe quel champ de bataille. Vous vous trouvez au sein d’un hôpital de lépreux, et vous avez dormi dans un de leurs lits ! »
    Dois-je en dire davantage, Jimmie ? Il semble qu’en prévision de la bataille imminente, ces pauvres créatures aient été évacuées la veille. Puis, les Anglais ayant regagné du terrain, ils avaient été ramenés au sein de la bâtisse qu’ils avaient dû temporairement quitter, conduits par leur médecin chef. Celui-ci me confia avec tristesse, que, bien qu’il pensât lui-même être immunisé contre cette terrible maladie, il ne se serait jamais risqué à agir comme je l’avais fait, en prenant place dans un lit auparavant occupé par un malade. Il me fit préparer une chambre seule, me traita avec déférence, et en une moins d’une semaine je fus transféré à l’hôpital général de Pretoria.
    Vous connaissez maintenant l’histoire de ma tragédie. J’espérais contre tout espoir, mais les terribles signes précurseurs de la maladie que vous pouvez aujourd’hui constater sur mon visage ne furent pas longs à apparaître. Or, quel parti devais-je prendre ? Je pouvais vivre en famille dans ce domaine retiré de Tuxbury Old Park. Nous n’avions que deux domestiques pour nous servir, en qui nous pouvions avoir toute confiance. Il y avait dans le parc un pavillon dans lequel je pourrais résider. Sous le sceau du secret médical, Monsieur Kent, chirurgien de profession, resterait à mes côtés pour me prodiguer les soins qui me seraient nécessaires. Ce plan ne présentait jusque-là pas la moindre difficulté de mise en oeuvre. Sa contrepartie était cependant pour moi de mener une vie isolée jusqu’à la fin de mes jours, sans aucun espoir de retour à la société. Mais le secret le plus absolu était nécessaire, ou cette campagne tranquille elle-même aurait été soulevée d’un vent de panique, et je n’aurais pas été sans me voir conduit sans tarder à mon funeste destin. Même toi, Jimmie, tu devais être tenu à l’écart de notre terrible secret. Pourquoi mon père a-t-il finalement permis qu’il te soit révélé, cela, c’est ce que je ne puis m’expliquer. »

    Le colonel Emsworth se désigna du doigt.

    « C’est ce gentleman qui m’y a forcé. »

    Il extirpa le morceau de papier que je lui avais tendu auparavant et sur lequel on pouvait lire le mot « lèpre ».

    « J’ai pensé qu’il en savait trop ou pas assez, et que mieux valait pour nous lui révéler toute la vérité. »

    « Et vous avez agi pour le mieux », dis-je. « Qui sait si un heureux dénouement ne s’invitera pas dans cette affaire ? Je crois comprendre que seul Monsieur Kent a jusqu’à présent pu examiner le malade. Me permettez-vous de vous demander, Monsieur Kent, si vous faites autorité également dans le domaine des maladies tropicales et subtropicales ? »

    « Je ne possède que des connaissances de médecine générale », répondit celui-ci avec une certaine raideur.

    « Je ne doute pas que vous soyez pleinement compétent dans ce domaine, mais, peut-être m’accorderez-vous que devant un tel cas, un second avis serait précieux. Vous vous privez sans doute de ce second avis, par peur dse conséquences fâcheuses qui adviendraient pour Monsieur Godfrey, que l’on vous obligerait à isoler. »

    « C’est tout à fait cela », intervint le colonel.

    « Je prévoyais ces complications », poursuivis-je, « et j’ai pris la liberté d’amener avec moi un ami en lequel vous pouvez avoir toute confiance et dont la discrétion sera totale. J’ai eu par le passé l’occasion de lui rendre un léger service, et il a accepté de venir ici aujourd’hui en tant qu’ami reconnaissant bien plus encore qu’en tant que spécialiste. Son nom est Sir James Saunders. »

    La perspective d’un entretien avec le talentueux Lord Roberts en personne n’aurait pu exciter davantage l’intérêt d’un subalterne que ne le fut celui de Monsieur Kent à l’évocation du nom de James Saunders.

    « J’en serais honoré », murmura-t-il.

    « Dans ce cas je vais demander à Sir James de venir examiner le malade. Il est assis dans la voiture devant la porte de la demeure. Pendant ce temps, Colonel Emsworth, nous pourrions peut-être nous réunir dans votre bureau, où je pourrais vous communiquer quelques informations complémentaires. »

    C’est ici que le talent de mon ami Watson fera sans doute le plus défaut à ce récit. Par un tour astucieux il aurait été en mesure de faire jaillir le résultat de mes déductions – qui n’est cependant que l’application d’un bon sens ordinaire commun – en une gerbe d’étincelles. Le fait que j’aie dû narrer moi-même cette affaire en privera malencontreusement le lecteur.
    Je vais à présent livrer le résultat de mes déductions fidèlement, comme je l’ai livré à un auditoire restreint, au sein duquel se tenait la mère de Godfrey, dans le bureau du colonel Emsworth.

    « Ma méthode », commençai-je, « est basée sur l’élimination progressive des hypothèses impossibles, jusqu’à retenir celles, parfois invraisemblables, au nombre desquelles se trouve la vérité. Il se peut parfois qu’il soit impossible de l’isoler. Dans ce cas il convient de réaliser différents tests sur chaque hypothèse, jusqu’à ce que nous soyons conduits à la solution. C’est cette ultime méthode qu’il convenait dans cette affaire d’appliquer. De la façon dont il me fut tout d’abord présenté, ce cas comportait trois hypothèses plausibles à l’explication de la réclusion ou de la séquestration de Monsieur Godfrey dans un pavillon isolé du domaine familial. Il y avait l’hypothèse selon laquelle il aurait commis un crime et qu’il tentait d’échapper à la justice. Il y avait en second lieu l’hypothèse selon laquelle il était devenu fou et tentait d’échapper à une réclusion en asile. Il y avait enfin l’hypothèse selon laquelle il était atteint de quelque maladie qui rendait nécessaire son maintient à l’écart du reste de sa famille. Je ne voyais pas d’autre possibilité que ces trois hypothèses, et je commençais donc à m’intéresser de plus près à chacune d’entre elles.
    J’écartai rapidement l’hypothèse du délit criminel. Aucun crime non-résolu n’avait récemment été rapporté dans la région. Si un crime avait cependant été commis et était sur le point d’être découvert, l’intérêt de la famille aurait été d’envoyer Godfrey au bout du monde, et non de le cacher au sein de la demeure familiale. Je ne pouvais concevoir aucune autre réaction face à l’hypothèse criminelle.
    L’hypothèse de la démence de Godfrey était davantage probable. La présence d’un gardien au sein du pavillon la confortait, et le fait que celui-ci fermât la porte à clef en sortant également, idée qui appuyait en outre l’idée de la séquestration. D’un autre côté, cette séquestration restait quelque peu libérale, sinon Godfrey n’aurait pu s’échapper pour venir jeter un œil à son ancien camarade. Vous vous rappellerez peut-être, Monsieur Dodd, de l’insistance que j’ai manifestée quant à vous interroger sur le journal que lisait Monsieur Kent. Vous m’auriez grandement aidé si vous aviez pu affirmer qu’il s’agissait du Lancet, ou du British Medical Journal. Il n’était cependant pas illégal de garder un aliéné dans un pavillon du domaine familial, dès lors qu’une personne qualifiée restait à son chevet pour lui prodiguer les soins nécessaires, et dès lors cependant que les autorités compétentes en avaient été au préalable averties. Alors, pourquoi tous ce mystère ? Je ne pouvais faire correspondre les faits à mes théories.
    Il restait une troisième possibilité à explorer, laquelle, bien que très improbable, semblait cependant la plus plausible. La lèpre est une infection commune en Afrique du Sud. Par un concours de circonstances extraordinaire, ce jeune homme avait pu la contracter. Sa famille aurait à affronter la pire des situations, si elle décidait de le sauver de l’isolement. Le plus grand secret devait être observé, si l’on ne souhaitait pas voir naître les plus folles rumeurs dans la région, lesquelles auraient immanquablement conduit à l’intervention des autorités. Un membre du corps médical dévoué, s’il était suffisamment rémunéré, accepterait peut-être de prendre en charge le malade. Il n’y avait aucune raison d’interdire à Godfrey de se promener dans le parc une fois la nuit tombée. La dépigmentation de la peau est un effet secondaire fréquent de la maladie. Cette hypothèse méritait que l’on si intéresse. Je résolus d’agir comme si elle avait été validée.
    A mon arrivée et en voyant Ralph, chargé ordinairement de porter les repas du malade, ôter des gants imprégnés de désinfectant, mes derniers doutes s’estompèrent. Un seul mot de ma bouche vous eut prouvé que votre secret était découvert. Je préférai cependant vous l’écrire, dans l’espoir de vous prouver que vous pouviez avoir toute confiance en ma discrétion. »

    Je terminais ainsi mon exposé de l’affaire quand la porte s’ouvrit et que le visage austère de Sir James parut. Ses traits apparaissaient extraordinairement détendus, et son regard brillait d’un éclair joyeux. Il se dirigea vers le colonel Emsworth et lui serra la main.

    « Annoncer de mauvaises nouvelles est d’ordinaire mon lot quotidien », dit-il. « Mais une fois n’est pas coutume. Il ne s’agit pas de la lèpre. »

    « Quoi ? »

    « Un cas très prononcé de pseudo-lèpre ou ichtyose, une affection de la peau caractérisée par son aspect écailleux, disgracieux, étendu, mais éventuellement curable, et bien certainement non-infectieux. Oui, Monsieur Holmes, la coïncidence est absolument remarquable. Mais est-ce là une simple coïncidence ? N’est-il pas des forces devant lesquelles la nature humaine reste impuissante ? Pouvons-nous être assurés que la peur dont a souffert ce jeune homme de contracter la maladie depuis son exposition ne l’a pas conduit au développement d’une affection similaire, reflétant ce qu’il redoutait ? Quoi qu’il en soit, je jurerais sur ma réputation professionnelle de mon diagnostic. Mais… voilà que la dame s’est évanouie ! Je suis sûr que Monsieur Kent est tout à fait qualifié pour lui dispenser les soins requis pour la faire revenir de ce choc émotionnel imputable à la joie. »

3 sujets de 1 à 3 (sur un total de 3)
  • Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.
Veuillez vous identifier en cliquant ici pour participer à la discution.
×