DIDEROT, Denis – Lettre à sa fille Madame de Vandeul

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      Christine SétrinChristine Sétrin
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        DIDEROT, Denis – Lettre à sa fille Madame de Vandeul

        Ma fille, Vous allez quitter la maison de votre père et de votre mère pour entrer dans celle de votre époux et la vôtre. En vous accordant à ….., je lui ai résigné toute mon autorité, il ne m'en reste plus. Il n'y a qu'un moment que je vous commandais, et votre devoir était de m'obéir; à présent, je n'ai plus que le droit de conseil. Je vais en user.

        Votre bonheur est inséparable de celui de votre époux ; il faut absolument que vous soyez heureux ou malheureux l'un par l'autre : ne perdez jamais de vue cette idée, et tremblez au premier désagrément réciproque que vous vous donnerez, car il peut être suivi de beaucoup d'autres.

        Ayez pour votre époux toute la condescendance imaginable, conformez-vous à ses goûts raisonnables, tâchez de ne rien penser que vous ne puissiez lui dire, qu'il soit sans cesse comme au fond de votre âme ; ne faites rien dont il ne puisse être témoin. Soyez en tout et toujours comme sous ses yeux.

        Songez qu'une fille qui a le main­tien d'une femme est indécente, et que, par conséquent, la femme qui sait gar­der le maintien décent d'une fille se respecte et se fait respecter.

        Vous ne sauriez montrer trop d'es­time pour votre mari, c'est un moyen sûr d'éloigner de vous les femmes sans mœurs.

        Quant aux témoignages secrets de votre tendresse, gardez-les pour la soli­tude de votre maison ; c'est ainsi que vous éviterez le ridicule, les observa­tions malignes et les propos malhon­nêtes.

        Ménagez votre santé. La santé est à la longue la base de tous les devoirs et peut-être la gardienne des moeurs d'un mari : celui qui nous aime le plus nous plaint d'abord, nous soigne, mais il finit par se lasser de nous voir toujours souf­frir. Si le spectacle du malaise com­mence par accroître l'intérêt, il finit toujours par le détruire.

        Vous rendrez votre maison si agréa­ble à votre mari qu'il ne s'en éloignera qu'à regret, si vous êtes douce, complai­sante et gaie. Vous avez un fardeau commun à porter, chargez-vous courageusement de votre portion. Les affaires du dehors sont les siennes, celles du dedans sont les vôtres. Ordonnez votre maison avec intelligence et économie ; votre mari sera moins à sa chose s'il a quelque souci sur la vôtre.

        Rendez-vous compte à vous-même tous les jours ; ne vous couchez jamais, par quelque raison que ce puisse être, sans avoir bien connu l'état de votre journée.

        Ne confiez l'intérieur de votre mai­son à personne. Je n'en veux moi-même savoir que ce qu'il vous importera de m'en dire, que ce soit un mystère pour tout autre. Les succès excitent l'envie, les malheurs n'excitent guère qu'une fausse pitié ; vous me trouverez dans tous les moments fâcheux, et je dois vous suffire.

        Je ne vous recommande pas d'avoir des mœurs; ce soupçon de l'inconduite, si commune aujourd'hui, m'accablerait de douleur, vous ôterait mon estime et me chasserait de votre maison et de beaucoup d'autres ; après m'être glorifié de vous, je mourrais d'avoir à en rougir. Je suis fait à vous entendre nommer avec éloge, je ne me ferais jamais à vous entendre nommer avec blâme. Plus vous êtes connue, par vous et par moi, plus votre désordre serait écla­tant.

        Soyez surtout en garde contre les premiers jours de votre union ; une pas­sion nouvelle entraîne à des indiscré­tions qui se remarquent et qui devien­nent le germe d'une indécence qui dégénère en habitude ; on est honnête et l'on n'en a pas l'air ; c'est un grand malheur que de perdre la considération attachée à la pratique de la vertu, et que d'être confondue, par l'opinion fausse qu'on donne de soi, dans la foule de celles auxquelles on a la conscience de ne pas ressembler. On se révolte contre cette injustice et l'on a tort. On a le droit de juger les femmes sur les appa­rences, et, s'il y a quelques personnes d'une justice assez rigoureuse pour n'en pas user et pour mieux aimer accorder le titre de vertueuse à une libertine que de l'ôter à une femme sage, c'est une grâce qu'ils vous font.

        Je vous aime de toute mon âme; si vous vous occupez à accroître ce senti­ment, si vous vous demandez à vous-même : « Que mon père penserait-il de moi s'il me voyait, s'il m'entendait, s'il savait ? » vous ferez toujours bien.

        Vous allez entrer dans le monde ; prenez garde à vos premiers pas. Éta­blissez bien votre caractère. Recevez tous ceux qu'il plaira à votre mari de vous présenter : il a du sens, de la rai­son, et j'espère qu'il n'ouvrira sa porte à aucun homme suspect.

        Ne vous hâtez pas de juger ; mais un personnage une fois bien démasqué pour vous, qu'il le soit aussitôt pour votre mari. Ayez le moins de réticences qu'il est possible, parce qu'il est impos­sible d'en deviner le succès. Restreignez, restreignez encore votre société. Où il y a beaucoup de monde, il y a beaucoup de vices. La société nombreuse n'est nécessaire qu'à ceux qui s'ennuient et qui sont mal avec eux-mêmes.

        Jugez de ma satisfaction par la fréquence de mes visites. Plus je serai content de vous, plus vous me verrez. Malheur à vous et malheur à moi, si je craignais de passer devant votre porte !

        Mon enfant, j'ai tant pleuré et tant souffert depuis que je suis au monde ! Console-moi, dédommage-moi. Je te laisse aller avec une peine qui ne saurait se concevoir. Je te pardonne bien aisé­ment de ne pas éprouver la pareille. Je reste seul, et tu suis un homme que tu dois adorer. Du moins, au lieu de cau­ser avec toi comme autrefois, quand je causerai seul avec moi, que je me puisse dire en essuyant mes larmes : « Je ne l'ai plus, il est vrai ; mais elle est heureuse ».

        Si vous ordonnez bien vos premiè­res journées, ce sera un modèle auquel vous n'aurez plus qu'à vous conformer pour les autres.

        Donnez à vos détails domestiques de toutes espèces les premières heures de votre matinée, peut-être même toute votre matinée.

        Fortifiez votre âme avec votre es­prit par la lecture dont vous avez été assez heureuse pour recevoir le goût. Ne négligez pas votre talent : c'est le seul côté par lequel vous puissiez peut-être vous distinguer, sans qu'il vous en coûte aucun sacrifice essentiel.

        Quoique vous n'ayez plus besoin de maître, gardez-le (sic), ne fût-ce que pour vous assujettir à travailler. Craignez la dissipation : c'est le symptôme de l'en­nui et du dégoût de toute occupation solide. Si je passais chez vous plusieurs jours de suite sans vous y trouver, j'en serais très attristé. Si, vous y trouvant, j'étais assez heureux pour vous y voir
        occupée selon mon souhait, mon cœur nagerait dans la joie tout le reste de la journée.

        Je vous ordonne de serrer cette lettre et de la relire au moins une fois par mois. C'est la dernière fois que je vous dis : Je le veux.

        Adieu, ma fille, adieu, mon cher enfant. Viens, que je te presse encore une fois contre mon sein. Si tu m'as trouvé quelquefois plus sévère que je ne devais, je t'en demande pardon. Sois sûre que les pères sont bien cruelle­ment punis des larmes, justes ou injus­tes, qu'il font verser à leurs enfants. Tu sauras cela un jour, et c'est alors que tu m'excuseras. Si tu profites de ces conseils, ils seront  le plus précieux de tous les biens que tu puisses obtenir de moi.

        Je te bénis dix fois, cent fois, mille fois : va, mon enfant, je n'entends rien aux autres pères. Je vois que leur inquiétude cesse au moment où ils se séparent de leurs enfants ; il me semble que la mienne commence. Je te trouvais si bien sous mon aile ! Dieu veuille que le nouvel ami que tu t'es choisi soit aussi bon, aussi tendre, aussi fidéle que moi.

        Ton père,



        DIDEROT.



        Le 13 septembre, quatre jours après ton mariage.

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