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- 9 mai 2016 à 16h34 #1444239 mai 2016 à 16h34 #159134
KOWKA
En souvenir de ma Ohma
Bobonne
Elle était assise dans un fauteuil voltaire, c'était son siège préféré, son refuge en quelque sorte, elle y était installée le buste légèrement penché vers l'avant. Ses cheveux argentés à reflets bleus lui faisaient comme une auréole lumineuse, de la couleur du ciel à l'horizon, lorsque le jour n'est encore qu'une promesse. Nuance seulement interrompue par une petit bonnet de toile écrue posé sur le sommet de sa tête. Sur la robe noire de tous les jours, elle avait enfilé un tablier sans manche, bleu pétrole, qui se boutonne par le devant mais pour l'instant ouvert. Ses pieds chaussés de charentaises à carreaux verts, bruns et gris étaient posés sur un “passet”. Sa robe descendait jusqu'aux chevilles également habillées de noir. Le Voltaire était crânement posé sur ses quatre pieds, coincé entre le buffet et la cuisinière. C'était, il faut le reconnaître, l'endroit le plus stratégique de la cuisine “d'Ohma”.
Elle tenait son bol à deux mains, l'auriculaire maintenant la petite cuillère en place. Avec précaution, en penchant fort la tête vers l'avant, elle buvait son café de quatre heures par petits coups. Il devait être très chaud car, tour à tour, elle soufflait sur le breuvage puis l'aspirait du bout des lèvres, en cul de poule comme on dit par chez nous. C'était dans le silence de l'après-midi un bruit caractéristique, il avait la même sonorité que la vieille locomotive du charbonnage attendant son chargement sur le carreau de la mine voisine. Ses yeux brillaient de plaisir. Il faut dire pour ceux qui ne savent pas, que Bobonne mettait cinq sucres dans son café et qu'elle était très gourmande, comme nous tous d'ailleurs dans la famille, de mère en fille, de grand-mère en petite-fille, et puis de petite-fille en fils…Le café était accompagné soit d'un biscuit fait maison, soit d'une tranche de cramique beurrée dont elle raffolait. La friandise était déposée sur une soucoupe, laquelle trônait sur un essuie vaisselle tendu au travers de ses genoux. Elle avait un visage profondément ridé où régnait un sourire perpétuel empli de gentillesse. Je sais très bien qu'elle était heureuse.
Le bain dans la tine
Le samedi, c'était le jour du bain. Ohma déposait sa grande tine en zinc galvanisé devant la cuisinière sur laquelle chauffaient trois bouilloires d'eau. Après avoir versé un grand seau d'eau froide dans le fond de la tine, et mis un autre en réserve pour amener l'eau à bonne température, Ohma ajoutait l'eau chaude dans la bassine, bouilloire après bouilloire.
Elle contrôlait la température, la refroidissant au besoin, et puis, hop, je m'asseyais dans l'eau face à la pièce, la grande cuisinière au charbon me chauffant la peau du dos.
C'était un moment privilégié qui nous changeait agréablement des autres jours où nous nous lavions le plus rapidement possible, tant l'eau était froide, debout, devant l'évier, les deux pieds dans un petit bassin en tôle émaillée blanche pour ne pas mouiller le sol.
Pendant dix minutes je pouvais jouer avec mon bateau en plastique à hélice qui, grâce à un remontoir, avançait seul sur la mer miniature. Il venait de chez la Bionda, l'épicerie du coin.
Puis Ohma reversait de l'eau chaude et cette fois, debout, j'étais savonné de haut en bas, de la tête aux pieds, puis récuré de bas en haut, et si je n'avais pas trop rouspété pour le savon dans les yeux ou les frictions aux endroits les plus sales, j'avais à nouveau le droit de jouer cinq minutes dans une eau devenue grise et savonneuse. Puis j'étais vigoureusement étrillé avec un grand essuie qui grattait fort car on n'avait pas encore inventé les adoucissants.
Enfin assis sur la table, Ohma m'enfilait le pyjama que l'on avait fait chauffer sur le dos de la chaise présentée à la cuisinière. C'est à ce moment que je recevais un morceau de chocolat Côte d'Or ou un de ces biscuits que ma grand-mère faisait elle-même.
Le baraquement de ma grand mère
Au delà des trois maisons de la rue Bonne-Fortune se trouvaient les baraquements, plus tard j'appris que cela s'appelait un coron, mais de mon temps on disait les baraquements.
Deux longs rangs de baraques en plaques de béton séparés par deux rues de cendrées se faisaient face. En forme de H avec chacune sa porte d'entrée dans la cour commune, elles étaient conçues pour quatre ménages.
Chez ma grand – mère maternelle on entrait directement dans une sorte de sas sombre et froid qui servait tout à la fois de débarras, de cellier et de sanitaire. Tout de suite, à gauche, il y avait un grand wc avec une planche percée et un couvercle, peints en vert épinard, et sur laquelle on trouvait un paquet de coupons de papier journal que nous chiffonnions abondamment avant usage pour en ôter toute la rigidité, ceux là même qui nous faisaient le cul tout noir. Le seau de nuit, émaillé, était posé à droite.
Venait ensuite un placard en panneaux de récupération dans lequel étaient rangés le matériel de nettoyage et les produits d'entretien courants. Une grande tine en zinc, la baignoire du samedi, pendait au mur. A droite une porte donnait accès à la pièce de séjour, elle était grande et éclairée par une seule fenêtre à l'opposé. Une grosse cuisinière y dispensait une chaleur agréable. Ces habitations, propriété du charbonnage, permettaient d'obtenir le charbon à bas prix. Deux chambres s'ouvraient sur cette pièce, une grande pour les parents et une petite avec des lits superposés pour les enfants, quels veinards ! Cette pièce était meublée d'une table ronde entourée de ses six chaises et d'un grand buffet aux portes galbées et aux vitres dépolies. Ce gros meuble où étaient rangées la vaisselle et l'alimentation quotidienne abritait aussi une huche à pain.
Je me souviens tout particulièrement de la grande horloge en cuivre dont mon grand-père remontait religieusement les poids tous les jours. Elle était suspendue entre les deux portes des chambres. Son tic – tac constituait de véritables larmes de silence égrenant le temps qui passe et donnait de l'épaisseur à la nuit. Les tics et les tacs n'étaient pas de la même tessiture. Le tic de cette horloge n'était perceptible que dans le silence nocturne, contrairement au tac que l'on entendait tout le temps dès qu'on tendait l'oreille. Ce doux battement se mêlait aux bruits chauds et conviviaux de la cuisine de grand-maman. Il se fondait dans une sorte de brume silencieuse et ne devenait audible que lorsque les grandes aiguilles attiraient subitement votre attention sur elles par le basculement des heures. Le tic avait le bruit d'une pièce de cinq centimes tombant sur le pavé, bref, cristallin et léger. Le tac, par contre, était plus grave, plus long, plus sourd, il pouvait entrer en résonance avec la caisse de l'horloge, c'était comme un petit coup de sabot sur un plancher silencieux. Ce bruit agaçant pour certains, mais reposant pour moi, donnait un véritable relief aux nuits de mon enfance, chez ma grand-mère. Familier, il était, pour moi, une présence chaleureuse et réconfortante. Car la nuit était très noire, le coron était soumis au couvre-feu et mon grand-père, tous les soirs à dix heures trente, partait couper l'éclairage public. Il y allait coiffé de sa casquette réglementaire pareille à celle d' un shako de gendarme. Cette ressemblance voulue par le charbonnage était le symbole de sa petite autorité.
La pâtisserie d'Ohma
Ohma, ma grand-mère, était une fervente partisane de la pâtisserie – maison. Ce sont probablement ses origines d'Europe centrale, plus précisément de Bohème, avec une ascendance autrichienne, qui fondent ce talent, l'Autriche étant le berceau des douceurs et viennoiseries en tout genre. Le plaisir gourmand et égoïste que j'avais de lui rendre visite ou de passer quelques jours chez elle s'explique quand on sait que tout au long de l'année se succédaient biscuits, tartes et gâteaux. Car à chaque fois que je venais elle se mettait à la tâche. Alors, en attendant que le gâteau soit enfourné, je m'asseyais à la table en sachant que je pourrais lécher le plat. J'attendais patiemment ce moment privilégié, celui de déguster à même le plat le reste de pâte crue. Ohma avait un très grand plat pour faire ses préparations. J'appris plus tard que c'était un bassin de toilette, mais dans sa grande sagesse ma grand – mère l'avait destiné à la pâtisserie. Je la soupçonnais fort d'en faire tout autant quand elle ne recevait personne, car bien que gourmande ça devait être aussi une façon de s'évader de son quotidien et de retourner par la magie de la mémoire au pays de Bobonne, dans sa Bohème natale.
Probablement est – ce d'elle que je tiens ma gourmandise, ce péché dit capital ! Elle commençait souvent sa séance de pâtisserie par une pâte grasse dont elle faisait des biscuits, genre sablés, en forme de lune, d'anneau ou de losange et saupoudrés de sucre impalpable dès la sortie du four. Ensuite il y avait l'habituel gâteau du dimanche, le Gugelhopf, appelé aussi en Alsace le Kougelhopf. C'était ce qu'on mangeait à quatre heures avec le café. Je surveillais de près sa préparation car lorsqu'il était raté je pouvais en avoir davantage. La pâte refusant de monter, le gâteau était lourd et compact et personne ne l'aimait, sauf moi. Mais hélas ça arrivait rarement. Ohma possédait une boîte en bois blanc qui s'avérait merveilleuse dès son ouverture car alors elle embaumait toute la pièce des mille senteurs du paradis. Composée de deux étages dont le premier était amovible, elle tenait précautionneusement dans ses nombreux compartiments, carrés ou allongés, les raisins secs, clous de girofle, cardamome, pavot et autre anis étoilé. Dans le fond, en parallèle, s'alignaient les gousses de vanille et de caroube, les bâtons de cannelle et de réglisse et sans doute bien d'autres secrets mystérieux à mes yeux d'enfant. Pour les anniversaires Ohma fabriquait traditionnellement l'Apfelstrudel et le Mohnstollen, deux merveilles qu'elle réussissait divinement. L'Apfelstrudel était une fine feuille de pâte feuilletée roulée et farcie de pommes râpées mélangées à du sucre, de la cannelle, des raisins de Corinthe trempés dans du cognac, des noisettes pilées, des amandes effilées et du beurre. Après cuisson ce gâteau était coupé en tranches et servi sur de petites assiettes. Le Mohnstolen était, lui, très particulier. Ohma commençait par faire cuire des graines de pavot dans du lait sucré et vanillé jusqu'à obtenir une crème noire et onctueuse dont elle tapissait une couche de pâte levée. Roulée elle aussi, elle était alors cuite au four. J'adorais ce goût à la fois sucré et amer du pavot. Rien que pour moi elle faisait aussi des Mohntortes, des tartes avec la même préparation.
J'aimais beaucoup les anniversaires chez ma grand – mère! Lorsqu'on recevait de la visite, elle préparait une Gebackene Topfentorte, une tarte au fromage blanc sucré et vanillé, légèrement citronné d'un zeste de citron râpé. La forme de cette tarte ressemblait furieusement à notre bonne tarte au riz de Verviers. Souvent, le jeudi , je n'avais pas école l'après-midi à cette époque, lorsque je rentrais dîner chez Ohma, elle me préparait des Knodel ou des Marillenknodel C'était des petites boules de pâtes, moitié farine moitié pommes de terre cuite écrasée fourrées d'une demi-prune ou d'un demi-abricot; cuites à l'eau, elles étaient servies avec du beurre noir et du sucre parfumé à la cannelle ou avec du “Brauner Butter mit Mohn” (beurre fondu et pavot sucré). C'était délicieux tout en étant roboratif. Elle nous faisait encore bien d'autres gâteries comme des spécialités de Pâques et de Noël mais j'ai oublié les noms, vu leurs rares apparitions.
Gédéon
Nous habitions le Boutte, rue Joseph Rouyer, et de temps à autre nous montions à Grâce dire bonjour à Ohma, la maman de ma maman. Elle habitait une rue sans nom, dans les baraquements du charbonnage de la Bonne Fortune. Cette année-là pour les vacances de Pâques, j'étais allé passer quinze jours chez elle. J'adorais aller chez elle : elle me faisait toujours de la pâtisserie et croyez-moi elle était douée !
A l'occasion de mon arrivée, Ohma m'avait préparé une surprise, nous étions allés ensemble au marché du samedi, celui du Pérou. Cela nous faisait un belle promenade. J'étais émerveillé par l'affluence, la bousculade, les parfums et les couleurs des étals. Je me rappellerai toujours les grands triangles de morue séchée empalés sur des crochets en forme de esses, c'était le célèbre bakala.
C'est devant l'étal de la marchande d'œufs, une fermière de la Hesbaye toute proche qui avait eu la bonne idée, à l'occasion des fêtes de Pâques, d' amener un carton empli de canetons, tous de duvet et de jaune vêtus, tous plus mignons les uns que les autres. J'ai pilé net. C'est l'endroit que choisit l'amour pour me saisir la première fois.
Ohma, ne pouvant résister à mon désespoir, malgré son refus initial, avait acheté le caneton. Pendant longtemps j'ai aimé ma grand-mère, en partie en souvenir de ce geste, en souvenir du bonheur qu'il avait comblé ce jour-là.
J'avais bien sûr hérité, avec ce poussin, l'obligation de m'en occuper. J'étais vraiment amoureux de mon canard, il n'y a que dormir avec moi la nuit qui était strictement interdit, sinon il me suivait partout, dans mes jeux, dans la cuisine…
Il adorait ces énormes araignées qui germaient dans de grandes toiles polygonales, celles qui naissaient chaque matin entre les lupins aux teintes pastels du jardin d'Ohma. Celles qui avaient cette jolie croix ponctuée de points blancs. Mon grand-père les appelait d'ailleurs pour cette raison des croix-blanches, moi je lui préférais le nom d'épeire diadème, cela faisait mystérieux et plus précieux. Je les cueillais une à une et les enfermais dans une boîte d'allumettes Union Match et, dès le tiroir rempli, je les offrais à Gédéon. Elles partaient dans tous les sens, mais mon caneton n'en ratait pas une, aucune ne lui échappait, c'était sa petite friandise de la matinée.
Plus tard de retour dans le Boutte, bien plus tard, Gédeon passa à la casserole. Ce jour funeste, je suis allé me promener dans le quartier et le soir venu, j'ai bien sûr refusé de goûter au souper. Bande de cannibales, manger mon meilleur ami !
Il m'arrivait de monter à une petite ferme, rue Bois Malette, où on vendait des lapins. La dame après l'avoir tué d'un savant coup de karaté, l'accrochait par les pattes arrières et, en deux trois mouvements, les déshabillait en un tour de main extraordinaire. Cela ne lui prenait pas plus de 30 secondes, puis elle nous l'emballait dans une page de “La Meuse“. Après la mort de Gédéon, plus jamais je n'ai pu voir tuer un lapin et le voir dépiauter, toutefois cela ne m'empêchait pas d'en manger.
Je me souviens aussi que sur le chemin du retour je passais devant le montreur de marionnettes de la Foire d'Octobre de Liège. Il était le plus souvent assis sur un tabouret devant une roulotte verte garée dans sa cour. Il sculptait une tête de Roland ou de Charlemagne, entouré par un océan de copeaux blonds. Il ne disait jamais un mot, le contraire de la foire où il avait un répertoire d'une richesse hors du commun.
Je me rappelle une phrase qui me faisait toujours rire aux éclats.
Charlemagne dit:
‑Tchantchès, fait entrer la délégation.
‑Il ne sont qu'à qu'un Sire.
Ce n'est rien lui répondit Charlemagne.
‑Fais les entrer en file indienne, deux par deux, et que le dernier ferme la porte.
Après cet intermède, je passai chez Julia chercher un paquet de Saint Michel vertes pour papa et je regagnai la maison.
J'ai retrouvé Gédéon l'année suivante dans un album de Benjamin Rabier, auteur jamais oublié, auteur ayant ainsi gagné une place importante dans ma bibliothèque.
11 mai 2016 à 15h13 #159142Ah ces enfances simples dont les saveurs restent!
O
11 mai 2016 à 17h07 #159144Quel gourmet, ce Kowka! Mais aussi, le moyen de ne pas le devenir avec une telle Ohma!
O
Pomme
11 mai 2016 à 17h09 #159145Oh! excusez! Je crois qu'il ne fallait pas voter ici…
12 mai 2016 à 12h02 #159148O
12 mai 2016 à 18h18 #15914914 mai 2016 à 10h33 #159153Le double vote est une réaction au 49.3, Christine !
O
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