NAÏMI, Kadour – Une histoire d’amitié

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    CocotteCocotte
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      CocotteCocotte
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        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 1
        Une histoire d'amitié
        Avantpropos
        Histoire d’amitié nécessite un éclaircissement. Cette nouvelle a suscité deux sortes
        de réaction : compréhension et approbation, d’une part, mais, aussi, d’autre part,
        perplexité quand pas rejet, aussi bien de la part de lecteurs algériens que français.
        On reprocha à l’histoire son invraisemblance. Cependant, les faits relatés sont
        quasi autobiographiques,
        à l’unique exception des deux épilogues. Concernant ce
        genre de fête dite du « sacrifice » (Aïd al kabir : Grande Fête), seule la
        méconnaissance (par des Français) ou le déni (par des Algériens) de la réalité
        pourrait laisser croire à une non conformité de celleci
        avec le contenu de la
        nouvelle.
        On contesta également la proposition de deux épilogues opposés. Or, il m’a
        semblé intéressant de laisser le destinataire participer, en choisissant librement un
        final lui offrant l’occasion de réfléchir sur l’option adoptée. En outre, une nouvelle
        de Maupassant, dont le titre m’échappe, employa un procédé identique. Et même si
        la littérature n’a jamais eu recours à ce procédé, quelle « loi » littéraire interdirait
        de l’inventer ? Sans transgression, ou innovation, la littérature ne seraitelle
        pas
        restée à Homère ou à l’Ancien Testament, réduisant les auteurs venus par la suite à
        n’être que de stériles copieursreproducteurs
        ?… S’il faut tout expliquer, voici la
        justification du double épilogue. Le premier suggère ce qui, malheureusement, aurait
        pu et pourrait arriver ; le second propose ce qui est à espérer.
        Une lectrice française a parlé de « pathétique outré ». Encore là, je n’ai fait que
        reporter fidèlement la réalité, me permettant uniquement de la « romancer » pour en
        extraire une production littéraire. En son temps, et toute proportion gardée, que n’aton
        pas reproché au « Misérables » de Victor Hugo, à ce propos. Ce n’est pas
        l’auteur qui est pathétique, c’est, hélas !, la réalité. Durant l’occupation nazie à
        Paris, Picasso fut convoqué chez le chef allemand de la Gestapo. Celuici
        indiqua au
        peintre une reproduction de son oeuvre, au « pathétique outré » : « Guernica », et lui
        demanda rudement : « Qui a fait ça ? » Picasso répondit calmement : « Vous ! »… Je
        veux dire par là ceci : un auteur authentique ne fait que communiquer la réalité avec
        fidélité, y compris celle « dérangeante », sous forme littéraire et artistique adéquate,
        sans tenir compte du lit de Procuste : la mode dominante, idéologique ou esthétique.
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 2
        Enfin, un esprit cantonné dans une interprétation littérale, et sans « ijtihâd al
        kabîr » (Grand effort, à savoir intellectuel) du message coranique, pourrait voir une
        critique de l’Islam dans certains propos tenus par un enfant. Or, celuici
        se limite
        simplement à employer sa raison, en évoquant la Miséricorde divine, telle que
        l’innocente bonté enfantine peut la concevoir.
        Voici le texte de la nouvelle.
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 3
        Commémoration
        La fête approchait !…
        Pour l'enfant de cinq ans, c'était la plus belle des nouvelles. Au moins, ainsi, pour
        quelques jours, il oubliera l'insuffisance de la nourriture à la maison, et, si le père
        disposerait d'un peu d'argent, il lui achèterait un bel habit à mettre le jour du Grand
        Aïd, la grande fête musulmane.
        « Ah ! Quelle joie ! Quel bonheur ! » pensa Karim. Ses parents lui avaient donné
        ce beau nom ; il signifie « généreux ».
        Dans la rue, l'enfant vit quelques moutons marcher gaîment, guidés par un berger.
        « Oh ! Comme ils sont jolis ! » s'émerveilla Karim. C'était la première fois qu'il
        voyait autant de moutons.
        Il s'en approcha. En les suivant, sa petite main se tendit vers l'un deux et le caressa,
        avec douceur, longuement.
        « Eh ! Éloignetoi
        ! » lui enjoignit le berger.
        L'enfant écarta sa main puis demanda :

        les emmènestu
        ?
        Au
        marché ! répondit l’autre en rigolant.
        Et
        pourquoi ?
        Mais
        pour l'Aïd !… Ton papa, lui aussi, devrait en acheter un.
        Cette information excita l'enfant. Tout joyeux, il courut à la maison.
        Sa mère l’accueillit.
        Maman,
        ça va être l'Aïd, n'estce
        pas ?
        Bien
        sûr.
        Alors,
        papa achètera un mouton ?!
        Une légère mélancolie assombrit les yeux de la femme, marrons clairs, grands et
        doux. Depuis que le petit était né, à chaque fête, le salaire du père, simple ouvrier
        dans une entreprise de ferraille, n'avait permis d'acheter qu'un peu, un tout petit peu
        de viande.
        Papa,
        insista l'enfant, nous achètera un mouton, n'estce
        pas ?
        La mère connaissait son fils. Il fallait lui répondre, sinon il ne la laisserait pas
        tranquille. Elle répliqua, pour le calmer :
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 4
        Quand
        il retournera du travail, on le saura.
        À peine celuici
        revenu à la maison, dans ses habits de travail, un peu salis par les
        différents produits manipulés, Karim se précipita vers lui, tout content :
        Papa
        ! Tu nous achèteras un mouton, n'estce
        pas ?
        L'homme fut surpris par la question. Trop de soucis lui avaient fait oublié la fête
        prochaine : le loyer mensuel à payer, les prochaines factures d'eau et d'électricité.
        L'évocation de la fête n’eut comme effet que de lui rappeler un problème
        supplémentaire : le prix de la viande allait inexorablement augmenter, pour satisfaire
        la cupidité des marchands. C'était, pour ainsi dire, leur manière de célébrer la fête et
        de manifester leur croyance religieuse.
        Dis,
        papa ! Alors, tu nous l'achèteras !
        Le père regarda son enfant avec embarras. Le maigre salaire lui permettait
        d'acheter seulement quelques parties d'un mouton, un kilo ou deux, tout au plus, et
        des morceaux d'intestins. Mais, il constatait l'enthousiasme de son petit. Il aimait tant
        ce garçon unique, au corps frêle, aux yeux beaux comme ceux de sa mère, intelligents
        et chaleureux.
        Le père ne sut pas résister. Il voulait contrebalancer sa vie, tellement pénible, par
        un plaisir à offrir à son enfant. Alors, il répondit, sans trop s'attarder à réfléchir :
        D’accord,
        mon trésor ! Pour fêter tes cinq ans, j’achèterai un tout joli petit
        agneau.
        L'enfant sautilla de joie ; il enlaça son père qui le prit dans ses puissants bras, le
        souleva et le serra délicatement contre lui. La mère, très émue, contempla ce tendre
        tableau familial. Sa main alla instinctivement à une mèche rebelle de ses cheveux,
        puis la remit en place. La femme désirait, en ce moment, être belle, pour son enfant et
        son mari.
        Le couple s'aimait profondément. La naissance de leur enfant a renforcé encore
        plus le doux sentiment conjugal. Aux durs moments, quand l'argent manquait pour
        satisfaire une nécessité indispensable, ce fut à chaque fois cet amour entre l'homme
        et la femme, et l'affection pour le produit de cet amour, Karim, à permettre d'affronter
        les difficultés, en espérant des jours meilleurs. L'optimisme régnait dans le foyer,
        malgré tout ou, plus exactement, en dépit de tout.
        Le plus beau des sentiments
        Un beau matin de ciel bleu, ensoleillé et doux, l'enfant vit arriver ce qu'il attendait
        avec impatience : un tout jeune agneau ! Son corps était un peu maigre mais bien
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 5
        proportionné ; le blanc soyeux de sa laine brillait ; les yeux, étonnamment grands et
        clairs, semblaient sourire. De tout ce petit être émanaient une touchante sérénité et
        une agréable harmonie.
        « Oh !… Comme il est beau ! » constata Karim, le visage rayonnant de joie.
        Des yeux de l'agneau se dégageaient une luminosité et une tendresse qui touchaient
        profondément l'enfant. Jamais, en présence d’un animal, il n’avait connu auparavant
        un tel sentiment de bonheur.
        Tout à coup, le nouveau venu bêla allègrement, en remuant comiquement la tête et
        en regardant vers plusieurs directions.
        Karim se tourna vers son père :
        Qu'estce
        qu'il cherche, papa ?
        Celuici
        sourit sans répondre. La mère intervint :
        Je
        crois qu'il cherche sa maman. Il était probablement avec elle, au marché, avant
        d’être acheté par ton papa, et donc séparé d’elle.
        Oui,
        c'est vrai, reconnut le mari.
        À ces paroles, Karim s'attrista, puis interrogea :
        Mais
        pourquoi séparer la maman de son petit ?… Moi, je ne voudrais jamais être
        séparé de ma maman et de mon papa !
        Ces derniers en furent amusés.
        Ce
        n'est pas la même chose, dit le père.
        Pourquoi
        ? demanda l'enfant.
        Lui
        est un animal.
        Et
        alors ? objecta Karim.
        Tu
        comprendras quand tu seras plus grand, conclut la mère.
        L'enfant se mit à examiner attentivement le petit animal. Il finit par s'en approcher
        lentement. Il posa doucement ses deux mains sur sa toison, la caressa avec une
        excitation qui l'enchanta. Son coeur se mit à battre plus fort. Les magnifiques yeux de
        l'agneau se levèrent et rencontrèrent ceux de l'enfant. Les deux regards
        communiquèrent… Celui de l’animal avait une telle expression qu'il semblait parler ;
        plus exactement, il parlait à sa manière.
        Les deux nouveaux amis se comprenaient !
        Karim était encore trop petit pour connaître un fait. Depuis la nuit des temps,
        l'agneau a été partout le symbole de la douceur, de l'innocence et de la pureté ; mais,
        par un mystère que la science n'a pu encore expliquer, ces merveilleuses qualités le
        condamnaient. Les êtres humains y ont vu un motif pour transformer cette
        magnifique et paisible créature en… victime à sacrifier, avec l’illusion de laver leurs
        péchés dans le sang le plus candide en ce monde !
        Karim courut vers sa mère :
        Maman
        ! Je voudrais laver mon ami !
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 6
        Ton
        ami ?!… s'écriatelle,
        surprise et amusée.
        Oui,
        mon ami !
        Et il indiqua l'agneau.
        La mère éclata de rire. Puis :
        Vous
        êtes devenus amis ?
        Oh,
        oui !
        Ah
        ! fit la mère, contente. Mais pourquoi veuxtu
        le laver ?
        J'ai
        remarqué que sa laine est un peu sale. Elle doit être toute blanche, toute
        propre, comme ça, il sera tout beau !
        Il ajouta :
        Surtout
        pour le jour de la fête !
        Il était prévu quatre jours après.
        L'enfant les a tous consacrés à approfondir la connaissance entre lui et son nouveau
        compagnon. L'affection du premier envers le second devenait, à chaque rencontre,
        plus profonde, plus intense. L'enfant ne dormait presque plus normalement. Il pensait
        tout le temps à son merveilleux ami, il ne voulait être qu'avec lui pour jouir à le
        regarder, à le caresser, à lui parler, à entendre ses joyeux bêlements… Et il semblait à
        l'enfant que son interlocuteur éprouvait le même plaisir, les mêmes émotions.
        Karim lui parlait à chaque occasion. Il aimait lui donner, personnellement, à
        manger, à boire ; il se plaisait à laver le parterre de ses rejets biologiques. La mère
        aurait voulu s'en charger ellemême,
        mais son fils accomplissait ce travail
        convenablement.
        Le soir, il attendait de voir l'ami s'endormir, avant de rejoindre le lit. Mais, comme
        l’agneau restait dressé sur ses quatre pattes, l'enfant demeurait en sa compagnie.
        À travers les yeux de ces deux êtres, leurs âmes communiquaient. L'enfant
        disposait également des paroles et des caresses, tandis que son ami avait recours à ses
        bêlements, à ses regards et aux mouvements délicats de son charmant museau. Quand
        l'un donnait une caresse ou murmurait de jolis mots, l'autre penchait délicatement sa
        tête vers la droite ou vers la gauche, et fixait son camarade de ses yeux étincelants de
        plaisir. Plusieurs fois, l'enfant posa délicatement sa joue sur la laine de son ami, et la
        caressa tout en se laissant cajoler par elle. Pour l'enfant, son ami comprenait tout ; la
        seule différence était qu'il l'exprimait avec son propre langage, et l'enfant était
        persuadé de le discerner. Ces deux créatures jouissaient de toute la signification
        contenue dans le mot amitié.
        Alors, la mère arrivait :
        Que
        faistu
        encore ici ? Tu sais qu'il te faut dormir.
        Mais,
        maman, je voudrais y aller quand lui dormira.
        Il
        dormira bien plus tard que toi. Inutile de l'attendre. Allez, viens, mon chéri !
        L'enfant se détachait avec peine de son ami, qui le regardait partir. Une fois,
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 7
        l'agneau bêla. L'enfant s’arrêta net.
        Tu
        vois ! ditil
        à sa mère. Il ne veut pas que je parte.
        La femme resta perplexe un instant, puis expliqua, d’un ton de plaisanterie :
        Non,
        il te salue. Il te souhaite une bonne nuit !
        L'enfant retourna vers son ami :
        Bonne
        nuit à toi aussi, Doudou !
        Qu’astu
        dit ? interrogea la mère, surprise.
        Je
        l’ai appelé par le nom que je lui ai choisi.
        Pourquoi
        ce nom ?
        Mon
        ami est doux. Alors, en pensant bien, m’est venu Doudou.
        La mère éclata de rire. Karim se tourna vers l’agneau et lui murmura joyeusement :
        Doudou
        !
        L'agneau bêla en tendant vers l'enfant son charmant museau ; Karim le caressa. Il
        voulut l'embrasser quand la mère le retint vivement :
        Non
        ! Non !
        Pourquoi
        ?
        Cela
        ne se fait pas, expliquatelle,
        attendrie.
        Pourquoi
        cela ne se fait pas ?
        C'est
        un animal.
        Et
        alors ?… C'est mon ami !
        C'est
        une question d'hygiène.
        S'il
        te plaît, maman, je voudrais l'embrasser sur la joue.
        Elle le dévisagea, hésitante. L'enfant sautilla avec son plus beau sourire :
        S'il
        te plaît, maman ! S'il te plaît !
        Elle acquiesça. Karim déposa un baiser plein de délicatesse sur la joue de son ami.
        Ce dernier secoua légèrement la tête, comme pour exprimer sa gratitude,
        Tu
        as vu, maman ? Il est content !
        Les jours suivants, à chaque rencontre, l'enfant constatait les progrès dans la
        manière manifestée par Doudou pour l'accueillir. Son corps trémoussait de joie, ses
        pattes semblaient danser, ses yeux brillaient plus intensément, et, parfois, il faisait
        entendre un joyeux bêlement. Tout en lui manifestait le ravissement de revoir son
        compagnon.
        Karim avait de longues conversations avec Doudou. En réalité, c'étaient des
        monologues : l'un utilisait des mots, pendant que l'autre le fixait avec ses yeux
        vivaces, en bêlant de temps en temps. Cela induisait l'enfant à croire que l’agneau
        comprenait et répliquait à sa manière. Karim arriva jusqu’à ajouter au nom à son ami
        l’appellation « Habibî » (Mon chéri). En l'apprenant, les parents éclatèrent de rire. Ils
        employaient ce très beau terme de temps à autre visàvis
        de leur précieux enfant.
        Un jour, Karim s'approcha de Doudou, et lui tendit la main. L'autre le regarda, sans
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 8
        réagir. La petite main s’approcha davantage de la patte droite ; elle la toucha
        doucement. Doudou resta immobile, calme. Alors, Karim serra délicatement la patte,
        puis la souleva un peu, la secoua légèrement en disant :
        Salâm
        (Paix), habibî !
        L'aimé se laissa faire, en semblant prendre plaisir à ce jeu. Karim en fut tout
        heureux.
        Il courut à sa maman et lui annonça la bonne nouvelle :
        J'ai
        appris à Doudou à serrer la main pour saluer !
        Les yeux de la mère s’écarquillèrent d'étonnement :
        Mais
        l'agneau n'a pas de main ! s'écriatelle.
        Si,
        maman, si ! Sa patte, c'est sa main.
        Elle éclata de rire.
        Viens
        voir ! insista Karim.
        Il la prit par la main et l'emmena jusqu'à l'agneau.
        Karim approcha de nouveau sa main droite vers la patte correspondante de son
        ami, la secoua et prononça, avec son plus beau sourire :
        Salâm,
        habibî !
        La tête de Doudou bougea de droite à gauche, par deux fois.
        Karim tourna les yeux vers sa mère :
        Tu
        vois, maman ! Il a compris ! Il salue !
        Encore une fois, la mère réagit par un éclat de rire. Puis elle observa attentivement
        son garçon. Elle fut très émue de constater combien il était tendre, communicatif,
        empathique. Soudain, elle le prit dans ses bras, le souleva et le serra contre sa
        poitrine.
        Quand
        tu seras un homme, lui confiatelle,
        encore émue, je crois que la femme
        que tu épouseras sera heureuse ! Et tes enfants aussi !
        Le père et la mère furent très contents de constater la joie de leur petit. « Tu as bien
        fait d'acheter cet agneau ! » reconnut l'épouse. « Oui ! » admet le mari.
        Alors,
        tout va bien avec ton copain ? demanda une fois le père.
        Oh,
        oui ! Merci, papa ! Et Doudou, lui aussi, est content et te remercie !
        Quand l'enfant ne conversait pas avec celui qu’il adorait, il restait assis, le regard
        chaleureusement fixé sur son museau et ses yeux. Ce dernier observait le premier de
        son air innocent et gentil. Il souriait même ; c’est du moins l’impression qu’en avait
        Karim.
        Pourquoi ?
        La veille du jour de fête, l'enfant entendit son père déclarer tranquillement à sa
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 9
        mère : « Demain, on l'égorgera. »
        Vous
        égorgerez quoi ? voulut savoir le petit.
        L'agneau,
        précisa simplement le père.
        Le visage de Karim s'immobilisa, pétrifié ; il sentit le sang se glacer dans ses
        veines, ses cheveux se dresser sur sa tête, le cerveau ébranlé par un vertige.
        Les parents remarquèrent la brusque pâleur sur le visage de leur fils.
        Qu'astu
        ? s’inquiéta la mère.
        Papa
        a…
        Karim ne put continuer, la voix lui manqua.
        Eh
        bien, lui lança le père joyeusement, demain c'est Aïd al adha (la fête du
        sacrifice) ; on doit, par conséquent, égorger l'agneau.
        L'enfant ne comprit pas.
        Qu'estce
        que ça veut dire ? Pourquoi tuer mon ami ?
        Pour
        rendre hommage à Dieu, expliqua le père.
        Mais
        pourquoi tuer Doudou ? répéta Karim
        Le père resta surpris, ne sachant quoi répondre. La mère intervint :
        Chaque
        année, par tradition, nous devons sacrifier un agneau par reconnaissance
        à Dieu.
        Mais
        pourquoi tuer mon ami ? insista l'enfant.
        Parce
        qu'il le faut, affirmatelle.
        En avançant cette réponse, la femme, au fond d’ellemême,
        se posa la même
        question : « Oui, pourquoi il le faut ? » Elle n’y avait jamais pensé auparavant. Pour
        elle, c’était tout naturel, cela faisait partie de la tradition. Mais elle garda
        l'interrogation pour elle. Elle craignait, en l'exprimant, d'embarrasser son mari, pis, de
        blasphémer.
        Pourquoi
        il le faut ? s’entêta l'enfant.
        C'est
        Dieu qui le veut ! trancha le père, d'un ton convaincu.
        Il expliqua avec patience :
        On
        ne discute pas les ordres de Dieu. On les exécute, tout simplement.
        Pourquoi
        Dieu le veut ? continua l'enfant. Vous m'avez toujours dit que Dieu est
        bon et miséricordieux.
        Tu
        es encore trop petit, répliqua le père avec indulgence. Mais, en grandissant, tu
        finiras par comprendre. On te l'enseignera à l'école.
        Néanmoins, l'enfant s’obstina :
        Doudou
        n'a fait aucun mal, à personne. Pourquoi, alors, lui faire du mal, à lui ?
        Les parents se consultèrent des yeux, extrêmement embarrassés. Karim crut avoir
        vaincu. Il voulut en être certain.
        Papa,
        repritil,
        estce
        tu tuerais un petit enfant ?
        Le père fixa un regard effaré sur son fils :
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 10
        Bien
        sûr que non, jamais !… Pourquoi me posestu
        cette question ?
        Un
        petit enfant et un petit agneau, ne sontils
        pas tous les deux des êtres vivants ?
        Mais
        ils sont différents, objecta le père.
        Estce
        qu'ils ne souffrent pas tous les deux, si on leur fait du mal ?
        Le père, interloqué, resta la bouche fermée. Les traits de son visage devinrent
        tendus. C'était un homme bon, s'entendre accuser d’engendrer du mal lui fut très
        pénible, douloureux. Il regarda son épouse. Elle, non plus, n'avait aucun argument à
        rétorquer ; ses yeux s'agitèrent, signe d’un profond trouble.
        L'enfant ajouta :
        Ton
        ami, papa, estce
        que tu le tuerais ?
        L'interpellé, déjà ébranlé, manifesta un commencement d'énervement.
        Mais,
        enfin, tu me prends pour un fou ?
        Alors,
        pourquoi veuxtu
        tuer mon ami, à moi ?
        Un violent soupir souleva la poitrine de l'interrogé. Il se vit réduit à ses derniers
        retranchements. L'enfant en fut soulagé.
        Alors,
        papa, conclutil,
        tu ne feras pas de mal à Doudou, n'estce
        pas ?
        Le père fixa un regard perplexe sur son fils. Celuici
        s'en approcha davantage :
        Papa,
        c'est pour moi que tu as acheté Doudou, n'estce
        pas ? Pour me donner un
        ami !
        Mais
        c'est un animal ! balbutia le père.
        Et
        puis, ajouta l'enfant pour lequel l’argument n’avait pas de poids, même s'il
        n'est pas mon ami, même s'il est simplement un animal, je ne veux pas qu'on lui fasse
        du mal. Il est tellement gentil, tellement doux, tellement bon… Tu ne peux pas lui
        faire du mal, papa, parce que je sais que toi, aussi, tu es bon.
        La mère soupira de désarroi, le père fronça les sourcils.
        L'agneau,
        affirmatil
        à son fils, est un animal. Tu comprends ? Un animal.
        Et
        alors ? objecta Karim.
        Eh
        bien, les animaux, le bon Dieu nous les donnés pour manger leur viande. Et,
        pour les manger, il faut les tuer.
        Mais
        pourquoi doiton
        manger leur viande, et, pour cela, les tuer ?
        C'est
        comme ça. C'est comme ça que Dieu a voulu.
        Pourquoi
        Dieu l'a voulu ?
        Nous
        n'avons pas à savoir pourquoi. C'est comme ça et c'est tout. Nous devons
        seulement obéir.
        Mais,
        papa, les animaux sont comme nous, ils souffrent si on leur fait du mal.
        Estce
        que tu voudrais qu'on me fasse du mal ?
        Le père, de plus en plus troublé par l’inquiétude croissante de son enfant, regarda
        de nouveau son épouse. Elle comprit qu'elle devait aller à son secours. Elle parla :
        Écoute,
        mon petit très chéri, je vais te raconter une histoire, comme ça tu
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 11
        comprendras.
        Elle relata l'histoire d'Abraham, auquel Dieu ordonna de lui sacrifier son fils.
        Karim ne comprit pas le mot « sacrifice », mais il ne questionna pas, préférant
        attendre la suite du récit. Quand il sut que le père avait l'intention d'égorger son fils,
        Karim éclata en sanglots éperdus, et enlaça sa mère, en criant désespérément :
        « Non, maman ! Non ! Non ! Non !… » Et il se serra le plus fort qu'il put sur la
        poitrine de celle qui lui donna la vie, pleurant en haletant violemment, la respiration
        entrecoupée.
        Le père observa son fils avec une surprise mêlée de déception. Il déclara
        tristement : « Décidément, Karim ne semble pas avoir l'étoffe d'un homme. » Il en
        ressentit de la honte, une honte déchirante. Il se crut coupable de n'avoir pas su
        donner à son unique garçon le courage qu'il devrait avoir. Il murmura : « J'ai vu
        même de toutes petites filles assister à l'égorgement d'un mouton avec tranquillité.
        Pourquoi notre enfant est ainsi ? »
        Il
        est trop sensible, expliqua la mère.
        Pourquoi
        ? questionna son mari. D'où vient cette étrange sensibilité ?
        Vive la liberté !
        Le soir, tous se mirent au lit.
        Karim, lui, avait les yeux largement ouverts. Il était épouvanté par le sort qui
        menaçait son ami. Il voyait ses splendides yeux, sereins et affectueux ; il entendait
        ses joyeux bêlements. Karim sentit brusquement son corps se raidir, comme écrasé
        sous une avalanche de neige glaciale.
        Après un instant, il se reprit. Bien qu'encore très jeune, il avait déjà un trait de
        caractère particulier, hérité de ses courageux parents : il n'admettait pas de fatalité, il
        était persuadé que tout problème avait une solution ; il suffisait de réfléchir pour la
        trouver. En outre, il était conscient et fier de la signification de son nom ; il voulait
        toujours être à sa hauteur, pour faire plaisir à ses parents et à luimême.
        Il n'oubliait
        jamais ce que, à plusieurs reprises, sa mère lui avait déclaré : « Datte de mon coeur ! c'était
        ainsi qu'elle appelait son enfant dans les moments de particulière affection ,
        n'oublie jamais que la première qualité de l’être humain est d’être généreux ! »
        Alors, Karim se mit à réfléchir… Pendant longtemps.
        Ensuite, faisant attention à ne provoquer aucun bruit, il se leva, quitta son lit et alla
        dans la cour de la maison.
        La lune brillait de tout son éclat. Karim se mit dans la partie obscure du couloir,
        pour ne pas être vu. Il se dirigea vers son ami. Doudou, le corps allongé par terre,
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 12
        semblait dormir. Quand l’enfant s’en approcha tout près, l’agneau leva lentement la
        tête, vit Karim et le regarda tranquillement.
        Ce dernier jeta un coup d’oeil derrière lui pour s'assurer qu'il était seul. Puis, très
        agité, il se mit à délier la corde qui attachait une patte de l'animal. Quand il eut fini, il
        le précéda et lui fit signe avec la main pour le suivre.
        L'agneau trottina en direction de son ami. Il bêla. Karim mit son index
        verticalement sur ses lèvres et murmura « Chut ! ». Mais Doudou bêla une deuxième
        fois, joyeusement. Il semblait très content de suivre l'enfant.
        Quand les deux arrivèrent près de la porte de la maison, Karim l'ouvrit avec
        précaution. Il sortit et fit signe à l'agneau de le suivre. Ce dernier s’exécuta mais en
        bêlant encore, comme pour montrer son plus grand plaisir.
        Dans la rue, les deux coururent au même rythme, en s'éloignant au plus vite de la
        maison.
        « Eh !… » cria une voix.
        L'enfant, le coeur battant, s’arrêta et se retourna ; l'agneau s'immobilisa près de lui.
        La masse énorme d'un homme se précipita vers eux, jusqu’à ce que Karim vit se
        dresser devant lui son père.
        Mais
        que faistu
        ?
        Le petit, totalement surpris, effrayé, ne sut rien répondre.
        Que
        faistu
        ici avec l'agneau ? répéta le père.
        L'enfant chercha et trouva le courage de déclarer :
        Je
        veux le libérer.
        Le
        libérer ? demanda le père, stupéfait.
        Oui.
        Je ne veux pas que tu le tues.
        Le père demeura totalement pris au dépourvu.
        Il se reprit, saisit brusquement l'animal, enroula ses bras autour de ses petites
        pattes, le souleva et retourna vers la maison. L'agneau se débattit et bêla de
        mécontentement en dirigeant son regard vers son jeune ami. Il semblait à Karim
        d'entendre un cri de secours. Angoissé, il suivit son père, lui saisit fermement le
        pantalon, s'y attacha et s'efforça de l’arrêter, en criant :
        Non,
        papa ! Non ! Je ne veux pas que tu tues Doudou ! Je ne veux pas !… Je ne
        veux pas !
        Il marchait, les mains toujours agrippées sur le pantalon du père qui continuait à
        avancer résolument, sans tenir compte de son fils.
        Karim se mit alors devant son père et tenta de l’arrêter. Il supplia, d'une voix
        brisée : « Papa !… Papa !… ! »
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 13
        Question sans réponse
        De retour à la maison, la mère contraignit son fils à se mettre au lit. Elle resta près
        de lui, pour le surveiller et le calmer. Il était trop agité, terrorisé. Elle tenta de le
        consoler : « Allons, mon enfant ! Mon chéri ! Calmetoi
        !… Calmetoi
        ! »
        Mais, en lui, revenait en tournoyant comme un ouragan l’horrible question sans
        réponse satisfaisante. Elle le tourmentait trop, lui serrait la tête comme un garrot.
        Cette demande sortit encore de ses lèvres tremblantes :
        « Mais, papa est bon. Il est bon !… Il n'a jamais fait de mal à personne. Pourquoi
        doitil
        faire du mal maintenant ? »
        Il
        ne fait pas du mal, balbutia la mère.
        Tuer,
        n'estce
        pas faire du mal ? Et le mal le plus mal qui existe ?
        La pauvre femme avait auparavant fourni tous ses arguments ; elle ne savait plus
        quoi dire d’autre que ces paroles dérisoires et inutiles :
        Calmetoi
        ! Ne pense pas ! Dors !… Dors !
        Elle était consciente de demander l'impossible. Bouleversée, elle ne savait plus
        quoi faire, quoi dire pour éliminer l'angoisse de son enfant. Elle ne remettait
        absolument pas en question le devoir du sacrifice d'un animal ; cependant, une voix
        murmurait en elle : « Karim a raison. Oui ! Pourquoi tuer un animal totalement
        innocent, pourquoi verser du sang pour plaire à Dieu ? »
        Elle arriva à considérer normale la réaction de Karim, elle en ressentit même de la
        fierté : « Mon fils a le sens de la justice ! Le sens de la pitié ! »
        Soudain, elle le prit, le plaça contre ses seins et l’enlaça de toute son énergie, avec
        tout son amour infini… Alors, pour la première fois, elle identifia son enfant avec
        l'agneau. Elle en fut ébranlée de fond en comble. Tout le corps, tout l'esprit, tout le
        coeur de cette malheureuse femme furent parcourus par un effroyable frisson. Il lui
        semblait que son fils était l'agneau, et l'agneau était son fils. Elle eut peur de devenir
        folle. Un souvenir surgit dans son esprit : les téléfilms hindous qu'elle aimait
        regarder. « Si nous étions nés làbas,
        se ditelle,
        nous n'aurions pas eu ce problème. »
        Brusquement, elle leva des yeux craintifs vers le ciel, et murmura : « Ô mon Dieu !
        Pardonnemoi
        ! Ô mon Dieu !… Pardonnemoi
        si j'ai des pensées
        mauvaises ! Pardonnemoi
        mon doute ! »
        Son regard revint vers son fils. Elle demeura écartelée entre l'admiration pour lui et
        l’obéissance au commandement sacré. La poitrine et la gorge serrées, de grosses
        larmes gonflèrent les yeux puis coulèrent sur les joues en feu de cette mère et
        croyante.
        Elle resta ainsi toute la nuit, et toute la nuit son enfant fut secoué de tourments,
        sans parvenir à fermer les yeux…
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 14
        Jusqu'à l'aube.
        Jusqu'à l'instant fatidique : Karim entendit les pas de son père sortir de la chambre
        à coucher, puis aller dans la cour.
        Le regard de l'innocence
        L’enfant bondit d'un coup, à la surprise de sa mère qui ne put le retenir, et courut,
        éperdu, hors de la chambre. « Karim ! » cria la mère, en le suivant précipitamment.
        Dans la cour, l’enfant vit son père avancer rapidement vers l'agneau, en tenant un
        large couteau en main. L'animal, paisible, du regard le plus innocent du monde,
        ignorant l’atroce destin qui le condamnait, voyait s’approcher l’homme.
        Karim se précipita au devant de son père, et hurla à s’en étrangler : « Papa ! Papa !
        … Je t'en supplie ! Mon papa chéri !… Ne tue pas Doudou ! » Et il enlaça de ses
        faibles bras les puissantes jambes de son père pour l’empêcher de continuer à
        avancer.
        À partir de ce moment, deux versions de l’épilogue existent.
        Voici la première.
        Où l'innocence n'est pas de ce monde
        « Prendsle
        ! Prendsle
        ! » ordonna fermement le mari à son épouse. Elle s'empara
        de l’enfant. Il se débattit furieusement en criant. Elle parvint à le saisir, à lui faire
        lâcher prise sur son père : « Viens, Karim ! murmuratelle,
        suppliante. Viens ! Sois
        courageux !… Tu es un homme ! »
        Tandis que l’enfant tentait de toutes ses forces de se détacher d’elle pour rejoindre
        de nouveau son père, celuici
        poursuivait sa marche résolue, l'arme en main, brillante
        de son funeste éclat blanc, vers la victime. Doudou continuait à contempler avec une
        sereine confiance son futur meurtrier.
        Karim se démena le plus qu'il put pour se libérer de sa mère, en hurlant : « Papa !
        Papaaa ! Papaaa ! »
        Approchele
        ! ordonna le sacrificateur à son épouse.
        Elle ne comprit pas, ne bougea pas.
        Approchele,
        expliquatil,
        pour qu'il voit, pour apprendre à le faire quand il sera
        plus grand… Moi, quand j'étais petit comme lui, j'aidais mon père à bien tenir
        l'animal.
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 15
        Il posa l'arme qui tinta atrocement par terre, puis saisit l'agneau. Apeuré, ce dernier
        se mit à bêler, à répétition. Sentant l’homme le tenir avec une brutale fermeté,
        l’animal émit d’autres bêlements, plus forts, plus désespérés.
        Papaaa
        !… hurla l’enfant épouvanté.
        L’exécuteur commençait à ligoter sa victime qui secouait violemment ses petites
        pattes. Elle se débattait avec fureur, bêlant désespérément à répétition. Semblant
        comprendre ce qui le menaçait, Doudou sollicitait l'aide de son ami, pour conjurer
        l’épouvantable cruauté.
        Karim tenta encore de se libérer des mains de sa mère, en sanglotant et en hurlant
        de toute la force de ses fragiles poumons : « Non, papa ! Non ! Doudou est mon ami !
        Doudou est mon habîbi ! »
        Les bêlements de l’agneau et les cris de l’enfant se mêlaient, se faisant écho, aussi
        déchirants qu’impuissants.
        Quand l’immolateur finit par bien lier les pattes de sa proie, il mit fermement son
        pied droit sur le noeud, pour empêcher l'animal de trop bouger, et il empoigna le
        coutelas de mort.
        « Aide Karim à bien voir ! » lança le mari à son épouse. Elle, totalement
        consternée, posa ses deux mains sur les joues de son enfant pour l'obliger à regarder
        vers l'agneau. Mais le garçon détourna violemment la tête, et un sauvage cri d'effroi
        surgit de sa gorge. Le coeur le plus indifférent, le plus sec, le plus méchant en aurait
        été ébranlé, à moins d’être dépourvu du minimum de sensibilité humaine.
        Mais l'immolateur était tout entier consacré à son solennel et sacré devoir. Et la
        mère, qui observait ses mouvements avec le respect imposé par la tradition et la foi,
        fit un atroce effort et crut encourager son fils avec ces paroles :
        Regarde
        ! Regarde bien ! Toi aussi, quand tu seras grand, quand tu auras des
        enfants, tu devras accomplir le même acte.
        Non
        ! s'égosilla l'enfant, non !
        Et il cacha sa tête contre la poitrine de sa mère.
        Il
        faut qu'il regarde ! cria le père.
        Regarde
        ! répéta la mère.
        Elle s’efforça de tourner le visage du bouleversé vers l’horrible et les bêlements
        poignants. L’enfant résista aux mouvements de sa mère, mais elle réussit à lui diriger
        le regard là il ne voulait pas.
        Il vit les petites pattes de son ami s'agiter vainement pour se libérer, il vit les
        soubresauts si pitoyables de son petit corps, il vit ses yeux exorbités de terreur où…
        des larmes surgirent et coulèrent !… Celles de Karim leur répondirent, baignant
        abondamment ses joues tremblantes d'impuissante compassion.
        Puis l'effaré enfant vit l'impitoyable, l'horrible, l’abominable couteau s'élever, tenu
        par la main ferme du bourreau. Les bêlements déchirants et les yeux épouvantés de
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 16
        Doudou l’imploraient d'avoir pitié, d'épargner la vie de l'une des créatures les plus
        inoffensives de la nature, absolument incapable de commettre le moindre mal, un être
        vivant qui savait ce qu'était la douleur, puisqu'il se débattait pour s'en libérer, puisque
        son corps tremblait, puisque ses yeux suppliaient avec des larmes, puisque ses
        « Bêêh ! Bêêh ! » criaient clairement : « Ne me fais pas de mal ! Ne me fais pas de
        mal ! »
        Une sorte de rugissement éclata de la bouche de l'enfant. La mère en fut
        épouvantée au point d’éloigner ses mains du corps de son fils. Il en profita et courut à
        toutes jambes vers la porte de la maison, en criant : « Au secours ! Au secours ! Papa
        veut tuer mon ami !… Au secours ! Au secours ! »
        Il arriva jusqu'à la porte, et se précipita dans la rue, en répétant « Au secours ! Au
        secours ! ».
        Passant à toute vitesse, une voiture heurta violemment Karim. Son petit corps
        tourbillonna en l'air puis s'écroula brutalement sur l'asphalte.
        Des gens accoururent vers la victime. Ses yeux et ses joues étaient baignés de
        larmes ; d’un angle de sa bouche sortit un filet de sang vermeil ; les lèvres
        tremblantes murmurèrent : « Sauvez Doudou ! »
        Sa main indiqua faiblement la porte de la maison, puis il expira.
        Où l'innocence rencontre la raison
        Voici l'autre version de l’épilogue.
        Tandis que Karim, les mains accrochées au pantalon de son père, s'efforçait
        désespérément de le retenir, ce dernier eut brusquement le coeur attendri par les cris
        bouleversés de son enfant. Il baissa le regard vers lui.
        Le père vit le visage de son petit chéri tellement ravagé par la souffrance, les yeux
        tellement suppliants, qu'il en resta ébranlé. Jamais il n'avait imaginé voir une telle
        expression d’affliction. Et sur le visage d'un enfant, en plus le sien, celui qu'il adorait.
        Le père ne supporta point un tel supplice.
        La main tenant le criminel couteau s'ouvrit, l'arme tomba par terre, puis roula loin,
        comme si, elle aussi, avait compris l'horreur de l'acte dont elle aurait été l’instrument.
        Le père prit son enfant, le leva jusqu'à lui, et le serra du plus fort qu'il put contre sa
        large poitrine. Puis, trop bouleversé, il balbutia : « Pardonnemoi,
        mon enfant chéri !
        Pardonnemoi
        de t'avoir causé tant de mal. Jamais ! Jamais plus je ne mettrai la main
        sur un animal !… Et jamais plus je ne mangerai de viande ! Je te le promets !… Et je
        demande à Dieu de me pardonner ! Il me pardonnera parce qu’un Dieu
        miséricordieux n'a pas besoin de sang pour être honoré. »
        Histoire d’amitié – Kadour Naïmi 17
        La mère fondit en larmes, s'élança vers son mari et son fils, les enlaça le plus
        fortement qu'elle put.
        Les petits bras de l’enfant entourèrent le puissant cou de son père, et il bafouilla,
        avec une joie débordante : « Merci, mon bon papa !… Je t'aime ! Je t'aime ! Je t'aime
        encore plus qu'avant ! Et Doudou, lui aussi, t'aime ! Nous t'aimerons toujours ! »
        Son ami confirma cette déclaration avec un long et joyeux bêlement.
        Kaddour Naïmi

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