CONAN DOYLE, Arthur – L’Enigme du pont de Thor

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    CONAN DOYLE, Arthur – L'Enigme du pont de Thor
    Traduction : Carole

    Dans un des coffres-forts du sous-sol de la Cox and Co. Bank de Charing Cross, se trouve une vieille malle de voyage en fer-blanc, portant en évidence sur sa face supérieure l’inscription John H. Watson, docteur en médecine, officier de l’armée des Indes, et renfermant une compilation hétéroclite d’un certain nombre de documents, la plupart dédiés aux diverses enquêtes menées par mon ami Sherlock Holmes au cours de sa brillante carrière. Certaines énigmes, qui demeurent encore irrésolues à ce jour, ne présentent pas grand intérêt : elles pourraient sans doute intéresser au plus haut degré l’étudiant en criminologie, mais ne présenteraient pour le grand public qu’un attrait modéré, puisqu’elles n’apportent aucun dénouement aux enquêtes dont elles traitent. Au nombre de ces énigmes irrésolues figure le cas de Monsieur James Phillimore, qui, après s’en être retourné chez lui pour y prendre un parapluie, n’en ressortit plus jamais. Non moins remarquable est le cas étrange du cutter Alicia, qui, naviguant par temps de brume un matin de printemps, pénétra dans une nappe de brouillard de laquelle coque et équipage disparurent à jamais. Un troisième exemple étonnant concerne Isadora Persiano, la célèbre journaliste et duelliste, qui fut retrouvée ayant perdu l’esprit un matin, le regard fixé sur une simple boîte d’allumettes renfermant un ver qui n’avait jusqu’alors été répertorié par aucun ouvrage de zoologie. Outre des affaires de ce type, se rapportant à des mystères inexpliqués, on trouve des récits secrets impliquant les membres de familles puissantes, qui contribueraient sans doute, s’ils venaient à être divulgués, à bouleverser l’ordre social établi par certains milieux. Nul besoin de préciser qu’une telle violation d’intimité constituerait un délit majeur, aux conséquences duquel je me refuse à me trouver exposé. Les éléments se rapportant à ces affaires seront d’ailleurs, à présent que mon ami jouit d’un peu de temps pour se consacrer au classement des archives de sa carrière, regroupées et détruites. Une troisième catégorie d’affaires renfermée par ce coffre est celle des récits qu’il me serait possible de livrer au public, si je ne craignais cependant que leur grand nombre ne finisse par porter atteinte à la réputation de mon ami, en donnant à penser que de tels exploits répétés ne seraient en réalité que pures affabulations. J’ai été témoin d’un grand nombre de cette dernière catégorie d’enquêtes. Je fus certes absent d’autres, et dans d’autres encore je n’ai joué qu’un rôle d’observateur si restreint que je ne pourrais fidèlement les relater. L’affaire que je choisis ici de livrer au public est de celles dans lesquelles je fus considérablement impliqué.

    Nous étions au matin d’un jour d’octobre venteux, et j’observais par la fenêtre, tout en passant mes vêtements, l’arbre du fond de la cour de notre maison sur lequel les dernières feuilles d’automne se faisaient si rares. Je descendis prendre mon petit-déjeuner, me préparant à trouver mon ami dans un état d’esprit morose, tant, comme tous les grands intuitifs, il avait tendance à se laisser imprégner par les éléments climatiques. Je le trouvai au contraire d’une humeur particulièrement gaie et enjouée – par rapport à son tempérament habituel du moins – et terminant son petit-déjeuner.

    « Seriez-vous sur une affaire, Holmes ? », interrogeai-je.

    « L’art de la déduction serait-il une aptitude contagieuse, Watson ? », répondit-il. « Je vous ai trop initié à mes méthodes. Oui, en effet, je me trouve sur une affaire. Après un mois entier caractérisé par une absence d’activité désespérante, je reprends du service. »

    « Puis-je vous demander de quoi il s’agit ? »

    « Il n’y a encore que peu à en dire. Mais je vous apprendrai tout ce que je sais dès que vous aurez fait honneur aux deux œufs durs qui se trouvent ici en place des deux œufs à la coque demandés et préparés par notre nouvelle cuisinière. Leur cuisson prolongée n’est sans doute pas sans rapport avec l’exemplaire du Family Herald qui se trouvait hier posé sur le guéridon du hall d’entrée. Si simple que puisse paraître la cuisson d’œufs à la coque, elle nécessite une attention toute particulière et ne souffre aucune distraction. Il semble que les romances relatées par cet excellent périodique soient directement responsables de la cuisson prolongée de nos œufs de ce matin. »

    Un quart d’heure plus tard la table avait été desservie. Nous nous trouvions assis l’un en face de l’autre. Holmes sortit une lettre de sa poche.

    « Vous avez sans doute entendu parler de Neil Gibson, surnommé le Roi de l’Or ? », me demanda-t-il.

    « Vous voulez parler du sénateur américain ? »

     « Eh bien, il fut un temps en effet sénateur de l’un des Etats de l’Ouest, mais il est plus connu pour être un magnat de l’or minier. »

    « Oui, j’ai entendu parler de lui. Il a dû résider sur le sol d’Angleterre, durant un temps, car son nom me semble extraordinairement familier. »

     « Il s’est porté acquéreur d’une importante propriété dans l’Etat du Hampshire il y a de cela cinq ans. Peut-être avez-vous entendu parler de la mort tragique de son épouse ? »

    « Bien sûr ! Je m’en souviens à présent. Voilà à quelle occasion j’ai lu son nom dans les journaux. Mais je ne me souviens plus des détails exacts de l’affaire. »

    Holmes désigna de sa main une petite pile de documents posés sur une chaise.

    « Si j’avais su que j’aurais un jour à m’occuper de cette affaire, j’aurais plus soigneusement préparé ma documentation en découpant régulièrement et sans exception les entrefilets des journaux qui y étaient consacrés. Je n’en possède ici que quelques-uns. Le problème qui se pose est que cette affaire, bien qu’étonnamment sensationnelle, n’apparaît à prime abord présenter aucune zone d’ombre. Bien que tous s’accordent sur la personnalité extraordinaire de l’accusée, les preuves de sa culpabilité sont nombreuses et en font une évidence. C’est du moins le point de vue qui fut adopté par le jury du procureur et les agents de police qui furent chargés de l’enquête. L’affaire est à présent renvoyée devant les Assises de Winchester. Je crains que ce ne soit une cause perdue d’avance. Je pourrais peut-être verser de nouveaux éléments à l’enquête, mais il n’est pas en mon pouvoir de dissimuler ou de modifier ceux qui sont déjà connus. En l’absence de nouvelles sensationnelles découvertes, je ne crois pas que mon client soit en mesure de s’attendre à la clémence du jury pour l’accusée. »

    « Votre client ? »

    « Oh, j’ai oublié de porter à votre connaissance le plus important. Je copie votre fâcheuse habitude de commencer le récit par sa fin. Vous feriez bien de prendre connaissance de cette note. »

    Il me tendit une lettre rédigée d’un trait de plume assuré, qui résidait en ces termes :

    Claridge’s Hotel,

    Le 3 octobre.

    Cher Monsieur Holmes,

    Je ne puis me résigner à abandonner la meilleure femme que Dieu ait créé sans tenter l’impossible pour la sauver. Je ne puis expliquer comment tout cela s’est passé – j’en suis dans l’incapacité la plus totale ! – mais je sais en mon for intérieur que Miss Dunbar est innocente. Vous avez eu connaissance des faits – comment aurait-il pu en être autrement ? L’affaire a été au cœur de tous les bavardages du pays. Et jamais une voix ne s’est élevée pour la défendre ! Cette injustice me rend fou. Miss Dunbar aurait été incapable de faire du mal à une mouche.

    Je viendrai à onze heures demain matin. J’espère que vous pourrez dissiper les ténèbres qui nous entourent. Peut-être sais-je quelque chose dont j’ignore l’importance… Toute mon aide et ma reconnaissance vous sont acquises si vous pensez pouvoir la sauver. Je m’en remets à vous, dont la renommée n’est plus à faire.

    Bien à vous,

    J. Neil Gibson

    « Vous voilà informé », dit Sherlock Holmes en vidant les cendres de sa première pipe matinale et en la bourrant à nouveau. « L’auteur de cette lettre est le gentleman que j’attends. Vous n’auriez que trop peu de temps avant son arrivée pour prendre connaissance de toute l’histoire par la lecture des différentes coupures de journaux ici présentes. Permettez-moi de vous la résumer, afin de vous permettre de saisir pleinement le sens des précisions que nous apportera notre client. Celui-ci est l’un des financiers les plus puissants au monde, et, à ce titre, un homme de caractère, par lequel il se laisse parfois emporter. Il fut marié à une femme, qui fut victime d’une tragédie, et de laquelle je ne sais rien si ce n’est qu’elle n’était pas de toute première jeunesse, fait d’autant plus regrettable que l’éducation des jeunes enfants, au nombre de deux, avait été confiée à une gouvernante d’une grande fraîcheur et d’une grande beauté. Voilà ce que l’on peut, en guise d’introduction, dire des trois personnes mêlées à cette affaire. La scène de la tragédie se déroula au sein du domaine chargé d’histoire du vieux et grand manoir qu’elles habitaient. Quant à la tragédie elle-même, voici ce que nous pouvons en dire : l’épouse de Neil Gibson fut retrouvée morte dans le parc, à une distance d’environ un demi mile de la maison, vêtue d’une robe de soirée, un châle sur ses épaules et une balle de revolver dans la tête. Aucune arme du crime à proximité du corps, et aucun indice permettant de désigner le coupable. Pas d’arme à proximité du corps, Watson, notez bien cela ! Il semblerait que le crime ait été commis en début de soirée. Le corps fut retrouvé par un garde-chasse aux environs de vingt-trois heures, et fut examiné par la police et un médecin avant d’être transporté au manoir. Suis-je assez précis dans les faits, Watson ? »

    « Tout à fait précis. Mais pourquoi la gouvernante fut-elle suspectée ? »

    « Eh bien, à première vue toutes les preuves jouaient contre elle. Un revolver chargé dans le barillet duquel il manquait une balle fut retrouvé gisant sur le plancher de son armoire. Le calibre de la balle manquante correspondait à celui de la balle retrouvée dans le cadavre de l’épouse. »

    Holmes répéta en détachant chaque syllabe :

    « Gisant sur le plancher de son armoire. »

    Puis il se tut un instant, et je sus que le cours d’un raisonnement, qu’il aurait été folie d’interrompre, occupait son esprit. Soudain, dans un sursaut, il s’extirpa brusquement de sa rêverie.

    « Oui, Watson, un revolver fut retrouvé à cet endroit. Accablant, n’est-ce pas ? Les deux jurys successivement constitués eurent le même verdict. En outre, il fut trouvé sur le corps de la défunte un billet signé de la main de la gouvernante stipulant un rendez-vous à l’endroit même où le corps fut retrouvé. Que dites-vous de cela ? Et enfin, il y a le mobile. Le sénateur Gibson est bel homme, et possède une personnalité attirante. L’épouse décédée, qui d’autre que la jeune femme aurait été susceptible de lui succéder au bras du sénateur veuf, d’autant plus que la jeune gouvernante semblait déjà avoir reçu toutes les faveurs de son employeur du vivant même de l’épouse de celui-ci ? Amour, fortune, pouvoir, toutes ces convoitises ne tenaient plus qu’à la vie ou à la mort d’une épouse d’un âge déjà mûr. Mauvaise affaire, Watson, très mauvaise affaire ! »

    « Oui, en vérité, Holmes. »

    « Et la jeune gouvernante n’a pu produire aucun alibi. Au contraire, elle a admit qu’elle se trouvait non loin du pont de Thor – là où se déroula la tragédie – aux environs de l’heure du crime. Elle ne pouvait pas nier, un passant villageois l’y ayant aperçue. »

    « Voilà qui semble la désigner coupable. »

    « Et pourtant, Watson, et pourtant ! Le pont – une simple arche de pierre à parapets – franchit dans sa partie la plus étroite une longue et profonde nappe d’eau, appelée l’étang de Thor. L’épouse fut retrouvée gisant à l’une des extrémités du pont. Voici ce que nous pouvons dire des circonstances de la tragédie. Mais, si je ne me trompe, voici notre client, cependant quelque peu en avance sur l’heure du rendez-vous annoncé. »

    Billy avait ouvert la porte, mais le nom du visiteur qu’il annonça nous était parfaitement étranger. Monsieur Marlow Bates n’était connu d’aucun de nous. C’était un homme menu et nerveux, aux yeux effarés et qui manifestait des signes de contractions musculaires intempestives et des manières hésitantes – à mes yeux experts, cet homme me parut présenter tous les signes de la crise de nerfs imminente.

    « Vous semblez bien agité, Monsieur Bates », dit Holmes. « Asseyez-vous, je vous en prie. Je crains de ne pouvoir cependant vous accorder qu’un court instant, car j’ai rendez-vous à onze heures précises. »

    « Je sais, je sais », haleta notre visiteur. « Monsieur Gibson est en route. Monsieur Gibson est mon employeur. Je suis son régisseur, en charge de ses affaires et de la succession. Monsieur Holmes, c’est un brigand, un véritable bandit ! »

    « Voilà des accusations bien graves, Monsieur Bates », dit Holmes.

    « Je me dois d’aller droit au but, Monsieur Holmes, car le temps nous est compté. Je ne voudrais pour rien au monde qu’il me trouve ici. Il ne va plus tarder maintenant. Je n’ai pas pu venir plus tôt… Son secrétaire, Monsieur Ferguson, ne m’a informé que ce matin du rendez-vous que Monsieur Gibson avait pris avec vous. »

    « Vous avez dit être son régisseur ? »

    « Plus pour longtemps, Monsieur Holmes. Je lui ai remis ma démission. Dans quinze jours je serai délivré de l’esclavage auquel je me suis soumis trop longtemps. Un homme dur, Monsieur Holmes, dur pour tous ceux de son entourage. Ses libéralités et charités exercées en public ne sont qu’une façade, dissimulant ses véritables injustices. Sa femme était sa première victime. Il la brutalisait – oui, Monsieur, il était brutal avec elle ! Comment a-t-elle trouvé la mort, cela je l’ignore, mais ce dont je suis certain, c’est qu’il lui a rendu la vie impossible. Elle était brésilienne, vous le savez sans doute ? »

    « Non, je l’ignorais. »

    « Tropicale de naissance autant que de caractère. Une enfant du soleil et de la passion. Elle l’a aimé autant qu’une femme peut aimer un homme, mais lorsque ses charmes physiques commencèrent à décliner – je me suis laissé dire qu’étant jeune elle était d’une rare beauté – plus rien ne retint son époux. Nous aimions tous beaucoup Mrs Gibson. Nous souffrions pour elle et haïssions Monsieur Gibson de la façon dont il la traitait. Il dissimule sous son apparence honnête un caractère diaboliquement rusé. Voilà tout ce que je voulais vous dire. Ne vous fiez pas aux apparences. Celles de Monsieur Gibson sont trompeuses. A présent je dois vraiment y aller. Non, non, ne me retenez pas, je vous en prie, il est sans doute déjà presque à votre porte. »

    Après un dernier regard apeuré jeté à l’horloge, notre visiteur se rua sur la porte et disparut en courant.

    « Eh bien », dit Holmes après un instant de silence. « Monsieur Gibson semble être entouré d’un personnel des plus loyal. L’avertissement est cependant à considérer. A présent, nous n’avons plus qu’à attendre patiemment l’arrivée de notre client. »

    Très exactement à l’heure annoncée, nous entendîmes un pas lourd résonner dans l’escalier, et le célèbre millionnaire fit son entrée dans la pièce. Lorsque je posai les yeux sur lui je compris l’inimitié et la crainte qu’il semblait inspirer à son régisseur. Je lus également sur son visage les traces visibles qu’y avait laissé le monde impitoyable des affaires. Si j’avais été sculpteur et avais désiré rendre dans toute sa splendeur un homme d’affaires talentueux, au sang froid et aux convictions tenaces, j’aurais sans nul doute choisi pour modèle Monsieur Neil Gibson. Tout dans sa silhouette grande et osseuse évoquait la rapacité. Un Abraham Lincoln détourné de son idéal noble et voué à de sombres desseins. On aurait pu croire sa figure taillée dans le roc, tant elle était dure, marquée, impitoyable. Des rides profondes témoignaient des multiples crises qu’il avait traversées. Ses yeux gris, ombragés par des sourcils étrangement hérissés, jetaient un regard froid, mais plein du discernement le plus pénétrant. Son regard allait de l’un à l’autre de nous.

    Notre visiteur s’inclina de la façon la plus cordiale devant moi lorsque Holmes me présenta à lui, puis, avec un air magistral, en parfait maître des lieux, il tira une chaise à lui et prit place si près de mon compagnon, que ses genoux osseux le touchaient presque.

    « Permettez-moi en guise de préambule de vous dire, Monsieur Holmes », commença-t-il, « que l’argent ne représente pas le moindre obstacle dans cette affaire. Vous pouvez en demander autant qu’il vous plaira jusqu’à en faire des confettis si cela vous chante, cela m’est parfaitement égal pourvu qu’un peu de lumière éclaire enfin cette affaire. Cette femme est innocente et se doit d’être innocentée, et puisqu’il est en votre pouvoir de le faire, alors, je règlerai l’addition ! »

    « Mes frais professionnels sont fixés par avance par barème », répondit Holmes froidement. « Je ne les revois jamais, hormis à la baisse. »

    « Eh bien, si vous êtes insensible au billet vert, songez à votre réputation. Si vous parvenez à démêler cet écheveau tous les journaux d’Angleterre et d’Amérique vous consacreront leurs gros titres. Vous deviendrez le héros des deux continents. »

    « Je vous remercie, Monsieur Gibson, ma réputation se passera fort bien de cette publicité supplémentaire. Je vous surprendrai peut-être en vous apprenant que je préfère travailler de façon anonyme, car c’est le problème lui-même qui m’intéresse, et non la gloire que sa résolution peut apporter. Mais nous perdons notre temps en vaines paroles. Exposez-nous plutôt de quoi il retourne. »

    « Je pense que vous avez dû prendre connaissance des faits principaux par les coupures de presse. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter de plus pour vous aider. Mais si cependant certains points vous semblent obscurs, je serais heureux d’y apporter un complément d’information. »

    « Eh bien, il n’y a qu’un seul point. »

    « Lequel ? »

    « Quelle était la nature exacte de vos relations avec Miss Dunbar ? »

    Le millionnaire sursauta si violemment qu’il se leva à moitié de sa chaise. Mais il reprit aussitôt son calme habituel.

    « Je suppose que vous êtes en droit de me poser cette question, Monsieur Holmes, et que vous ne faites que votre devoir. »

    « Vous supposez bien, en effet », répondit Holmes.

    « Dans ce cas je vous assure que nos relations n’ont jamais été autres que celles d’un employeur envers une jeune dame chargée de la garde de ses enfants, avec laquelle il n’avait pas pour habitude de converser autrement que par nécessité, et qu’il ne voyait jamais en dehors de la compagnie de ses enfants. »

    Holmes se leva.

    « Je suis un homme plutôt occupé, Monsieur Gibson », dit-il, « et je n’ai ni le temps ni le goût des conversations vaines. Je vous souhaite le bonjour. »

    Notre visiteur s’était également levé, et sa haute silhouette dominait Holmes. Une lueur de fureur brillait dans ses yeux, ses sourcils étaient plus hérissés que jamais et ses joues blêmes devinrent pourpres.

    « Que diable voulez-vous dire par-là, Monsieur Holmes ? Etes-vous en train de me signifier que vous refusez mon affaire ? »

    « En réalité, Monsieur Gibson, c’est vous que je refuse. Je me suis exprimé d’une manière très claire, je crois. »

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    « Très claire en effet, mais je me demande ce que cache en réalité ce refus. L’espoir d’une surenchère de ma part sur un prix que je suis déjà prêt à vous payer, ou la peur d’échouer dans la résolution de cette affaire ? J’ai le droit de le savoir. »

    « Oui, vous l’avez en effet », répondit Holmes. « Voici la raison de mon refus. La complexité de ce cas, telle qu’elle apparaît à prime abord, justifie que l’on se passe de difficultés supplémentaires créées par des mensonges délibérés. »

    « Autrement dit, vous insinuez que je mens ! »

    « Eh bien, j’avais souhaité m’exprimer en des termes plus délicats, mais si vous insistez pour clarifier ma pensée, il va de soi que je ne vous contredirai pas. »

    Je bondis sur mes pieds et me mis en garde en voyant le visage du millionnaire s’empourprer dangereusement, ses poings se serrer et se tenir prêt à l’attaque. Holmes sourit nonchalamment et tendit le bras pour saisir sa pipe.

    « Ne vous échauffez pas les sangs, Monsieur Gibson. J’ai lu récemment dans une revue que toute contrariété était particulièrement indigeste pour l’organisme après la prise du petit déjeuner. Puis-je me permettre de vous suggérer une bonne marche à l’air frais suivie d’un peu de repos ? Ces dispositions vous feraient le plus grand bien. »

    Non sans efforts, le millionnaire parvint à maîtriser sa fureur. Je ne pus m’empêcher d’éprouver une certaine admiration devant cet homme qui avait su, par une maîtrise extraordinaire, tempérer sa fureur en ébullition, et avait reprit son air d’indifférence glaciale et méprisante en moins d’une minute.

    « Bien, c’est votre droit. Je suppose que vous savez comment mener vos affaires. Je ne peux pas vous forcer à vous occuper de ce cas contre votre volonté. Vous n’avez cependant pas fait preuve du plus grand discernement ce matin, Monsieur Holmes, car sachez qu’il m’est arrivé de briser des hommes plus forts que vous. Personne ne s’est jamais mis en travers de ma route, jamais ! »

    « On m’a déjà tenu ce même discours à plusieurs reprises, et pourtant j’ai l’honneur de me tenir ici devant vous », répondit Holmes avec un sourire narquois. « Bien, au revoir, Monsieur Gibson. Vous avez encore beaucoup à apprendre. »

    Notre visiteur fit une sortie fracassante. Holmes se contenta de tirer sur sa pipe, tout en conservant un silence imperturbable, fixant le plafond d’un air rêveur.

    « Une idée, Watson ? », interrogea-t-il enfin.

    « Eh bien, Holmes, je dois avouer qu’en considérant que cet homme semble prêt à broyer tout ce qui se trouve sur son passage, son épouse aurait très bien pu, en devenant l’objet de son dégoût, représenter pour lui un obstacle. Comme nous l’a affirmé clairement ce Bates, il me semble que… »

    « Exactement. A moi aussi. »

    « Mais à propos de ses relations avec la gouvernante, comment en êtes-vous venu à les soupçonner ? »

    « J’ai bluffé, Watson, j’ai bluffé ! En constatant le ton passionné, si peu conventionnel, auquel il avait eu recours dans sa lettre, j’en déduisis que l’assurance et l’apparente maîtrise de soi dont il faisait preuve devant nous n’étaient qu’une façade. Une émotion profonde était centrée sur l’accusée, et non pas sur la victime. Il nous fallait, si nous voulions parvenir à la vérité, percer à jour les relations qu’entretenaient entre eux ces trois personnages. Vous avez été témoin de l’attaque frontale que j’ai menée à son encontre, et ô combien imperturbable il est resté devant cet assaut. Alors j’ai pris le parti de bluffer afin de lui donner l’impression que j’étais absolument certain de ce que j’avançais, alors que je n’avais en réalité qu’une forte présomption. »

    « Peut-être fera-t-il demi-tour et reviendra-t-il ? »

    « Cela ne fait aucun doute. Il doit revenir. Il ne peut pas laisser les choses ainsi. Ah ! N’est-ce pas justement le bruit de la sonnette ? Oui, voilà son pas qui résonne à nouveau dans l’escalier. Eh bien, Monsieur Gibson, j’étais justement en train de dire au docteur Watson que vous étiez légèrement en retard. »

    Le millionnaire venait de pénétrer à nouveau dans la pièce, manifestement animé de meilleurs sentiments que lorsqu’il l’avait quittée. L’orgueil blessé de l’homme se lisait encore dans ses yeux furibonds, mais le bon sens qu’il possédait lui avait sans doute clairement laissé entrevoir qu’il devait céder s’il voulait parvenir à ses fins.

    « J’ai réfléchi, Monsieur Holmes, et je sens que je me suis précipité en prenant trop à cœur vos remarques. Vous êtes dans votre droit en me demandant de vous justifier les faits, quels qu’ils soient, et je vous en estime davantage. Mais je vous assure cependant que les relations que Miss Dunbar et moi-même entretenions n’ont aucun lien avec cette affaire. »

    « Oh, quant à cela, c’est à moi d’en décider, ne croyez-vous pas ? »

    « Oui, en effet. Du moins je le suppose. Tel un médecin vous vous devez de prendre en compte chacun des symptômes du malade avant de pouvoir établir votre diagnostic. »

    « Exactement. Cette métaphore convient à merveille. Et seul le patient cherchant à tromper son médecin dans un but précis tairait certains de ses symptômes. »

    « Sans doute, Monsieur Holmes, mais reconnaissez que la très grande majorité des hommes gardent une certaine réserve quand il s’agit d’évoquer les relations qu’ils entretiennent avec une femme – lorsque des sentiments entrent en jeu, j’entends. Je gage que la plupart des hommes conservent de petits jardins secrets dans un coin de leur âme dans lesquels ils ne tolèrent aucun intrus. Mais vous, vous pénétrez dans ces espaces réservés avec tant d’impudence ! Le motif de votre intrusion est cependant valable, puisque vous tentez de la sauver. Bien, les barricades sont tombées et les défenses ont volé en éclat, mon cœur vous est ouvert. Que voulez-vous savoir ? »

    « La vérité. »

    Le Roi de l’Or marqua une pause, durant laquelle il me sembla rassembler ses esprits. La tristesse et la gravité de son sinistre visage aux traits marqués s’étaient encore accentuées.

    « Je peux vous la livrer tout entière en quelques mots, Monsieur Holmes », dit-il enfin. « Il existe des choses si douloureuses qu’elles en deviennent difficiles à dire, c’est pourquoi je ne me perdrai pas en détails inutiles. Je rencontrai mon épouse alors que je cherchais de l’or au Brésil. Maria Pinto était fille d’un fonctionnaire du gouvernement de Manao. Elle était d’une grande beauté. A cette époque, j’étais certes jeune et plein d’ardeur, mais même encore aujourd’hui, lorsque je me remémore ces instants avec du recul et un œil critique, je la revois d’une beauté rare et somptueuse. Sa nature était riche, passionnée, entière, tropicale, impulsive, tout autre en somme, que celle des Américaines que j’avais connues jusqu’alors. Enfin, pour résumer en quelques mots une bien longue histoire, j’en tombais amoureux et l’épousais. Ce ne fut que quelques temps après que, la passion atténuée – elle avait cependant duré pendant des années – je réalisais que nous n’avions strictement rien en commun. Mon amour s’évanouit. Si le sien en avait fait autant, il ne fait aucun doute que les choses eussent été plus simples. Mais vous connaissez la nature délicieuse des femmes ! Rien de ce que je fis ne réussit à la détourner de moi. Si je me montrais jamais dur, voire grossier aux dires de certains, à son égard, ce ne fut que dans le but de la forcer à ne plus m’aimer, parce que je savais au plus profond de moi que si je parvenais à éteindre l’amour qu’elle me portait, les choses seraient plus simples pour elle comme pour moi. Mais rien n’y fit. Elle m’aima tout autant sur le sol d’Angleterre qu’elle m’avait aimé sur les rives de l’Amazone, et quoique je fis, son attachement restait intact.

    C’est alors que je fis la rencontre de Miss Grace Dunbar. Elle avait répondu à notre annonce et nous l’avions engagée en tant que gouvernante pour nos deux enfants. Peut-être avez-vous vu son portrait dans les journaux. Elle était magnifique, personne au monde n’aurait pu dire le contraire. Oh !, je ne vais pas me prétendre plus gentleman que je ne le suis, et je vous avoue volontiers que je ne pus vivre sous le même toit qu’une telle beauté, tout en devant entretenir un contact quotidien avec elle, sans lui adresser de temps à autre des regards passionnés. Dois-je être blâmé pour cela, Monsieur Holmes ? »

    « Je ne vous blâmerais pas d’avoir éprouvé des sentiments. Je vous blâmerais de les avoir montrés, dans la mesure où cette jeune personne se trouvait sous votre protection. »

    « Bah !, vous avez sans doute raison », dit le millionnaire, après que les éclairs que ce reproche avait allumés dans son regard se fussent dissipés. « Je ne cherche pas à paraître meilleur que je ne le suis. Toute ma vie, je n’ai eu de cesse de tendre la main vers les choses que je désirais le plus, et je n’ai jamais rien désiré de plus que cette femme et son amour. Alors je le lui ai dit. »

    « Comment cela, vous lui avez dit ? »

    Holmes pouvait paraître très impressionnant quand il était ébranlé dans ses principes.

    « Je lui ai dit que si je l’avais pu je l’aurais épousée, mais que cela m’était tout à fait impossible. Je lui ai dit que l’argent n’était pas un problème et que tout ce qui pourrait la rendre heureuse et assurer son confort serait immédiatement entrepris sans hésitation. »

    « Voilà qui était extrêmement généreux de votre part », dit Holmes dans un sourire ironique.

    « Une minute, Monsieur Holmes. Je vous rappelle que je suis venu vous voir pour vous demander de résoudre une enquête, pas pour que vous me fassiez un cours de morale. Je me passerai volontiers de vos sarcasmes. »

    « Dans ce cas, sachez que c’est uniquement par égard pour la jeune lady que j’accepte de mener cette enquête », répondit Holmes sévèrement. « Quel que soit le crime dont elle est accusée, il est sans doute bien moindre que celui que vous venez d’avouer, à savoir avoir tenté de vous attirer par l’argent les faveurs d’une jeune femme sans défense ni protection, qui se trouvait à votre merci sous votre toit. Certains individus possédant votre richesse devraient apprendre que le monde entier ne saurait être soudoyé dans le seul but de voir le moindre de leurs désirs exaucés et la moindre de leurs fautes excusées. »

    A ma grande surprise, le Roi de l’Or accueillit cette réprimande sans sourciller.

    « Voilà exactement ce que je me dis à présent que la situation est ainsi. Je rends grâce au Ciel que tout ne se soit pas passé comme je l’avais d’abord souhaité. Elle ne voulut pas entendre parler d’argent, et son premier mouvement fut d’ailleurs de vouloir quitter la maison immédiatement. »

    « Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ? »

    « Eh bien, en premier lieu, parce que ses gages aidaient à vivre ses proches, et qu’en cela elle se serait sentie coupable de les sacrifier à ses principes. Lorsque j’eus juré – car je le fis – de ne plus jamais la poursuivre de mes assiduités, elle consentit à rester. Mais il y avait une autre raison. Elle était consciente de l’influence qu’elle pouvait exercer sur moi, et elle souhaitait se servir de cette emprise à bon escient. »

    « De quelle manière exactement ? »

    « Eh bien, elle était au courant de quelques-unes de mes affaires. Elles sont d’importance, Monsieur Holmes, d’une importance qui les situe bien au-delà de l’imagination populaire. Je puis faire autant que défaire, et bien souvent je défais. Il ne s’agit pas que d’hommes, il s’agit de communautés, de villes, parfois même de peuples. Les affaires sont un jeu dangereux, dans lequel il n’y a aucune place pour les faibles. J’ai joué tant que j’ai pu, sans jamais me plaindre, et sans jamais me soucier des plaintes des autres. Mais elle, elle entendait leurs plaintes. Et je suppose qu’elle avait raison. Elle croyait et disait que la fortune d’un seul homme, qui représentait plus pour lui que ce qu’il n’aurait jamais pu dépenser, ne devait pas être bâtie au prix de la misère de dizaines de milliers d’autres hommes. C’était son point de vue, et je compris que pour sa part elle aurait volontiers sacrifié des milliers de dollars à des causes justes. Elle s’aperçut que je prêtais une oreille attentive à ce qu’elle disait, et elle crut pouvoir servir le monde en influençant mes actions. Alors elle décida de rester – et il en advint ce que nous savons. »

    « N’y aurait-il pas à ce sujet quelque chose qui n’aurait pas été relaté par les journaux ? »

    Le Roi de l’Or réfléchit durant quelques minutes, la tête entre les mains, perdu dans ses pensées.

    « Les apparences sont contre elle. Je ne peux pas le nier. Certaines femmes ont une seconde nature qu’elles enfouissent si profondément en elles qu’elle dépasse parfois l’entendement d’un homme. Je fus tout d’abord si surpris, que je fus ébranlé dans mes convictions et fus tenté de croire qu’elle avait été poussée dans ses retranchements et amenée à commettre cet acte pourtant si contraire à sa nature profonde. La première explication qui me vint à l’esprit fut celle que je vais vous livrer, Monsieur Holmes, si tant est qu’elle vaille quoi que ce soit. Il ne fait aucun doute que mon épouse était d’une jalousie maladive. La jalousie morale est tout aussi redoutable que la jalousie physique, et bien que mon épouse n’eut aucune raison de se sentir trahie (cela aussi elle le savait), elle avait parfaitement saisi l’influence que cette jeune Anglaise était susceptible d’exercer sur mon esprit et mes actes, d’autant plus qu’elle-même n’avait jamais été en mesure d’y parvenir. C’était l’influence du Bien, mais cela ne changeait rien à son sentiment de jalousie. Folle de rage, son sang d’Amazonienne bouillonnant, elle pourrait avoir projeté d’assassiner Miss Dunbar – ou tout au moins de la menacer avec une arme au point de l’effrayer jusqu’à l’amener à nous quitter. Ensuite il aurait pu s’ensuivre une bagarre et le coup du pistolet serait parti, se retournant contre celle qui tenait l’arme. »

    « C’est une hypothèse qui m’est venue à l’esprit », dit Holmes. « Elle est en effet la seule alternative à l’hypothèse du meurtre prémédité. »

    « Mais elle la réfute tout autant. »

    « Cependant, ne l’écartons pas encore, voulez-vous. Chacun peut comprendre qu’une femme placée dans une position si délicate se soit précipitée chez elle, en oubliant dans sa course qu’elle tenait encore le revolver. Elle aurait très bien pu le jeter au milieu de ses vêtements, sachant à peine ce qu’elle faisait, et lorsque l’arme du crime aurait été découverte, elle aurait pu tenter de nier totalement, puisque livrer l’entière vérité lui était impossible. Qu’avons-nous contre une telle supposition ? »

    « Miss Dunbar en personne. »

    « Oui, peut-être. »

    Holmes consulta sa montre.

    « Je n’ai aucun doute sur le fait que nous puissions obtenir les mandats nécessaires dans le courant de la matinée. Nous pourrons rejoindre Winchester par le train du soir. Lorsque j’aurais pu rencontrer cette jeune lady, il est fort possible que je puisse vous être d’une certaine utilité dans votre affaire, bien que mes conclusions puissent vous décevoir dans vos attentes. »

    ***

    La délivrance des documents officiels prit un certain temps et nos plans s’en trouvèrent contrariés. Au lieu d’atteindre Winchester le soir même, nous descendîmes à Thor, située dans la propriété du Hampshire de Monsieur Neil Gibson lui-même. N’ayant pu nous recevoir en personne, il nous avait communiqué l’adresse du sergent Coventry de la police locale, qui avait en charge l’enquête. C’était un homme grand, mince, à l’apparence cadavérique, aux manières feutrées qui suggéraient qu’il en savait bien plus qu’il ne voulait en dire. Il avait en outre la curieuse habitude d’abaisser sa voix dans un murmure pour annoncer ce que l’auditeur croyait être d’une importance capitale, mais qui se révélait en réalité d’une banalité déconcertante. Derrière ces habitudes curieuses, il me fit cependant l’effet d’un homme simple et honnête, qui n’était pas trop fier pour avouer qu’il peinait à résoudre cette affaire et que toute aide serait la bienvenue.

    « En tous cas, je préfère que ce soit vous plutôt que Scotland Yard, Monsieur Holmes », dit-il. « Si le Yard prenait l’affaire en main, se serait un désaveu complet pour la police locale, qui perdant ainsi toute chance de résoudre l’affaire, serait immédiatement taxée d’incompétence. En ce qui vous concerne, j’ai entendu dire que vous étiez fair-play. »

    « Mon nom n’a aucunement besoin d’apparaître dans cette affaire », dit Holmes, au grand soulagement de notre hôte. « Quand bien même je parviendrais à la résoudre. »

    « C’est tout à votre honneur, Monsieur Holmes. Et votre ami le docteur Watson est digne de la plus grande confiance également, je le sais. A présent, Monsieur Holmes, avant que nous nous mettions en route, il y a une question que j’aimerais vous poser. Je ne la poserais à aucun autre que vous. »

    Il jeta un regard autour de lui avant de prononcer ces mots :

    « Vous ne pensez pas que Monsieur Neil Gibson puisse être impliqué personnellement ? »

    « J’y ai songé. »

    « Vous n’avez pas encore rencontré Miss Dunbar… C’est une jeune femme merveilleuse à tous points de vue. Il aurait pu vouloir écarter sa femme. Ces Américains sont plus prompts de la gâchette que nous ne le sommes, nous autres Britanniques. C’était son revolver, vous le saviez ? »

    « Cela a-t-il été clairement établi ? »

    « Oui, Monsieur. C’est l’un d’une paire qu’il possédait. »

    « L’un d’une paire ? Où est l’autre ? »

    « Eh bien, le gentleman possède un certain nombre d’armes à feu de toute sorte. Nous n’avons jamais réussi à retrouver une autre arme exactement identique, mais nous avons identifié la boîte l’ayant contenue : celle-ci était faite pour deux. »

    « Si ce revolver possède son double, vous devriez être en mesure de le retrouver. »

    « Eh bien, nous avons regroupé et entreposé dans la maison toutes les armes que nous y avons trouvées. Si vous vouliez bien vous donner la peine d’aller les examiner ? »

    « Plus tard, peut-être. Rendons-nous dans un premier temps sur les lieux de la tragédie. »

    Cette conversation s’était tenue dans une petite pièce de l’humble cottage du sergent Coventry qui faisait également office de poste de la police locale. Après une marche d’environ un demi mile dans une lande balayée par les vents, jonchées de fougères se fanant, toute d’or et de bronze, nous atteignîmes une petite porte donnant sur la propriété de Thor. Une allée traversait la réserve destinée aux faisans, puis parvenus à l’embouchure d’une clairière, nous pûmes apercevoir la demeure imposante à colombages, mi-style Tudor, mi-architecture géorgienne, se dressant au sommet d’une colline. Non loin de nous se dessinait un long étang entouré de roseaux, resserré en son centre où l’enjambait un pont de pierre permettant le passage des voitures, et qui le séparait presque en deux petits lacs. Notre guide s’arrêta peu avant de s’engager sur le pont et désigna un endroit au sol.

    « On a retrouvé le corps de Mrs Gibson gisant ici. J’y ai laissé cette pierre pour marquer l’endroit. »

    « J’imagine que vous vous êtes trouvé sur les lieux avant que le corps ne soit déplacé ? »

    « Oui, je fus appelé immédiatement après le drame. »

    « Qui a donné l’ordre de vous envoyer chercher ? »

    « Monsieur Gibson lui-même. Dès que l’alerte fut donnée et juste après qu’il se soit rué hors de la maison avec les autres, il a insisté pour que rien, absolument rien, ne soit déplacé avant que la police n’arrive. »

    « C’était pertinent. J’ai lu dans les journaux que le coup avait été tiré à bout portant ? »

    « Oui, Monsieur, c’est exact. »

    « Juste sous la tempe droite ? »

    « A cet endroit très précisément, Monsieur. »

    « Comment le corps était-il étendu ? »

    « Sur le dos, Monsieur. Il ne portait aucune trace de strangulation. Pas de marque. Pas d’arme. Le billet griffonné de la main de Miss Dunbar fut retrouvé froissé dans la main gauche. »

    #155996

    « Froissé, vous avez dit ? »

    « Oui, Monsieur, nous avons eu du mal à l’en dégager. »

    « Voilà qui est d’une importance capitale ! Cela exclut l’hypothèse que quelqu’un d’autre ait pu glisser le billet dans la main de Mrs Gibson après sa mort, pour nous mettre sur une fausse piste. Bien ! Le billet, si je me souviens bien, était fort bref : « Je serai au pont de Thor à 21 heures. » Signé « G. Dunbar ». C’était bien cela, n’est-ce pas ? »

    « Tout à fait, Monsieur. »

    « Miss Dunbar a-t-elle reconnu avoir écrit ce billet ? »

    « Oui, Monsieur Holmes. »

    « Quelle explication a-t-elle fourni ? »

    « Elle réserve sa défense pour les Assises. Elle n’a rien voulu dire. »

    « L’affaire est extrêmement intéressante. Le motif du billet reste des plus obscurs, n’est-ce pas ? »

    « Eh bien, Monsieur Holmes », dit le sergent, « cela m’a paru à moi, si je suis assez hardi pour le dire, être le seul point clair de toute l’affaire. »

    Holmes secoua la tête.

    « En admettant que le billet soit authentique et bien de la main de Miss Dunbar, il a certainement été réceptionné par sa destinataire quelque temps avant l’heure qui y était indiquée, disons une à deux heures avant. Pourquoi, en ce cas, Mrs Gibson le tenait-il encore froissé dans sa main gauche ? Pour quelle raison obscure aurait-elle songé à l’apporter avec elle ? Elle n’avait nul besoin de s’y référer durant l’entretien qu’elle devait avoir avec Miss Dunbar. Ceci n’a-t-il pas attiré votre attention ? »

    « Eh bien, Monsieur, maintenant que vous le dites, je dois reconnaître que cela mérite réflexion. »

    « Permettez-moi de rester ici même en silence durant quelques minutes, je vous prie, afin de réfléchir plus intensément à la question. »

    Il s’assit sur le parapet de pierre du pont, et je pus voir ses prunelles grises scruter le moindre détail autour de lui. Il sauta de nouveau soudain sur ses pieds, courut à la rambarde opposée, sortit une loupe de sa poche, et se mit en devoir d’examiner minutieusement le rebord de pierre.

    « Voilà qui est curieux », dit-il.

    « Oui, Monsieur, nous avons en effet noté cet éclat sur la rambarde. Je suppose qu’il s’est produit lors du passage d’une voiture. »

    La rambarde était couleur de pierre grise, à l’exception de l’endroit qu’avait désigné Holmes où un rond blanchâtre de la taille d’une pièce de monnaie se distinguait nettement. En l’examinant de près, sa texture attestait qu’il était advenu d’un coup sec.

    « Seul un choc d’une certaine force a pu être à l’origine de ceci », dit Holmes d’un air pensif.

    De sa canne, il frappa sur le parapet de pierre à plusieurs reprises, sans y laisser la moindre marque.

    « Oui, le choc a dû être violent. Et il s’est produit d’une manière curieuse, du bas vers le haut, en s’encastrant sous la rambarde du parapet. »

    « Mais il se trouve à une distance d’au moins quinze pieds de l’endroit où l’on a retrouvé le corps. »

    « Oui, à une distance de quinze pieds du corps, en effet. Il se peut que ce choc n’ait rien à voir avec notre affaire, mais il n’en est pas moins remarquable. Je ne crois pas que cet endroit ait autre chose à nous apprendre. Vous avez dit que vous n’aviez relevé aucune empreinte de pas, n’est-ce pas ? »

    « Le sol était parfaitement lisse, Monsieur. Aucune trace. »

    « Dans ce cas nous pouvons nous en retourner. Nous ferons tout d’abord un détour par la demeure afin d’y examiner les armes que vous y avez entreposées. Puis nous nous rendrons à Winchester, car je désire parler à Miss Dunbar avant de poursuivre cette enquête. »

    Monsieur Neil Gibson n’était pas encore de retour de la ville. Nous rencontrâmes dans la demeure le névrotique Monsieur Bates que nous avions reçu plus tôt dans la matinée. Il nous désigna, dans un soupir sinistre, l’étrange collection d’armes de toutes formes et de toutes tailles que son employeur avait accumulée au gré de sa vie d’aventurier.

    « Quiconque connaissant l’homme et ses méthodes n’est pas sans savoir que Monsieur Gibson a de nombreux ennemis », dit-il. « Celui-ci dort d’ailleurs avec un revolver chargé dans un tiroir de son chevet. C’est un homme violent, Monsieur, qui n’est pas sans nous inspirer la plus grande crainte. Je suis sûr que la pauvre dame feu son épouse était la plus exposée. »

    « Avez-vous jamais été témoin de violences qu’il aurait exercé à son encontre ? »

    « Non, je ne peux pas dire, mais j’ai eu l’occasion de l’entendre lui adresser des paroles dures, empreintes d’un mépris cinglant, et cela même devant les domestiques. »

    ***

    « Notre milliardaire ne semble pas se comporter en privé d’une manière exemplaire », remarqua Holmes alors que nous reprenions le chemin de la gare. « Eh bien, Watson, nous avons réuni quantité de faits, dont certains entièrement nouveaux, et je ne vois guère l’ombre d’une nouvelle hypothèse se profiler à l’horizon. En dépit de l’aversion que son employeur inspire à Monsieur Bates, ce dernier a toutefois eut l’honnêteté de me certifier que Monsieur Gibson se trouvait bien indubitablement dans sa bibliothèque à l’heure à laquelle l’alarme a été donnée. La table avait été desservie aux alentours de 20 h 30, et tout jusqu’alors était parfaitement en ordre. Il est vrai que l’alarme n’a été donnée que tardivement dans la soirée, mais le drame s’est certainement produit à l’heure du rendez-vous indiquée sur le billet. Rien ne prouve que Monsieur Gibson soit ressorti de la maison après son retour de la ville aux environs de dix-sept heures. Et Miss Dunbar admet, si j’ai bien compris, qu’elle avait bien donné rendez-vous à Madame Gibson au pont de Thor. Pour se conformer aux conseils de son avocat, elle ne veut rien révéler de l’objet de ce rendez-vous, réservant sa défense pour le tribunal. Nous avons plusieurs questions de la plus haute importance à adresser à cette jeune dame, et mon esprit ne sera pas en repos avant que je ne l’aie vue. Je dois vous avouer que cette affaire me semble très mauvaise pour Miss Dunbar, si ce n’était ce seul détail. »

    « De quel détail parlez-vous, Holmes ? »

    « De la découverte du revolver dans sa garde-robe. »

    « Mais par ma foi, Holmes !», m’écriai-je, « voilà bien la preuve évidente de la culpabilité de la jeune dame ! »

    « Détrompez-vous, Watson ! Dès ma première lecture des faits dans les journaux cela m’avait parut très étrange, et à présent que je suis davantage impliqué dans cette affaire, ce fait incarne ma seule lueur d’espoir. Nous devons chercher la cohérence. Derrière une preuve aussi manifeste se cache peut-être une intention délibérée de tromper. »

    « J’ai peine à vous suivre. »

    « Eh bien supposons un instant, Watson, que vous-même soyez une femme qui désire évincer une rivale en commettant de sang-froid un meurtre prémédité. Vous avez tout planifié. Vous avez écrit un billet par lequel vous avez amené votre victime à venir vous retrouver. Vous êtes en possession de l’arme avec laquelle vous allez commettre le meurtre. Vous l’accomplissez, tel que vous l’aviez prémédité. Songez-vous vraiment que vous iriez, après avoir commis un meurtre avec une telle habileté et en ayant pris de si grandes précautions, vous compromettre par l’oubli de l’arme du crime que vous iriez jeter, non pas quelque part au milieu de l’un de ces buissons touffus qui nous entourent et qui auraient pu dissimuler à jamais votre crime, mais chez vous, au fond de votre armoire, là où chacun irait en premier lieu chercher des indices ? Bien que nul ne puisse vous qualifier d’être particulièrement rusé et calculateur, Watson, j’ai peine à croire que vous feriez ceci. »

    « Peut-être aurais-je agi ainsi sous le coup de l’émotion ? »

    « Non, non, Watson, je ne puis admettre que cela soit possible. Quand un crime est froidement prémédité, la manière de le dissimuler l’est aussi. Je suppose donc, en conséquence, que nous nous trouvons en présence d’une fausse piste. »

    « Mais il y a encore tant de détails accablants ! »

    « Eh bien, nous allons tenter de les examiner à nouveau. Lorsque l’on change de point de vue, Watson, il arrive que les points les plus obscurs se révèlent soudain des indices d’une éblouissante clarté. Prenons par exemple le revolver. Miss Dunbar dément avoir eu jusqu’à la connaissance même de son existence. Supposons qu’elle soit sincère. Qui donc a placé l’arme sur le plancher de sa garde-robe ? Il s’agit sans nul doute de quelqu’un qui désirait faire inculper Miss Dunbar du meurtre de Mrs Gibson. Cette personne ne serait-elle pas elle-même l’auteur du meurtre ? Vous voyez, Watson, comment nous parvenons immédiatement à saisir l’extrémité d’un fil nouveau de cette enquête. Suivons-le pour voir jusqu’où il nous conduira. »

    ***

    Les formalités ayant pris un certain temps à s’accomplir, nous fûmes obligés de passer la nuit à Winchester. Dès le lendemain matin, accompagnés de Maître Joyce Cummings, l’éminent avocat chargé de la défense de Miss Dunbar, nous fûmes autorisés à pénétrer dans la cellule où était retenue la jeune accusée. D’après ce que j’avais jusqu’à présent lu et entendu, je m’attendais à rencontrer une femme d’une grande beauté, mais je ne pourrais jamais oublier l’impression que produisit effectivement sur moi Miss Dunbar : il n’était pas étonnant que le multimillionnaire lui-même ait succombé à son charme, pressentant en elle une force plus puissante que la sienne – une force susceptible de le contenir et de le guider. Mais bien que l’on pressentît ce pouvoir en examinant ce visage à la physionomie pourtant sensible et limpide, l’on sentait que cet être, bien qu’il en eût la capacité, serait incapable de jamais commettre un acte impétueux, parce que la noblesse de caractère qu’il possédait ne le pousserait jamais qu’à commettre de bonnes actions. Miss Dunbar était brune, grande, dotée d’un visage noble et d’une présence imposante, mais dans ses yeux sombres se lisait la peur de la créature traquée, impuissante, pressentant les filets se resserrer autour d’elle, sans espoir de leur échapper. Cependant, lorsqu’elle comprit l’aide que venait tenter de lui apporter mon célèbre ami, ses joues blêmes se colorèrent à nouveau et une lueur d’espoir scintilla dans le regard qu’elle tourna vers nous.

    « Monsieur Neil Gibson vous a-t-il fait part de ce qui s’est passé entre nous ? », interrogea-t-elle à voix basse sur un ton agité.

    « En effet », répondit Holmes. « Nul besoin de vous tourmenter à ce sujet en rentrant dans des détails qui ont déjà été portés à notre connaissance. A présent que je vous ai rencontrée, je crois sans réserve ce que m’a rapporté Monsieur Neil Gibson quant à l’influence que vous avez exercée sur lui, aussi bien que sur le caractère chaste de vos relations. Mais pourquoi n’avoir pas porté ces faits à la connaissance de la Cour ? »

    « Il me semblait impossible qu’une telle accusation puisse être soutenue. J’ai songé qu’en patientant un peu, tout ceci s’éteindrait sans que nous ayons besoin de révéler aux yeux de tous une affaire de sentiments privée qui aurait pu être douloureuse pour la famille. Mais bien loin de s’atténuer, les soupçons sont devenus plus intenses. »

    « Ma très chère jeune dame », s’écria Holmes dans un accès de ferveur, « je vous conjure de ne pas sous-estimer la situation. Maître Cummings ici présent vous confirmera que les soupçons les plus graves pèsent sur vous, et qu’il nous sera nécessaire de déployer toute notre énergie pour parvenir à les dissiper. Ce serait vous tromper que de vous affirmer que le danger que vous courez n’est pas grand. Aussi, apportez-nous toute l’aide que vous pourrez, afin de faire la lumière sur cette affaire. »

    « Je ne vous dissimulerai rien. »

    « Dites-nous, en ce cas, quelles étaient vos véritables relations avec l’épouse de Monsieur Gibson. »

    « Elle me haïssait, Monsieur Holmes. Elle me haïssait de toute la force de son tempérament tropical. Elle était de celles qui ne partageaient pas, et son amour pour son mari n’avait d’égal que la haine qu’elle me portait. Il est probable qu’elle se soit méprise sur le caractère de nos relations. Mes intentions étaient honorables, mais elle ne pouvait les comprendre : elle, qui aimait si intensément physiquement, ne pouvait soupçonner le lien moral, spirituel, qui nous unissait son époux et moi. Elle ne pouvait concevoir que seul mon désir d’infléchir la volonté de son époux en faveur de bonnes actions me poussait à demeurer sous le même toit. Je vois à présent combien j’ai eu tort. Rien ne justifie que j’aie tenu à rester alors même que je me savais la cause d’une discorde, d’une discorde si grave qu’elle aurait perduré, quand bien même j’aurais quitté la maison. »

    « A présent, Miss Dunbar », dit Holmes, « je vous prie de nous relater très exactement ce qui s’est passé cette nuit-là. »

    « Je puis vous dire toute la vérité, Monsieur Holmes, sans toutefois être en mesure de la prouver, car il y des points – des points cruciaux – que je ne puis expliquer, et concernant lesquels aucune explication ne me vient d’ailleurs à l’esprit. »

    « Contentez-vous de nous livrer les faits, peut-être appartient-il à d’autres de vous en livrer l’explication. »

    « Dans ce cas, en ce qui concerne ma présence sur le pont de Thor cette nuit-là, elle est liée à un billet que j’avais reçu de Mrs Gibson dans la matinée. Je l’ai trouvé sur un pupitre de la salle d’études. Elle avait dû l’y déposer elle-même. Le billet stipulait que nous nous retrouvions après dîner, car elle avait une chose importante à me dire. Je devais lui faire connaître ma réponse en la déposant au pied du cadran solaire du jardin, afin que personne ne soit au courant de notre entrevue. Je ne voyais aucune raison à toutes ces précautions, mais je fis cependant comme elle l’avait écrit, et je lui confirmai notre rendez-vous. Elle m’avait demandé dans son billet de détruire immédiatement celui-ci après l’avoir lu, je le brûlai donc dans la cheminée de la salle d’études. Mrs Gibson avait une grande terreur de son mari, qui la traitait bien souvent avec une certaine rudesse que je lui avais d’ailleurs reprochée à maintes reprises, et je mis sur le compte de la peur toutes ces précautions, pensant qu’elle redoutait que son mari découvre le projet de notre entrevue. »

    « Et pourtant, pour sa part, elle n’a pas manqué de conserver soigneusement votre réponse. »

    « Oui. J’ai d’ailleurs été très surprise d’apprendre qu’elle avait tenu le billet que je lui avais écrit dans sa main en mourant. »

    « Bien, que s’est-il passé ensuite ? »

    « Je me suis mise en route un peu avant l’heure du rendez-vous convenu. Lorsque j’eus atteins le pont, je la trouvais qui m’attendait. Je n’avais jusqu’à présent jamais encore réalisé combien la pauvre créature me détestait. Elle était devenue comme folle – en réalité, je pense qu’elle l’était réellement, de la folie particulière qui se nourrit d’un grand désespoir… Sinon comment aurait-elle pu continuer à me côtoyer chaque jour alors même qu’elle me vouait une haine si grande en son cœur ? Je ne vous répèterai pas ses termes exacts. Elle déversa soudain tout ce qu’elle avait de fureur sauvage dans un flot d’insultes. Je n’ai rien répondu – je n’ai pas pu. Elle était terrifiante à voir. Je me suis contentée de plaquer mes mains sur mes oreilles et je me suis enfuie en courant. Je l’ai laissée toute droite, vociférant encore, à l’embouchure du pont. »

    « A l’endroit même où elle fut retrouvée ? »

    « A quelques mètres de là. »

    « Et pourtant, en supposant qu’elle ait trouvé la mort peu après que vous l’ayez quitté, vous n’avez pas entendu tirer ? »

    « Non, je n’ai rien entendu. Mais, en vérité, Monsieur Holmes, j’étais si interloquée et horrifiée par cette terrible et soudaine attaque que je me suis enfuie avec pour seul but de me retrouver au plus vite dans le calme de ma chambre, sans prêter la moindre attention à ce qui se passait. »

    « Vous avez dit avoir regagné votre chambre, l’avez-vous quittée de nouveau avant le lendemain matin ? »

    « Oui, lorsque l’alarme fut donnée : à l’annonce que la pauvre créature avait été retrouvée morte, je me suis ruée dehors avec les autres. »

    « Avez-vous vu Monsieur Gibson ? »

    « Oui, il revenait justement du pont lorsque je le vis. Il avait envoyé chercher un médecin et la police. »

    « A quel point vous a-t-il paru choqué ? »

    « Monsieur Gibson est un homme d’un tempérament très fort et très contenu, Monsieur Holmes. Je le crois incapable de jamais montrer ses sentiments en public. Cependant, à moi qui le connais si bien, il m’a paru profondément affecté. »

    « A présent, venons-en à un point crucial. Ce revolver qui fut trouvé dans votre chambre. L’aviez-vous déjà vu auparavant ? »

    « Jamais, je le jure. »

    « Quand a-t-il été trouvé ? »

    « Le lendemain matin, lorsque la police perquisitionna. »

    « Au milieu de vos vêtements ? »

    « Oui, au sol de ma garde-robe, sous mes robes. »

    « Vous ne savez pas depuis combien de temps il se trouvait là ? »

    « Il ne se trouvait pas là la veille. »

    « Comment le savez-vous ? »

    « Parce que j’avais justement rangé ma garde-robe. »

    « C’est donc certain. Il ne fait en conséquence aucun doute que quelqu’un est entré dans votre chambre et y a placé là le revolver afin de vous faire inculper. »

    « Cela se pourrait, en effet. »

    « Et quand précisément ? »

    « Cela n’a pu se passer qu’à l’heure des repas, ou encore aux heures où je me trouvais dans la salle d’études avec les enfants. »

    « La salle d’études même dans laquelle vous avez trouvé le billet ? »

    « Oui, je m’y suis trouvée la matinée tout entière. »

    « Merci, Miss Dunbar. Y aurait-il un autre détail susceptible de nous être utile qui vous viendrait à l’esprit ? »

    « Non, rien ne me vient. »

    « Le parapet de pierre du pont présentait une marque de choc – une marque parfaitement distincte, d’un choc tout à fait récent, juste à l’opposé de l’endroit où se trouvait le corps. Auriez-vous une explication à cela ? »

    « Cela doit être une simple coïncidence. »

    « Coïncidence curieuse, Miss Dunbar, très curieuse. Pourquoi le choc se serait-il produit en même temps que la tragédie, et au même endroit très exactement ? »

    « Mais quelle aurait pu en être la cause ? Seul un choc d’une grande violence aurait pu laisser une marque sur la pierre du pont. »

    Holmes ne répondit pas. Sur son visage pâle et expressif avait soudain paru cette expression particulière si caractéristique de son génie. Le bouillonnement de son esprit était si manifeste qu’aucun de nous n’osâmes l’interrompre. Nous restâmes tous trois, avocat, accusée et moi-même, assis, contemplant en silence sa réflexion intense et absorbée. Soudain il sauta sur ses pieds, vibrant d’une énergie fébrile et d’un besoin pressant d’action.

    #155997

    « En route, Watson, en route ! », s’écria-t-il.

    « Qu’y a-t-il, Monsieur Holmes ? », demanda Miss Dunbar.

    « N’ayez aucune inquiétude, très chère jeune lady. Vous aurez de mes nouvelles sous peu, Maître Cummings. Je m’apprête à vous livrer des conclusions dont la teneur ébranlera l’Angleterre tout entière. Vous saurez tout avant demain, Miss Dunbar, mais d’ici-là recevez mon assurance que les nuages commencent à s’estomper et que je conserve le meilleur espoir de parvenir à faire toute la lumière sur cette affaire. »

    ***

    Le trajet n’était pas long de Winchester à Thor, mais mon impatience me le rendit interminable. Elle n’était rien cependant comparée à celle de Holmes, qui ne pouvait tenir en place, arpentait le compartiment (nous en occupions seuls un de première classe), tambourinait nerveusement de ses longs doigts fébriles sur l’assise. Soudain, alors que nous approchions de notre destination, il s’assit face à moi, une main posée sur chacun de mes genoux, une lueur malicieuse dans le regard.

    « Watson », dit-il, « je ne doute pas que vous soyez, comme à chacune de nos excursions, armé de votre revolver. »

    Je l’étais toujours par précaution, car je savais que les pérégrinations de l’esprit de mon ami avaient tendance à le rendre bien peu soucieux de sa propre sécurité. Mon revolver s’était bien souvent avéré utile, et je ne manquais pas de le lui rappeler.

    « Oui, oui, je dois reconnaître que je manque parfois d’anticipation en la matière. Mais Watson, avez-vous aujourd’hui encore votre revolver sur vous ? »

    Je l’exhibais de ma poche latérale. C’était une arme petite, maniable, mais très utile. Mon ami s’en saisit, désactiva le cran de sûreté, vida les balles du barillet, et examina l’arme avec soin.

    « Elle est lourde, remarquablement lourde », dit-il.

    « Oui, c’est un travail de belle qualité. »

    Holmes contempla le revolver, rêveur, pendant quelques instants.

    « Savez-vous, Watson », dit-il, « que je pressens que votre revolver va jouer aujourd’hui un rôle majeur dans la résolution de notre enquête ? »

    « Mon cher Holmes, vous plaisantez. »

    « Non, Watson, je suis très sérieux. Nous allons procéder à un test. Si le test s’avère concluant, la vérité éclatera devant nos yeux. Et de la réussite de notre test dépend entièrement la manière dont va se comporter votre revolver. N’ôtons qu’une cartouche. Replaçons les cinq autres dans le barillet et réactivons le cran de sûreté. Voilà qui est fait. Oh, cela augmente nettement le poids de l’arme, et en fait à présent l’outil idéal. »

    Je n’avais pas la moindre idée de ce qui se tramait dans l’esprit de mon ami, et celui-ci ne se donna d’ailleurs pas la peine de me fournir la moindre explication. Il se contenta de rester assis en silence jusqu’à ce que nous atteignîmes la petite gare de Thor. La vieille voiture délabrée que nous avions louée nous déposa un quart d’heure plus tard à la porte de notre taciturne sergent.

    « Un indice, Monsieur Holmes ? », demanda celui-ci. « Quel est-il ? »

    « Il dépend entièrement de la conduite du revolver du docteur Watson ici présent, que voici », répondit mon ami. « A ce propos, sergent, pouvez-vous me dire où me procurer dix mètres de ficelle ? »

    Le magasin du village nous fournit une pelote de la quantité désirée.

    « Je crois que nous avons à présent tout ce dont nous avons besoin », dit Holmes. « Mettons-nous en route, voulez-vous ?, pour ce qui sera, je l’espère, la dernière étape de notre voyage. »

    Le jour déclinant offrait à nos yeux un magnifique panorama automnal du Hampshire. Le sergent marchait à nos côtés, non sans jeter de temps à autres un regard critique et incrédule à mon ami, qui n’était pas sans laisser entrevoir la piètre opinion que celui-ci avait de sa santé mentale.

    A mesure que nous approchions de la scène de la tragédie, je pouvais percevoir, sous son apparence calme, l’agitation intérieure et nerveuse qui dévorait mon ami. Je lui en fis la remarque.

    « Oui, Watson. Vous m’avez déjà vu manquer mon but. Bien que je sois doté d’un instinct remarquable pour ce genre de choses, celui-ci me joue parfois des tours. Cette possibilité m’a semblé tout à fait plausible quand elle m’a traversé l’esprit pour la première fois dans la cellule de Miss Dunbar à Winchester, mais l’esprit actif est retors et a pour inconvénient de sans cesse former de nouvelles hypothèses qui finissent parfois par évincer la première, souvent la bonne. Bien, Watson, nous voilà parvenus à notre but. Procédons à notre test, voulez-vous ? »

    Tout en marchant, il avait solidement attaché une extrémité de la ficelle à la crosse de mon revolver. Nous étions parvenus sur les lieux de la tragédie. Il marqua avec la plus grande exactitude l’endroit indiqué par le sergent où le corps avait été retrouvé. Puis il fouilla les bruyères et autres fougères alentours jusqu’à ce qu’il y trouve une pierre de belle taille, qu’il attacha à l’autre extrémité de la ficelle. Il suspendit ensuite de l’autre côté du pont la pierre, de telle sorte que celle-ci se balance librement au-dessus de l’eau. Puis il se plaça à l’endroit exact où avait été retrouvé le corps de Mrs Gibson, à quelques mètres de l’embouchure du pont, mon revolver dans une main, la ficelle tendue entre sa crosse et la lourde pierre se balançant de l’autre côté du parapet.

    « C’est parti ! », s’écria-t-il.

    A ces mots il porta le pistolet à sa tempe, puis le lâcha subitement. En un éclair, le pistolet, entraîné par le poids de la pierre, heurta de plein fouet le parapet et disparut au fond de l’eau. A peine ceci s’était-il produit que Holmes avait courut s’agenouiller à l’opposé du parapet : le cri de joie qu’il poussa nous annonça qu’il avait atteint son but.

    « Avons-nous jamais procédé à démonstration plus éclatante, Watson ? », s’écria-t-il. « Voyez vous-même, votre revolver vient de résoudre notre énigme ! »

    Tandis qu’il parlait, il désignait une seconde marque qui venait d’apparaître juste sous la première, de forme et de diamètre parfaitement identiques, sous la balustrade de pierre.

    « Nous resterons ce soir à l’auberge du village », poursuivit mon ami en se relevant sous les yeux du sergent ébahi. « A l’aide d’un grappin, il ne fait aucun doute que vous serez en mesure de repêcher le revolver de mon ami, auprès duquel vous trouverez certainement un second dispositif constitué également d’un revolver attaché à une ficelle et à une pierre, dispositif dont s’est servie cette femme rancunière pour maquiller, après s’être donné la mort, son acte dans le but de faire accuser de meurtre une innocente victime. Faites savoir à Monsieur Gibson que j’irai le voir demain matin, dès que le nécessaire aura été fait pour innocenter Miss Dunbar. »

    Tard ce soir-là, tandis que nous fumions paisiblement nos pipes à l’auberge du village, Holmes revint brièvement sur les faits.

    « Je crains, Watson », dit-il, « que le récit de l’Enigme du pont de Thor que vous n’allez pas manquer d’ajouter à vos annales n’avantage pas la réputation que je m’étais forgée. J’ai été trop lent d’esprit et me suis égaré dans les méandres d’un imaginaire et d’une réalité qui sont pourtant les deux ingrédients essentiels à mon art. La marque sur le parapet de pierre était un indice amplement suffisant pour me conduire à la vérité, mais je ne l’ai considéré que trop tardivement.
    A ma décharge, il me faut cependant admettre que l’esprit de cette femme était si subtil et diabolique qu’il n’était pas aisé de le percer à jour. Je ne crois pas qu’aucune de nos aventures ait jamais mis en lumière une telle conséquence possible de l’amour fou. Peu importait pour Mrs Gibson que Miss Dunbar lui soit une rivale physique ou morale, à ses yeux ceci apparaissait tout aussi impardonnable. Nul doute qu’elle ait tenu cette innocente jeune lady directement pour responsable de la distance et de la dureté que manifestait son mari à son égard, en réponse à son affection par trop démonstrative. Sa première résolution fut d’en finir avec la vie. Sa seconde, de le faire de manière à entraîner avec elle dans sa chute celle qu’elle jugeait avoir été responsable de ses maux, mais dans une destinée bien pire encore que celle d’une mort physique et subite.
    Nous pouvons clairement dégager les différentes étapes de cette intrigue à présent ; celles-ci mettent en lumière un esprit d’une grande subtilité. Une preuve écrite a été très adroitement soutirée à Miss Dunbar, prouvant qu’elle avait choisi la scène du crime. Dans son fervent désir que le billet soit découvert, Mrs Gibson avait conservé celui-ci bien en évidence dans sa main, jusqu’à son dernier souffle. Cela seul aurait dû suffire à orienter mes soupçons bien plus tôt.
    Puis elle s’arma de l’un des deux revolvers d’une même paire de son époux – alors que la demeure en renfermait comme vous avez pu le constater un véritable arsenal – dont elle se servit pour se donner la mort. Mais elle avait pris soin au préalable de placer la seconde arme identique le matin même au sol de la garde-robe de Miss Dunbar, après en avoir tiré une balle – ce qu’elle avait pu faire à l’insu de tous dans les bois environnants – afin de faire croire que l’arme avait servi pour elle. Puis elle se rendit au pont et ajusta les derniers détails du plan diabolique qu’elle avait bâti, afin de dissimuler immédiatement après sa mort la première arme. Lorsque Miss Dunbar la rejoignit, elle exhala son dernier souffle en proférant des paroles de haine, puis, lorsqu’elle sut la gouvernante assez loin pour ne plus l’entendre, elle mit à exécution son terrible plan. Chaque pièce de notre puzzle est à présent à sa place, Watson. On lira peut-être dans les journaux que l’étang aurait dû être fouillé avant toute chose, mais il est aisé de formuler des hypothèses dès lors que l’on détient la solution : quoique l’on puisse en dire, il n’est pas si aisé de draguer un étang encombré de roseaux sans savoir précisément ce que l’on y cherche ni davantage où le chercher. Bien, Watson, nous nous avons apporté notre aide à une jeune lady d’un caractère tout à fait remarquable, ainsi qu’à un homme qui ne l’est pas moins. Puissent-ils dans l’avenir unir leurs forces, et le monde de la finance être assuré que Monsieur Neil Gibson a tiré un enseignement de ces leçons terrestres amères qui lui ont été enseignées ! »

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