ESPERIIDAE – Billet « aller simple »

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        Billet « aller simple »

         

        ou la véritable histoire – romancée – de Mme R.

         

        D’abord, c’était son fils qui était arrivé. Il avait sonné, comme d’habitude, mais il lui avait semblé que le carillon avait été plus assourdissant, plus profond, comme irréel. Il était entré sitôt après, sans attendre qu’elle vienne ouvrir. Comme il le faisait d’habitude. Il avait crié « C’est moi maman ! », comme il le faisait d’habitude et, comme d’habitude, il était venu déposer un baiser sur sa joue froide et fripée. Mais elle savait que ce jour-ci ne s’écoulerait pas « comme d’habitude », aussi son cœur battait-il plus fort en sentant les lèvres chaudes de son fils sur le crêpe de sa peau. Depuis le matin, elle avait lutté pour maintenir ses larmes en équilibre sur le rebord de ses paupières inférieures, mais la caresse du souffle tendre de son fils cadet, était venue forcer le déséquilibre et les larmes s’étaient mises à rouler sur ses joues. Sa volonté et sa pudeur ne pouvaient plus lutter contre son émotion. « Maman, ça va aller » lui avait-il soufflé doucement en la serrant contre son cœur.

        Sa fille était arrivée peu après. Contrairement à son frère, elle ne sonnait jamais avant d’entrer. Elle ouvrait la porte en criant « Coucou maman, c’est moi ! ». Plus vive que son frère, plus entreprenante, plus insouciante.

        Le dos rivé au médaillon de son Louis XVI, elle regarde ses deux enfants s’affairer. Elle avait voulu les aider tout à l’heure, mais elle avait eu un malaise et sa fille lui avait ordonné d’aller s’asseoir. Et c’est ainsi, calée dans son fauteuil, qu’elle participe à l’empaquetage de ses affaires, dans une atmosphère de souk parce qu’elle est un peu sourde et qu’il faut parler très fort. « Et ça maman, tu veux prendre avec ? » crie Jeannine en agitant une sorte de gros chiffon couleur bordeaux. « Oui bien sûr ! » répond Madame R. sans même avoir vu de quoi il s’agissait. Le temps qui prend tout la dépouille de sa vue, de son ouïe, de ses forces. Elle perd des petits bouts de vie, tous les jours un peu plus, on ne la dépouillerait pas de ses fripes, aussi démodés fussent-ils !

        Elle regarde le cadre posé sur le vaisselier. La photographie de son défunt mari. Il avait été un mauvais mari, égoïste et volage. Il l’avait rendue malheureuse. Mais on ne divorçait pas à l’époque, cela ne se faisait pas. Alors elle avait accepté ses frasques, ses caprices, ses maîtresses. Arrivé au seuil de sa mort, il lui avait déclaré « je n’ai pas été un bon époux. Je n’étais pas attentionné, je me suis montré indifférent face à tes tourments et à tes peines. Je t’ai trompée souvent. Toutes ces femmes, je les ai désirées, mais toi, tu es la seule que j’aie aimée et toi seule méritais d’être la mère de mes enfants ». Elle avait pleuré. Il n’avait pas été un bon mari, mais il avait été un bon père. « Jeannine, je veux prendre ton père aussi ! » crie-t-elle à sa fille en désignant la photo sépia où sourit un quarantenaire séduisant.

        Alors, mesurant toute l’importance de ces instants de préparation, prenant conscience que le tournant que prenait en ce moment sa vie serait certainement le dernier, elle laisse encore une fois courir son regard sur toutes les choses qui faisaient de cet endroit son « chez elle » depuis maintenant plus cinquante-sept ans. Elle doit abandonner toutes ces choses, car là où elle va, ce n’est pas possible de les emmener avec elle.

        Ses yeux crapahutent le long des murs, frôlant à peine les copies de maître – Boucher, Tiepolo, Watteau – aux encadrements rococo qu’elle n’aime pas du tout. Son mari trouvait cela « distingué » et en avait accroché partout. Après sa mort, elle n’avait eu ni l’envie ni le courage de les remplacer. Elle s’arrête longuement sur la photographie des visages qui rayonnent au milieu de ce fatras de tableaux. La photographie de ses trois enfants ; Roger, le grand sensible. Les yeux du garçonnet, qui semblent fixés dans un étonnement perpétuel, laissent une impression exacte du caractère délicat, curieux et attentif du cadet de ses fils. Affectueux, dévoué, tendre, Roger redoute le départ de sa mère et souffre à la pensée de la distance qui les séparera, même s’il ne le montre pas. Au milieu, Jeannine, une perpétuelle petite lueur de malice dans le regard. À cinq ans, elle portait déjà une cicatrice à l’arcade sourcilière et l’on distingue, sur le cliché, les reliquats d’une blessure au menton. Car chez les Pasquier, le casse-cou téméraire, leste et frétillant de vie, c’était la fille. Et tout à droite, Claude, l’aîné. Indépendant, raisonnable, charmeur, il avait fixé l’objectif d’un regard de séducteur qui le faisait ressembler à son père. Plus libre que les autres, très vite émancipé, et peut-être aussi parce que lui et son père n’arrivait plus à s’entendre – ils se ressemblaient trop – Claude avait quitté très tôt le foyer pour aller s’installer en Amérique, où il avait trouvé une épouse qui respectait son indépendance et partageait son désir de ne pas avoir d’enfant. Elle ne l’avait plus vu depuis deux ans. Mais bientôt, elle pourra le serrer contre son cœur, pas trop fort, pas trop longtemps, car il n’aime pas les effusions de tendresse.

        En dessous des portraits de ses enfants, la photo de ses petits-enfants. Joey, Luca, Kevin et Sarah. Elle les aime fort, ses petits-enfants, mais elle n’a jamais su cacher sa préférence pour Sarah. Elle vante à qui veut l’entendre la beauté de sa petite-fille, sa gentillesse, sa grâce, son talent. Tout comme sa mère, Sarah, curieuse, indocile, téméraire, avait exploité les capacités d’agilité et de souplesse de son corps – et de son esprit – dès son plus jeune âge. Sa mère l’avait inscrite très tôt à l’école de « cirque et théâtre », plus pour s’offrir quelques heures de répit que par espoir de la voir percer dans un de ces arts. Aujourd’hui, Sarah était une artiste confirmée, majestueuse acrobate aux dons exceptionnels qui l’avaient menée au sommet : le Grand Cirque du Soleil. Elle y avait pratiqué son art durant deux saisons. Elle exerce à présent son talent comme instructeur en arts du cirque, à l’école nationale de cirque de Montréal.

        Elle décroche les petites ballerines qui sont accrochées au montant de la bibliothèque ; les premiers chaussons de gymnastique de Sarah. Celle-ci avait pris soin de les relier d’un joli ruban jaune et les avait offertes à sa grand-mère la veille de son départ pour les États-Unis. Elle dépose cette espèce d’écharpe autour de son cou et passe en revue les livres qui garnissent la bibliothèque ; dix volumes d’une encyclopédie Larousse, Édition 1960, qui ne sert plus à personne ; mise à part sa désuétude, il y a internet à présent, qui synthétise la connaissance de manière bien plus complète et bien plus pratique. Enfin… pour qui sait se servir de ces « nouvelles technologies ». La série de bouquins « Reader’s Digest », qu’elle n’a jamais pris le temps de lire, une belle collection de livres acquis grâce aux « points Silva », les albums photos, qu’elle regarde souvent. « Faudra pas oublier les albums ! » crie-t-elle par-dessus son épaule. À côté de la bibliothèque trône l’argentier. La sobriété du meuble contraste avec son contenu. Ce que l’on aperçoit à travers les portes vitrées ne laisse aucun répit au regard et à l’imagination. Les bibelots y sont entassés, accumulation d’objets glanés au cours des décennies ; des santons de porcelaine se chicanent les couleurs avec un alignement de matriochkas. Des coquillages à la nacre finement ciselée crânent devant une statuette en porcelaine représentant la vierge et l’enfant. Une tour Eiffel miniature, une multitude de bougies, le petit ballotin à dragées du baptême de Sarah. Chaque objet, un écrin de souvenirs. Elle doit se séparer de tout cela. C’est son choix.

        Elle prend la petite boîte en forme de chausson renfermant les amandes du baptême de sa petite-fille chérie. Comme une gamine qui s’apprête à faire une bêtise, la grand-mère jette un regard furtif en direction de la chambre à coucher ; ses deux enfants s’affairent, ils ne font pas attention à elle. La grand-mère s’oublie dans un petit rire fripon et tire sur le ruban qui ferme la boîte. Elle écarte délicatement les ailes de carton, plonge deux doigts à l’intérieur du coffret pour y puiser une naille rose, douce, ferme comme les joues de sa petite-fille le jour de sa naissance. Elle enfile rapidement le bonbon dans sa bouche, replace la boîte et, ivre de plaisir, va se rasseoir dans son fauteuil. « Tout va bien maman ! » s’inquiète Roger sans sortir le nez des valises. « Mhmhmmm » répond la grand-mère en laissant chloquer le bonbon dans sa bouche, le faisant cogner contre son dentier dans un petit bruit de castagnettes.

        Elle va partir pour l’Amérique ! Elle va retrouver sa petite-fille, et l’enfant qu’elle a mise au monde il y a tout juste six mois, lui offrant ainsi le bonheur – qu’elle considère comme un privilège – d’être arrière-grand-mère. Ses enfants lui ont offert ce cadeau, pour son quatre-vingtième troisième anniversaire ; elle déménage ! Ils partent tous les trois après-demain. Ils vont retrouver Claude, qui les accueillera, à l’aéroport de Montréal. Elle se laissera guider jusque vers sa nouvelle demeure, un petit deux pièces que Claude et son épouse Céline ont aménagé voici plusieurs années au rez-de-chaussée de leur maison, pour y accueillir des vacanciers et rentabiliser ainsi l’espace de l’immense demeure. Ce sera son appartement à présent, elle y écoulera le reste de ses jours.

        Elle est heureuse, elle va enfin pouvoir jouir de la présence de son fils aîné. Elle va pouvoir passer du temps avec sa petite-fille, qui habite à deux rues de chez Claude. Elle pourra aller admirer sans mesure son petit colibri danser dans les airs, se mouvoir hors de l’espace et du temps, comme un ange en suspension, libre, radieuse, étincelante, dans les couleurs diaphanes des projecteurs. Et surtout, elle pourra savourer le bonheur de voir grandir son arrière-petite-fille. Elle l’emmènera à tous les spectacles auxquels sa mère participe encore, parfois, à côté des cours qu’elle dispense.

        Elle prend dans ses mains les ballerines qu’elle avait déposées sur ses épaules. Elle a peur, soudain, elle angoisse. Les larmes la reprennent, son cœur s’agite, son esprit se trouble. Elle a tant rêvé de ce départ, que ses trois enfants ont concrétisé en lui en offrant toute l’organisation pour son quatre-vingtième anniversaire. Ils ont tout arrangé, fait les papiers, les réservations, toutes les démarches nécessaires. Jeannine et Roger l’accompagneront à Montréal, puis à leur retour, ils termineront de vider la maison, la vendront certainement, on ne sait pas encore très bien, on hésite. Elle a choisi tout cela, mais elle angoisse, pourtant. Car les grands bonheurs, comme les grands malheurs, engendrent des doutes et des peurs parfois intenses, et il n’est pas toujours possible de les vivre sans effroi.

         

        25.08.2014©Judith Beuret 

        #162897
        PommePomme
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          LES DIX ÂNES

          Nasreddine, un jour, décida qu'il pouvait devenir commerçant. Il partit au marché de la ville et là il acheta dix ânes. Il les attacha à la suite les uns des autres, à la queue leu leu, et il chevaucha le premier pour prendre le chemin du retour. En pleine campagne, il commença à s'inquiéter :

          hum ! Il y a beaucoup de voleurs dans cette région. Il vaut mieux que je vérifie si on ne m'a pas déjà volé.

          Il arrêta son âne, tous les autres s'arrêtèrent aussi. Et, joignant le geste à la réflexion, il se retourna et entreprit de compter les ânes. Mais, ne voyant pas celui sur le dos duquel il était assis, il n'en compta que neuf.

          _ Malheur ! s'écria-t-il, on m'a volé un âne !

          Alors, sautant à terre, il courut dans les collines à la poursuite des voleurs. Il chercha longtemps, mais il ne trouva personne. Alors il revint, tristement, rejoindre ses ânes, qui l'attendaient paisiblement, sur le chemin. Et là, quelle ne fut pas sa surprise de voir ses dix ânes !

          _ Ah ! Se dit-il, les voleurs ont eu peur de moi ! Et ils ont préféré me rendre l'âne qu'ils m'avaient volé !

          Fier et rassuré, Nasreddine enfourcha son âne et reprit son chemin, suivi par les neuf autres.

          Trois cents mètres plus loin, il se dit :

          _ Mais, et si les voleurs étaient revenus, profitant de ma grande confiance ?

          A nouveau, il arrêta son âne, se retourna et compta. Et il en trouva neuf à nouveau,

          _ Malheur ! S'écria-t-il, ils ont osé recommencer ! Mais cette fois je les aurai !

          Et, sautant à terre, il se mit à courir dans tous les sens, sans trouver la moindre trace des voleurs.

          _ Cette fois-ci, ils m'ont eu, pensa-t-il en revenant sur ses pas, tristement.

          Sa surprise fut grande en arrivant près de ses ânes : ils étaient dix !

          _ Les voleurs ont eu peur de moi encore une fois, pensa-t-il.

          Nasreddine réfléchit très longuement. Il se dit :

          _ C'est bien simple : chaque fois que je suis sur le dos de mon âne, les voleurs en profitent pour m'en voler un autre, il vaut mieux que je continue à pied !

          Et c'est ainsi qu'il arriva chez lui, transpirant et épuisé, mais fier d'avoir déjoué le plan des voleurs. Il raconta aussitôt l'aventure à sa femme, mais celle-ci, au lieu de partager la joie et la fierté de son mari, poussa un grand soupir et lui dit :

          _ Ecoute, moi, en regardant bien, je ne vois pas dix ânes, j'en vois onze.

           

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