KOWKA – Le Banc de Montpellier

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    CocotteCocotte
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      CocotteCocotte
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        Le banc de Montpellier

         

         

        Cette journée de juin était une grande journée, le soleil rayonnait, malgré l'heure encore matinale, l'air, déjà, frémissait de chaleur. Il y avait dans l'espace lumineux de cette matinée, cette note de joie, de légèreté qu'apportent les événements heureux. Il y avait noces dans ce petit coin des Corbières. Tout le village était présent, trente-sept habitants en comptant les enfants qui à eux seuls faisaient plus de la moitié de la population. Ah! les enfants du village avec leur joie de vivre, il faut dire qu'on ne voyait qu'eux, leur exubérance couvrait tous les autres bruits. Je me mariais et j'épousais un des plus beaux garçons de la région. Je le dis très vite car il ne faut pas rendre les dieux jaloux, ils pourraient prendre ombrage. Souvent ils ont des comportements tellement humains !

        Je l'avais rencontré d'une façon très particulière, non, je ne dis pas la vérité, en fait, c'est lui qui m'avait trouvée, apprivoisée, et enfin cueillie comme un fruit mûr. Lequel n'attendait que ça, être cueilli.

         

        Je me trouvais à Montpellier, à la faveur d'un échange universitaire de type “Erasmus” (cela devenait doucement la mode). J'y peaufinais ma défense de mémoire d'Histoire “De l'influence du monnayage de l'Abbaye de Maguelonne sur la circulation monétaire dans le Bas Languedoc au XIIème siècle“. J'avais pris l'habitude de m'installer sur le banc du “Jardin des Arts”, très joli parc arboré et frais de la ville, face au petit plan d'eau. J'y mangeais mon casse-croûte de mi-journée et je remettais mes notes de la matinée en ordre. Ici le ciel était presque toujours bleu et je trouvais scandaleux le fait de rédiger enfermée dans une salle austère et triste.

        Ce banc me rappelait celui de ma bonne ville de Liège, son parc d'Avroy où régulièrement j'allais observer l'évolution des cygnes lorsque le temps l'autorisait. J'adorais au printemps, au moment de la floraison des cerisiers japonais, aller m'asseoir quelques minutes sur mon banc préféré, adossé au monument de la Résistance. Il faut avouer que la situation stratégique de l'endroit y était pour quelque chose. Effectivement, en automne, c'était la grand-foire et ses manèges. Parmi les arômes de lacquemants et de croustillons, je pouvais voir tout ce bon peuple de Liège s'amuser et rire, c'était charmant.

        J'étais originaire d'un de ces petits villages ardennais de Belgique dont personne ne retenait le nom. Je faisais mes études à l'Université, Place du Vingt Août, à la Faculté de Philosophie et Lettres, section Histoire et je “kotais” Avenue Rogier où j'avais une chambre sous les combles.

         

        Le banc de Montpellier ravivait régulièrement ce souvenir, il était de la même famille. En fonte, habillé de lattes vertes comme tous les bancs publics occidentaux, je présume. Celui de Montpellier s'appelait “Fonderie de Pont-à-Mousson, breveté SGDG n° 377”, c'était un nom

        un peu long, mais il le portait bien, il l'affichait d'un écriture élégante, toute en arabesques “modern style”, presque ostentatoire, sur sa jambe avant droite si joliment galbée, un peu comme c'est la mode aujourd'hui, comme un tatouage tribal, comme une confirmation d'identité.

        -. Je suis un banc public, un vrai, pas une imitation pour jardin privé ou un seuil de maison.

        Il était fièrement campé, de ses quatre pieds, sur des blocs de béton émergeant à peine du feutre, verdâtre par endroits, formé par les aiguilles du grand cèdre bleu du Liban qui le surplombait de toute sa majesté. Il avait une forme très confortable : le devant légèrement relevé et le haut du dos, lui, légèrement incurvé vers l'arrière. Les reins trouvaient leur place, directement, sans chercher. On devrait donner des prix aux meilleurs concepteurs d'objets utilitaires. L'espacement des lattes était idéalement disposé, et elles avaient, comble de l'efficacité, la largeur parfaite pour ne pas blesser la peau. A quelques mètres sur sa gauche, une poubelle en mailles métalliques, au garde-à-vous, maintenait une surveillance sans défaut, mieux que le planton de service. Son austérité était heureusement tempérée par l'agitation sans logique apparente de petites fourmis noires qui couraient sans cesse à son pied. Celles-ci, dans un faux désordre, entraient ou sortaient de multiples trous autour de son assise. Elles étaient les intermédiaires volontaires entre la poubelle et leur nid. Elles étaient, ces ouvrières, les nettoyeuses gratuites du sol. Jamais il n'y avait un détritus au pied de la corbeille métallique, et si, par extraordinaire, une peau de saucisson ou une arête d'anchois, malencontreusement, y aboutissait, les fourmis de Montpellier avaient vite fait de tout nettoyer.

         

        Le clochard qui discrètement chaque nuit adoptait le banc comme couche ne s'y était pas trompé. Chaque soir, dès avril, il sortait de derrière le massif de rhododendrons, venait étendre son sac de couchage sur les lattes, s'installait les deux bras derrière la tête et écoutait religieusement le vent léger bruisser dans la frondaison bleue, presque noire, du cèdre. Il écoutait avec beaucoup d'attention le vent lui raconter les évènements de la journée, les amoureux de Palavas-les-Flots, les flamants de l'étang de Carnon-Plage, les pêcheurs du Grand-travers, les flonflons de la Grande-Motte, où le vent, l'avouant lui-même, aimait s'attarder pour agacer puérilement les terrasses et balcons des célèbres pyramides. Puis l'hôte nocturne du parc s'emmitouflait dans son sac et regardait patiemment la nuit tomber sur cette partie de la ville, sur “son” banc. Le silence à pas menus s'installait sous la lumière orange diffusée par les lampadaires municipaux. Le bruit de la circulation toute proche s'éteignait petit à petit. Puis subitement le silence le plus total régnait, tout le monde dormait. C'est alors que retentissait la complainte du rossignol depuis peu revenu et que notre trimard s'endormait heureux, on ne peut plus confortablement, sans crainte de choir bas de la couche nocturne, tant elle était adaptée à son gabarit. Il s'endormait sous la voûte étoilée traversée par la majestueuse voie lactée montrant le chemin de Saint-Jacques. Il s'endormait sous la bienveillante surveillance de la constellation d'Orion, le chasseur.

        Il devait être astronome ou poète ou encore professeur de français. En réalité, on ne sait jamais ce qu'un homme perdu par la société était dans une vie antérieure. Dès que l'aube pointait, dès que l'horizon affichait cette teinte légèrement violine prélude à une journée ensoleillée, il se levait et disparaissait comme il était venu. Je suis certaine que peu de gens savaient qu'un clochard avait choisi le parc comme asile de nuit.

         

        L'endroit où les barreaux de bois s'encastraient dans le montant en fonte était le refuge discret et secret de mignons petits cocons blancs où les œufs de la thomise locale, bien au chaud, attendaient avec impatience la date de leur éclosion, elle avait trouvé là un succédané de luxe à son biotope naturel. Il y avait une de ces petites boules blanches de chaque côté de chaque barreau; multiplié par le nombre de barreaux, lui-même multiplié par le nombre d'œufs, cela en faisait des jeunes! Le banc était une véritable nursery, où bientôt des milliers de petites araignées allaient éclore. Pourtant, peu arrivaient à l'âge adulte, et si par extraordinaire nous en apercevions une, c'était pour aussitôt l'écraser. Mais je suis convaincu que le banc savait très bien qu'il était une grande maternité, c'était vraiment un banc bienveillant. Même la microfaune sauvage profitait de ses largesses, ici le mot “public” prenait bien toute sa raison d'être.

         

        Contrairement à l'allée de sable fin qui gardait une trace évanescente de la vie nocturne et de l'aube, le tapis d'aiguilles ne laissait aucun souvenir du bref passage de la microfaune du parc. Tel le noir “ténébrion chagriné” regagnant en hâte l'abri de la grosse racine du Cèdre, après être allé ausculter les miettes d'aliments tombés de la poubelle se trouvant de l'autre côté du chemin empoussiéré. Celle qui monte la garde le long du mur délimitant l'étang. L'allée gardait aussi la signature des pinsons qui s'ébrouaient dans la poussière, avant que, le grand râteau à trente-deux dents de l'homme de peine n'efface toute trace de vie, et donne ainsi au chemin l'apparence d'un jardin japonisant. Heureusement, il y avait de petits lézards gris-brun qui traversaient ce “no man's land” provisoire comme des carreaux d'arbalète en laissant derrière eux une trace caractéristique sur le sol, une ligne sinueuse et régulièrement interrompue, encadrée par les légères traces de griffes semées de part et d'autre, telle la trace fossile d'un dinosaure.

        Ce qui fait que, lorsque je m'installais pour l'avant-midi, je ne pouvais qu'observer les traces laissées par toute cette vie invisible mais pourtant intense. Et puis, ensuite, avant de commencer mon travail proprement dit, je me recueillais un instant et regardais cette eau immobile et reposante, où comme dans un ballet d'opéra classique, les cygnes blancs dessinaient d'élégantes arabesques. Je profitais de cet instant de sérénité pour rassembler mes idées et plonger dans le passé.

         

        C'est ainsi qu'un matin, alors que j'étais très sérieusement plongée dans des circulaires monétaires de l'Abbaye de Maguelonne, sise à vingt lieues d'ici mais dans un autre temps, une voix me dit:

        -. Puis-je m'asseoir, cette place est-elle libre? Le garçon qui venait de prononcer ces mots se tenait debout devant moi et montrait d'un geste du menton la partie inoccupée du banc. Il tenait en main un sachet de papier que le gras de l'huile d'olive rendait par endroits transparent, ce qui laissait deviner la fougasse qu'il se préparait à manger pour son repas de midi. Cette image d’homme à contre-jour tenant son sachet a impressionné ma rétine pour le restant de ma vie, elle est là, gravée au fond de ma mémoire.

        C'est ainsi que commença cette aventure qui trouve en quelque sorte sa conclusion logique aujourd'hui. Nous prîmes l'habitude de nous retrouver sur ce banc et, si par malheur, il pleuvait, ce qui était peu fréquent ici, nous avions quand même la jouissance du banc car par un de ces extraordinaires hasards le cèdre bleu ne laissait que rarement une goutte d'eau arriver au sol. De plus, les grandes branches horizontales de l'arbre maintenaient l'endroit toujours dans l'ombre sauf le soir où les derniers rayons rasants du soleil couchant traversaient le feuillage léger des platanes voisins et donnaient au banc des teintes prune où explosaient des gouttes de diamants jonquille. C'est vraisemblablement pour cela que je l'avais choisi, ou est-ce lui, qui m'avait choisie ? Le sol tapissé d'aiguilles constituait un véritable tapis p lein, une moquette confortable où les pas devenaient silence et recueillement. Les seuls êtres vivants qui troublaient cette ambiance étaient les pinsons qui folâtraient au pied du végétal majestueux. Et puis il y avait les parfums…. Une senteur de résineux amer très caractéristique, qu'il laissait autour de lui, un peu comme l'aloès.. De temps à autre un remous de l'air amenait les parfums de térébenthine des pins maritimes mêlés aux senteurs fortes de la cytise en fleurs ainsi qu'aux relents d'eau stagnante de l'étang. C'est pour toutes ces raisons que le banc m'avait choisie, il avait tout fait pour m'être agréable. Car aujourd'hui je suis certaine que c'est lui qui m'avait choisie. Je pouvais venir à n'importe quel moment de la journée, matin, midi ou soir, toujours il était inoccupé. Le banc semblait intemporel, on aurait dit qu'il était en prise sur un autre monde et que par hasard il apparaissait dans le nôtre, dans l'ombre du cèdre, uniquement pour notre plaisir. Très vite il devint “notre” banc, avec tout ce que cela comporte de choses cachées derrière ce simple vocable.

        Il était étudiant en faculté de lettres modernes, juste en face du Vert-Bois, il descendait tous les jours de la semaine prendre son repas au jardin public sauf le vendredi où il avait laboratoire de langue. Il prenait son en-cas sur un autre banc du parc juste en face, de l'autre côté de l'étang, dans un autre monde. Cela faisait plus de quinze jours qu'il m'observait lire, prendre des notes, regarder les fourmis, regarder les cygnes sur l'eau, il avait été intriguée car c'est uniquement ma présence qui lui avait révélé l'existence de ce banc qu'il n'avait jamais remarqué. Au fil des jours, il avait deviné que j'étais également étudiante, ce qui lui donna le courage de m'accoster; au départ, c'est uniquement par curiosité qu'il lia conversation, cela faisait maintenant trois ans qu'il venait au parc tous les jours. Il avait un accent charmant qui tout de suite m'avait plu, c'était l'accent du Midi, pas celui de Marseille mais bien celui de l'Ariège. Il s'appelait Robert et quand il sut que j'étais belge, je subis plusieurs jours d'affilée un interrogatoire en règle. Il était vraiment intéressé par les réponses données. Il aimait particulièrement les tournures de phrases très typées, cela le faisait rire, et je dois avouer que j'aimais le voir rire. Il avait un rire perlé, paradoxalement un peu triste, c'était, je crois, ce paradoxe qui m'avait conquis. De plus ce rire creusait de petites fossettes au-dessus des pommettes et lui étirait les yeux en arrière. Il était tellement beau ainsi que j'aurais bien aimé le faire rire toute la journée. Petit à petit, de jour en jour, de rencontre en rencontre, le sentiment devint plus tendre, plus privé, non public, et le banc du parc du Jardin des Arts ne nous suffit plus…

         

        Hier, étant de passage à Montpellier, j'en ai profité pour surprendre le fiston qui “faisait médecine”, eh oui dans la même faculté que notre truculent Rabelais. En sortant de “l'Alma Mater”, je me suis arrêtée dans un “kebab shop” où je me suis offert une “pita durum”, une grande avec chou, poulet et sauce cocktail, puis, inconsciemment, mes pas m'ont conduite au parc. Dans ce début d'après-midi, j'ai failli le rater, il était pourtant bien là, dans l'ombre du grand cèdre. Intangible, toujours à sa place, toujours aussi discret, et comme à l'époque, il fallait faire un effort pour l'apercevoir. Toujours aussi vert, il n'avait pas changé d'un iota, si ce n'est deux ou trois couches de couleur en plus. Il était libre, savait-il que je comptais passer lui rendre une petite visite ? Pourtant je ne savais pas, il y a encore une demi-heure, que je me rendrais au parc. Je m'y suis assise et j'ai mangé mon dîner comme vingt-cinq ans plus tôt. Les fourmis étaient toujours aussi actives, j'ai regardé l'étang où les mêmes cygnes semblaient évoluer sur l'eau comme autrefois. C'était sur ce banc que nous avions passé une partie des meilleurs moments de notre vie d'amoureux. Notre banc était devenu pour nous, inconsciemment, l'image de nos vingt ans. Il avait acquis valeur de symbole; il avait pris une place capitale dans notre vie, et nous ne pouvions, depuis, voir un banc sans qu'aussitôt le banc de Montpellier ne nous vienne à l'esprit.

        L'année passée encore, lors d'une vente de mobilier urbain, nous avons eu, mon époux et moi, l'occasion de nous offrir un banc de la série “Fonderie de Pont-à-Mousson, breveté SGDG n° 377”, et nous l'avons mis dans la tonnelle du jardin. Ce n'était pas “notre” banc, mais il lui ressemblait comme un frère ressemble à un frère, mais pas comme un jumeau ressemble à un jumeau, car celui que nous venions d'acquérir avait une autre personnalité que celui où j'étais assise pour l'instant. Celui du Jardin des Arts, celui où  Robert m’avait avoué qu’il m’aimait,  celui où dans un souffle ténu plein d'émotion, je lui avais répondu “moi aussi”. Il m’avait attirée contre lui et en silence, sans dire un mot, serrés l'un contre l'autre, nous regardions sans la voir la surface argentée du plan d'eau, elle était pour nous en cet instant le miroir nous racontant notre devenir. J'aurais aimé, comme tous les amoureux, que le temps s'arrête, ou du moins s'étire longtemps et lentement. Dans l'intensité du moment je savais, oui, j'en étais pleinement consciente, que je vivais un de plus beaux moments de ma vie. J'avais peur de l'interrompre, peur de fausser par maladresse cet instant unique.

         

        J'admire le bord de ce plan d'eau où les libellules virevoltent avec insouciance. Les petites demoiselles au bleu tendre qui volent accouplées en forme de cœur. L'agrion caractéristique avec ses deux grandes taches noires sur les ailes qui lui font deux grands yeux énigmatiques, lesquels vous observent avec interrogation. Je me souviens des chasses fantastiques avec notre fils au bord de la rivière, sa première boîte vitrée. Je me souviens des nombreuses joies partagées pendant toutes ces années. Ces souvenirs me font regretter l'absence de mon époux resté au village, je suis certaine qu'il aurait apprécié se rappeler, avec moi, ces instants de bonheur.

         

        C'est en partie le banc du Jardin des Arts que nous devons remercier pour ces étincelles de bonheur, et même si mon esprit cartésien rejette cette idée, je ne peux m'empêcher de penser qu'il y est pour quelque chose. Et puis c'est tellement magique de le croire ! Au diable Descartes !.

         

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