KOWKA – L’Homme du vieux mas

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    CocotteCocotte
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      CocotteCocotte
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        KOWKA

         

        L'homme du Vieux Mas

         

        C'était un chemin poudreux, ocre, bordé d'arbres gris-vert obstruant toute vue. On n'entendait aucun bruit dans la torpeur de cette matinée caniculaire. Pas un chant d'oiseau, pas une stridulation d'insecte pour troubler la bizarre quiétude des lieux. L'air lui-même y avait une densité différente et charriait des parfums mélangés de thym et de sarriette.

        Je suivais cette petite route. Elle me paraissait interminable, entre son double étage, buis, euphorbes et acacias pour le premier et arbres bas tel le kermès pour le second, avec une solution de continuité obsédante, se répétant d'un tournant à l'autre. On aurait dit qu'elle n'allait nulle part, à un point tel que c'en était désespérant. Elle déboucha pourtant dans une petite vallée, fermée de tous côtés.

        Une parcelle de vigne vert tendre précédait un petit mas assoupi, écrasé par le soleil, adossé à une garrigue au parfum de térébinthes, très dense, sombre, à la végétation luxuriante, bien différente de celle du chemin emprunté jusque là. Cet espace ouvert avait quelque chose de fascinant d'où émanait une impression féerique. Les couleurs étaient plus foncées, plus soutenues, plus froides aussi, un peu comme si elles venaient d'un autre monde. Etait-ce dû à la source qui avait donné son nom à cet étrange endroit ? Les Fonts d'Estramières, avec T comme dans fontaine; c'était vraisemblablement cette source jamais tarie qui donnait cette luxuriance mystérieuse au vallon.

        Avant d'entrer dans le val, le talus gauche du coteau était bordé à hauteur des yeux d'une longue banquette calcaire riche en coquillages antédiluviens. Juste la bonne hauteur pour apercevoir sous la banquette, dans l'ombre sèche, à l'abri de tout vent, du sable à la couleur crémeuse, sec, fin, parsemé d'entonnoirs chacun gros comme une noix. C'était là le terrible piège de la fourmi-lion. C'était la première fois que j'en voyais ailleurs que dans un livre. Je dois avouer que j'étais fasciné par la chute de chaque petite fourmi noire qui, la seconde précédente encore, se promenait benoîtement les antennes au vent. En effet, dès qu'elle tombait dans l'entonnoir, elle était subitement prise de frénésie et essayait de remonter à toute vitesse. Mais les grains de sable sec et très fin, trop fin, coulaient sous ses efforts et la ramenaient sans cesse sur le fond où manifestement elle ne voulait pas rester. Après deux trois grimpettes suivies d'autant de descentes involontaires, il y eut lors d'un de ses passages par le fond, un éclair tellement rapide que je ne vis qu'un mouvement flou; après cela la fourmi n'était plus là ! La fourmi-lion, cachée sous le fond de l'entonnoir, bien enfouie dans le sable, ne laissant que les deux chélicères de ses pinces traîner juste sous la surface des premiers grains, avait, à la vitesse de la foudre, happé la besogneuse imprudente. Comme cela me changeait de mon pays où tout était vert, calme et placide !

        Ce vallon avait encore autre chose de très particulier, cela était vraisemblablement dû à sa disposition. Ici, il se passait quelque chose d'inouï avec les cloches. Contrairement aux bourdons des clochers d'église de chez nous, dans le nord, les cloches du campanile du village émettaient des notes aux sons grêles et légers, tels ceux des chapelles ou des couvents. Peut-être la qualité ou la densité de l'air n'était-elle pas la même qu'ailleurs? On entendait distinctement le marteau frapper l'airain, le métal frapper un autre métal, et pourtant donner des petites notes musicales et discrètes. Mais dans le ciel pâle et chaud de cette fin de matinée, elles s'étiraient, hésitantes comme un rond de fumée, devenaient des cercles parfaits avant que d'autres cercles, toujours plus grands, toujours aussi purs, s'en échappent comme par magie. Ces ondes planaient alors sur la place, puis sur les maisons, avant de s'étendre par-dessus les vignes et plus loin encore, vers la montagne et notre vallée. On les ressentait passer par-dessus les collines, la rivière et les rochers, et elles étaient encore perceptibles que déjà le marteau frappait à nouveau, d'autres ondes sonores naissaient, et puis d'autres encore. Alors on les écoutait, avec émerveillement, comme une gamine écoute avec gourmandise, l'oreille collée à la paroi, la mélodie de sa nouvelle boîte à musique. Lorsque le mistral était levé, les orbes sonores prenaient la forme de grandes ellipses, la partie la plus aiguë dirigée vers le midi. Les sons étaient alors très différents entre le village et la campagne environnante. Et lorsque le vent soufflait fort, ce qui n'était pas rare, les notes cristallines, dans le vallon, donnaient l'impression de tomber du ciel. Je pouvais alors penser qu'elles prenaient naissance là, dans l'air, uniquement pour me ravir, uniquement pour m'être agréable.

        Soudain résolu, je franchis la cour et montai les huit marches qui menaient à la terrasse précédant l'entrée. Je tirai la chaîne de la cloche et une voix cria par la porte grande ouverte. – Oui, entrez

        La première chose qui me frappa en pénétrant dans le hall furent les odeurs. En réalité il y avait plusieurs parfums. D'abord, le principal, celui de la maison qu'on reniflait sitôt passé le seuil sombre. J'essayai de l'analyser car c'était une senteur qui ne m'était pas familière. Elle n'était pas déplaisante, loin de là. Il y avait un fond de vin, bien entendu, avec une pointe de chien mouillé, et des relents refroidis de cuisine. Et comme c'était une cuisine méridionale, à base d'ail, d'olives, d'huile et de romarin, cela me changeait de mes habitudes.

        Un autre parfum était l'arôme même de l'air, beaucoup plus ténu; je me rendis compte après qu'il était seulement perceptible à certain moment de la journée. Il était plus discret, plus évanescent, composé des senteurs aromatiques typiques de la flore du midi. Toujours ce subtil mélange de sarriette, de paille, de menthe mais où la dominante, me sembla-t-il, était le pin. Le dernier enfin, plus discret, plus sauvage et plus fugace était lui très spécial. C'était un cocktail froid composé de senteurs ferriques, acides, humides, terreuses, c'était le parfum très typé de l'eau de source. Cet assemblage me parvenait par-dessus le toit de la maison, légèrement pollué par l'émanation de gasoil mal brûlé provenant du tracteur.

         

        Il était assis dans la cuisine et regardait le vallon par la fenêtre. La lumière l'éclairait de profil. Il contemplait son verre de vin fraîchement tiré dans lequel le soleil allumait de magnifiques teintes rougeoyantes. On y percevait toute la gamme des cramoisis en passant par le carmin, le rubis transparent et une touche de ponceau. C'était le vin de sa production, “élevé” avec amour et conscience, et, comme c'était un homme sincère et honnête, il le buvait avec tendresse et respect, sans avidité, comme un vin doit être bu, avec une certaine révérence. De suite l'homme me plut, de suite je sentis que nous allions bien nous entendre. De suite je compris que nous partagions en partie les mêmes valeurs, que nous aimions les choses simples et la nature.

        Il s'appelait Robert, mais on disait “le père”. Son épouse s'appelait Elizabeth, dite Zabeth. Il avait deux filles, l'aînée mariée dans la région de Nîmes, et la seconde, Véronique, étudiante, qui venait de réussir son bac et se préparait pour la rentrée en fac de Lettres. Comme beaucoup de petits viticulteurs, il lui fallait un second métier pour faire subsister sa famille. Le père était bûcheron, et il faut dire qu'il était construit pour, un mètre soixante-cinq de haut, presque autant de large. Je me souviens de ses biceps qui étaient plus gros que mes cuisses. Une véritable force de la nature. Une particularité, très étonnante, était sa placidité: jamais pressé, sa façon de se déplacer que l'on aurait pu croire lente mais qui n'était que calme et sérénité. On sentait qu'il avait les deux pieds ancrés dans le sol, on sentait qu'il était relié à la terre. Ce n'est pas pour rien que l'on appelle ce genre d'hommes des terriens. Lui, de plus, était relié au ciel, ce ciel du midi d'un bleu azur qui n'était que le reflet de ses yeux, lesquels étaient d'un bleu profond. Debout dès l'aube, sa cognée sur l'épaule, il quittait le mas et montait au bois, où, avec une sorte de respect primitif, il abattait les arbres les uns après les autres. Il rentrait vers onze heures, dînait en silence, puis faisait une longue sieste. Vers trois heures trente, il se levait, buvait un canon de vin frais et, d'un geste caractéristique, remettait sa casquette. C'était le signal de la reprise du travail, il remontait au bois ou descendait dans le vignoble ou encore, mais plus rarement, allait au potager.

         

        Cela faisait maintenant dix jours que les vendanges étaient commencées; le va-et-vient dans les vignes était incessant, les cornues se remplissaient et partaient sur le tombereau vers la cave coopérative.

        Depuis quelques jours, Véronique m'était de plus en plus sympathique, totalement différente des filles que j'avais connues chez nous. Elle avait des cheveux magnifiques, longs et bruns. Elle était simple et naturelle. Pas de maquillage ni de tricherie : elle se montrait telle qu'elle était. De plus c'était une très gentille fille, sensible aux beautés de la nature et aimant les auteurs français. Il faut dire qu'elle entrait en fac de Lettres en novembre. Je la regardais vivre, bouger et respirer le même air que moi. Nous vendangions dans la même “colle”. Moi par goût de l'aventure et, elle, pour payer ses études. Je crois que nous sommes tout de suite tombés amoureux, mais je n'osais pas lui en parler; c'était la première fois et j'étais très intimidé. Chaque soir je me disais que j'allais me jeter à l'eau le lendemain, mais chaque matin je reportais au jour suivant ma déclaration.

         

        Fin septembre approchait, le père m'avait autorisé à occuper un cabanon constitué d'une pièce sans électricité mais avec évier et robinet. Il y avait en outre un poêle, une table et quatre chaises : Byzance quoi, par rapport à ma tente.

        Ce soir-là, c'était la fête, j'avais vingt ans, et pour cette occasion j'avais invité ma “famille française” et, bien sûr, Véro. C'était un samedi pluvieux. J'avais travaillé tout l'après-midi pour que notre petite soirée soit une réussite. Le tapis de sol de la tente sur la table faisait une très jolie nappe. Le terrible Sautelle du père Raoux comme apéritif, jus d'orange, eau de la source et vin comme boissons. Je servis avec fierté comme entrée des palets (pâte de pomme de terre râpées frites à la poêle), comme entremets des petits gris au beurre d'ail, je savais que Robert en raffolait. Riz à la Créole, bien épicé avec tomates, lard, petites saucisses fraîches fricassées, oignons et ail. Pour dessert un cake gentiment amené par Véronique. Ce dessert sera suivi d'amandes, de noix, de figues trouvées dans la nature. Assis autour de cette table, quatre bougies nous éclairaient, le poêle ronflait, il participait à notre fête, il lançait mille reflets chauds sur nos visages et dessinait des arabesques rougeoyantes au plafond. Cette soirée fut charmante et réussie. J'avais vingt ans, j'étais très loin de chez moi et pourtant j'étais heureux. C'est ce soir-là que j'appris que le père avait un don très recherché dans cette région: il était sourcier.

         

        Un dimanche matin (le dimanche, sauf exception on ne vendangeait pas), tôt levés, nous partîmes cuber un petit bois au-dessus du domaine des “Celettes” que le père était chargé de couper pour une papeterie. L'endroit se trouvait sur la croupe d'une colline surplombant la Cèze. Après avoir bien œuvré, le père referma son petit calepin de moleskine noire, remit l'élastique en place, puis, après la collation de la matinée, but le verre de vin qu'il avait fait miroiter à la lumière selon son habitude, il me dit, toujours avec cette placidité qui le caractérisait :

        –. Suis-moi ; avant de rentrer, je désire te montrer quelque chose que même les gens d'ici ont rarement vu. Je sais que cela te fera plaisir et que tu apprécieras.

        Il me conduisit au pied d'un éperon rocheux, d'où la plaine nous apparaissait dans toute sa majesté. Dans l'air troublé par les vibrations de la chaleur montant du sol, les villages d'Euzet, Carnol et La Roque se montraient sous leurs plus beaux atours. Et dans le bleu lointain où l'horizon tremblait avec un goût de mirage, on devinait même Frigoulet et Roqueperthuis.

        –. Assieds-toi au pied du calvaire, et attends. Sois patient; de mon côté je vais chercher quelques pieds de mouton, Zabeth saura me remercier pour ces champignons.

        Robert était vraiment un homme observateur et comprenait très bien les tenants et aboutissants du milieu dans lequel il évoluait, j'étais donc très intrigué et, suivant son conseil, je m'installai du mieux possible. Je pouvais admirer cette magnifique vallée toute vibrante sous l'air chaud. D'ici, les routes noires, les chemins ocres et le damier vert des cultures ressemblaient à un tableau de Cézanne. Un petit bruit à ma gauche attira mon attention: une tête mafflue émergeait de dessous un gros rocher. Une tête d'animal préhistorique précédée par une langue noire et bifide. On aurait dit un de ces dragons des contes de fée de mon enfance. Un regard à droite, un regard à gauche, il sembla réfléchir puis, subitement, d'une seule détente, il sortit de son obscur abri. Il était d'une agilité remarquable malgré son corps lourd et massif. Il alla se vautrer, les yeux clos, sur une grande dalle chauffée à blanc, comme si elle lui appartenait. Son corps était terminé par une longue queue souple marquetée d'ocre repliée le long de son ventre jaune citron. Ses deux flancs étalés comme pour mieux absorber la chaleur caniculaire étaient chamarrés d'ocelles verts, gris-jaune, et entourés de perles noir bleuté. Les plus beaux et les plus grands sont ceux qui lui donnent son nom, ils sont comme le reflet de ce ciel estival, d'un bleu très pur, couleur de robe unique dans la nature de notre pays. Telle fut ma première et étrange rencontre avec le grand lézard ocellé languedocien. C'est au pied de ce calvaire huguenot que je le rencontrai pour la première fois. Ici, il portait le nom terrible d'Arrassado. Merci Robert.

         

        A la mi-octobre, les vendanges étant finies, Véro me proposa de passer l'après-midi au bord de l'Ardèche. Je n'avais jamais vu l'Ardèche, j'acceptai donc avec enthousiasme non sans une arrière-pensée. Arrivé à l'entrée des gorges, je restais sous le choc, n'ayant jamais imaginé qu'il puisse exister quelque chose d'aussi grandiose. Un calme presque hostile régnait, l'eau était sombre et coulait sans bruit. Le père désirait pêcher sur une grande banquette rocheuse, nous le laissâmes à son plaisir, tandis que Véro me conduisait dans les gorges par une sente pas plus large qu'un pas. Elle m'amena sur une petite plage de sable fin, où nous pûmes nous baigner dans l'eau profonde. Ce fut là aussi que je me déclarai et fus accepté. Quand vers cinq heures nous rejoignîmes le père en nous tenant la main, mon pull sur les épaules de Véro, Robert eut un sourire radieux. Au retour, il nous offrit un verre de vin d'une bouteille gardée pour les grandes occasions, c'est ainsi que sans qu'un mot ne soit échangé, tout fut dit.

        Dès le lendemain, le père me prit à part, m'emmena au bout du vallon. J'appris avec émerveillement à me servir du don qu'il me transmettait.

        -.Je n'ai pas de garçon, me dit-il, le don ne peut se transmettre que d'homme à homme. Il me montra avec patience comment charger la baguette de coudrier, la régler, l'équilibrer. Il m'expliqua aussi que, outre la baguette, l'analyse du sol, des couleurs, la faune et la flore étaient des indices précieux et contribuaient grandement au choix du forage si nécessaire. Par exemple le mousseron est un signe d'eau peu profonde. Et le carex est le signe d'une eau qui ne demande qu'à naître. Par contre, pour les eaux profondes, au-delà de cinq mètres, le don est nécessaire. Il ne sut jamais à quel point le cadeau qu'il venait de me faire compta dans ma vie. Tout au long des années qui suivirent, ce don familial resta une signature de conduite, une façon de vivre, un respect des choses simples.

         

        Il avait, au bout du vallon, une petite pièce de terre. Nous étions aux confins de la commune. Nous étions donc par la même occasion aux confins de l'appellation Côtes du Rhône. Cette petite parcelle de terrain aux quatre coins mal définis était perdue au pied des bosquets riches de thym, laurier, buis et autres plantes odorantes. Elle était plantée d'une mauvaise variété de raisin riche en volume mais pauvre en qualité, et de ce fait était devenue importune; des hybrides blancs, si mon souvenir est bon. Le père avait décidé que, dès les vendanges finies, on arracherait cette mauvaise vigne pour planter du grenache noir, au grain petit, peu abondant certes, mais d'une qualité supérieure qui permettrait de faire passer cette partie du vignoble, plus ou moins trente ares, en “contrôlé”, car le grenache donnait un vin fort et fruité. J'avais fêté mes vingt printemps depuis trois mois. Noël était de la veille. Après avoir essouché, brûlé les ceps, ce qui ne fut pas une mince affaire, le grand tracteur jaune de chez Fabre vint d'un labour profond préparer la terre à sa nouvelle destination. Il ramenait une terre grasse et fertile des profondeurs du sol. C'est à cette vue que le père, dans une sorte de pudeur, décida, avant de replanter le jeune cépage à l'automne, de semer une emblavure de blé, pour ne pas laisser la terre nue. L'été revenu, le jour tant attendu arriva ; par un beau matin, un peu avant l'aube, le père décrocha la faux qui depuis trois jours l'attendait. Effectivement, depuis tout ce temps, il la dorlotait, la bichonnait, l'équilibrait, la caressait comme on caresse une amante. C'était la faux de son père, une faux d'avant-guerre. Il partit de son pas lent, tranquille, l'outil sur l'épaule, moissonner son labeur. Je le rejoignis vers dix heures. Je lui apportais, comme à l'accoutumé, l'omelette et son vin. Le soleil déjà haut dans le ciel d'azur dardait de ses chauds rayons tout le vallon. Juste après l'ombre du dernier bosquet, surgissant dans la lumière, apparut brusquement à mon regard une scène digne d'un tableau de Millet. D'un geste amoureux, apparemment aisé mais combien éreintant, d'une rare élégance terrienne, que seul le paysan peut comprendre, le père fauchait. Ses bras allaient de droite à gauche avec une facilité déconcertante; les gerbes tombaient les unes après les autres en gémissant. Elles marquaient un temps d'arrêt lorsque la faux les heurtait, puis, comme à regret, se pâmaient en douceur sur le côté, formant un andain régulier. L'or de la terre se mêlait, fusionnait intimement avec l'or du ciel. Seule la faux bruissait et soulignait ainsi le silence de cette chaude matinée. Une fine poussière, comme de la poudre d'or, auréolait le père. Dans cette lumière estivale, on aurait dit un saint orant. Cette scène me rappelait “Regain” du chantre de Manosque. De temps à autre, il s'arrêtait, et, d'un grand mouchoir à carreaux tiré de la poche de son bleu, s'essuyait le front perlant de gouttes d'or. Je restai longtemps là, à regarder cet homme qui n'était pas encore mon père. Je n'osais troubler cet instant magique, image parfaite de l'amour pour la terre nourricière. Les femmes, qui me suivaient de peu, arrivèrent avec leur agréable babil. L'immortalité de l'instant était rompue, le film reprenait son cours. Je m'avançai vers le père pour lui porter son rafraîchissement. Une pudeur mal placée m'empêchait jusqu'à ce jour de parler de cet instant magique, bien qu'il fût resté gravé au fer rouge dans les rets de ma mémoire.

         

        Ces quatorze mois, deux saisons de vendanges, contribuèrent aux plus beaux jours de ma vie. Véronique, le père, le vin et l'eau, tout concourait à ce bonheur.

        C'est en revenant de la faculté de Montpellier que la voiture qui ramenait Véro au village fut percutée par un poids lourd, dont le chauffeur s'était endormi au volant. Elle fut tuée sur le coup.

        Lorsque la nouvelle arriva au vallon des Estramières, je crus mourir aussi. La cérémonie d'adieu sitôt terminée, je rentrai au pays sans même repasser par le mas. Je ne pouvais ou plutôt je ne voulais partager ma douleur avec personne, même pas avec le père. J'avoue avoir été lâche. Je venais d'avoir vingt et un ans, l'homme venait de marcher sur la lune pour la première fois et Becket recevait le prix Nobel de littérature.

         

        Qu'il est doux, ce nom enchanteur des Estramières

        Où nous comptions résider le restant de nos jours

        Il est comme un feuillage qui bruisse de prières

        J'y perçois dans l'eau comme un souffle d'amour

         

        Le souvenir de la jolie élue en notre cœur perdu

        Résonne à travers les ombrages de mon âme

        Les jeunes abricotiers, aux fruits tendrement fendus

        Etaient pour nos futures récoltes un véritable sésame

         

        J'ai souvenance de ses grands yeux noisette

        Et d'un point de beauté celé en sa cachette

        De son regard triste qui devinait notre destinée

         

        C'est là que nos destins se sont un moment percutés

        C'est là que je l'ai rencontrée la première fois

        C'est là que je l'ai cueillie pour la dernière fois

         

         

        Vingt ans plus tard, je repassai au vallon. Le père était assis sur le seuil et je lui souhaitai le bonjour. Je n'avais aucune idée de la façon dont j'allais être reçu, même si, je m'en doutais, nous nous comprenions si bien.

        -. Oh fan des pieds, le Belge, viens boire un canon!

        -. Salut, Robert, ton vin est-il toujours aussi puissant ? Lui dis-je sur un ton ému.

        -. Attends, je te laisse juge, je vais chercher une bouteille de la dernière vendange de la petite vigne du fond, tu te rappelles… le grenache ?

        J'entrai et cette odeur inchangée me sauta au visage. Je faillis bien faire demi-tour. J'avais les larmes aux yeux; pour moi c'était toujours la maison de Véro et ce parfum, c'était le parfum de mes vingt ans.

        -. Oh, Robert, si je me souviens ? Si tu savais !

        Nous dégustâmes le vin religieusement. Il était agréable, frais, mais corsé comme cela se devait pour un judicieux assemblage de Sirrah et Grenache noir.

        Puis le père me regarda et me demanda :

        -. As-tu des enfants ?

        J'hésitai à répondre puis je lui avouai que j'en avais un, un garçon. Et qu'il avait le don… le don de voir la beauté de la vallée sous les brumes matinales, comme sous le soleil du soir, de voir l'arrasado, de voir ce que les autres ne voient pas.

        Il me dit:

        -. C'est bien, et je vis éclore une larme furtive au coin de son œil bleu, je compris que lui n'avait pas de petits-enfants et je crus même qu'il m'en voulut un peu.

         

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