MOLIÈRE – L’Avare

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    #152601

                                                            MOLIÈRE

                                                            L'AVARE

                                   (Édition J. Ribou, Paris, 1669).

    PERSONNAGES

    HARPAGON, père de Cléante et d'Élise, et amoureux de Mariane.
    CLÉANTE, fils d'Harpagon, amant de Mariane.
    ÉLISE, fille d'Harpagon, amante de Valère.
    VALÈRE, fils d'Anselme, et amant d'Élise.
    MARIANE, amante de Cléante, et aimée d'Harpagon.
    ANSELME, père de Valère, et de Mariane.
    FROSINE, femme d'intrigue.
    MAITRE SIMON, courtier.
    MAITRE JACQUES, cuisinier et cocher d'Harpagon.
    LA FLÈCHE, valet de Cléante.
    DAME CLAUDE, servante d'Harpagon.
    BRINDAVOINE, LA MERLUCHE, laquais d'Harpagon.
    LE COMMISSAIRE, ET SON CLERC.

    La scène est à Paris.

    #152602

    ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE

    VALÈRE, ÉLISE.

    VALÈRE.- Hé quoi, charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre foi? Je vous vois soupirer, hélas, au milieu de ma joie! Est-ce du regret, dites-moi, de m'avoir fait heureux? et vous repentez-vous de cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre?

    ÉLISE.- Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour vous. Je m'y sens entraîner par une trop douce puissance, et je n'ai pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, à vous dire vrai, le succès me donne de l'inquiétude; et je crains fort de vous aimer un peu plus que je ne devrais.

    VALÈRE.- Hé que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez pour moi?

    ÉLISE.- Hélas! cent choses à la fois: l'emportement d'un père; les reproches d'une famille; les censures du monde; mais plus que tout, Valère, le changement de votre cœur; et cette froideur criminelle dont ceux de votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents d'une innocente amour.

    VALÈRE.- Ah! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres. Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à ce que je vous dois. Je vous aime trop pour cela; et mon amour pour vous, durera autant que ma vie.

    ÉLISE.- Ah! Valère, chacun tient les mêmes discours. Tous les hommes sont semblables par les paroles; et ce n'est que les actions, qui les découvrent différents.

    VALÈRE.- Puisque les seules actions font connaître ce que nous sommes; attendez donc au moins à juger de mon cœur par elles, et ne me cherchez point des crimes dans les injustes craintes d'une fâcheuse prévoyance. Ne m'assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d'un soupçon outrageux; et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et mille preuves, de l'honnêteté de mes feux.

    ÉLISE.- Hélas! qu'avec facilité on se laisse persuader par les personnes que l'on aime! Oui, Valère, je tiens votre cœur incapable de m'abuser. Je crois que vous m'aimez d'un véritable amour, et que vous me serez fidèle; je n'en veux point du tout douter, et je retranche mon chagrin aux appréhensions du blâme qu'on pourra me donner.

    VALÈRE.- Mais pourquoi cette inquiétude?

    ÉLISE.- Je n'aurais rien à craindre, si tout le monde vous voyait des yeux dont je vous vois; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux choses que je fais pour vous. Mon cœur, pour sa défense, a tout votre mérite, appuyé du secours d'une reconnaissance où le Ciel m'engage envers vous. Je me représente à toute heure ce péril étonnant, qui commença de nous offrir aux regards l'un de l'autre; cette générosité surprenante, qui vous fit risquer votre vie, pour dérober la mienne à la fureur des ondes; ces soins pleins de tendresse, que vous me fîtes éclater après m'avoir tirée de l'eau; et les hommages assidus de cet ardent amour, que ni le temps, ni les difficultés, n'ont rebuté, et qui vous faisant négliger et parents et patrie, arrête vos pas en ces lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit, pour me voir, à vous revêtir de l'emploi de domestique de mon père. Tout cela fait chez moi sans doute un merveilleux effet; et c'en est assez à mes yeux, pour me justifier l'engagement où j'ai pu consentir: mais ce n'est pas assez, peut-être, pour le justifier aux autres; et je ne suis pas sûre qu'on entre dans mes sentiments.

    VALÈRE.- De tout ce que vous avez dit, ce n'est que par mon seul amour que je prétends auprès de vous mériter quelque chose; et quant aux scrupules que vous avez, votre père, lui-même, ne prend que trop de soin de vous justifier à tout le monde; et l'excès de son avarice, et la manière austère dont il vit avec ses enfants, pourraient autoriser des choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j'en parle ainsi devant vous. Vous savez que sur ce chapitre on n'en peut pas dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l'espère, retrouver mes parents, nous n'aurons pas beaucoup de peine à nous le rendre favorable. J'en attends des nouvelles avec impatience, et j'en irai chercher moi-même, si elles tardent à venir.

    ÉLISE.- Ah! Valère, ne bougez d'ici, je vous prie; et songez seulement à vous bien mettre dans l'esprit de mon père.

    VALÈRE.- Vous voyez comme je m'y prends, et les adroites complaisances qu'il m'a fallu mettre en usage, pour m'introduire à son service; sous quel masque de sympathie, et de rapports de sentiments, je me déguise, pour lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin d'acquérir sa tendresse. J'y fais des progrès admirables; et j'éprouve que pour gagner les hommes, il n'est point de meilleure voie, que de se parer à leurs yeux de leurs inclinations; que de donner dans leurs maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu'ils font. On n'a que faire d'avoir peur de trop charger la complaisance; et la manière dont on les joue, a beau être visible, les plus fins toujours sont de grandes dupes du côté de la flatterie; et il n'y a rien de si impertinent, et de si ridicule, qu'on ne fasse avaler, lorsqu'on l'assaisonne en louange. La sincérité souffre un peu au métier que je fais: mais quand on a besoin des hommes, il faut bien s'ajuster à eux; et puisqu'on ne saurait les gagner que par là, ce n'est pas la faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés.

    ÉLISE.- Mais que ne tâchez-vous aussi à gagner l'appui de mon frère, en cas que la servante s'avisât de révéler notre secret?

    VALÈRE.- On ne peut pas ménager l'un et l'autre; et l'esprit du père, et celui du fils, sont des choses si opposées, qu'il est difficile d'accommoder ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez auprès de votre frère, et servez-vous de l'amitié qui est entre vous deux, pour le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire. Prenez ce temps pour lui parler; et ne lui découvrez de notre affaire, que ce que vous jugerez à propos.

    ÉLISE.- Je ne sais si j'aurai la force de lui faire cette confidence.


    #152603

    ACTE I, SCÈNE II

    CLÉANTE, ÉLISE.

    CLÉANTE.- Je suis bien aise de vous trouver seule, ma sœur; et je brûlais de vous parler, pour m'ouvrir à vous d'un secret.

    ÉLISE.- Me voilà prête à vous ouïr, mon frère. Qu'avez-vous à me dire?

    CLÉANTE.- Bien des choses, ma sœur, enveloppées dans un mot. J'aime.

    ÉLISE.- Vous aimez?

    CLÉANTE.- Oui, j'aime. Mais avant que d'aller plus loin, je sais que je dépends d'un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés; que nous ne devons point engager notre foi, sans le consentement de ceux dont nous tenons le jour; que le Ciel les a faits les maîtres de nos vœux, et qu'il nous est enjoint de n'en disposer que par leur conduite; que n'étant prévenus d'aucune folle ardeur, ils sont en état de se tromper bien moins que nous, et de voir beaucoup mieux ce qui nous est propre; qu'il en faut plutôt croire les lumières de leur prudence, que l'aveuglement de notre passion; et que l'emportement de la jeunesse nous entraine le plus souvent dans des précipices fâcheux. Je vous dis tout cela, ma sœur, afin que vous ne vous donniez pas la peine de me le dire: car enfin, mon amour ne veut rien écouter, et je vous prie de ne me point faire de remontrances.

    ÉLISE.- Vous êtes-vous engagé, mon frère, avec celle que vous aimez?

    CLÉANTE.- Non; mais j'y suis résolu; et je vous conjure encore une fois, de ne me point apporter de raisons pour m'en dissuader.

    ÉLISE.- Suis-je, mon frère, une si étrange personne?

    CLÉANTE.- Non, ma sœur, mais vous n'aimez pas. Vous ignorez la douce violence qu'un tendre amour fait sur nos cœurs; et j'appréhende votre sagesse.

    ÉLISE.- Hélas! mon frère, ne parlons point de ma sagesse. Il n'est personne qui n'en manque du moins une fois en sa vie; et si je vous ouvre mon cœur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous.

    CLÉANTE.- Ah! plût au Ciel que votre âme comme la mienne…

    ÉLISE.- Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous aimez.

    CLÉANTE.- Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble être faite pour donner de l'amour à tous ceux qui la voient. La nature, ma sœur, n'a rien formé de plus aimable; et je me sentis transporté, dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane, et vit sous la conduite d'une bonne femme de mère, qui est presque toujours malade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d'amitié qui ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint, et la console avec une tendresse qui vous toucherait l'âme. Elle se prend d'un air le plus charmant du monde aux choses qu'elle fait, et l'on voit briller mille grâces en toutes ses actions; une douceur pleine d'attraits, une bonté toute engageante, une honnêteté adorable, une… Ah! ma sœur, je voudrais que vous l'eussiez vue.

    ÉLISE.- J'en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me dites; et pour comprendre ce qu'elle est, il me suffit que vous l'aimez.

    CLÉANTE.- J'ai découvert sous main, qu'elles ne sont pas fort accommodées, et que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs besoins le bien qu'elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma sœur, quelle joie ce peut être, que de relever la fortune d'une personne que l'on aime; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes nécessités d'une vertueuse famille; et concevez quel déplaisir ce m'est, de voir que par l'avarice d'un père, je sois dans l'impuissance de goûter cette joie, et de faire éclater à cette belle aucun témoignage de mon amour.

    ÉLISE.- Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre chagrin.

    CLÉANTE.- Ah! ma sœur, il est plus grand qu'on ne peut croire. Car enfin, peut-on rien voir de plus cruel, que cette rigoureuse épargne qu'on exerce sur nous? que cette sécheresse étrange où l'on nous fait languir? Et que nous servira d'avoir du bien, s'il ne nous vient que dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d'en jouir? et si pour m'entretenir même, il faut que maintenant je m'engage de tous côtés; si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le secours des marchands, pour avoir moyen de porter des habits raisonnables? Enfin j'ai voulu vous parler, pour m'aider à sonder mon père sur les sentiments où je suis; et si je l'y trouve contraire, j'ai résolu d'aller en d'autres lieux, avec cette aimable personne, jouir de la fortune que le Ciel voudra nous offrir. Je fais chercher partout pour ce dessein, de l'argent à emprunter; et si vos affaires, ma sœur, sont semblables aux miennes, et qu'il faille que notre père s'oppose à nos désirs, nous le quitterons là tous deux, et nous affranchirons de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice insupportable.

    ÉLISE.- Il est bien vrai que tous les jours il nous donne, de plus en plus, sujet de regretter la mort de notre mère, et que…

    CLÉANTE.- J'entends sa voix. Éloignons-nous un peu, pour nous achever notre confidence; et nous joindrons après nos forces pour venir attaquer la dureté de son humeur.


    #152604

    ACTE I, SCÈNE III

    HARPAGON, LA FLÈCHE.

    HARPAGON.- Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que l'on détale de chez moi, maître juré filou; vrai gibier de potence.

    LA FLÈCHE.- Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard; et je pense, sauf correction, qu'il a le diable au corps.

    HARPAGON.- Tu murmures entre tes dents.

    LA FLÈCHE.- Pourquoi me chassez-vous?

    HARPAGON.- C'est bien à toi, pendard; à me demander des raisons: sors vite, que je ne t'assomme.

    LA FLÈCHE.- Qu'est-ce que je vous ai fait?

    HARPAGON.- Tu m'as fait, que je veux que tu sortes.

    LA FLÈCHE.- Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre.

    HARPAGON.- Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe, et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires; un traître, dont les yeux maudits assiégent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furettent de tous côtés pour voir s'il n'y a rien à voler.

    LA FLÈCHE.- Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler? Êtes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit?

    HARPAGON.- Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me plaît. Ne voilà pas de mes mouchards, qui prennent garde à ce qu'on fait? Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon argent. Ne serais-tu point homme à aller faire courir le bruit que j'ai chez moi de l'argent caché?

    LA FLÈCHE.- Vous avez de l'argent caché?

    HARPAGON.- Non, coquin, je ne dis pas cela. (À part.) J'enrage. Je demande si malicieusement tu n'irais point faire courir le bruit que j'en ai.

    LA FLÈCHE.- Hé que nous importe que vous en ayez, ou que vous n'en ayez pas, si c'est pour nous la même chose?

    HARPAGON.- Tu fais le raisonneur; je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. (Il lève la main pour lui donner un soufflet.) Sors d'ici encore une fois.

    LA FLÈCHE.- Hé bien, je sors.

    HARPAGON.- Attends. Ne m'emportes-tu rien?

    LA FLÈCHE.- Que vous emporterais-je?

    HARPAGON.- Viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains.

    LA FLÈCHE.- Les voilà.

    HARPAGON.- Les autres.

    LA FLÈCHE.- Les autres?

    HARPAGON.- Oui.

    LA FLÈCHE.- Les voilà.

    HARPAGON.- N'as-tu rien mis ici dedans?

    LA FLÈCHE.- Voyez vous-même.

    HARPAGON. Il tâte le bas de ses chausses.- Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des choses qu'on dérobe; et je voudrais qu'on en eût fait pendre quelqu'un.

    LA FLÈCHE.- Ah! qu'un homme comme cela, mériterait bien ce qu'il craint! et que j'aurais de joie à le voler!

    HARPAGON.- Euh?

    LA FLÈCHE.- Quoi?

    HARPAGON.- Qu'est-ce que tu parles de voler?

    LA FLÈCHE.- Je dis que vous fouilliez bien partout, pour voir si je vous ai volé.

    HARPAGON.- C'est ce que je veux faire.

    (Il fouille dans les poches de la Flèche).

    LA FLÈCHE.- La peste soit de l'avarice, et des avaricieux.

    HARPAGON.- Comment? que dis-tu?

    LA FLÈCHE.- Ce que je dis?

    HARPAGON.- Oui. Qu'est-ce que tu dis d'avarice, et d'avaricieux?

    LA FLÈCHE.- Je dis que la peste soit de l'avarice, et des avaricieux.

    HARPAGON.- De qui veux-tu parler?

    LA FLÈCHE.- Des avaricieux.

    HARPAGON.- Et qui sont-ils ces avaricieux?

    LA FLÈCHE.- Des vilains, et des ladres.

    HARPAGON.- Mais qui est-ce que tu entends par là?

    LA FLÈCHE.- De quoi vous mettez-vous en peine?

    HARPAGON.- Je me mets en peine de ce qu'il faut?

    LA FLÈCHE.- Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous?

    HARPAGON.- Je crois ce que je crois; mais je veux que tu me dises à qui tu parles quand tu dis cela.

    LA FLÈCHE.- Je parle… Je parle à mon bonnet.

    HARPAGON.- Et moi, je pourrais bien parler à ta barrette.

    LA FLÈCHE.- M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux?

    HARPAGON.- Non; mais je t'empêcherai de jaser, et d'être insolent. Tais-toi.

    LA FLÈCHE.- Je ne nomme personne.

    HARPAGON.- Je te rosserai, si tu parles.

    LA FLÈCHE.- Qui se sent morveux, qu'il se mouche.

    HARPAGON.- Te tairas-tu?

    LA FLÈCHE.- Oui, malgré moi.

    HARPAGON.- Ha, ha.

    LA FLÈCHE, lui montrant une des poches de son justaucorps. – Tenez, voilà encore une poche. Etes-vous satisfait?

    HARPAGON.- Allons, rends-le-moi sans te fouiller.

    LA FLÈCHE.- Quoi?

    HARPAGON.- Ce que tu m'as pris.

    LA FLÈCHE.- Je ne vous ai rien pris du tout.

    HARPAGON.- Assurément.

    LA FLÈCHE.- Assurément.

    HARPAGON.- Adieu. Va-t'en à tous les diables.

    LA FLÈCHE.- Me voilà fort bien congédié.

    HARPAGON.- Je te le mets sur ta conscience au moins. Voilà un pendard de valet qui m'incommode fort; et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là.


    #152605

    ACTE I, SCÈNE IV

    ÉLISE, CLÉANTE, HARPAGON.

    HARPAGON.- Certes, ce n'est pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme d'argent; et bienheureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve seulement que ce qu'il faut pour sa dépense. On n'est pas peu embarrassé à inventer dans toute une maison une cache fidèle: car pour moi les coffres-forts me sont suspects, et je ne veux jamais m'y fier. Je les tiens justement une franche amorce à voleurs, et c'est toujours la première chose que l'on va attaquer. Cependant je ne sais si j'aurai bien fait, d'avoir enterré dans mon jardin dix mille écus qu'on me rendit hier. Dix mille écus en or chez soi, est une somme assez… (Ici le frère et la sœur paraissent s'entretenant bas.) Ô Ciel! je me serai trahi moi-même. La chaleur m'aura emporté; et je crois que j'ai parlé haut en raisonnant tout seul. Qu'est-ce?

    CLÉANTE.- Rien, mon père.

    HARPAGON.- Y a-t-il longtemps que vous êtes là?

    ÉLISE.- Nous ne venons que d'arriver.

    HARPAGON.- Vous avez entendu…

    CLÉANTE.- Quoi? mon père.

    HARPAGON.- Là…

    ÉLISE.- Quoi?

    HARPAGON.- Ce que je viens de dire.

    CLÉANTE.- Non.

    HARPAGON.- Si fait, si fait.

    ÉLISE.- Pardonnez-moi.

    HARPAGON.- Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C'est que je m'entretenais en moi-même de la peine qu'il y a aujourd'hui à trouver de l'argent; et je disais, qu'il est bienheureux qui peut avoir dix mille écus chez soi.

    CLÉANTE.- Nous feignions à vous aborder, de peur de vous interrompre.

    HARPAGON.- Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n'alliez pas prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c'est moi qui ai dix mille écus.

    CLÉANTE.- Nous n'entrons point dans vos affaires.

    HARPAGON.- Plût à Dieu que je les eusse dix mille écus!

    CLÉANTE.- Je ne crois pas…

    HARPAGON.- Ce serait une bonne affaire pour moi.

    ÉLISE.- Ce sont des choses…

    HARPAGON.- J'en aurais bon besoin.

    CLÉANTE.- Je pense que…

    HARPAGON.- Cela m'accommoderait fort.

    ÉLISE.- Vous êtes…

    HARPAGON.- Et je ne me plaindrais pas, comme je fais, que le temps est misérable.

    CLÉANTE.- Mon Dieu, mon père, vous n'avez pas lieu de vous plaindre; et l'on sait que vous avez assez de bien.

    HARPAGON.- Comment? j'ai assez de bien. Ceux qui le disent, en ont menti. Il n'y a rien de plus faux; et ce sont des coquins qui font courir tous ces bruits-là.

    ÉLISE.- Ne vous mettez point en colère.

    HARPAGON.- Cela est étrange! que mes propres enfants me trahissent, et deviennent mes ennemis!

    CLÉANTE.- Est-ce être votre ennemi, que de dire que vous avez du bien?

    HARPAGON.- Oui, de pareils discours, et les dépenses que vous faites, seront cause qu'un de ces jours on me viendra chez moi couper la gorge, dans la pensée que je suis tout cousu de pistoles.

    CLÉANTE.- Quelle grande dépense est-ce que je fais?

    HARPAGON.- Quelle? Est-il rien de plus scandaleux, que ce somptueux équipage que vous promenez par la ville? Je querellais hier votre sœur, mais c'est encore pis. Voilà qui crie vengeance au Ciel; et à vous prendre depuis les pieds jusqu'à la tête, il y aurait là de quoi faire une bonne constitution. Je vous l'ai dit vingt fois, mon fils, toutes vos manières me déplaisent fort; vous donnez furieusement dans le marquis; et pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez.

    CLÉANTE.- Hé comment vous dérober?

    HARPAGON.- Que sais-je? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l'état que vous portez?

    CLÉANTE.- Moi? mon père: c'est que je joue; et comme je suis fort heureux, je mets sur moi tout l'argent que je gagne.

    HARPAGON.- C'est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez profiter, et mettre à honnête intérêt l'argent que vous gagnez, afin de le trouver un jour. Je voudrais bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu'à la tête; et si une demi-douzaine d'aiguillettes ne suffit pas pour attacher un haut-de-chausses? Il est bien nécessaire d'employer de l'argent à des perruques, lorsque l'on peut porter des cheveux de son cru, qui ne coûtent rien. Je vais gager qu'en perruques et rubans, il y a du moins vingt pistoles; et vingt pistoles rapportent par année dix-huit livres six sols huit deniers, à ne les placer qu'au denier douze.

    CLÉANTE.- Vous avez raison.

    HARPAGON.- Laissons cela, et parlons d'autre affaire. Euh? je crois qu'ils se font signe l'un à l'autre, de me voler ma bourse. Que veulent dire ces gestes-là?

    ÉLISE.- Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier; et nous avons tous deux quelque chose à vous dire.

    HARPAGON.- Et moi, j'ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux.

    CLÉANTE.- C'est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler.

    HARPAGON.- Et c'est de mariage aussi que je veux vous entretenir.

    ÉLISE.- Ah! mon père.

    HARPAGON.- Pourquoi ce cri? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait peur?

    CLÉANTE.- Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous pouvez l'entendre; et nous craignons que nos sentiments ne soient pas d'accord avec votre choix.

    HARPAGON.- Un peu de patience. Ne vous alarmez point. Je sais ce qu'il faut à tous deux; et vous n'aurez ni l'un, ni l'autre, aucun lieu de vous plaindre de tout ce que je prétends faire. Et pour commencer par un bout; avez-vous vu, dites moi, une jeune personne appelée Mariane, qui ne loge pas loin d'ici?

    CLÉANTE.- Oui, mon père.

    HARPAGON.- Et vous?

    ÉLISE.- J'en ai ouï parler.

    HARPAGON.- Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille?

    CLÉANTE.- Une fort charmante personne.

    HARPAGON.- Sa physionomie?

    CLÉANTE.- Toute honnête, et pleine d'esprit.

    HARPAGON.- Son air, et sa manière?

    CLÉANTE.- Admirables, sans doute.

    HARPAGON.- Ne croyez-vous pas, qu'une fille comme cela, mériterait assez que l'on songeât à elle?

    CLÉANTE.- Oui, mon père.

    HARPAGON.- Que ce serait un parti souhaitable?

    CLÉANTE.- Très souhaitable.

    HARPAGON.- Qu'elle a toute la mine de faire un bon ménage?

    CLÉANTE.- Sans doute.

    HARPAGON.- Et qu'un mari aurait satisfaction avec elle?

    CLÉANTE.- Assurément.

    HARPAGON.- Il y a une petite difficulté; c'est que j'ai peur qu'il n'y ait pas avec elle tout le bien qu'on pourrait prétendre.

    CLÉANTE.- Ah! mon père, le bien n'est pas considérable, lorsqu'il est question d'épouser une honnête personne.

    HARPAGON.- Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu'il y a à dire, c'est que si l'on n'y trouve pas tout le bien qu'on souhaite, on peut tâcher de regagner cela sur autre chose.

    CLÉANTE.- Cela s'entend.

    HARPAGON.- Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments: car son maintien honnête, et sa douceur, m'ont gagné l'âme; et je suis résolu de l'épouser, pourvu que j'y trouve quelque bien.

    CLÉANTE.- Euh?

    HARPAGON.- Comment?

    CLÉANTE.- Vous êtes résolu, dites-vous…

    HARPAGON.- D'épouser Mariane.

    CLÉANTE.- Qui vous? vous?

    HARPAGON.- Oui, moi, moi; moi. Que veut dire cela?

    CLÉANTE.- Il m'a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d'ici.

    HARPAGON.- Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre d'eau claire. Voilà de mes damoiseaux flouets, qui n'ont non plus de vigueur que des poules. C'est là, ma fille, ce que j'ai résolu pour moi. Quant à ton frère, je lui destine une certaine veuve dont ce matin on m'est venu parler; et pour toi, je te donne au seigneur Anselme.

    ÉLISE.- Au seigneur Anselme?

    HARPAGON.- Oui. Un homme mûr, prudent et sage, qui n'a pas plus de cinquante ans, et dont on vante les grands biens.

    ÉLISE. Elle fait une révérence.- Je ne veux point me marier, mon père, s'il vous plaît.

    HARPAGON. Il contrefait sa révérence.- Et moi, ma petite fille ma mie, je veux que vous vous mariiez, s'il vous plaît.

    ÉLISE.- Je vous demande pardon, mon père.

    HARPAGON.- Je vous demande pardon, ma fille.

    ÉLISE.- Je suis très humble servante au seigneur Anselme; mais, avec votre permission, je ne l'épouserai point.

    HARPAGON.- Je suis votre très humble valet; mais, avec votre permission, vous l'épouserez dès ce soir.

    ÉLISE.- Dès ce soir?

    HARPAGON.- Dès ce soir.

    ÉLISE.- Cela ne sera pas, mon père.

    HARPAGON.- Cela sera, ma fille.

    ÉLISE.- Non.

    HARPAGON.- Si.

    ÉLISE.- Non, vous dis-je.

    HARPAGON.- Si, vous dis-je.

    ÉLISE.- C'est une chose où vous ne me réduirez point.

    HARPAGON.- C'est une chose où je te réduirai.

    ÉLISE.- Je me tuerai plutôt, que d'épouser un tel mari.

    HARPAGON.- Tu ne te tueras point, et tu l'épouseras. Mais voyez quelle audace! A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père?

    ÉLISE.- Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte?

    HARPAGON.- C'est un parti où il n'y a rien à redire; et je gage que tout le monde approuvera mon choix.

    ÉLISE.- Et moi, je gage qu'il ne saurait être approuvé d'aucune personne raisonnable.

    HARPAGON.- Voilà Valère; veux-tu qu'entre nous deux nous le fassions juge de cette affaire?

    ÉLISE.- J'y consens.

    HARPAGON.- Te rendras-tu à son jugement?

    ÉLISE.- Oui, j'en passerai par ce qu'il dira.

    HARPAGON.- Voilà qui est fait.


    #152606

    ACTE I, SCÈNE V

    VALÈRE, HARPAGON, ÉLISE.

    HARPAGON.- Ici, Valère. Nous t'avons élu pour nous dire qui a raison, de ma fille, ou de moi.

    VALÈRE.- C'est vous, Monsieur, sans contredit.

    HARPAGON.- Sais-tu bien de quoi nous parlons?

    VALÈRE.- Non. Mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.

    HARPAGON.- Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage; et la coquine me dit au nez, qu'elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela?

    VALÈRE.- Ce que j'en dis?

    HARPAGON.- Oui.

    VALÈRE.- Eh, eh.

    HARPAGON.- Quoi?

    VALÈRE.- Je dis que dans le fond je suis de votre sentiment; et vous ne pouvez pas que vous n'ayez raison. Mais aussi n'a-t-elle pas tort tout à fait, et…

    HARPAGON.- Comment? Le seigneur Anselme est un parti considérable; c'est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage, et fort accommodé, et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait-elle mieux rencontrer?

    VALÈRE.- Cela est vrai. Mais elle pourrait vous dire que c'est un peu précipiter les choses, et qu'il faudrait au moins quelque temps pour voir si son inclination pourra s'accommoder avec…

    HARPAGON.- C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici un avantage, qu'ailleurs je ne trouverais pas; et il s'engage à la prendre sans dot.

    VALÈRE.- Sans dot?

    HARPAGON.- Oui.

    VALÈRE.- Ah! je ne dis plus rien. Voyez-vous, voilà une raison tout à fait convaincante; il se faut rendre à cela.

    HARPAGON.- C'est pour moi une épargne considérable.

    VALÈRE.- Assurément, cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande affaire qu'on ne peut croire; qu'il y va d'être heureux, ou malheureux, toute sa vie; et qu'un engagement qui doit durer jusqu'à la mort, ne se doit jamais faire qu'avec de grandes précautions.

    HARPAGON.- Sans dot.

    VALÈRE.- Vous avez raison. Voilà qui décide tout, cela s'entend. Il y a des gens qui pourraient vous dire qu'en de telles occasions l'inclination d'une fille est une chose sans doute où l'on doit avoir de l'égard; et que cette grande inégalité d'âge, d'humeur, et de sentiments, rend un mariage sujet à des accidents très fâcheux.

    HARPAGON.- Sans dot.

    VALÈRE.- Ah! il n'y a pas de réplique à cela. On le sait bien. Qui diantre peut aller là contre? Ce n'est pas qu'il n'y ait quantité de pères qui aimeraient mieux ménager la satisfaction de leurs filles, que l'argent qu'ils pourraient donner; qui ne les voudraient point sacrifier à l'intérêt, et chercheraient plus que toute autre chose, à mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y maintient l'honneur, la tranquillité, et la joie; et que…

    HARPAGON.- Sans dot.

    VALÈRE.- Il est vrai. Cela ferme la bouche à tout, sans dot. Le moyen de résister à une raison comme celle-là?

    HARPAGON. Il regarde vers le jardin.- Ouais. Il me semble que j'entends un chien qui aboie. N'est-ce point qu'on en voudrait à mon argent? Ne bougez, je reviens tout à l'heure.

    ÉLISE.- Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites?

    VALÈRE.- C'est pour ne point l'aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter de front ses sentiments, est le moyen de tout gâter; et il y a de certains esprits qu'il ne faut prendre qu'en biaisant; des tempéraments ennemis de toute résistance; des naturels rétifs, que la vérité fait cabrer, qui toujours se roidissent contre le droit chemin de la raison, et qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les conduire. Faites semblant de consentir à ce qu'il veut, vous en viendrez mieux à vos fins, et…

    ÉLISE.- Mais ce mariage, Valère?

    VALÈRE.- On cherchera des biais pour le rompre.

    ÉLISE.- Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce soir?

    VALÈRE.- Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.

    ÉLISE.- Mais on découvrira la feinte, si l'on appelle des médecins.

    VALÈRE.- Vous moquez-vous? Y connaissent-ils quelque chose? Allez, allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous trouveront des raisons pour vous dire d'où cela vient.

    HARPAGON.- Ce n'est rien, Dieu merci.

    VALÈRE.- Enfin notre dernier recours, c'est que la fuite nous peut mettre à couvert de tout; et si votre amour, belle Élise, est capable d'une fermeté… (Il aperçoit Harpagon.) Oui, il faut qu'une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu'elle regarde comme un mari est fait; et lorsque la grande raison de sans dot s'y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu'on lui donne.

    HARPAGON.- Bon. Voilà bien parlé cela.

    VALÈRE.- Monsieur, je vous demande pardon, si je m'emporte un peu, et prends la hardiesse de lui parler comme je fais.

    HARPAGON.- Comment? j'en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un pouvoir absolu. Oui, tu as beau fuir. Je lui donne l'autorité que le Ciel me donne sur toi, et j'entends que tu fasses tout ce qu'il te dira.

    VALÈRE.- Après cela, résistez à mes remontrances. Monsieur, je vais la suivre, pour lui continuer les leçons que je lui faisais.

    HARPAGON.- Oui, tu m'obligeras. Certes…

    VALÈRE.- Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.

    HARPAGON.- Cela est vrai. Il faut…

    VALÈRE.- Ne vous mettez pas en peine, je crois que j'en viendrai à bout.

    HARPAGON.- Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout à l'heure.

    VALÈRE.- Oui, l'argent est plus précieux que toutes les choses du monde; et vous devez rendre grâces au Ciel, de l'honnête homme de père qu'il vous a donné. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on s'offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là-dedans, et sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse, et de probité.

    HARPAGON.- Ah le brave garçon! Voilà parlé comme un oracle. Heureux, qui peut avoir un domestique de la sorte!


    #152607

    ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE

    CLÉANTE, LA FLÈCHE.

    CLÉANTE.- Ah! traître que tu es, où t'es-tu donc allé fourrer? Ne t'avais-je pas donné ordre…

    LA FLÈCHE.- Oui, Monsieur, et je m'étais rendu ici pour vous attendre de pied ferme; mais Monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m'a chassé dehors malgré moi, et j'ai couru risque d'être battu.

    CLÉANTE.- Comment va notre affaire? Les choses pressent plus que jamais; et depuis que je ne t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival.

    LA FLÈCHE.- Votre père amoureux?

    CLÉANTE.- Oui; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où cette nouvelle m'a mis.

    LA FLÈCHE.- Lui se mêler d'aimer! De quoi diable s'avise-t-il? Se moque-t-il du monde? Et l'amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui?

    CLÉANTE.- Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.

    LA FLÈCHE.- Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour?

    CLÉANTE.- Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver au besoin des ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse t'a-t-on faite?

    LA FLÈCHE.- Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux; et il faut essuyer d'étranges choses, lorsqu'on en est réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-mathieux!

    CLÉANTE.- L'affaire ne se fera point?

    LA FLÈCHE.- Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu'on nous a donné, homme agissant, et plein de zèle, dit qu'il a fait rage pour vous; et il assure, que votre seule physionomie lui a gagné le cœur.

    CLÉANTE.- J'aurai les quinze mille francs que je demande?

    LA FLÈCHE.- Oui; mais à quelques petites conditions, qu'il faudra que vous acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.

    CLÉANTE.- T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent?

    LA FLÈCHE.- Ah! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de soin à se cacher que vous, et ce sont des mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom, et l'on doit aujourd'hui l'aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour être instruit, par votre bouche, de votre bien, et de votre famille; et je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles.

    CLÉANTE.- Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m'ôter le bien.

    LA FLÈCHE.- Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre entremetteur, pour vous être montrés, avant que de rien faire.

    Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l'emprunteur soit majeur, et d'une famille où le bien soit ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras; on fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, le plus honnête homme qu'il se pourra, et qui pour cet effet sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l'acte soit dûment dressé.

    CLÉANTE.- Il n'y a rien à dire à cela.

    LA FLÈCHE.- Le prêteur, pour ne charger sa conscience d'aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit.

    CLÉANTE.- Au denier dix-huit? Parbleu, voilà qui est honnête. Il n'y a pas lieu de se plaindre.

    LA FLÈCHE.- Cela est vrai.

    Mais comme ledit prêteur n'a pas chez lui la somme dont il est question, et que pour faire plaisir à l'emprunteur, il est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre, sur le pied du denier cinq ; il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n'est que pour l'obliger, que ledit prêteur s'engage à cet emprunt.

    CLÉANTE.- Comment diable! quel Juif! quel Arabe est-ce là? c'est plus qu'au denier quatre.

    LA FLÈCHE.- Il est vrai, c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là-dessus.

    CLÉANTE.- Que veux-tu que je voie? J'ai besoin d'argent; et il faut bien que je consente à tout.

    LA FLÈCHE.- C'est la réponse que j'ai faite.

    CLÉANTE.- Il y a encore quelque chose?

    LA FLÈCHE.- Ce n'est plus qu'un petit article.

    Des quinze mille francs qu'on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres; et pour les mille écus restants, il faudra que l'emprunteur prenne les hardes, nippes, et bijoux, dont s'ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu'il lui a été possible.

    CLÉANTE.- Que veut dire cela?

    LA FLÈCHE.- Écoutez le mémoire.

    Premièrement, un lit de quatre pieds, à bandes de points de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur d'olive; avec six chaises, et la courte-pointe de même; le tout bien conditionné, et doublé d'un petit taffetas changeant rouge et bleu.

    Plus, un pavillon à queue, d'une bonne serge d'Aumale rose-sèche; avec le mollet et les franges de soie.


    CLÉANTE.- Que veut-il que je fasse de cela?

    LA FLÈCHE.- Attendez.

    Plus, une tenture de tapisserie, des amours de Gombaut, et de Macée. Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes, ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie par le dessous de ses six escabelles.


    CLÉANTE.- Qu'ai-je affaire, morbleu…

    LA FLÈCHE.- Donnez-vous patience.

    Plus, trois gros mousquets tout garnis de nacre de perles, avec les trois fourchettes assortissantes.

    Plus, un fourneau de brique, avec deux cornues, et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller.


    CLÉANTE.- J'enrage.

    LA FLÈCHE.- Doucement.

    Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s'en faut.

    Plus, un trou-madame , et un damier, avec un jeu de l'oie renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l'on n'a que faire.


    Plus, une peau d'un lézard, de trois pieds et demi, remplie de foin; curiosité agréable, pour pendre au plancher d'une chambre.


    Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus, par la discrétion du prêteur.


    CLÉANTE.- Que la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu'il est. A-t-on jamais parlé d'une usure semblable? Et n'est-il pas content du furieux intérêt qu'il exige, sans vouloir encore m'obliger à prendre, pour trois mille livres, les vieux rogatons qu'il ramasse? Je n'aurai pas deux cents écus de tout cela; et cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu'il veut; car il est en état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le poignard sur la gorge.

    LA FLÈCHE.- Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenait Panurge pour se ruiner, prenant argent d'avance, achetant cher, vendant à bon marché, et mangeant son blé en herbe.

    CLÉANTE.- Que veux-tu que j'y fasse? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères; et on s'étonne après cela que les fils souhaitent qu'ils meurent.

    LA FLÈCHE.- Il faut avouer que le vôtre animerait contre sa vilanie, le plus posé homme du monde. Je n'ai pas, Dieu merci, les inclinations fort patibulaires; et parmi mes confrères, que je vois se mêler de beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent tant soit peu l'échelle: mais, à vous dire vrai, il me donnerait, par ses procédés, des tentations de le voler; et je croirais, en le volant, faire une action méritoire.

    CLÉANTE.- Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.

    #152608

    ACTE II, SCÈNE II

    MAÎTRE SIMON, HARPAGON, CLÉANTE, LA FLÈCHE.

    MAÎTRE SIMON.- Oui, Monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin d'argent. Ses affaires le pressent d'en trouver, et il en passera par tout ce que vous en prescrirez.

    HARPAGON.- Mais croyez-vous, Maître Simon, qu'il n'y ait rien à péricliter? et savez-vous le nom, les biens, et la famille de celui pour qui vous parlez?

    MAÎTRE SIMON.- Non, je ne puis pas bien vous en instruire à fond, et ce n'est que par aventure que l'on m'a adressé à lui; mais vous serez de toutes choses éclairci par lui-même; et son homme m'a assuré, que vous serez content, quand vous le connaîtrez. Tout ce que je saurais vous dire, c'est que sa famille est fort riche, qu'il n'a plus de mère déjà; et qu'il s'obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu'il soit huit mois.

    HARPAGON.- C'est quelque chose que cela. La charité, Maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons.

    MAÎTRE SIMON.- Cela s'entend.

    LA FLÈCHE.- Que veut dire ceci? Notre maître Simon qui parle à votre père.

    CLÉANTE.- Lui aurait-on appris qui je suis? et serais-tu pour nous trahir?

    MAÎTRE SIMON.- Ah, ah, vous êtes bien pressés! Qui vous a dit que c'était céans? Ce n'est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom, et votre logis: mais, à mon avis, il n'y a pas grand mal à cela. Ce sont des personnes discrètes; et vous pouvez ici vous expliquer ensemble.

    HARPAGON.- Comment?

    MAÎTRE SIMON.- Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille livres dont je vous ai parlé.

    HARPAGON.- Comment, pendard, c'est toi qui t'abandonnes à ces coupables extrémités?

    CLÉANTE.- Comment, mon père, c'est vous qui vous portez à ces honteuses actions?

    HARPAGON.- C'est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables?

    CLÉANTE.- C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles?

    HARPAGON.- Oses-tu bien, après cela, paraître devant moi?

    CLÉANTE.- Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde?

    HARPAGON.- N'as-tu point de honte, dis-moi, d'en venir à ces débauches-là? de te précipiter dans des dépenses effroyables? et de faire une honteuse dissipation du bien que tes parents t'ont amassé avec tant de sueurs?

    CLÉANTE.- Ne rougissez-vous point, de déshonorer votre condition, par les commerces que vous faites? de sacrifier gloire et réputation, au désir insatiable d'entasser écu sur écu? et de renchérir, en fait d'intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu'aient jamais inventées les plus célèbres usuriers?

    HARPAGON.- Ôte-toi de mes yeux, coquin, ôte-toi de mes yeux.

    CLÉANTE.- Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n'a que faire?

    HARPAGON.- Retire-toi, te dis-je, et ne m'échauffe pas les oreilles. Je ne suis pas fâché de cette aventure; et ce m'est un avis de tenir l'œil, plus que jamais, sur toutes ses actions.

    #152609

    ACTE II, SCÈNE III

    FROSINE, HARPAGON.

    FROSINE.- Monsieur…

    HARPAGON.- Attendez un moment. Je vais revenir vous parler. Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent.

    #152610

    ACTE II, SCÈNE IV

    LA FLÈCHE, FROSINE.

    LA FLÈCHE.- L'aventure est tout à fait drôle. Il faut bien qu'il ait quelque part un ample magasin de hardes; car nous n'avons rien reconnu au mémoire que nous avons.

    FROSINE.- Hé c'est toi, mon pauvre la Flèche! D'où vient cette rencontre?

    LA FLÈCHE.- Ah, ah, c'est toi, Frosine, que viens-tu faire ici?

    FROSINE.- Ce que je fais partout ailleurs; m'entremettre d'affaires, me rendre serviable aux gens, et profiter du mieux qu'il m'est possible des petits talents que je puis avoir. Tu sais que dans ce monde il faut vivre d'adresse, et qu'aux personnes comme moi le Ciel n'a donné d'autres rentes, que l'intrigue, et que l'industrie.

    LA FLÈCHE.- As-tu quelque négoce avec le patron du logis?

    FROSINE.- Oui, je traite pour lui quelque petite affaire, dont j'espère une récompense.

    LA FLÈCHE.- De lui? Ah, ma foi, tu seras bien fine, si tu en tires quelque chose; et je te donne avis que l'argent céans est fort cher.

    FROSINE.- Il y a de certains services qui touchent merveilleusement.

    LA FLÈCHE.- Je suis votre valet; et tu ne connais pas encore le seigneur Harpagon. Le seigneur Harpagon est de tous les humains, l'humain le moins humain; le mortel de tous les mortels, le plus dur, et le plus serré. Il n'est point de service qui pousse sa reconnaissance jusqu'à lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l'estime, de la bienveillance en paroles, et de l'amitié tant qu'il vous plaira; mais de l'argent, point d'affaires. Il n'est rien de plus sec et de plus aride, que ses bonnes grâces, et ses caresses; et donner est un mot pour qui il a tant d'aversion, qu'il ne dit jamais je vous donne, mais je vous prête le bon jour.

    FROSINE.- Mon Dieu, je sais l'art de traire les hommes. J'ai le secret de m'ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs cœurs, de trouver les endroits par où ils sont sensibles.

    LA FLÈCHE.- Bagatelles ici. Je te défie d'attendrir, du côté de l'argent, l'homme dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d'une turquerie à désespérer tout le monde; et l'on pourrait crever, qu'il n'en branlerait pas. En un mot, il aime l'argent, plus que réputation, qu'honneur, et que vertu; et la vue d'un demandeur lui donne des convulsions. C'est le frapper par son endroit mortel, c'est lui percer le cœur, c'est lui arracher les entrailles; et si… Mais il revient; je me retire.

    #152611

    ACTE II, SCÈNE V

    HARPAGON, FROSINE.

    HARPAGON.- Tout va comme il faut. Hé bien, qu'est-ce, Frosine?

    FROSINE.- Ah, mon Dieu! que vous vous portez bien! et que vous avez là un vrai visage de santé!

    HARPAGON.- Qui moi?

    FROSINE.- Jamais je ne vous vis un teint si frais, et si gaillard.

    HARPAGON.- Tout de bon?

    FROSINE.- Comment? vous n'avez de votre vie été si jeune que vous êtes; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.

    HARPAGON.- Cependant, Frosine, j'en ai soixante bien comptés.

    FROSINE.- Hé bien, qu'est-ce que cela, soixante ans? Voilà bien de quoi! C'est la fleur de l'âge cela; et vous entrez maintenant dans la belle saison de l'homme.

    HARPAGON.- Il est vrai; mais vingt années de moins pourtant ne me feraient point de mal, que je crois.

    FROSINE.- Vous moquez-vous? Vous n'avez pas besoin de cela; et vous êtes d'une pâte à vivre jusques à cent ans.

    HARPAGON.- Tu le crois?

    FROSINE.- Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Ô que voilà bien là entre vos deux yeux un signe de longue vie!

    HARPAGON.- Tu te connais à cela?

    FROSINE.- Sans doute. Montrez-moi votre main. Ah mon Dieu! quelle ligne de vie!

    HARPAGON.- Comment?

    FROSINE.- Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là?

    HARPAGON.- Hé bien, qu'est-ce que cela veut dire?

    FROSINE.- Par ma foi, je disais cent ans, mais vous passerez les six-vingts.

    HARPAGON.- Est-il possible?

    FROSINE.- Il faudra vous assommer, vous dis-je; et vous mettrez en terre, et vos enfants, et les enfants de vos enfants.

    HARPAGON.- Tant mieux. Comment va notre affaire?

    FROSINE.- Faut-il le demander? et me voit-on mêler de rien, dont je ne vienne à bout? J'ai, surtout, pour les mariages, un talent merveilleux. Il n'est point de partis au monde, que je ne trouve en peu de temps le moyen d'accoupler; et je crois, si je me l'étais mis en tête, que je marierais le Grand Turc avec la République de Venise. Il n'y avait pas sans doute de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme j'ai commerce chez elles, je les ai à fond l'une et l'autre entretenues de vous, et j'ai dit à la mère le dessein que vous aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue, et prendre l'air à sa fenêtre.

    HARPAGON.- Qui a fait réponse…

    FROSINE.- Elle a reçu la proposition avec joie; et quand je lui ai témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, et me l'a confiée pour cela.

    HARPAGON.- C'est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur Anselme; et je serai bien aise qu'elle soit du régale.

    FROSINE.- Vous avez raison. Elle doit après dîner rendre visite à votre fille, d'où elle fait son compte d'aller faire un tour à la foire, pour venir ensuite au souper.

    HARPAGON.- Hé bien, elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.

    FROSINE.- Voilà justement son affaire.

    HARPAGON.- Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu'elle peut donner à sa fille? Lui as-tu dit qu'il fallait qu'elle s'aidât un peu, qu'elle fît quelque effort, qu'elle se saignât pour une occasion comme celle-ci? Car encore n'épouse-t-on point une fille, sans qu'elle apporte quelque chose.

    FROSINE.- Comment? c'est une fille qui vous apportera douze mille livres de rente.

    HARPAGON.- Douze mille livres de rente!

    FROSINE.- Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche. C'est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage, et de pommes, et à laquelle par conséquent il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu'il faudrait pour une autre femme; et cela ne va pas à si peu de chose, qu'il ne monte bien, tous les ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n'est curieuse que d'une propreté fort simple, et n'aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n'est pas commun aux femmes d'aujourd'hui; et j'en sais une de nos quartiers, qui a perdu à trente-et-quarante, vingt mille francs cette année. Mais n'en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres; et mille écus que nous mettons pour la nourriture, ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés?

    HARPAGON.- Oui, cela n'est pas mal; mais ce compte-là n'est rien de réel.

    FROSINE.- Pardonnez-moi. N'est-ce pas quelque chose de réel, que de vous apporter en mariage une grande sobriété; l'héritage d'un grand amour de simplicité de parure, et l'acquisition d'un grand fonds de haine pour le jeu?

    HARPAGON.- C'est une raillerie, que de vouloir me constituer son dot de toutes les dépenses qu'elle ne fera point. Je n'irai pas donner quittance de ce que je ne reçois pas; et il faut bien que je touche quelque chose.

    FROSINE.- Mon Dieu, vous toucherez assez; et elles m'ont parlé d'un certain pays, où elles ont du bien, dont vous serez le maître.

    HARPAGON.- Il faudra voir cela. Mais, Frosine, il y a encore une chose qui m'inquiète. La fille est jeune, comme tu vois; et les jeunes gens d'ordinaire n'aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur compagnie. J'ai peur qu'un homme de mon âge ne soit pas de son goût; et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres qui ne m'accommoderaient pas.

    FROSINE.- Ah que vous la connaissez mal! C'est encore une particularité que j'avais à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les jeunes gens, et n'a de l'amour que pour les vieillards.

    HARPAGON.- Elle?

    FROSINE.- Oui, elle. Je voudrais que vous l'eussiez entendue parler là-dessus. Elle ne peut souffrir du tout la vue d'un jeune homme; mais elle n'est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu'elle peut voir un beau vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle les plus charmants, et je vous avertis de n'aller pas vous faire plus jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu'on soit sexagénaire; et il n'y a pas quatre mois encore, qu'étant prête d'être mariée, elle rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu'il n'avait que cinquante-six ans, et qu'il ne prit point de lunettes pour signer le contrat.

    HARPAGON.- Sur cela seulement?

    FROSINE.- Oui. Elle dit que ce n'est pas contentement pour elle que cinquante-six ans; et surtout, elle est pour les nez qui portent des lunettes.

    HARPAGON.- Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.

    FROSINE.- Cela va plus loin qu'on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre quelques tableaux, et quelques estampes; mais que pensez-vous que ce soit? Des Adonis? des Céphales? des Pâris? et des Apollons? Non. De beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon père Anchise sur les épaules de son fils.

    HARPAGON.- Cela est admirable! Voilà ce que je n'aurais jamais pensé; et je suis bien aise d'apprendre qu'elle est de cette humeur. En effet, si j'avais été femme, je n'aurais point aimé les jeunes hommes.

    FROSINE.- Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens pour les aimer! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour donner envie de leur peau; et je voudrais bien savoir quel ragoût il y a à eux?

    HARPAGON.- Pour moi, je n'y en comprends point; et je ne sais pas comment il y a des femmes qui les aiment tant.

    FROSINE.- Il faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable! Est-ce avoir le sens commun? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins? et peut-on s'attacher à ces animaux-là?

    HARPAGON.- C'est ce que je dis tous les jours, avec leur ton de poule laitée, et leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs perruques d'étoupes, leurs haut-de-chausses tout tombants, et leurs estomacs débraillés.

    FROSINE.- Eh! cela est bien bâti auprès d'une personne comme vous. Voilà un homme cela. Il y a là de quoi satisfaire à la vue; et c'est ainsi qu'il faut être fait, et vêtu, pour donner de l'amour.

    HARPAGON.- Tu me trouves bien?

    FROSINE.- Comment? vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre. Tournez-vous un peu, s'il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je vous voie marcher. Voilà un corps taillé, libre, et dégagé comme il faut, et qui ne marque aucune incommodité.

    HARPAGON.- Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n'y a que ma fluxion, qui me prend de temps en temps.

    FROSINE.- Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser.

    HARPAGON.- Dis-moi un peu. Mariane ne m'a-t-elle point encore vu? N'a-t-elle point pris garde à moi en passant?

    FROSINE.- Non. Mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait un portrait de votre personne; et je n'ai pas manqué de lui vanter votre mérite, et l'avantage que ce lui serait, d'avoir un mari comme vous.

    HARPAGON.- Tu as bien fait; et je t'en remercie.

    FROSINE.- J'aurais, Monsieur, une petite prière à vous faire. (Il prend un air sévère.) J'ai un procès que je suis sur le point de perdre, faute d'un peu d'argent; et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès, si vous aviez quelque bonté pour moi. (Il reprend un air gai.) Vous ne sauriez croire le plaisir qu'elle aura de vous voir. Ah! que vous lui plairez! et que votre fraise à l'antique fera sur son esprit un effet admirable! Mais, surtout, elle sera charmée de votre haut-de-chausses, attaché au pourpoint avec des aiguillettes. C'est pour la rendre folle de vous; et un amant aiguilleté sera pour elle un ragoût merveilleux.

    HARPAGON.- Certes, tu me ravis, de me dire cela.

    FROSINE. (Il reprend son visage sévère.) – En vérité, Monsieur, ce procès m'est d'une conséquence tout à fait grande. Je suis ruinée, si je le perds; et quelque petite assistance me rétablirait mes affaires. (Il reprend un air gai.) Je voudrais que vous eussiez vu le ravissement où elle était, à m'entendre parler de vous. La joie éclatait dans ses yeux, au récit de vos qualités; et je l'ai mise enfin dans une impatience extrême, de voir ce mariage entièrement conclu.

    HARPAGON.- Tu m'as fait grand plaisir, Frosine; et je t'en ai, je te l'avoue, toutes les obligations du monde.

    FROSINE. (Il reprend son sérieux.) – Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous demande. Cela me remettra sur pied; et je vous en serai éternellement obligée.

    HARPAGON.- Adieu. Je vais achever mes dépêches.

    FROSINE.- Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans un plus grand besoin.

    HARPAGON.- Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt, pour vous mener à la foire.

    FROSINE.- Je ne vous importunerais pas, si je ne m'y voyais forcée par la nécessité.

    HARPAGON.- Et j'aurai soin qu'on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire malades.

    FROSINE.- Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez croire, Monsieur, le plaisir que…

    HARPAGON.- Je m'en vais. Voilà qu'on m'appelle. Jusqu'à tantôt.

    FROSINE.- Que la fièvre te serre, chien de vilain à tous les diables. Le ladre a été ferme à toutes mes attaques: mais il ne me faut pas pourtant quitter la négociation; et j'ai l'autre côté, en tout cas, d'où je suis assurée de tirer bonne récompense.

    #152612

    ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE

    HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, DAME CLAUDE, MAÎTRE JACQUES, BRINDAVOINE, LA MERLUCHE.

    HARPAGON.- Allons. Venez çà tous, que je vous distribue mes ordres pour tantôt, et règle à chacun son emploi. Approchez, Dame Claude. Commençons par vous. (Elle tient un balai.) Bon, vous voilà les armes à la main. Je vous commets au soin de nettoyer partout; et surtout, prenez garde de ne point frotter les meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, pendant le souper, au gouvernement des bouteilles; et s'il s'en écarte quelqu'une, et qu'il se casse quelque chose, je m'en prendrai à vous, et le rabattrai sur vos gages.

    MAÎTRE JACQUES.- Châtiment politique.

    HARPAGON.- Allez. Vous, Brindavoine, et vous, La Merluche, je vous établis dans la charge de rincer les verres, et de donner à boire; mais seulement lorsque l'on aura soif, et non pas selon la coutume de certains impertinents de laquais qui viennent provoquer les gens, et les faire aviser de boire, lorsqu'on n'y songe pas. Attendez qu'on vous en demande plus d'une fois, et vous ressouvenez de porter toujours beaucoup d'eau.

    MAÎTRE JACQUES.- Oui; le vin pur monte à la tête.

    LA MERLUCHE.- Quitterons-nous nos siquenilles, Monsieur?

    HARPAGON.- Oui, quand vous verrez venir les personnes; et gardez bien de gâter vos habits.

    BRINDAVOINE.- Vous savez bien, Monsieur, qu'un des devants de mon pourpoint est couvert d'une grande tache de l'huile de la lampe.

    LA MERLUCHE.- Et moi, Monsieur, que j'ai mon haut-de-chausses tout troué par derrière, et qu'on me voit, révérence parler…

    HARPAGON.- Paix. Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et présentez toujours le devant au monde. (Harpagon met son chapeau au-devant de son pourpoint, pour montrer à Brindavoine comment il doit faire pour cacher la tache d'huile.) Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servirez. Pour vous, ma fille, vous aurez l'œil sur ce que l'on desservira, et prendrez garde qu'il ne s'en fasse aucun dégât. Cela sied bien aux filles. Mais cependant préparez-vous à bien recevoir ma maîtresse qui vous doit venir visiter, et vous mener avec elle à la foire. Entendez-vous ce que je vous dis?

    ÉLISE.- Oui, mon père.

    HARPAGON.- Et vous, mon fils le damoiseau, à qui j'ai la bonté de pardonner l'histoire de tantôt, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire mauvais visage.

    CLÉANTE.- Moi, mon père, mauvais visage; et par quelle raison?

    HARPAGON.- Mon Dieu, nous savons le train des enfants dont les pères se remarient, et de quel œil ils ont coutume de regarder ce qu'on appelle belle-mère. Mais si vous souhaitez que je perde le souvenir de votre dernière fredaine, je vous recommande, surtout, de régaler d'un bon visage cette personne-là, et de lui faire enfin tout le meilleur accueil qu'il vous sera possible.

    CLÉANTE.- À vous dire le vrai, mon père, je ne puis pas vous promettre d'être bien aise qu'elle devienne ma belle-mère. Je mentirais, si je vous le disais: mais pour ce qui est de la bien recevoir, et de lui faire bon visage, je vous promets de vous obéir ponctuellement sur ce chapitre.

    HARPAGON.- Prenez-y garde au moins.

    CLÉANTE.- Vous verrez que vous n'aurez pas sujet de vous en plaindre.

    HARPAGON.- Vous ferez sagement. Valère, aide-moi à ceci. Ho çà, Maître Jacques, approchez-vous, je vous ai gardé pour le dernier.

    MAÎTRE JACQUES.- Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler; car je suis l'un et l'autre.

    HARPAGON.- C'est à tous les deux.

    MAÎTRE JACQUES.- Mais à qui des deux le premier?

    HARPAGON.- Au cuisinier.

    MAÎTRE JACQUES.- Attendez donc, s'il vous plaît.

    (Il ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.)

    HARPAGON.- Quelle diantre de cérémonie est-ce là?

    MAÎTRE JACQUES.- Vous n'avez qu'à parler.

    HARPAGON.- Je me suis engagé, Maître Jacques, à donner ce soir à souper.

    MAÎTRE JACQUES.- Grande merveille!

    HARPAGON.- Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère?

    MAÎTRE JACQUES.- Oui, si vous me donnez bien de l'argent.

    HARPAGON.- Que diable toujours de l'argent! Il semble qu'ils n'aient autre chose à dire, de l'argent, de l'argent, de l'argent. Ah! ils n'ont que ce mot à la bouche, de l'argent. Toujours parler d'argent. Voilà leur épée de chevet, de l'argent.

    VALÈRE.- Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille, que de faire bonne chère avec bien de l'argent. C'est une chose la plus aisée du monde, et il n'y a si pauvre esprit qui n'en fît bien autant: mais pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d'argent.

    MAÎTRE JACQUES.- Bonne chère avec peu d'argent!

    VALÈRE.- Oui.

    MAÎTRE JACQUES.- Par ma foi, Monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier: aussi bien vous mêlez-vous céans d'être le factoton.

    HARPAGON.- Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra?

    MAÎTRE JACQUES.- Voilà Monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu d'argent.

    HARPAGON.- Haye. Je veux que tu me répondes.

    MAÎTRE JACQUES.- Combien serez-vous de gens à table?

    HARPAGON.- Nous serons huit ou dix; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

    VALÈRE.- Cela s'entend.

    MAÎTRE JACQUES.- Hé bien, il faudra quatre grands potages, et cinq assiettes. Potages… Entrées…

    HARPAGON.- Que diable, voilà pour traiter toute une ville entière.

    MAÎTRE JACQUES.- Rôt…

    HARPAGON, en lui mettant la main sur la bouche.- Ah traître, tu manges tout mon bien.

    MAÎTRE JACQUES.- Entremets…

    HARPAGON.- Encore?

    VALÈRE.- Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde? Et Monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille? Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme, que de manger avec excès.

    HARPAGON.- Il a raison.

    VALÈRE.- Apprenez, Maître Jacques, vous, et vos pareils, que c'est un coupe-gorge, qu'une table remplie de trop de viandes; que pour se bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu'on donne; et que suivant le dire d'un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

    HARPAGON.- Ah que cela est bien dit! Approche, que je t'embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie. Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi… Non, ce n'est pas cela. Comment est-ce que tu dis?

    VALÈRE.- Qu'il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

    HARPAGON.- Oui. Entends-tu? Qui est le grand homme qui a dit cela?

    VALÈRE.- Je ne me souviens pas maintenant de son nom.

    HARPAGON.- Souviens-toi de m'écrire ces mots. Je les veux faire graver en lettres d'or sur la cheminée de ma salle.

    VALÈRE.- Je n'y manquerai pas. Et pour votre souper, vous n'avez qu'à me laisser faire. Je réglerai tout cela comme il faut.

    HARPAGON.- Fais donc.

    MAÎTRE JACQUES.- Tant mieux, j'en aurai moins de peine.

    HARPAGON.- Il faudra de ces choses, dont on ne mange guère, et qui rassasient d'abord; quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons.

    VALÈRE.- Reposez-vous sur moi.

    HARPAGON.- Maintenant, Maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.

    MAÎTRE JACQUES.- Attendez. Ceci s'adresse au cocher. (Il remet sa casaque.) Vous dites…

    HARPAGON.- Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tous prêts pour conduire à la foire…

    MAÎTRE JACQUES.- Vos chevaux, Monsieur? Ma foi, ils ne sont point du tout en état de marcher: je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière, les pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait fort mal parler: mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes; des façons de chevaux.

    HARPAGON.- Les voilà bien malades, ils ne font rien.

    MAÎTRE JACQUES.- Et pour ne faire rien, Monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup, de manger de même. Cela me fend le cœur, de les voir ainsi exténués: car enfin j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est moi-même, quand je les vois pâtir; je m'ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche; et c'est être, Monsieur, d'un naturel trop dur, que de n'avoir nulle pitié de son prochain.

    HARPAGON.- Le travail ne sera pas grand, d'aller jusqu'à la foire.

    MAÎTRE JACQUES.- Non, Monsieur, je n'ai pas le courage de les mener, et je ferais conscience de leur donner des coups de fouet en l'état où ils sont. Comment voudriez-vous qu'ils traînassent un carrosse, qu'ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes?

    VALÈRE.- Monsieur, j'obligerai le voisin le Picard, à se charger de les conduire: aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.

    MAÎTRE JACQUES.- Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre, que sous la mienne.

    VALÈRE.- Maître Jacques fait bien le raisonnable.

    MAÎTRE JACQUES.- Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire.

    HARPAGON.- Paix.

    MAÎTRE JACQUES.- Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs; et je vois que ce qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le bois, le sel, et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter, et vous faire sa cour. J'enrage de cela, et je suis fâché tous les jours d'entendre ce qu'on dit de vous: car enfin je me sens pour vous de la tendresse en dépit que j'en aie; et après mes chevaux, vous êtes la personne que j'aime le plus.

    HARPAGON.- Pourrais-je savoir de vous, Maître Jacques, ce que l'on dit de moi?

    MAÎTRE JACQUES.- Oui, Monsieur, si j'étais assuré que cela ne vous fâchât point.

    HARPAGON.- Non, en aucune façon.

    MAÎTRE JACQUES.- Pardonnez-moi; je sais fort bien que je vous mettrais en colère.

    HARPAGON.- Point du tout; au contraire, c'est me faire plaisir, et je suis bien aise d'apprendre comme on parle de moi.

    MAÎTRE JACQUES.- Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se moque partout de vous; qu'on nous jette de tous côtés cent brocards à votre sujet; et que l'on n'est point plus ravi, que de vous tenir au cul et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre lésine. L'un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps, et les vigiles, afin de profiter des jeûnes, où vous obligez votre monde. L'autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes, ou de leur sortie d'avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu'une fois vous fîtes assigner le chat d'un de vos voisins, pour vous avoir mangé un reste d'un gigot de mouton. Celui-ci, que l'on vous surprit une nuit, en venant dérober vous-même l'avoine de vos chevaux; et que votre cocher, qui était celui d'avant moi, vous donna dans l'obscurité je ne sais combien de coups de bâton dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin voulez-vous que je vous dise, on ne saurait aller nulle part où l'on ne vous entende accommoder de toutes pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le monde, et jamais on ne parle de vous, que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain, et de fesse-mathieu.

    HARPAGON, en le battant.- Vous êtes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent.

    MAÎTRE JACQUES.- Hé bien, ne l'avais-je pas deviné? Vous ne m'avez pas voulu croire. Je vous l'avais bien dit que je vous fâcherais de vous dire la vérité.

    HARPAGON.- Apprenez à parler.


    #152613

    ACTE III, SCÈNE II

    MAÎTRE JACQUES, VALÈRE.

    VALÈRE.- À ce que je puis voir, Maître Jacques, on paye mal votre franchise.

    MAÎTRE JACQUES.- Morbleu, Monsieur le nouveau venu, qui faites l'homme d'importance, ce n'est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous en donnera, et ne venez point rire des miens.

    VALÈRE.- Ah, Monsieur Maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.

    MAÎTRE JACQUES.- Il file doux. Je veux faire le brave, et s'il est assez sot pour me craindre, le frotter quelque peu. Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi; et que si vous m'échauffez la tête, je vous ferai rire d'une autre sorte?

    (Maître Jacques pousse Valère jusques au bout du théâtre, en le menaçant.)

    VALÈRE.- Eh doucement.

    MAÎTRE JACQUES.- Comment, doucement? il ne me plaît pas, moi.

    VALÈRE.- De grâce.

    MAÎTRE JACQUES.- Vous êtes un impertinent.

    VALÈRE.- Monsieur Maître Jacques.

    MAÎTRE JACQUES.- Il n'y a point de Monsieur Maître Jacques pour un double. Si je prends un bâton, je vous rosserai d'importance.

    VALÈRE.- Comment, un bâton?

    (Valère le fait reculer autant qu'il l'a fait.)

    MAÎTRE JACQUES.- Eh je ne parle pas de cela.

    VALÈRE.- Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser vous-même?

    MAÎTRE JACQUES.- Je n'en doute pas.

    VALÈRE.- Que vous n'êtes, pour tout potage, qu'un faquin de cuisinier?

    MAÎTRE JACQUES.- Je le sais bien.

    VALÈRE.- Et que vous ne me connaissez pas encore?

    MAÎTRE JACQUES.- Pardonnez-moi.

    VALÈRE.- Vous me rosserez, dites-vous?

    MAÎTRE JACQUES.- Je le disais en raillant.

    VALÈRE.- Et moi, je ne prends point de goût à votre raillerie. (Il lui donne des coups de bâton.) Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.

    MAÎTRE JACQUES.- Peste soit la sincérité, c'est un mauvais métier. Désormais j'y renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître, il a quelque droit de me battre: mais pour ce Monsieur l'intendant, je m'en vengerai si je puis.


    #152614

    ACTE III, SCÈNE III

    FROSINE, MARIANE, MAÎTRE JACQUES.

    FROSINE.- Savez-vous, Maître Jacques, si votre maître est au logis?

    MAÎTRE JACQUES.- Oui vraiment il y est, je ne le sais que trop.

    FROSINE.- Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici.

     

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