DEGANDT, Alain – Rêve d’agapes, à l’ombre du noyer

Accueil Forums Textes DEGANDT, Alain – Rêve d’agapes, à l’ombre du noyer

2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
  • Auteur
    Messages
  • #143811
    Christine SétrinChristine Sétrin
    Participant
      #155916
      Christine SétrinChristine Sétrin
      Participant

         

         

        Rêve d’agapes, à l’ombre du noyer

         

         

         

        C’était évident : Gaston Limejoules habitait un pays sans richesses.

         

        Rares étaient les sources et l’on ne pouvait vraiment se fier à elles. Après quelques semaines de sécheresse, elles se tarissaient progressivement et leur maigre filet ne reprenait son écoulement fluet qu’au milieu du printemps, cette saison furtive, à condition toutefois que l’hiver ait été suffisamment baigné de neiges et de pluies.

         

        Les ruisseaux étaient capricieux. Tantôt, squelettiques, ils transpiraient à peine parmi les pierres arides. Tantôt ils roulaient des flots bouillonnants et tumultueux, qui arrachaient et charriaient des montagnes, soudain gonflés d’une irrépressible colère.

         

        Le sol était ingrat. Il ne portait, sur ses champs de cailloux aux pentes ravinées, qu’une végétation trapue et rabougrie, dont on ne tirait qu’un maigre parti en y laissant paître les chèvres ou en y menant les cochons pour la glandée. Quant au sous-sol, on n’en parlait même pas, n’ayant jamais été l’objet de la moindre convoitise.

         

        Mais, pour l’homme en quête du bonheur, un pays vaut surtout par les joies qu’il procure.

         

        Ce pays-là ne manquait pas d’en offrir à profusion, à ceux qui savaient l’habiter dans le plein épanouissement de leur être, et qui, surtout,

        savaient décupler leurs plaisirs en les partageant avec ceux qui venaient leur rendre visite, parfois de très loin, osant s’aventurer au cœur des terres les plus reculées, à l’écart des grandes voies de passage.

         

        C’est ainsi que Gaston voulut partager son goût de la gastronomie et du terroir. Il put faire l’acquisition de La Rapière, auberge restée trop longtemps sans propriétaire, dans un semi-abandon qui menaçait de la voir se délabrer de façon rédhibitoire. Avec l’aide de ses nombreux amis, il put rapidement la remettre en état et ouvrir son restaurant pour le début de la haute saison touristique.

         

        Enchâssé dans le cercle des collines, l’endroit était à lui seul une invitation à la gourmandise et à l’éveil de tous les sens.

         

        De la terrasse de castine, bordée d’un vieux muret de pierres sèches assemblées à l’ancienne, le regard suivait la ligne des ravines et se laissait porter sur les courbes ondulantes des vallons, les croupes généreuses des bosquets d’arbrisseaux, les plis alanguis des veines de terre grasse qui affleuraient ça et là entre deux éclanches de calcaire ou des rognons de silex. Puis, débouchant sur le plateau, il embrassait la vaste étendue de ciel azuré où batifolaient les fesses rebondies de quelques petits cumulus de beau temps. Par journées de grande chaleur, un halo de brume s’exhalait du sol et rendait les couleurs plus liées et onctueuses. En contrebas, entre le chemin vicinal et le ruisseau à sec, des terrains cultivés et des prairies minuscules criblées de fleurs champêtres étalaient leurs nappes et leurs serviettes aux couleurs vives

        et variées, comme une belle lessive de gitans exposée aux rayons du soleil.

        L’air était sain et permettait aux convives une respiration allègre et vivifiante, agrémentée de tous les parfums que transportait le vent : thym, fenouil, menthes, lavande, foin coupé, armoises, terre mouillée par une pluie d’orage, millepertuis, bouillon blanc, mauve sylvestre, carotte sauvage, matricaire camomille, sauge, feuilles de tabac, champignons …

         

        Des passereaux craintifs traversaient, affolés, l’espace serti par le panorama, à petits coups d’ailes rapides, en poussant des tsèk-tsèk, ou des karrr, des pic pic ou des trak-trak-trak, des pi, pi, pi, toujours plus aigus et rapprochés, au fur et à mesure que croissait leur inquiétude. Plus haut, de leur vol majestueux, des rapaces guettant leurs proies à distance émettaient des cris stridents : buses variables, faucons crécerelles ou hobereaux.

         

        Au repas de midi, le chant des cigales vous régalait d’un grésillement de poêle à frire un jour de mardi gras ! Et le soir, alors que les pierres vous restituaient la chaleur emmagasinée tout au long de l’après-midi, les grillons reprenaient le concert dans l’herbe crépitante, aidés des premiers hululements de la chouette et du chant des crapauds.

         

        Le spectacle de la nature aiguisait les appétits. Cette offrande culinaire vous mettait l’eau à la bouche. Et la fréquentation de l’auberge ne tarda pas à s’accroître. On y venait surtout en bandes d’amis, tant le lieu incitait à la convivialité joyeuse. L’équipe était animée d’une gaillarde bonhomie. L’accueil était franc et chaleureux, sans chichis. La cuisine était authentique et généreuse, les vins étaient gouleyants.

         

         

        Gaston Limejoules et les siens étaient ardents à la tâche et se donnaient sans compter. Mais pour rien au monde le patron n’aurait manqué sa sieste, là, à l’angle de la terrasse, sur les coups de quinze heures, dans sa chaise longue fortement inclinée, un oreiller sous la tête, bien installé à l’ombre du tilleul.

         

        Qui plante un tilleul se montre sage et entend transmettre cette sagesse à toute sa descendance.

        Sa croissance étant lente, la grande longévité du tilleul en fait un arbre d’expérience, auprès duquel il est bon de prendre avis et conseil. Ses vertus apaisantes soulagent les tensions et favorisent la résolution des conflits intérieurs. Alliées à sa douceur naturelle et à sa solidité, si résistante aux tailles et élagages les plus drastiques, elles en font l’ami du dormeur, qui sous sa ramure s’abandonne en toute confiance à ses caresses.

         

        Mais l’arbre savait prodiguer à Gaston d’autres bienfaits, qui surpassaient ceux qu’on peut attendre d’un simple repos réparateur. Pendant son petit somme, son imagination créatrice allait bon train. Et c’est sous le tilleul qu’il inventa ses meilleures recettes.

         

        Je crois qu’il commença par son assiette de foie gras « maison ». Il imagina coucher ce mets délicat sur un lit de fonds d’artichauts, qu’il faisait cuire la veille dans un bouillon de légumes et d’épices, et qu’il laissait refroidir et mariner toute la nuit. Après les avoir égouttés, il les badigeonnait d’une fine pellicule de miel de pays, puis il y déposait le foie et disposait dans l’assiette deux triangles de pain d’épice toasté, flanqués d’une grosse noix de compotée de rhubarbe.

         

        Le moelleux du foie gras se distinguait subtilement de celui, moindre mais cependant très tendre, des fonds d’artichauts, dont le goût à la fois aigrelet, légèrement terreux et sucré-salé, faisait un contrepoint rustique à la suprématie princière du foie gras, qui répandait en bouche toute l’étendue de sa souveraineté gastronomique. Le pain d’épice et la fine pellicule de miel dont les fonds avaient été enduits, rivalisaient dans un jeu rapide d’alternance de petites notes gustatives pointues qui chatouillaient les papilles, aiguisées par l’acidité fruitée de la rhubarbe. Doté de tous ces attributs, Maître Foie semblait trôner dans le grand lit à baldaquin d’une vaste chambre de palais, attendant l’hommage de ses courtisans !

         

        Puis il vint à Gaston la recette du filet mignon en croûte, qu’il présentait entier à la table puis tranchait dans l’assiette, accompagné d’une chiffonnade de cèpes et de pommes reinettes, bordée d’un mesclun aux éclats de noix et de châtaignes, et qu’il arrosait d’un coulis de viande au vin cuit. C’était très simple : il essuyait le filet, l’enduisait d’huile d’olive puis le piquait légèrement d’ail et le saupoudrait de quelques pincées de thym et d’origan. Il confectionnait ensuite une pâte feuilletée, qu’il étalait et dans laquelle il disposait en écailles de très fines tranches de jambon fumé, qu’il recouvrait d’une couche de fromage de brebis, de bleu ou de Roquefort, avant d’y déposer la viande. Il recommençait l’opération en ordre inverse sur l’autre face et roulait le tout dans la pâte, à laquelle il donnait une vague forme de porcelet, avec des oreilles, un groin et des yeux. Un badigeon de jaune d’œuf à l’aide d’un pinceau et … au four ! Pendant la cuisson se dégageait une odeur merveilleuse de fromage fondu, de lard fumé, de pâte chaude. On sortait, tout craquant et grésillant, un plat doré et joufflu, au fumet épanoui et alléchant, qui se répandait en vapeurs odorantes lorsqu’on découpait les tranches.

         

        L’oie farcie eut très tôt la faveur des clients de La Rapière. Gaston se fournissait dans les fermes alentour et mettait un point d’honneur à choisir lui-même ses bêtes. Il laissait la viande se fatiguer un peu deux ou trois jours au frais, avant de s’attaquer à la confection de la farce : poitrine hachée, boudin noir, quelques pruneaux et des marrons cuits au jus, foies de volailles, une tomate pelée, deux jaunes d’œufs, une pomme clocharde coupée en dés, sauge, cannelle, sarriette, muscade, sel et poivre et une bonne rasade d’Armagnac. Rien d’autre, et la bête rôtie au four était arrosée tant et plus de son jus, à s’en brûler tous les poils des avant-bras ! A ce régime, en fin de cuisson le ventre de l’animal, bien bridé au niveau du croupion, est prêt à exploser, la peau se boursoufle, ça craquette, ça grésille, ça crépite, les chairs sifflent sous la lame du couteau s’immisçant entre les jointures. Dans les assiettes, un morceau de l’oie, large comme une main, fumant, avec sa peau croustillante et sa viande fondante ; une part généreuse de farce, une purée aux deux pommes, quelques airelles. Sur la table, une saucière avec une simple crème fraîche liquide, parfumée d’estragon et de ciboulette. Et le silence se fait entre les convives, l’espace d’un instant : respect !

         

        Ainsi l’aubergiste puisait-il dans sa divine sieste, au creux des songes de son repos, entre le labeur de la matinée et les préoccupations des heures à venir,  la substance créatrice de son savoir-faire artisanal.

         

        Mais il se produisit un événement inattendu, qui contraria le rituel quotidien auquel il s’était peu à peu viscéralement attaché.

        Sous leurs allures de bons pères de famille, les tilleuls de ce pays ont parfois l’âme fantaisiste. Par pure facétie, certains se plaisent à répandre un parfum imitant le cerfeuil, l’aneth ou le fenouil ! Oh, bien sûr, ils le font du haut de toute leur naïve patauderie, sans grande malice, mais on pourrait presque s’y laisser prendre ! C’est peut-être ce qui arriva à un essaim d’abeilles en transhumance, qui décida d’élire domicile au cœur de la ramée de l’arbre aux siestes, attiré par l’odeur enivrante des fleurs mellifères. Hors de question de dormir ici aujourd’hui ! Il fallait trouver au pied levé un autre havre de paix. Pour l’essaim, on s’arrangerait le lendemain avec un apiculteur.

         

        Gaston prit son attirail de dormeur-songeur et se transporta très imprudemment à quelques dizaines de mètres de là, sous le premier noyer venu. Seulement voilà, on prête bien des pouvoirs aux noyers et à la noix.

         

        Celle-ci, close comme un crâne total sur les circonvolutions d’une cervelle végétale, semble être ramenée au jour depuis le royaume des morts où plonge la racine profonde de l’arbre. Mais, paradoxalement, fruit des épousailles et de la vie conjugale accomplie, elle transmet au rêveur des images de renaissance, de pérennité de vie, qui d’ailleurs en font l’objet de joutes galantes entre filles et garçons dans les veillées paysannes. C’est que les puissances oniriques épousent tous les plis de la noix, s’y lovent, se glissent au gras des côtes et même s’émoustillent, avec un brin de masochisme, en se frottant aux piquants intérieurs des coquilles !

        Si le chêne est solaire, le noyer est ténébreux. Par son couvert, et peut-être par des émanations foliaires et radiculaires, il nuit aux plantes de son voisinage. Il ne supporte aucune promiscuité ! Aussi l’accuse-t-on de lubricité, d’être le siège du sabbat des sorcières, de vous faire contracter des fièvres fatales, y compris pour votre âme !

         

        Les gens de La Rapière crurent bon de s’alarmer en ne voyant pas leur patron reprendre ses activités, après trois heures de sieste ! Ils s’avancèrent jusqu’au corps qu’ils aperçurent recroquevillé près du vieux tronc. Arrivés sur les lieux, ils furent stupéfaits de ressentir soudain un grand froid qui leur glaça les os et leur fit craindre le pire. Ils secouèrent amicalement Gaston, après avoir constaté, soulagés, qu’il respirait encore. Celui-ci émergea lentement, se frotta longuement les yeux et reprit peu à peu ses esprits.

         

        La décence m’oblige à ne pas vous révéler ce qu’il vit en songe cet après-midi là ! Simplement sachez qu’il n’était question que d’aliments, et surtout de fruits, de légumes, de crustacés, de charcuterie, de faisanderie, salaisons et saurisseries variées, de coquillages … aux formes suggestives : oblongues, rebondies, protubérantes, ou au contraire concaves, en forme de conques, de grottes, de bouches et de lèvres aux plis violacés et luisants ! C’était comme si plusieurs compositions d’Arcimboldo s’étaient donné rendez-vous pour un charivari, une sarabande satanique au cours de laquelle on s’agitait et se mélangeait en tous sens dans des postures impudiques !

         

        Comment sortir indemne d’un tel séisme onirique ?

        Par la volonté de la créativité artistique, alliée à l’esprit d’entreprise.

         

        Gaston ne resta pas longtemps ébranlé par une telle expérience et ne tarda pas à la mettre à profit.

        Ayant été élu comme traiteur et hôte du Grand Bal International des Célibataires, qui aurait lieu dans trois mois, l’idée germa tout naturellement en lui : il allait leur concocter un menu aphrodisiaque !

         

        Il choisit l’aubergine comme produit de base. Ce joyau éminemment phallique et aux vertus aiguillonnantes constituerait le socle du banquet. Aussi, le jour venu vit-on s’aligner sur les tables toutes sortes de plats où il trônait : aubergines en papillote au jambon Serrano et au Bleu des Causses ; brochettes de porc, de poulet ou d’agneau, accompagnées d’aubergines en feuilles à la pulpe de tomate, à laquelle Gaston ajoutait un hachis d’anchois et d’olives noires ; barquettes d’aubergines farcies à la viande de mouton ou de veau, gratinées de Parmesan (Gaston força un peu la dose sur la noix de muscade et le persil, y ajouta une franche rasade de Cognac et deux pincées de cannelle et de gingembre en poudre) ; aubergines en nid, les œufs y étaient généreusement poivrés et saupoudrés de Parmesan et de basilic, la farce végétarienne se fit avec la chair de l’aubergine, tomate, poivron, ail, oignon et une bonne poignée de céleri branche, tout ça lié de crème fraîche et gratiné au four, puis les œufs déposés sur le nid et parsemés de persil plat ciselé ; et même la simple aubergine grillée au coulis de tomate et au piment d’Espelette fut un vrai régal ! En entrée : moules sous plusieurs formes, huîtres de l’océan, palourdes et bulots. En dessert, gâteaux au chocolat fourrés de noix, de gingembre, d’écorces d’orange, d’amandes, brochettes de fruits frais, pruneaux au vin de sauge et aux épices …

         

        Ces mets choisis ne manquèrent pas d’avoir l’effet prévu. Ce soir-là resta à jamais inscrit dans les mémoires et dans les cœurs. Il se dit même qu’aucun des arbres du parc de La Rapière ne fut privé du spectacle charmant de couples enlacés s’adonnant à des ébats amoureux qui firent rougir leurs feuilles !

         

         

         

        © Alain DEGANDT – Tous droits réservés

         


      2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
      • Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.
      Veuillez vous identifier en cliquant ici pour participer à la discution.
      ×