PÉGUY, Charles – Poèmes (sélection)

Accueil Forums Textes PÉGUY, Charles – Poèmes (sélection)

6 sujets de 1 à 6 (sur un total de 6)
  • Auteur
    Messages
  • #142724
    VictoriaVictoria
    Participant
      #150051
      VictoriaVictoria
      Participant

        PÉGUY, Charles – Poèmes (sélection)


        Sainte Geneviève, patronne de Paris





        BERGÈRE qui gardiez les moutons à Nanterre
        Et guettiez au printemps la première hirondelle,
        Vous seule vous savez combien elle est fidèle,
        La ville vagabonde et pourtant sédentaire.

        Vous qui la connaissez dans ses embrassements
        Et dans sa turpitude et dans ses pénitences,
        Et dans sa rectitude et dans ses inconstances,
        Et dans le feu sacré de ses embrasements,
        Vous qui la connaissez dans ses débordements,
        Et dans le maigre jeu de ses incompétences,
        Et dans le battement de ses intermittences,
        Et dans l’anxiété de ses longs meuglements,
        Vous seule vous savez comme elle est peu rebelle,
        La ville indépendante et pourtant tributaire.

        Vous qui la connaissez dans le sang des martyrs
        Et la reconnaissez dans le sang des bourreaux,
        Vous qui l’avez connue au fond des tombereaux
        Et la reconnaissez dans ses beaux repentirs,
        Et dans l’intimité de ses chers souvenirs
        Et dans ses fils plus durs que les durs hobereaux,
        Et dans l’absurdité de ces godelureaux
        Qui marchaient à la mort comme on ferait ses tirs,
        Vous seule vous savez comme elle est jeune et belle,
        La ville intolérante et pourtant libertaire.

        Vous qui la connaissez dans ses gémissements
        Et la reconnaissez dans ses inconsistances,
        Dans ses atermoiements et dans ses résistances,
        Dans sa peine et son deuil et ses désarmements,
        Vous qui la connaissez dans ses mugissements
        Et dans l’humilité de ses omnipotences,
        Et dans la sûreté de ses inadvertances
        Et dans le creux secret de ses tressaillements,
        Vous seule vous savez comme elle est jouvencelle,
        La ville incohérente et pourtant statutaire.

        Vous qui la connaissez dans le luxe de Tyr
        Et la reconnaissez dans la force de Rome,
        Vous qui la retrouvez dans le coeur du pauvre homme
        Et la froide équité de la pierre à bâtir,
        Et dans la pauvreté de la chair à pâtir
        Sous la dent qui la mord et le poing qui l’assomme
        Et l’écrit qui la fixe et le nom qui la nomme
        Et l’argent qui la paye et veut l’assujettir,
        Vous seule vous savez combien elle est pucelle,
        La ville exubérante et pourtant censitaire.

        Vous qui la connaissez dans ses vieilles potences
        Et la reconnaissez dans ses égarements,
        Et dans la profondeur de ses recueillements,
        Et dans ses échafauds et dans ses pestilences,
        Et la solennité de ses graves silences,
        Et dans l’ordre secret de ses fourmillements,
        Et dans la nudité de ses dépouillements,
        Et dans son ignorance et dans ses innocences,
        Vous seule vous savez comme elle est pastourelle,
        La ville assourdissante et pourtant solitaire.

        Vous qui la connaissez dans ses guerres civiles
        Et la reconnaissez dans ses égorgements,
        Dans son courage unique et dans ses tremblements,
        Dans son peuple sans peur et ses foules serviles,
        Dans son gouvernement des hordes et des villes
        Et dans la loyauté de ses enseignements,
        Dans la fatalité de ses éloignements,
        Dans l’honneur de sa face et dans ses tourbes viles,
        Vous seule vous savez comme elle est colonelle,
        La ville turbulente et pourtant militaire.

        Vous qui la connaissez dans ses longues erreurs
        Et la reconnaissez dans ses plus beaux retours,
        Vous qui la connaissez dans ses longues amours
        Et sa sourde tendresse et ses sourdes terreurs,
        Et le commandement de ses lentes fureurs
        Et le retournement des travaux et des jours,
        Et le prosternement des palais et des tours,
        Et le sang resté pur dans les mêmes horreurs,
        Vous seule vous savez comme elle est maternelle,
        La ville intempérante et pourtant salutaire.

        Vous qui la connaissez dans le secret des coeurs
        Et le sanglot secret de ses rugissements,
        Dans la fidélité de ses attachements
        Et dans l’humilité de ses plus grands vainqueurs,
        Dans le sourd tremblement des plus ardents piqueurs
        Et la foi qui régit ses accompagnements,
        Et l’honneur qui régit tous ses engagements,
        Et l’humeur qui régit ses plus grossiers moqueurs,
        Vous seule vous savez comme elle est ponctuelle,
        Votre ville servante et pourtant réfractaire.

        Vous qui la connaissez dans ses secrets soupirs
        Et dans les beaux regrets de ses arrachements,
        Dans les roides rigueurs de ses empêchements,
        Et dans le lent recul de ses longs avenirs,
        Vous qui l’avez connue aux mains des triumvirs
        Et la reconnaissez dans ses ménagements,
        Jamais elle n’hésite au seuil de ses tourments
        Et parfois elle hésite au seuil de ses plaisirs
        Et seule vous savez comme elle est demoiselle,
        La ville chancelante et jamais adultère.

        Vous qui la connaissez dans le sang de ses rois
        Et dans le vieux pavé des saintes barricades,
        Et dans ses mardis-gras et dans ses cavalcades,
        Et dans tous ses autels et dans toutes ses croix,
        Vous qui la connaissez dans son pavé de bois
        Teint du même carnage et dans ses embuscades
        Et dans ses quais de Seine et dans ses estacades
        Et dans ses dures moeurs et son respect des lois,
        Vous seule vous savez comme elle est fraternelle,
        La ville décevante et pourtant signataire.

        Vous qui la connaissez dans la force des armes
        Et dans la fermeté de ses relâchements,
        Dans la sévérité de ses épanchements,
        Dans sa muette angoisse et son fleuve de larmes,
        Vous qui la connaissez dans ses sacrés vacarmes
        Et dans la dureté de ses retranchements,
        Et dans l’humilité de ses amendements,
        Et sa sécurité dans les pires alarmes,
        Vous seule vous savez comme elle est rituelle,
        La ville défaillante et pourtant légataire.

        Vous qui la connaissez dans les gamins des rues
        Et dans la fermeté de ses commandements,
        Dans la subtilité de ses entendements,
        Dans ses secrets trésors et ses forces accrues,
        Et dans ses vétérans et ses jeunes recrues,
        Et dans la fixité de ses engagements,
        Et dans la sûreté de ses dégagements,
        Et dans le Pont-Royal et les énormes crues,
        Vous seule commandez la haute caravelle,
        La ville menaçante et la destinataire.

        Vous qui la connaissez dans ses vieilles maisons
        Et dans tous les faubourgs de ses prolongements,
        Et dans tous les quartiers de ses morcellements,
        Et dans l’antiquité de ses vieilles raisons,
        Vous qui la connaissez dans ses beaux horizons
        Et dans le sourd fracas de ses ébranlements,
        Dans la sourde rumeur de ses assemblements,
        Dans la porte et le mur de ses vieilles prisons,
        Vous seule connaissez la flamme et l’étincelle,
        La ville intelligente et pourtant volontaire.

        Vous qui la connaissez dans ses vices patents
        Et ses foyers cachés et ses vertus latentes,
        Et dans ses longs espoirs et ses mornes attentes,
        Et dans son municipe et dans ses habitants,
        Vous qui la connaissez dans ses jours éclatants
        Et dans le lourd immeuble et dans toutes ses tentes,
        Et dans son vieux principe et dans ses mésententes,
        Et dans son avarice et ses deniers comptants,
        Vous seule vous savez qu’elle est sacramentelle,
        La ville déférente et pourtant pamphlétaire.

        Vous qui la connaissez dans ses pauvres misères
        Et dans la vanité de ses accablements,
        Dans la solidité de ses enchaînements,
        Dans sa gendarmerie et dans ses garnisaires,
        Vous qui la connaissez dans vos anniversaires,
        Et dans le soir tombé de ses apaisements,
        Dans la frivolité de ses amusements,
        Et moins dans ses tenants que dans ses adversaires,
        Vous seule vous savez comme elle est solennelle,
        La ville éblouissante et pourtant grabataire.

        Et quand aura volé la dernière hirondelle,
        Et quand il s’agira d’un bien autre printemps,
        Vous entrerez première et par les deux battants
        Dans la cour de justice et dans la citadelle.

        On vous regardera, comme étant la plus belle,
        Le monde entier dira : C’est celle de Paris.
        On ne verra que vous au céleste pourpris,
        Et vous rendrez alors vos comptes de tutelle.

        Les galopins diront : C’est une vieille femme.
        Et les savants diront : Elle est de l’ancien temps.
        Voici sa lourde ville et tous ses habitants.
        Et voici sa houlette et le soin de son âme.

        Vous vous avancerez dans votre antiquité.
        On vous écoutera comme étant la doyenne
        Et la plus villageoise et la plus citoyenne
        Et comme ayant reçu la plus grande cité.

        Seule vous parlerez lorsque tout se taira.
        Et Dieu qui n’a jamais interloqué ses saints
        Ni faussé sa parole et masqué ses desseins
        Vous nommera sa fille et vous exaucera.

        Car vous lui parlerez comme sa mandataire
        Pour votre patronage et votre clientèle,
        Et seule vous direz comme elle était fidèle,
        La ville démocrate et pourtant feudataire.

        #150052
        VictoriaVictoria
        Participant

          PÉGUY, Charles – Prière à Marie







          Il y a des jours où les patrons et les saints ne suffisent pas.
          Alors il faut prendre son courage à deux mains.
          Et s'adresser directement à celle qui est au-dessus de tout.
          Être hardi. Une fois.

          S'adresser hardiment à celle qui est infiniment belle.
          Parce qu'aussi elle est infiniment bonne.
          À celle qui intercède.
          La seule qui puisse parler de l'autorité d'une mère.

          S'adresser hardiment à celle qui est infiniment pure.
          Parce qu'aussi elle est infiniment douce.
          À celle qui est infiniment riche.
          Parce qu'aussi elle est infiniment pauvre.

          À celle qui est infiniment grande.
          Parce qu'aussi elle est infiniment petite.
          Infiniment humble.
          À celle qui est infiniment joyeuse.
          Parce qu'aussi elle est infiniment douloureuse.

          À celle qui est Marie.
          Parce qu'elle est pleine de grâce.
          À celle qui est pleine de grâce.
          Parce qu'elle est avec nous.
          À celle qui est avec nous.
          Parce que le Seigneur est avec elle.

          #150053
          VictoriaVictoria
          Participant

            PÉGUY, Charles – La Deuxième vertu (Extraits)





            Ce qui m'étonne, dit Dieu, c'est l'espérance.
            Et je n'en reviens pas.
            Cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout.
            Cette petite fille espérance.
            Immortelle.

            Car mes trois vertus, dit Dieu.
            Les trois vertus mes créatures.
            Mes filles mes enfants.
            Sont elles-mêmes comme mes autres créatures.
            De la race des hommes.
            La Foi est une Épouse fidèle.
            La Charité est une Mère.
            Une mère ardente, pleine de cœur.
            Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
            L'Espérance est une petite fille de rien du tout.
            Qui est venue au monde le jour de Noël de l'année dernière.
            Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.
            Avec ses petits sapins en bois d'Allemagne couverts de givre peint.
            Et avec son bœuf et son âne en bois d'Allemagne.
            Peints.
            Et avec sa crèche pleine de paille que les bêtes ne
            mangent pas.
            Puisqu'elles sont en bois.
            C'est cette petite fille pourtant qui traversera les
            mondes.
            Cette petite fille de rien du tout.
            Elle seule, portant les autres, qui traversera les
            mondes révolus.

            […] La petite espérance s'avance entre ses deux gran-
            des sœurs et on ne prend pas seulement garde à
            elle.
            Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur
            le chemin raboteux du salut, sur la route inter-
            minable, sur la route entre ses deux sœurs la
            petite espérance
            S'avance.
            Entre ses deux grandes sœurs.
            Celle qui est mariée.
            Et celle qui est mère.
            Et l'on n'a d'attention, le peuple chrétien n'a d'attention que pour les deux grandes sœurs.
            La première et la dernière.
            Qui vont au plus pressé.
            Au temps présent.
            À l'instant momentané qui passe.
            Le peuple chrétien ne voit que les deux grandes sœurs, n'a de regard que pour les deux grandes sœurs.
            Celle qui est à droite et celle qui est à gauche.
            Et il ne voit quasiment pas celle qui est au milieu.
            La petite, celle qui va encore à l'école.
            Et qui marche.
            Perdue entre les jupes de ses sœurs.
            Et il croit volontiers que ce sont les deux grandes qui traînent la petite par la main.
            Au milieu.
            Entre les deux.
            Pour lui faire faire ce chemin raboteux du salut.
            Les aveugles qui ne voient pas au contraire.
            Que c'est elle au milieu qui entraîne ses grandes sœurs.
            Et que sans elle elles ne seraient rien.
            Que deux femmes déjà âgées.
            Deux femmes d'un certain âge.
            Fripées par la vie.

            C'est elle, cette petite, qui entraîne tout.
            Car la Foi ne voit que ce qui est.
            Et elle elle voit ce qui sera.
            La Charité n'aime que ce qui est.
            Et elle elle aime ce qui sera.

            #150054
            VictoriaVictoria
            Participant

              PÉGUY, Charles – Adieux à la Meuse





              Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,
              Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas.
              Meuse, adieu: j'ai déjà commencé ma partance
              En des pays nouveaux où tu ne coules pas.

              Voici que je m'en vais en des pays nouveaux:
              Je ferai la bataille et passerai les fleuves;
              Je m'en vais m'essayer à de nouveaux travaux,
              Je m'en vais commencer là-bas les tâches neuves.

              Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce,
              Tu couleras toujours, passante accoutumée,
              Dans la vallée heureuse où l'herbe vive pousse,

              Ô Meuse inépuisable et que j'avais aimée.

              Tu couleras toujours dans l'heureuse vallée;
              Où tu coulais hier, tu couleras demain.
              Tu ne sauras jamais la bergère en allée,
              Qui s'amusait, enfant, à creuser de sa main
              Des canaux dans la terre, à jamais écroulés.

              La bergère s'en va, délaissant les moutons,
              Et la fileuse va, délaissant les fuseaux.
              Voici que je m'en vais loin de tes bonnes eaux,
              Voici que je m'en vais bien loin de nos maisons.

              Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine,
              Ô Meuse inaltérable et douce à toute enfance,
              Ô toi qui ne sais pas l'émoi de la partance,
              Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais,
              Ô toi qui ne sais rien de nos mensonges faux,

              Ô Meuse inaltérable, ô Meuse que j'aimais,

              Quand reviendrai-je ici filer encor la laine?
              Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous?
              Quand nous reverrons-nous? Et nous reverrons-nous?

              Meuse que j'aime encore, ô ma Meuse que j'aime…

              (Le Mystère de Jeanne d'Arc)

              #150055
              VictoriaVictoria
              Participant

                PÉGUY, Charles – Châteaux de Loire







                Le long du coteau courbe et des nobles vallées
                Les châteaux sont semés comme des reposoirs,
                Et dans la majesté des matins et des soirs
                La Loire et ses vassaux s'en vont pas ces allées.

                Cent vingt châteaux lui font une suite courtoise,
                Plus nombreux, plus nerveux, plus fins que des palais.
                Ils ont nom Valencay, Saint-Aignan et Langeais,
                Chenonceaux et Chambord, Azay, le Lude, Amboise.

                Et moi j'en connais un dans les châteaux de Loire
                Qui s'élève plus haut que le château de Blois,
                Plus haut que la terrasse ou les derniers Valois
                Regardaient le soleil se coucher dans sa gloire.

                La moulure est plus fine et l'arceau plus léger.
                La dentelle de pierre est plus dure et plus grave.
                La décence et l'honneur et la mort qui s'y grave
                Ont inscrit leur histoire au cœur de ce verger.

                Et c'est le souvenir qu'a laisse sur ces bords
                Une enfant qui menait son cheval vers le fleuve.
                Son âme était récente et sa cotte était neuve.
                Innocente elle allait vers le plus grand des sorts.

                Car celle qui venait du pays tourangeau,
                C'était la même enfant qui quelques jours plus tard,
                Gouvernant d'un seul mot le rustre et le soudard,
                Descendait devers Meung ou montait vers Jargeau.

              6 sujets de 1 à 6 (sur un total de 6)
              • Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.
              Veuillez vous identifier en cliquant ici pour participer à la discution.
              ×