KOWKA – Madison Creek

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    CocotteCocotte
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      #159087
      CocotteCocotte
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        Madison Creek

         

        J'arrive enfin sur la dernière crête. D'un coup, comme par magie, la vallée se dévoile avec son charme habituel. Elle est telle que je l'ai gardée dans mon souvenir. J'avais très peur que ma mémoire ne l'ait enjolivée, après trois années d'infidélité.

        Dans l'air troublé par la chaleur montant du sol, les villages de Saint-André de Cèze, Euzet, Carnol et La Roque se montrent sous leurs plus beaux atours. Et dans le bleu lointain où l'horizon tremble avec un goût de mirage, on devine même Montgoulet et Roqueperthuse.

        Je suis content de poser mon sac à dos au pied du calvaire. Il me scie les épaules. Comme d'habitude, je l'ai trop chargé et maintenant j'en paye le prix. Je m'assieds sur un rocher à côté de la croix. De ce point de vue, je peux admirer cette extraordinaire vallée, vibrante sous le soleil méridional. D'ici, les routes noires, les chemins ocre, le damier vert des cultures ressemblent au tableau de Cézanne, celui de la Montagne Sainte-Victoire, déposé en carte postale sur mon bureau, dans ma chambre, à Liège.

        Encore un dernier effort, me dis-je, bientôt l'eau rafraîchissante de la rivière, là, en-bas. C'est dans cette vallée que je vais passer trois semaines de vacances, seul avant l'arrivée de mes parents. D'un mouvement sec des hanches, je remets mon sac en place. J'entame la descente vers la Cèze. Subitement, je suis pressé d'arriver.

        Le soleil est déjà haut, le ciel éblouissant, il ne doit pas être plus de onze heures. On n'entend aucun bruit hormis le chant lancinant des cigales. Pas un chant d'oiseau ne vient troubler la quiétude singulière des lieux. L'air lui-même y est différent. Il charrie des parfums de thym et de sarriette. Le chemin parait interminable et gémit sous la chaleur estivale, il se faufile entre buis, acacias, genévriers et cades. Avec sa solution de continuité obsédante qui se répète d'un tournant à l'autre, on dirait qu'il ne mène nulle part, j'y avance comme une ombre condamnée par un châtiment antique.

         

        Je venais de terminer avec succès mes six ans d'athénée et avant d'entrer à la faculté de sciences naturelles de l'Université de Liège, j'avais désiré, avec l'accord de mon père, d'étudier tout particulièrement les longicornes de la Cèze, rivière qui arrose la petite plaine entourant mon village natal. Quand je dis natal, c'est le village où je suis né, où j'ai passé toute mon enfance, où j'ai fait mes premières découvertes, où j'ai mené mes premières chasses. Nous y étions restés jusqu'au moment où papa avait été désigné au siège des Communautés européennes à Bruxelles. Toute la famille l'y avait suivi. C'est après trois ans d'absence, que nous revenons au village à l'occasion des vacances annuelles et, comme dit mon père, surtout dans son cas, pour se ressourcer.

         

        J'arrive dans le fond de la vallée. Mon panorama maintenant se constitue de collines basses couvertes de bosquets composés d'un camaïeu de verts rassemblant presque tous ceux de la création. Plus qu'une centaine de mètres pour déboucher sur cette petite terre nous appartenant. Une langue herbeuse surplombant la Cèze de quelques mètres, bordée d'un côté par une splendide garrigue sèche, odorante, et sur l'autre par deux lignes d'abricotiers; un petit coin de paradis. Ma mère lui avait donné le nom exotique de Madison Creek, en souvenir d'un film sur l'Amérique profonde, sorti l'année de ma naissance et qui l'avait bouleversée.

        En attendant l'arrivée de mes parents et l'ouverture de la maison familiale, j'ai prévu de camper ici trois semaines. Vivre un peu à la sauvage, comptant bien me consacrer principalement à la traque des cérambycidés, ma famille d'insectes de prédilection. La baignade, elle non plus, ne sera pas oubliée lors d'après-midi trop chauds.

        Mon camp installé, je prends un plaid et vais m'étendre sur la berge, car, la chaleur aidant, je suis un peu las. L'eau est basse cette année, il n'a pas dû pleuvoir beaucoup ce printemps. Une partie du lit de la rivière est au sec et laisse une large plage de cailloux blancs, où une bergeronnette fouille, cherchant sa provende. J'aime la rive de cette rivière envahie par les typhas, où les libellules virevoltent avec constance. Il y en a de toutes les couleurs. Les agrions, petites demoiselles au bleu tendre qui volent accouplées en forme de cœur. Le caloptéryx avec ses deux grandes taches noires sur les ailes qui lui donnent ce regard énigmatique. La libellule proprement dite, la grosse verte annelée de jaune, elle passe et repasse en vrombissant comme si vous n'existiez pas, puis…Je me souviens des chasses aux insectes avec mon père… ma première boîte vitrée… les couleuvres qui dorment dans l'eau tiède des berges espérant avec patience une grenouille distraite, ces couleuvres qui attendaient qu'on les cueille … Je me souviens de ces moments bucoliques, des années de bonheur que nous avions passées ensemble avant notre départ pour Bruxelles…

         

        Le bruit d'un tracteur reprenant le travail après la sieste me réveille en sursaut. J'ai dû m'assoupir, il faut dire que je suis descendu en stop de nuit et que j'ai fait douze kilomètres avec ce sac de malheur sur le dos. Un regard vers le ciel, il ne doit pas être loin de seize heures. Au même instant le clocher du village égrène quatre coups, comme pour me donner raison et me souhaiter la bienvenue. Encore un peu groggy, je me relève et décide de me rendre à l'épicerie, chez Gaby, pour me ravitailler. Il n'y a qu'un kilomètre au grand maximum qui la sépare de mon camp. J'ai retardé le plus possible la prise de contact avec le village. Je suis un peu angoissé, trois ans d'absence, c'est long. Mais avant, d'abord deux pêches jaunes cueillies dans le verger voisin, mangées à la régalade, le jus coulant sur la poitrine, une pure merveille, puis plongeon dans la rivière pour me rincer. C'est donc tout ragaillardi que je pars pour le village.

        A peine entré dans l'agglomération, je suis d'emblée accaparé par nos connaissances. Et de fil en aiguille, les deux premiers jours sont entièrement consacrés aux retrouvailles.

        – Adieu Marc, tu es enfin revenu au pays ! Comment vas-tu ? Et la Marie ?

        – Le Jean, quand arrive-t-il ?

        – Viens boire un canon. Tu passes chez les parents ?

        – Eh peuchère, le Robert sera content de te voir. …

        – Les Pradier ne sont plus.

        – Les Raoux sont partis sur Lyon.

        – Ce soir, on joue aux boules, tu en es ?

        Expliquer que ma tribu ne débarque que dans trois semaines, qu'en attendant je campe au lieu-dit Madison Creek, que je suis venu plus tôt, que je vais chasser les insectes… Je fus vite repris dans les rets de la vie rurale. Celle que j'ai un peu oubliée depuis notre départ pour l'étranger.

        Mon village, c'est un gros bourg, tout à fait traditionnel, à la vie rythmée par le son cristallin du campanile. L'église assoupie au centre, isolée, puis deux rangs de maisons en cercle tout autour, entrecoupé de trois placettes, garnies de leurs deux trois platanes, avec chacune son bistrot. Les anciens vous diront qu'il faut bien un peu d'espace pour jouer aux boules et puis après se rafraîchir.

        Comme ce week-end d'arrivée se confond avec la fête votive, je décide de passer la soirée sur place. J'arrive au bal en plein air vers 21 heures. Je m'étais dit que si la fête était ennuyeuse, je pourrais de toute façon aller aux lampadaires ramasser quelques insectes de ce début d'été. Ils sont rendus complètement fous par cette lumière artificielle où sans cesse ils reviennent. C'est un peu comme la pêche aux lamparos.

        Une jeune fille vient s'asseoir en face de moi, pose les coudes sur la table et appuie son fin visage sur ses mains jointes, puis me regarde avec un sourire espiègle.

        – Salut Marc, tu es de retour, cela fait trois ans!

        – Véro ?

        Mon Dieu ! Ce que trois ans peuvent changer quelqu'un. La gamine qui allait sur ses quinze ans lorsque nous étions partis pour l'exil, était devenue une élégante gazelle aux yeux pétillants, profonds, emplis de mystère. Je me lève, je ne sais comment la saluer, puis je lui fais la triple bise de la région. Elle rougit et, je suppose, moi aussi. Nous avions bien échangé quelques lettres, car nous partagions les mêmes jeux autrefois. Puis avec l'éloignement, les lettres s'étaient faites de plus en plus rares de part et d'autre, puis l'oubli était même venu.

        – Puis-je t'offrir un verre de marquisette et boire, dans notre cas, à nos retrouvailles ?

        Je vais chercher au comptoir, constitué d'une grande planche posée sur deux barriques, deux verres pleins à ras bord de ce liquide rosé, qui est vendu, comme le veut la coutume, le jour de la fête villageoise. Je reviens m'asseoir , un peu troublé et ému, à notre table…!. Aie aie aie ! je dis déjà notre table.

        – Dis Marc, tu ne fais pas le tournoi de boules ? Tu aimais bien avant et tu n'en ratais aucun ; j'y suis allée croyant t'y trouver. On m'a dit qu'on ne t'avait pas vu, puis Fasolo a crié en riant : Oh, la galinette, peuchère, laisse-le arriver, le pitchoun, il n'est là que depuis cet après-midi.

        – Tu te rappelles ça ! Les soirées de boules. C'est vrai, dans le Nord j'ai perdu l'habitude d'y jouer, le climat ne le permet guère “

        L'orchestre attaque un slow.

        – Tu danses ? lui demandé-je

        – Bien sûr, il faudrait me tuer pour m'empêcher de danser et tout bas, elle ajoute, avec toi.

        Comme à cet instant je la regarde, je comprends tout de suite ce qu'elle vient de murmurer. Subitement je suis heureux, j'ai envie de rire, de sauter en l'air, de faire le fou.

        Elle se love dans mes bras, son corps trouve instantanément sa place. Pendant la durée d'une danse, le monde extérieur cesse d'exister. Après être revenus nous asseoir à notre place, très émus, tous les deux, nous nous sommes regardés et nous éclatons de rire, en syntonie l'un avec l'autre, comme avant, comme si ces trois ans, d'un coup, n'avaient pas existé.

        – Il paraît que tu vas faire des chasses ?

        – Des chasses, des chasses, c'est un grand mot, oui je compte faire quelques grandes chasses, mais uniquement des chasses aux insectes pour étoffer mes boîtes. J'aimerais également tester des nouvelles techniques de piégeage. Je dois avouer que mes cartons sont pauvres en représentants du Midi. J'aimerais aussi faire quelques fouilles au vieux château, celui de Gaujac, celui qui est sur l'ancien oppidum gaulois.

        – J'aimerais t'accompagner, cela paraît excitant, et puis comme ça on sera ensemble, me dit-elle en rougissant.

        Sur un arrière-plan sonore de flonflons festifs, Véro achève de me raconter tous les événements qui ont marqué la vie du village ces trois dernières années. En réalité rien de transcendant, la vie normale et assoupie d'un village méridional, où le moindre fait, même anodin, prend subitement une ampleur phénoménale.

        A l'aube, après être passé chez le boulanger, je ne peux m'empêcher de m'arrêter sur la berge de la Cèze, en bordure du chemin. Je m'assieds dans l'herbe du talus, et aussitôt il se dégage dans l'air toute une série de senteurs où le fenouil et la farigoule dominent. Je déchire la baguette fraîche, cuite du matin, j'ouvre mon laguiole et je me coupe quelques tranches du saucisson sec que m'a offert Espinasse, le charcutier du village. Quel régal que ce morceau de pain frais accompagné de ce saucisson. Cela me rappelle le clochard rencontré à Macon, j'avais échangé quelques mots avec lui. Il m'avait dit d'une voix éraillée par l'abus de mauvais vin et de Caporal :

        – Rien d'autre à manger que du pain et du saucisson, quelle chienne de vie.

        Je reste étonné que le lieu ou les circonstances puissent influencer à ce point la perception que nous avons des choses, même les plus banales. Pour lui c'était un repas forcé, sans choix, habituel, presque désagréable. Pour moi, assis au soleil dans l'herbe folle, savourant ce frugal repas avec un certain recueillement, c'est un véritable régal.

         

        Après un long sommeil réparateur et une courte baignade, sous une fournaise qui éteint les couleurs, je monte au bois surplombant la plaine. Je passe près du vieux château de Gaujac et je ne peux résister. C'est vrai qu'il a l'air totalement abandonné. Il est juché sur une avancée du plateau, cerné sur trois côtés par un éboulis de rochers. Au pied du versant regardant la vallée de la Cèze, un étang, bourbeux en cette saison, borde l'éboulis. Un véritable paradis pour libellules et grenouilles. Il s'agit certainement des anciennes douves en partie comblées par l'érosion de la falaise.

        Au sud du château, des vignobles à l'abandon sur plusieurs hectares. C'est donc vrai que cette demeure n'est plus habitée ni entretenue depuis longtemps.

        La porte principale est solidement fermée. Mais comme je fais le tour de la propriété, sur l'arrière je trouve une porte qui pend sur ses gonds. Elle tient encore debout uniquement par miracle. Elle donne sur une cuisine au sol carrelé de petites tomettes cévenoles rouges. J'aime tout de suite ce lieu dont l'ombre a une qualité toute particulière. De la cuisine, je passe dans le hall d'entrée spacieux. Il règne ici une chaleur sèche et poussiéreuse. Le silence souligne le moindre bruit, lequel prend un écho surprenant. La porte donnant sur la cave gît au sol. La peur n'a pas fait fuir tout le monde à première vue. L'appât des bons crus a encouragé les visiteurs, les chasseurs de passage, à venir se désaltérer.

        Je descends dans cette cave où règne une pénombre fraîche et reposante. Un escalier en colimaçon, constitué de grandes pierres grises, plonge sur une bonne dizaine de mètres, avant de déboucher dans un ensemble de trois caves voûtées, vraisemblablement l'assise romane du donjon primitif.

        Une bougie sur son support accompagnée de sa boîte d'allumettes est là, bienvenue. Rien de particulier, tout est net sauf les cadavres de bouteilles vides, seul un Blaps bedonnant escalade benoîtement une dame-jeanne enrobée de corde défraîchie, puis traverse de son pas de bourgeois en redingote noire et brillante les déchets de paille sèche se trouvant le long des parois.

         

        De retour à la tente, épuisé par cette journée sous la canicule, je tombe dans un sommeil agité, peuplé de bouteilles ventrues, de chevaliers grimaçants, de libellules géantes, de verres de marquisette, de lampions…

        Comme chaque matin, sur le bord de la Cèze, c'est le cri strident des guêpiers qui me réveille. Dès l'aube, ils quittent leurs nids creusés dans les berges argileuses de la rivière, et partent chasser. Ils seront absents tant que le soleil dominera le ciel, ils ne reviendront que le soir. L'air est limpide, cette radieuse journée naissante me ravigote.

        Je descends au village, je passe à la boulangerie où on me plie ma baguette à l'accoutumée. D'un bon pas, je me dirige vers les Fonts où se trouve le mas du Vieux Trias, l'homme qui connaît le mieux la nature dans la région. Il a été garde des eaux et forêts pendant quarante ans dans le pays et était passionné par son métier. Lui, j'en suis certain connaît les endroits où je pourrais débusquer la grande prione et autres cérambyx. Il est une véritable mémoire d'histoire naturelle vivante, lorsqu'il s'éteindra, une bibliothèque disparaîtra. Sa ferme est dans un petit vallon dont le ruisseau est à sec en cette saison bien que la source du lieu-dit coule, mais son débit est vraiment trop faible pour alimenter le ruisseau en été. C'est un vallon à la flore totalement différente de la Cèze. Ici ce sont les yeuses qui dominent et la clématite qui envahit le tout, on y trouve même des bouquets de grandes orties, signe d'un sol profond et fertile, avec de l'eau. J'arrive devant le mas adossé au bois, sur le bord d'une grande clairière occupée comme partout dans cette région par un vignoble, ici un harmonieux mélange de grenache et de sincaure, belle terre ma foi.

        Marcel est sur la terrasse ombragée lisant le Midi-Libre en attendant comme chaque matin le facteur; un des moments privilégiés de sa journée.

        C'est avec un franc sourire qu'il m'accueille. “Ah! le Belge ! “me dit-il ironiquement mais sans méchanceté, il est vrai que c'est ainsi que l'on me surnomme depuis notre départ pour Bruxelles.

        – Qu'est ce qui t'amène ? Un canon ?

        – Non, pas le matin.

        La Francette sort de sa cuisine.

        – Ah, c'est toi ! alors en vacances ? que bois-tu ?

        – Un sirop d'orgeat si possible, sinon un verre d'eau suffit.

        – Ecoute, Marcel, je cherche un endroit où déposer des pièges à insectes.

        – Oh fan des pieds, peuchère, c'est facile. Tu vois le petit bois de chêne derrière le terrain de ton père ? Eh bien à mi-hauteur de la colline, il y a une banquette de calcaire affleurant le sol, un endroit offrant la plus grande bio-diversité à dix lieues à la ronde. L'ancienne source en est la cause première. Bien qu'elle soit tarie, elle continue d'offrir une certaine humidité. Cette particularité fait toute la richesse de l'endroit. Tu verras par toi-même.

        Après ces renseignements judicieux, je rentre retrouver le havre de ma tente pour faire le bilan. J'y trouve Véro qui m'attend ; elle vient me rejoindre au bord de l'eau pour une baignade vespérale. Je lui raconte les différentes péripéties de la journée. Les guêpiers regagnent leurs nids, ils nous annoncent l'arrivée du soir. C'est le signal pour Véro de rejoindre ses pénates au village, non sans m'avoir promis que, dès le lendemain, elle m'accompagnerait pour le placement des premiers pièges. Je m'étends dans l'herbe, les mains derrière la nuque. Un lucane cerf-volant passe à contre-jour dans le ciel aux couleurs violines, on dirait un vaisseau spatial partant à la conquête des étoiles, en réalité il cherche son aimée, moi je l'ai trouvée.

        Une nuit de sommeil réparatrice, sans rêves cette fois, me conduit doucement par la main vers l'aube.

        Tôt le matin, incapable d'encore dormir, je me lève , j'enfile un maillot, j'ouvre le sas et je sors face aux falaises qui se trouvent en face de ma tente. Cet instant est un des plus beaux moments de la journée ; être accueilli par un silence immobile, profond où seule la rosée donne un semblant de vie.

        Je m'avance de quelques mètres, descends l'escarpement sur lequel la tente domine l'eau. Je la regarde couler de gauche à droite, c'est à mes yeux son seul défaut, eh oui , j'ai une faiblesse pour les rivières qui coulent de droite à gauche ! Il fait clair mais le soleil n'est pas encore visible. J'attends le premier chant du merle qui donne le signal du début de la journée. Alors, lentement, j'entre dans l'eau et j'avance d'une seule lancée jusqu'au moment où je perds pied. Et, comme chaque matin, la magie est renouvelée : l'impression d'être dans un monde de paix et de sensations lascives. Après deux trois allers-retours en brasse lente, je retourne sur la plage de galets ronds et je m'assieds dans la position du lotus; le soleil apparaît, je reste plus ou moins cinq minutes et je réfléchis à la journée qui commence. Puis, dès que le maillot est sec, je retourne à la tente car cette courte baignade m'a ouvert l'appétit. Aussi c'est avec plaisir que j'engloutis la demi-baguette rassise de la veille accompagnée d'une tablette de chocolat noir, ce chocolat amer que l'on ne trouve pas en Belgique, celui qui a le goût de mon enfance.

        – Hello ! Il y a quelqu'un là en bas dans la guitoune ?

        C'est Véro qui comme promis vient me chercher pour poser les pièges. Je remplis vite un petit havresac, avec le strict nécessaire, quelques flacons pour insectes, le piolet, quelques grandes boîtes aux bords bien lisses, un paquet de BN à la fraise… et nous partons en exploration. L'air, à cette heure du matin, est d'une limpidité extraordinaire, il fait frais et les cigales n'ont pas encore commencé leurs chansons d'amour. Seule une buse fait de grands cercles solitaires dans le bleu du ciel, elle souligne de ses pleurs grinçants le silence du jour nouveau.

        C'est dans ce sous-bois que je me déclare et suis accepté. Je n'oublierai jamais ce dimanche… C'est la première chose qu'elle me dit : Je t'attendais. C'est fou, je savais qu'elle allait dire ça. Nous redescendons vers la rivière, éblouis de notre découverte. Le soleil est haut, la chaleur de nouveau omniprésente, une chape de plomb. Arrivés au bord de la rivière, c'est nus que nous nous baignons, pour fêter cette vie nouvelle, pour bénir tout ce que nous venons d'apprendre.

        Le cadre majestueux, mystérieux et la rencontre de cet ange… Tout vient de m'arriver en même temps, le choc esthétique du paysage, celui de mes rêves les plus secrets, le calme de l'eau seulement troublé de temps à autre par un gardon plus hardi que les autres qui saute en l'air, sessayant ainsi un court instant à la vie aérienne. L'air charrie les parfums d'eau froide, à peine atténués par les senteurs chaudes des herbes aromatiques. Cette jeune fille debout contre moi, peau contre peau… A partir de cet instant, tout est fusionnel. Toujours ensemble. Pensant aux mêmes choses, au même moment, partageant sans cesse les mêmes pensées. Nous tombons en admiration devant la même fleur, le même papillon, le même enfant que nous croisons. Nous nous volons les mots l'un à l'autre, et nous sommes émerveillés de cette symbiose de pensées.

        Le pont romain de Laroque, depuis deux mille ans, étudie avec application le temps dans son inexorable fuite. Les pierres calcaires des piles qui font obstacle à la rivière écoutent les secondes qui s'écoulent, et pourtant, soudain, décident de rompre leur décompte juste pour écouter nos serments et s'ébaudir à nos fous rires amoureux. Ensuite, elles reprennent imperturbablement leur comput à jamais faussé par les notes de musique de notre amour. Les graviers des sources froides de Montgoulet, eux aussi, interrompent leurs chants lorsque nous venons nous baigner. Discrètement ils nous observent, nous envient et, dès notre départ continuent leur chant sur de nouveaux thèmes dont nous faisons dorénavant partie intégrante.

        Pour nous, une vie nouvelle commence. Dans quinze jours mes parents arriveront. J'allais avoir des choses à leur raconter. Avoir retrouvé le village tel que mon souvenir l'avait gardé…, avoir retrouvé la rivière toujours aussi enchanteresse… puis Véro, surtout Véro, mon adorée Véro.

        Subitement, là, debout, nu dans la rivière, je fus certainement le garçon le plus heureux de la terre.

         

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