DIVERS – Sur le procès des Fleurs du mal

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        DIVERS – Sur le procès des Fleurs du mal



        PINARD, Ernest – Réquisitoire du procès des Fleurs du mal

        Documents sur le procès des Fleurs du mal



        (Ce réquisitoire du substitut Ernest Pinard a été publié, sans indication de source, en 1885 (p. 368-387) dans la Revue des grands procès contemporains dirigée par G. Lèbre, avocat à la Cour de Paris).

        Poursuivre un livre pour offense à la morale publique est toujours chose délicate. Si la poursuite n'aboutit pas, on fait à l'auteur un succès, presque un piédestal ; il triomphe, et on a assumé, vis-à-vis de lui, l'apprence de la persécution.

        J’ajoute que dans l’affaire actuelle, l’auteur arrive devant vous, protégé par des écrivains de valeur, des critiques sérieux dont le témoignage complique encore la tâche du ministère public.

        Et cependant, messieurs, je n’hésite pas à la remplir. Ce n’est pas l’homme que nous avons à juger, c’est son œuvre ; ce n’est pas le résultat de la poursuite qui me préoccupe, c’est uniquement la question de savoir si elle est fondée.

        Baudelaire n’appartient pas à une école. Il ne relève que de lui-même. Son principe, sa théorie, c’est de tout peindre, de tout mettre à nu. Il fouillera la nature humaine dans ses replis les plus intimes ; il aura, pour la rendre, des tons vigoureux et saisissants, il l’exagérera surtout dans ses côtés hideux ; il la grossira outre mesure, afin de créer l’impression, la sensation. Il fait ainsi, peut-il dire, la contrepartie du classique, du convenu, qui est singulièrement monotone et qui n’obéit qu’à des règles artificielles.

        Le juge n'est point un critique littéraire, appelé à se prononcer sur des modes opposés d'apprécier l’art et de le rendre. Il n’est point le juge des écoles, mais le législateur l’a investi d’une mission définie : le législateur a inscrit dans nos codes le délit d’offense à la morale publique, il a puni ce délit de certaines peines, il a donné au pouvoir judiciaire une autorité discrétionnaire pour reconnaître si cette morale est offensée, si la limite a été franchie. Le juge est une sentinelle qui ne doit pas laisser passer la frontière. Voilà sa mission.

        Ici, dans le procès actuel, le ministère public devait-il donner l’éveil ? Voilà le procès. Pour le résoudre, citons dans ce recueil de pièces détachées celles que nous ne pouvons laisser passer sans protester.

        Je lis, à la page 53, la pièce 20, intitulée Les Bijoux et j’y signale trois strophes qui, pour le critique le plus indulgent, constituent la peinture lascive, offensant la morale publique :

            Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
            Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
            Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins?;
            Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

            S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
            Pour troubler le repos où mon âme était mise,
            Et pour la déranger du rocher de cristal
            Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

            Je croyais voir unis par un nouveau dessin
            Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
            Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
            Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe?!

        À la page 73, dans la pièce 30, intitulée Le Léthé, je vous signale cette strophe finale :

            Je sucerai, pour noyer ma rancœur,
            Le népenthès et la bonne ciguë
            Aux bouts charmants de cette gorge aiguë
            Qui n’a jamais emprisonné de cœur.

        Dans la pièce 39, À celle qui est trop gaie, à la page 92, que pensez-vous de ces trois strophes où l’amant dit à sa maîtresse :

            Ainsi je voudrais, une nuit,
            Quand l’heure des voluptés sonne,
            Vers les trésors de ta personne,
            Comme un lâche, ramper sans bruit,

            Pour châtier ta chair joyeuse,
            Pour meurtrir ton sein pardonné,
            Et faire à ton flanc étonné
            Une blessure large et creuse,

            Et, vertigineuse douceur !
            À travers ces lèvres nouvelles,
            Plus éclatantes et plus belles,
            T’infuser mon venin, ma sœur !

        De la page 187 à la page 197, les deux pièces 80 et 81 intitulées : Lesbos et Les Femmes damnées sont à lire toutes entières. Vous y trouverez dans leurs détails les plus intimes mœurs des tribades.

        À la page 203, la pièce 87, intitulée Les Métamorphoses du Vampire, débute par ces vers :

            La femme cependant, de sa bouche de fraise,
            En se tordant ainsi qu’un serpent sur la braise,
            Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,
            Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :
            — « Moi, j’ai la lèvre humide, et je sais la science
            De perdre au fond d’un lit l’antique conscience.
            Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,
            Et fais rire les vieux du rire des enfants.
            Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
            La lune, le soleil, le ciel et les étoiles!
            Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,
            Lorsque j’étouffe un homme en mes bras redoutés,
            Ou lorsque j’abandonne aux morsures mon buste,
            Timide et libertine, et fragile et robuste,
            Que sur ces matelas qui se pâment d’émoi,
            Les anges impuissants se damneraient pour moi ! »

        Sans doute, Baudelaire dira qu’à la strophe suivante il a fait la contrepartie en écrivant ces autres vers :

            Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
            Et que languissamment je me tournai vers elle
            Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus
            Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !

        De bonne foi, croyez-vous qu’on puisse tout dire, tout peindre, tout mettre à nu, pourvu qu’on parle ensuite du dégoût né de la débauche et qu’on décrive les maladies qui la punissent ?

        Messieurs, je crois avoir cité assez de passages pour affirmer qu’il y a eu offense à la morale publique. Ou le sens de la pudeur n’existe pas, ou la limite qu’elle impose a été audacieusement franchie.

        La morale religieuse n’est pas plus respectée que la morale publique. Je signalerai sur ce second point : Le Reniement de saint Pierre, pièce 90, à la page 217 ; — Abel et Caïn, pièce 91, à la page 219 ; — Les Litanies de Satan, pièce 92, à la page 222 ; — Le Vin de l’assassin, pièce 95, à la page 235.

        Prendre parti pour le reniement contre Jésus, pour Caïn contre Abel, invoquer Satan à l’encontre des Saints, faire dire à l’assassin : je m’en moque comem de Dieu, du Diable ou de la Sainte-table, n’est-ce pas accumuler des débauches de langage qui justifient l’ordonnance du juge d’instruction ?

        Oui : il a dû renvoyer Baudelaire devant les juges correctionnels pour offense à cette grande morale chrétienne qui est en réalité la seule base solide de nos mœurs publiques.

        Pour justifier ce renvoi, pour amener ce débat public entre la prévention et la défense, les présomptions suffisaient et les présomptions y étaient. Mais, après les explications contradictoires de l’audience, avez-vous la certitude nécessaire pour condamner sur le second chef ? Vous apprécierez si Baudelaire, cet esprit tourmenté, qui a voulu faire de l’étrange plutôt que du blasphème, a eu conscience de cette offense-là.

        L’offense à la morale publique, voilà celle que je trouve invinciblement démontrée, et je tiens, sur ce point, à répondre à toutes les objections.

        La première objection qu’on me fera sera celle-ci : Le livre est triste ; le nom seul dit que l’auteur a voulu dépeindre le mal et ses trompeuses caresses, pour s’en préserver. Ne s’appelle-t-il pas Les Fleurs du mal ? Dès lors, voyez-y un enseignement au lieu d’y voir une offense.

        Une enseignement ! Ce mot-là est bientôt dit. Mais ici, il n’est pas la vérité. Croit-on que certaines fleurs au parfum vertigineux soient bonnes à respirer ? Le poison qu’elles apportent n’éloigne pas d’elles ; il monte à la tête, il grise les nerfs, il donne le trouble, le vertige, et il peut tuer aussi.

        Je peins le mal avec ses enivrements, mais aussi avec ses misères et ses hontes, direz-vous ! Soit ; mais tous ces nombreux lecteurs pour lesquels vous écrivez, car vous tirez à plusieurs milliers d’exemplaires et vous vendez à bas prix, ces lecteurs multiples, de tout rang, de tout âge, de toute condition, prendront-ils l’antidote dont vous parlez avec tant de complaisance ? Même chez vos lecteurs instruits, chez vos hommes faits, croyez-vous qu’il y ait beaucoup de froids calculateurs pesant le pour et le contre, mettant le contrepois à côté du poids, ayant la tête, l’imagination, les sens parfaitement équilibrés ! L’homme n’en veut pas convenir, il a trop d’orgueil pour cela. Mais la vérité, la voici : l’homme est toujours plus ou moins infirme, plus ou moins faible, plus ou moins malade, portant d’autant plus le poids de sa chute originelle, qu’il veut en douter ou la nier. Si telle est sa nature intime tant qu’elle n’est pas relevée par de mâmes efforts et une forte discipline, qui ne sait combien il prendra facilement le goût des frivolités lascives, sans se préoccuper de l’enseignement que l’auteur veut y placer.

        Pour tous ceux qui ne sont pas encore ni appauvris ni blasés, il y a toujours des impressions malsaines à recueillir dans de semblables tableaux. Quelles que soient les conséquences du désordre, si édifiés, que soient à cet égard certains lecteurs, ils rechercheront surtout dans les pages de ce livre : La femme nue, essayant des poses devant l’amant fasciné (pièce 20) ; — La mégère libertine qui verse trop de flammes et qu’on ne peut, comme le Styx, embrasser neuf fois (pièce 24, Non satiataMessieurs, j’ai répondu aux objections, et je vous dis : Réagissez, par un jugement, contre ces tendances croissantes, mais certaines, contre cette fièvre malsaine qui porte à tout peindre, à tout décrire, à tout dire, comme si le délit d’offense à la morale publique était abrogé, et comme si cette morale n’existait pas.

        Le paganisme avait des hontes que nous retrouvons traduites dans les ruines des villes détruites, Pompéi et Herculanum. Mais au temple, sur la place publique, ses statues ont une nudité chaste. Ses artistes ont le culte de la beauté plastique ; ils rendent les formes harmonieuses du corps humain, et ne nous montrent pas avili ou palpitant sous l’étreinte de la débauche. Ils avaient le respect de la vie sociale.

        Dans notre société imprégnée de christianisme, ayons au moins ce même respect.

        J’ajoute que le livre n’est pas une feuille légère qui se perd et s’oublie comme le journal. Quand le livre apparaît, c’est pour rester ; il demeure dans nos bibliothèques, à nos foyers, comme une sorte de tableau. S’il a ces peintures obscènes qui corrompent ceux qui ne savent encore rien de la vie, s’il excite les curiosités mauvaises et s’il est aussi le piment des sens blasés, il devient un danger toujours permanent, bien autrement que cette feuille quotidienne qu’on parcourt le matin, qu’on oublie le soir, et qu’on collectionne rarement.

        Je sais bien qu’on ne sollicitera l’acquittement qu’en vous disant de blâmer le livre dans quelques considérants bien sentis. Vous n’aurez pas, messieurs, ces imprévoyantes condescendances. Vous n’oublierez pas que le public ne voit que le résultat final. S’il y a acquittement, le public croit le livre absolument amnistié ; il oublie vite les attendus, et s’il se les rappelait, il les réputerait démentis par le dernier mot de la sentence. Le juge n’aurait mis personne en garde contre l’œuvre, et il encourrait un reproche qu’il était loin de prévoir, et qu’il ne croyait pas mériter, celui de s’être contredit.

        Soyez indulgent pour Baudelaire, qui est une nature inquiète et sans équilibre. Soyez-le pour les imprimeurs, qui se mettent à couvert derrière l’auteur. Mais donnez, en condamnant au moins certaines pièces du livre, un avertissement devenu nécessaire.


        #149611
        VictoriaVictoria
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          DIVERS – Sur le procès des Fleurs du mal



          ASSELINEAU, Charles – Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre (Extrait)

          (Texte complet)





          « […] Les Fleurs du Mal ont été publiées au commencement de l’été de 1857. Je retrouve parmi des notes de cette année des épreuves corrigées avec la ponctualité et la véhémence que Baudelaire apportait à cette opération. Malassis a conservé tout un dossier de ces épreuves, avec la correspondance à laquelle elles ont donné lieu, et qui serait curieuse à consulter aujourd’hui. On y verrait quelle importance Baudelaire attachait à l’exécution de ses œuvres ; importance proportionnelle aux soins qu’elles lui avaient coûté. Les Fleurs du Mal furent reçues dans le public lettré et artiste comme un livre attendu et dont les fragments déjà parus dans les journaux avaient excité une vive curiosité.

          En parlant de ce livre, j’éviterais vainement un souvenir qui s’y attache indissolublement, celui du procès et de la condamnation qu’il a encourus. Ce procès causa à Baudelaire un étonnement naïf. Il ne pouvait comprendre, ainsi qu’il l’a écrit plus tard, qu’un ouvrage d’une si haute spiritualité pût être l’objet d’une poursuite judiciaire. Il se sentit blessé dans sa dignité de poète, d’écrivain respectueux de son art et de lui-même par cette accusation, dont les termes le confondaient avec qui, grands dieux ! avec les misérables agents du vice et de la débauche, avec des orduriers, des cyniques, avec des propagateurs d’infamies. car la loi n’a qu’un même mot pour caractériser les licences de l’art, les vertueuses indignations du poëte, et les méfaits de la crapule éhontée et débordée. Tout cela s’appelle indistinctement : attentats aux mœurs ! Oui, si Juvénal et Dante lui-même revenaient au monde, et Michel-Ange, et Titien, ils iraient s’asseoir sur les mêmes bancs où comparaissent les profanateurs de la jeunesse et les colporteurs d’estampes licencieuses.

          En sortant de cette audience, je demandai à Baudelaire étourdi de sa condamnation. ― Vous vous attendiez à être acquitté ?

          ― Acquitté ! me dit-il, j’attendais qu’on me ferait réparation d’honneur.

          Pour lui, ce procès ne fut jamais qu’un malentendu. Et nous-même, sans manquer au respect dû à la magistrature et à ses arrêts, ne pourrions-nous exprimer notre étonnement de cette assimilation d’un excès de littérature à une violence bestiale, d’une fantaisie artistique à un trafic clandestin ? Dans un tel procès, ne semble-t-il pas que le premier devoir du tribunal dût être de se récuser et d’en référer à un mieux instruit ?

          Quoi ! dans un débat commercial, à propos d’une contestation de prix, ou de salaire, l’expertise serait de droit ; et on ne l’invoquerait pas pour un délit relevant d’un art dont les juges ignorent les éléments ? Une statue est apportée devant le tribunal : elle est nue ; et dans nos climats la nudité est considérée comme indécente et coupable. Aussi les juges condamnent ou vont-ils condamner. Vient un artiste qui leur démontre que la statue est un chef-d’œuvre ; qu’elle fait honneur au temps et au pays, et que sa place est dans un musée public, pour servir de modèle et d’enseignement à la jeunesse ; et la statue, tout à l’heure réprouvée, est portée au Louvre, et son auteur récompensé et honoré. Que pourrait penser un tribunal de la Vénus couchée ou de la Danaë du Titien ? Que dirait-il de la Léda de Michel-Ange, de l’Antiope de Corrége, des Néréides de
          Rubens, de l’Andromède de Puget ? La loi à la main, il les déclarerait<déshonnêtes et punissables.

          De même, dans un poème, le magistrat est frappé d’un mot cru qui le blesse ; il est saisi dune expression forte qui fait image à son esprit ; et il condamne. Que voulez-vous qu’il fasse ? Il entend un infortuné s’écrier : 

          ― Dieu n’existe pas ! Et il conclut que l’auteur est un impie. Où est le poète-expert qui lui dira que ce cri n’est là que pour exprimer le délire d’un malheureux au désespoir ; que telle image est admirable, que tel mot choquant est bien en sa place ? qui lui expliquera ce que c’est que le relief et la couleur dans la phrase
          poétique-, ce que c’est que les privilèges et les droits de l’art ; comment il importe à la dignité et à la logique des langues que de certaines propriétés, bannies par décence du langage usuel, soient maintenues et conservées dans le discours écrit, etc., etc.. ?

          Pour Baudelaire, l’expertise était toute faite. Les meilleures plumes, les esprits les plus graves avaient déjà plaidé pour lui. ― « Nous le laissons sous la caution du Dante ! » avait dit Édouard Thierry en finissant son admirable feuilleton du Moniteur universel. D’autres articles, dont le procès commencé suspendit la
          publication, celui, entre autres, de Barbey d’Aurevilly dans Le Pays, avaient révélé, en le développant, le vrai sens du livre et caractérisé le génie du poète. Ajoutons, pour l’exemple, que M. Paulin Limayrac, alors chargé de la critique littéraire au Constitutionnel, avait écrit, comme ab irato, un manifeste, où, tout en rendant
          justice au talent, il protestait contre les tendances du livre. Mais en apprenant que Les Fleurs du Mal étaient poursuivies, M. Limayrac s’était souvenu qu’il avait été auteur et poète, et, très noblement, avait retiré son article.

          Baudelaire ne fut pas défendu. Son avocat, homme de talent d’ailleurs, très intelligent et très dévoué, s’épuisa dans la discussion des mots incriminés, de leur valeur, de leur portée. C’était s’égarer. Sur ce terrain, qui était celui de l’accusation, on devait être battu. Pour vaincre, il fallait, ce me semble, transporter la défense dans des régions plus élevées. C’était le cas peut-être, si l’on me passe cette comparaison ambitieuse, de se souvenir du plaidoyer d’Hypérides, et d’enlever la bienveillance des juges en leur montrant au grand jour la beauté de l’œuvre accusée.

          « Qui donc ; aurais-je dit d’abord, est cet homme que voici devant vous ? Est-ce un de ces écrivains sans conscience et sans vergogne, vivant au jour le jour et servant le public au gré de sa fantaisie et de son indiscrétion ? Est-ce un étourdi se jetant dans le scandale par amour de la publicité ? un impatient de l’obscurité cherchant le succès aux dépens de l’honneur et de la dignité ? Non ; c’est un homme mûri par l’étude et la méditation. Son nom ne se lit qu’en bon endroit ; ses ambitions sont nobles ; ses amitiés sont illustres. Ce n’est ni un pamphlétaire, ni un journaliste, ni un feuilletonnier ; c’est un littérateur, et un littérateur dans la plus noble acception du mot, un poète. »

          Mais, avant tout, c’est un homme du meilleur monde. Le deuil qu’il porte, c’est celui de son beau-père, un officier général qui fut deux fois ambassadeur. Son père, professeur émérite, esprit lettré et artiste, était l’ami de tout ce qu’il y avait de distingué en son temps dans les lettres et dans les arts, et avait rempli des fonctions élevées de l’ordre administratif. Ses antécédents ? C’est d’abord deux livres d’art, deux traités d’esthétique, dont l’un, le second, passe, au sentiment des meilleurs juges, pour un véritable catéchisme de peinture moderne. C’est ensuite une traduction laborieuse et méritoire des œuvres du plus étrange et du plus étonnant génie du Nouveau-Monde, travail admirable, unique peut-être, qui a conquis l’approbation des deux nations, et où l’interprète a peut-être dépassé l’original. Sur le mérite de cet ouvrage, je pourrais citer témoignages sur témoignages ; j’en ai les mains pleines ; je n’en citerai qu’un seul, celui d’un journal anglais, qui dernièrement disait qu’Edgar Poe était heureux d’avoir trouvé à son service à la fois la science d’un linguiste et l’enthousiasme d’un poète. Voilà par quels travaux mon client a préparé l’avènement de ce livre qu’on voudrait vous faire trouver coupable. Voilà les garants que nous avons de la noblesse de son esprit et de son amour pour les belles études. »

          Puis, passant au livre lui-même, j’aurais dit ― « A quoi bon éplucher un recueil de poèmes comme un pamphlet ou une brochure politique ? Sommes-nous compétents, d’ailleurs ? Avons-nous qualité pour décider de la valeur d’une œuvre dont les mérites nous échappent ? Qui sait si un poète émérite ne nous montrerait pas des beautés là où nous trouvons des délits ? Ce que je sais, c’est que ce livre m’a ému, qu’il m’a transporté hors de moi-même dans des régions sereines et lumineuses où mon esprit n’était jamais monté ; c’est que ces peintures, nettes et franches, cruelles même parfois, m’ont fait rougir des vices de mon temps, sans me faire jamais détester les coupables, car une pitié profonde circule à travers ces pages indignées d’un satiriste humain et charitable. »

          Et là-dessus j’aurais ouvert le livre ; et avec l’émotion du souvenir et de l’admiration reconnaissante, j’aurais récité, par exemple, les belles stances qui finissent la pièce intitulée : Bénédiction, et qui font un hymne si éloquent à la souffrance et à la résignation du poète :

          Vers le ciel où son œil voit un trône splendide,
          Le poëte serein lève ses bras pieux,
          Et les vastes éclairs de son esprit lucide
          Lui dérobent l’aspect des peuples furieux.

          Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
          Comme un divin remède à nos impuretés,
          Et comme la meilleure et la plus pure essence
          Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

          Je sais que vous gardez une place au poëte
          Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
          Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
          Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

          Je sais que la douleur est la noblesse unique
          Où ne mordront jamais la terre et les enfers ;
          Et qu’il faut, pour tresser ma couronne mystique,
          Imposer tous les temps et tous les univers.

          Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
          Les métaux inconnus, les perles de la mer,
          Montés par votre main, ne pourraient pas suffire
          A ce beau diadème éblouissant et clair.

          Car il ne sera fait que de pure lumière,
          Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
          Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
          Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs.

          J’aurais lu encore cet admirable sonnet, L’Ennemi, qui est comme le testament même du poète ; j’aurais lu ce final fulgurant et tumultueux, ― un final à la Beethowen ― des Femmes damnées (descendez, descendez, lamentables victimes).

          J’aurais lu ces pièces où palpite la sympathie pour les infortunés et les humbles, l’Ame du Vin, la Mort des pauvres. Puis, posant le livre, j’aurais dit : « ― Est-ce assez beau ? Est― ce assez beau, M. le procureur impérial ? Et vous qui réclamez contre nous un « avertissement, » que ne pouvez-vous avertir tous les poètes
          de l’empire d’avoir à nous donner souvent de pareils vers ! »

          « Et prenez garde, aurais-je ajouté. Ce règne sans doute est un grand règne. Il a l’éclat, il a la force ; il a l’ambition de toutes les gloires. Il en est une cependant qui jusqu’ici lui résiste, celle qui perpétue les autres et dore d’un rayon durable le règne d’un Louis XIV et le règne d’un François Ier. Celle-là, c’est le poète qui la
          donne. Ne découragez donc pas les poëtes. Vous en tenez un ; gardez-vous de l’humilier. »

          C’est ainsi que j’aurais parlé, fort de ma conscience et assuré du consentement de tous. Et si, par ces franches paroles, je n’avais pas emporté l’acquittement de mon client, j’aurais eu du moins la satisfaction de le défendre sur son terrain et sans le faire descendre de son rang.

          J’ai dit que Baudelaire n’avait pas été défendu : il l’a été cependant. Sa meilleure défense fut la contenance embarrassée du ministère public. En apprenant le nom du magistrat distingué qui devait soutenir l’accusation, les amis de Baudelaire avaient pris confiance. Le souvenir récent d’un procès fameux, où le jeune substitut s’était élevé très-haut, leur faisait espérer qu’ayant affaire à un poète, il se départirait des minuties de l’enquête et de la roideur du réquisitoire. On s’attendait à le voir planer et se maintenir à la hauteur d’un procès poétique. En l’entendant, il nous fallut rabattre un peu de cet espoir. Au lieu de généraliser la cause et de s’en tenir à des considérations de haute morale, M. P*** s’acharna sur des mots, sur des images ; il proposa des équivoques, des sens mystérieux auxquels l’auteur n’avait pas songé, atténuant ses sévérités par des protestations d’indulgence naïve : ― « Mon Dieu ! je ne demande pas la tête de M. Baudelaire ! je demande un avertissement seulement…. »

          Un avertissement ? Et n’était-ce pas le plus dur qu’on pût trouver que cette comparution sur ces bancs infâmes où s’étaient assis avant lui des malfaiteurs, des filous, des filles publiques, des marchands de photographies obscènes ? Quoi ! Il était là ce poëte, cet honnête homme, essuyant avec son habit cette poussière immonde ! et ce n’était pas assez pour vous ?

          On se rappelle quelle fut l’issue du procès. On écarta le grief d’outrage à la morale religieuse, et six pièces furent retranchées de ce volume qui en contenait cent. Un illustre académicien, fort attentif au débat, faisait remarquer au condamné les termes du considérant : ― Attendu que si le poète…. « ― Notez bien ce mot, disait-il. Point d’accusé ; le poète !…. le poète ! Tout est là ! »

          Il triomphait de cette nuance. Baudelaire, lui, ne triomphait pas du tout. Pourtant, il ne fit point appel. Peut-être, après cette première épreuve, n’espérait-il pas un succès plus heureux devant une autre juridiction ; et peut-être sentait-il que la justice se dégagerait d’autant moins envers lui qu’elle manquait des lumières
          nécessaires pour le bien juger.

          J’ai déjà dit quelles étaient ses impressions en sortant de l’audience. Ce procès lui resta sur le cœur comme un affront.

          Lorsque, plus tard, après le succès de la seconde édition du livre, l’éditeur en voulut donner une troisième, plus ornée et faite à plus grands frais que les précédentes, Baudelaire eut la tentation de s’expliquer devant le public. On a retrouvé dans ses cartons trois projets de préface, ébauchés dans des tons différents.

          Tous trois accusent la lassitude, le dégoût de critiques injustes, un abandon de soi-même et de tout, qui fait peine, si l’on longe que sans doute le mal envahissant y avait part ; car ces courtes ébauches, incomplètes et inconséquentes nous sont revenues de Bruxelles. « S’il y a, » est-il dit, « quelque gloire à n’être pas compris, ou à ne l’être que très-peu, l’auteur de ce petit livre peut se vanter de l’avoir acquise et méritée d’un seul coup. Offert plusieurs fois à divers éditeurs qui le repoussèrent avec horreur, poursuivi et mutilé en 1857 par
          suite d’un malentendu fort bizarre, lentement rajeuni (?), accru et fortifié pendant quelques années de silence, disparu de nouveau grâce à mon insouciance, ce produit de la Muse des derniers jours, encore avivé par quelques nouvelles touches violentes, ose affronter encore aujourd’hui, pour la troisième fois, le soleil de la sottise…. « Ce livre restera sur toute votre vie comme une tache, » me prédisait dès le commencement un de mes amis. En effet, toutes mes mésaventures lui ont jusqu’à présent donné raison. Mais j’ai un de ces
          heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine et qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin. » Ces derniers mots donnent la clef des inconséquences dont s’indignaient les simples, et qui n’étaient que forfanteries et mystifications.

          Ce qui lui tenait le plus au cœur, c’était le « malentendu » qui lui avait fait attribuer par bon nombre de gens les vices et les crimes qu’il avait dépeints ou analysés. Autant vaudrait accuser de régicide un peintre qui aurait représenté la mort de Céfar. N’ai-je pas entendu moi-même un brave homme porter sérieusement au décompte des mérites de Baudelaire le fait d’avoir maltraité un pauvre vitrier qui n’avait pas de verres de couleur à lui vendre ? Le naïf lecteur de journaux avait pris au positif la fable du Vitrier dans les Poèmes en prose ! Combien d’autres ont tout aussi logiquement accusé l’auteur des Fleurs du mal de férocité, de blasphème, de dépravation et d’hypocrisie religieuse ! Ces accusations, qui l’amusaient lorsqu’elles lui étaient jetées directement dans la discussion par un adversaire irrité et dupe de ses artifices de rhétorique, avaient
          fini par le lasser lorsqu’il s’était vu composer une légende d’abomination. Il avait été choqué, lors du procès, de trouver si peu d’intelligence ou de bonne foi chez de certains juges de la presse, les uns myopes, les autres tartufes de vertu. Aussi, dans les trois ébauches dont nous parlons ; le projet de se disculper est-il aussitôt retiré qu’annoncé.« Peut-être, dit-il, le ferai-je un jour pour quelques-uns et à une dizaine d’exemplaires » Et encore ce projet ainsi amendé et restreint dans son exécution lui parait-il bientôt superflu. « A quoi bon ?…. Puisque ceux dont l’opinion m’importe m’ont déjà compris, et que les autres ne comprendront jamais ? »

          Ce qu’on peut regretter le plus de ce projet abandonné, c’est l’exposition que Baudelaire avait voulu faire de sa méthode et de sa doctrine poétiques. Cette partie, dont le développement eût été si intéressant, gît à l’état de sommaire ou d’enoncé, en quelques lignes, sur un simple feuillet de papier :

          Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l’âme humaine que ne l’indique aucune théorie classique ;

          Que la poésie française possède, comme les langues latine et anglaise, une prosodie mystérieuse ― et méconnue ;

          Pourquoi tout poëte qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable d’exprimer une idée quelconque ;

          Que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l’art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; qu’elle peut monter à pic vers le ciel sans s’essouffler, ou descendre perpendiculairement vers l’enfer avec la vélocité de toute pesanteur ; qu’elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zig-zag, en figurant une série d’angles superposés ;

          Que la poésie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine et du cosmétique par la possibilité d’exprimer toute sensation de suavité ou d’amertume, de béatitude ou d’horreur, par l’accouplement de tel substantif avec tel adjectif analogue ou contraire.

          Ici revient, comme application de ses principes, la prétention d’enseigner à tous venants, et en vingt leçons, l’art d’écrire convenablement une tragédie ou un poëme épique.

          « Je me propose, ajoute Baudelaire, pour vérifier de nouveau l’excellence de ma méthode, de l’appliquer prochainement à la célébration des jouissances de la dévotion et des ivresses de la gloire militaire, bien que je ne les aie jamais connues…. »

          Essaierons-nous à notre tour cette justification à laquelle Baudelaire avait renoncé par fatigue et par ennui ?

          Assurément ce n’est pas le courage qui nous manquerait, et les éléments ne nous feraient pas défaut. Si nous ne l’entreprenons point, c’est qu’il nous semble que ce n’en est plus la peine. Les Fleurs du mal ont gagné leur procès en appel au tribunal de la littérature et de l’opinion publique. Les magnifiques plaidoyers de Théophile Gautier, les approbations, tant publiques que particulières, des maîtres de la poésie contemporaine, de Victor Hugo, de Sainte-Beuve, d’Émile Deschamps, etc., etc., ont effacé jusqu’au souvenir de ce « malentendu, »
          dont notre ami avait été si vivement choqué. Reste le livre, déformais serein et inattaquable, et dont les blessures ont été richement réparées par de nouvelles pousses. Livre, sinon classique, du moins classé, Les Fleurs du mal n’ont plus besoin d’être défendues.  »


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