KOWKA – Le Franc d’or

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    CocotteCocotte
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      CocotteCocotte
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        Le franc

        Ma naissance fut actée en 1350, sous le règne de Jean le Bon. Je suis le Franc, une superbe pièce d'or frappée au marteau pour payer la rançon du roi de France détenu par les Anglais. Je suis sorti de l'atelier de Paris flambant neuf, brillant, éblouissant, sonnant et trébuchant, fleur de coin comme disent les amateurs
        Je ne suis pas très entreprenant mais paradoxalement je suis un insatiable curieux et, je l'avoue, un rien peureux. Le premier souvenir de ma jeune existence est la cession par un drapier bruxellois à un marchand de Marrakech où je servis de payement à l'achat d'une jolie esclave. Cette première transaction me laisse un souvenir triste, acheter un être humain est une bien grande déchéance. Bien que n'étant pas responsable de cet échange je ne peux m'empêcher de me sentir souillé d'y avoir contribué et j'en garde une trace indélébile de honte.
        Je passai de la bourse en lin à une bourse en cuir de Cordoue, où je baignai dans un remugle de parfum sucré, une odeur rance de sueur mélangée à une touche d'aromates, une vraie recette  de cuisine de gourbis. Le marchand à peine rentré chez lui, je faillis bien finir ma toute jeune vie troué, pendu au corsage de son épouse, Fadilah, matrone imposante à la voix de rogomme. Je compris à cet instant qu'à l'instar des jolies esclaves ma beauté pouvait me jouer des tours. Heureusement mon seigneur et maître du jour avait une jolie maîtresse à la kasbah, et songeait pour moi à un tout autre usage que celui de servir de breloque au torse de son dragon domestique. Je fus donc offert à ma juste valeur à un pirate barbaresque pour l'achat d'un perroquet du Gabon. Cette fois c'était parti, la grande aventure commençait, car je me retrouvai dans la cassette de bord accompagné d'une foule d'étrangers et bien que n'étant pas xénophobe je fus surpris par ces rencontres cosmopolites. Des dirhams, des sequins vénitiens et même un solidus byzantin au nom de Maurice Tibère me tenaient compagnie. Embarqué par mon nouveau propriétaire nous partîmes vers Constantinople, la porte de l'Orient. A peine arrivé et à mon grand désespoir j'allai, avec tous mes compagnons, rejoindre le coffre d'un banquier levantin où je passerai presque un siècle et demi dans une cassette. C'est au cours de cette longue période que je fis mieux connaissance avec les autres “détenus” et surtout avec une jolie pièce d'or byzantine. J'en tombai éperdument amoureux. Elle était forgée d'un très bel or, de l'Oural vraisemblablement, à l'effigie de l'impératrice Irène. Elle était jolie, élégante, d'un esprit subtil, pleine d'humour, elle possédait une folle joie de vivre et un irrésistible besoin de se confier et de se faire câliner. Elle avait été attirée par ma prestance puis avait découvert avec émerveillement que nous nous entendions bien. Elle n'était qu'harmonie, halée, faite d'un or rougeâtre légèrement vermillon qui dénonçait une sorte de métissage entre l'or de son âme et le cuivre de Chypre, mais le tout de bon aloi. Chez elle, comme chez moi, la refonte lui avait fait oublier tous ces souvenirs d'antan, lui donnant une nouvelle virginité de l'esprit. Comme tous les amoureux du monde, nous nous étions promis plein de choses, nous avions échangé nos plus tendres secrets. J'avais oublié le goût de l'aventure, j'étais comblé. Pendant ces cent cinquante ans rares furent les moments où je pensai à l'extérieur. Tous les deux, nous étions bien, au chaud, entourés de voisins peu gênants, à peine conscients de leur existence. Un matin au funeste destin, un véritable tsunami vint bouleverser notre douce romance.
        Notre “maître” du moment rassembla tous ses avoirs et partit pour Gênes. Il y faisait partie d'un consortium finançant le lancement d'un galion vers le Nouveau Monde découvert pendant notre idylle. C'est ainsi que nous fûmes séparés. Dès l'aube, à ma grande tristesse, je servis au payement d'une cargaison d'eau douce et je quittai donc le bord, la mort dans l'âme. J'allais regretter la bourse du commandant où certains sequins avaient commencé à m'apprendre l'italien. Le plus terrible c'est que, contraint et forcé, j'y abandonnai ma dulcinée.
        Mais n'est-ce pas le triste destin d'une pièce de monnaie que de changer régulièrement de main sans avoir voix au chapitre. C'est évidemment cette particularité qui nous fait voir du pays. Dans mon cas, étant éveillé à une certaine conscience, je souffris vraiment de cette situation. Je perdais la présence de ma belle amie, avec qui je venais de partager plus de cent cinquante ans de vie commune. La disparition de l'aimée donna cependant du relief à mon existence bien que n'étant toutefois pas pressé de retourner à la fonte. Je pense que chez l'Homme ce sont les souffrances accumulées trop rapidement qui donnent aux sages l'envie de mourir.
        Décidément, j'étais voué à l'immobilisme car je fus à nouveau confisqué à la circulation. Mon nouveau propriétaire, un jeune planteur de Louisiane me trouva tellement beau qu'il me garda précieusement dans un tiroir de sa chambre à coucher.
        C'est par un bel après-midi, suite à une grande agitation dans toute la maison que je fus tiré de ma cachette.
        Après de nombreuses péripéties, où je fus tour à tour, souvenir, objet de collection, porte –bonheur, breloque, j'appris avec une grande émotion que je retournais au pays de ma naissance avec le dernier rejeton de ma famille d'accueil. J'y rentrai juste à temps pour voir tomber la tête du dernier roi de France de la dynastie en l'honneur de laquelle j'avais été conçu. Quelle triste ironie, fabriqué dans le plus beau des ors pour payer la liberté d'un roi juste et bon, j'y revenais pour voir tomber celle du dernier au nom de cette même liberté.
        Mon jeune maître lui par contre garda la tête froide mais me perdit au cours d'une mémorable partie de bouillotte L'officier qui me gagna revenait d'Egypte et je l'accompagnai dès lors dans ses campagnes. C'est dans la ville de Liège, suite à l'achat d'une paire de pistolets de duel, que je fus, horreur, destiné à la refonte. A cet instant crucial de ma vie, la providence me sauva de cette issue fatale . Car malencontreusement lâché par le changeur je tombai sur la tranche et roulai jusqu'à l'un des interstices du plancher de cette maison bourgeoise où je me tapis. Dans cet espace sombre et confiné où seules les araignée viendront me voir pour me tenir compagnie je resterai deux siècles, isolé au milieu de la poussière. J'ai bien comme voisin un petit denier mosan, mais il avait peu de choses à me raconter.
        Je me mis à revoir ma vie passée, à rêver d'Irène. Où peut-elle être à présent? Je m'interrogeai sur notre destin, nous les objets inertes, sur la lenteur de nos réactions et je compris que c'est de là que vient notre faculté d'introspection. Et puis, je dors, je rêve, je dors et je rêve encore.
        Brusquement la lumière jaillit, je ne suis plus dans cette fente du parquet, mais entre les doigts sales d'un petit garçon qui vient de me dénicher et qui m'admire sous tous les angles. Ma première interrogation est : quand somme-nous ? Je suis toujours à Liège et le gamin m'emmène à l'école où je ferai l'émerveillement de tous dans la cour de récréation.
        D'étranges véhicules pétaradants et puants nous ont accompagnés tout au long du chemin. Subitement les évènements s'accélèrent, il m'échange contre une “chique sur un bois”(quelle déchéance). Puis de mains en mains, mon aspect ancien attirant les convoitises, je finis par atterrir à Paris. Et en 1972 je suis acheté dans une vente Drouot par un amateur éclairé lui aussi ébloui par ma beauté .
        Une pièce bien éclairée par la lumière naturelle, les murs lambrissés de cèdre, et tapissée d'un velours doré créait un écrin digne du grand médailler habillé de daim fauve. Sur une table basse aux pieds joliment galbés, un grand vase de Gallé contenait un bouquet de monnaies du pape, il ne pouvait pas en être autrement. La seule fenêtre de la pièce donnait sur le vignoble qui descendait “faïsses” après “faïsses” pour atteindre tout au fond de la vallée une  rivière au parcours paresseux. L'air tremblait, la vigne était comme ivre. On avait l'impression de regarder au travers d'une vitre en verre soufflé par un apprenti maladroit. Et dans ce midi où le soleil, semblable à celui de mes débuts chez le marchand de Marrakech, écrase le paysage de sa chaleur, j'entends mon nouveau propriétaire dire : te voilà enfin, je te cherche depuis des années. Lorsque j'ai trouvé Irène, j'ai su que toi seul pouvais occuper la case voisine de la sienne. Il ouvrit le coffret et, parmi le plus beau rassemblement possible de pièces d'or c'est les yeux éblouis et brouillés d'émotion que je vis Irène, mon adorée Irène! Et depuis lors c'est chez lui, à la campagne, que je repose paisiblement au paradis des francs, choyé, admiré, couché sur le velours d'un précieux médailler.
        Nos retrouvailles inespérées constituent le plus grand bonheur de ma déjà très longue vie. Nous avons comme voisin d'étage, une chaise d'or de Philippe le Hardy, un compatriote
        qui a vécu des aventures similaires aux miennes. A l'étage en dessous se repose un statère de Vercingétorix qui fut perdu par un Averne dans les faubourgs d'Alésia assiégé par Jules César. Dans son voisinage, un aureus du même Jules César, le rend heureux. Ils échangent leurs points de vue sur une même époque vue d'horizons différents.
        Car si les monnaies à la vie courte n'ont pas d'opinion car elles ne sont qu'un moyen d'échange, nous, les pièces d'or si belles et si chaudes, bénéficions d'une longue vie. Nous acquérons au cours des siècles, par notre curiosité, une certaine connaissance de la vie des hommes. Au rez-de-chaussée, il y a un tétradrachme, il ne parle que le grec archaïque, il aurait connu Ulysse… mais cela est une autre histoire.
        En définitive, de valeur commerciale je suis devenu œuvre d'art grâce à ma beauté. Je pus ainsi passer la plus grande partie de ma vie à méditer sur la vie des hommes et constater que leur monde est étrange. Pourtant j'aime être admiré, pris dans des mains dont le doux réchauffement me fait entrer dans une plénitude trouble, subtile sensation impossible à partager, même avec mon aimée. Mais c'est aussi ce genre de situation qui, au bout d'une de nos longues vies, permet à la refonte d'être la bienvenue en nous donnant la paix et l'oubli, cette nouvelle naissance nous rendant vierge de tout souvenir.
        Est-ce la même chose chez l'homme, sa mort n'est-elle qu'un passage ?

         

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