RIAT, Georges – Matinée de neige

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        Matinée de neige

        Il a neigé, cette nuit, sur la ville. Entrouvrant ses rideaux, Jean Loriot contemple les toits tout blancs, sous l'air blême, la masse du Bois de Boulogne, qui grisaille dans le lointain, et, sur les trottoirs, les balayeurs empressés à leur
        travail. Mal réveillé encore, dans un fauteuil, près du feu, il rêve au pays.

        Voici la mansarde, sous les bardeaux, avec son papier bariolé de chasses, qui répètent à l'infini l'image d'une contrée où les arbres sont rouges, les animaux verts, les chasseurs bleus. Devant les petites vitres, serties de plomb,
        les géraniums, robustes contre la froidure, s'enlèvent en vigueur sur la lumière pâle. Soudain, la cloche, d'ordinaire si claire, tinte la messe en notes assourdies, comme ouatées. Sûrement il y a du nouveau.

        Du nouveau prévu… Hier, toute la journée, la bise a sifflé sur les Lomonts. La terre résonnait sous le pas des chevaux ; et les gens de s'empresser, grelottant dans leurs passe-montagne, les joues cramoisies, les narines collées.
        Puis, au soir, le vent est survenu, annonçant la neige. Elle est là !

        Elle est sûrement là, sur la ferme, dans les champs, partout. Et le rêveur aurait tôt fait de s'en assurer s'il ne faisait pas si bon, au chaud, dans le lit moelleux, que la vieille matelassière Adélaïde a refait tout à neuf, cet automne,
        en racontant pour la centième fois l'histoire de ses amours avec le grand Zéphyrin, de la Malecombe.

        Il est si agréable de se recroqueviller sous le plumon, qui est bien la plus magnifique invention des montagnards ! A quoi leur serviraient, en effet, les couvertures de laine,
        tissées ou même cardées, contre la gelée à pierre-fendre ? C'est pourquoi, au long de l'année, ils mettent en réserve lesplumes de poulets ou de canards, les entassent dans des taies de toile, bise par-dessous, quadrillée de couleurs audessus,
        et, les frimas survenus, au lit, narguent l'hiver.

        La masse du plumon s'arrondit sur le corps, épouse toutes ses lignes, le clôt sans issue, pesante et légère à la fois. Elle développe sous elle une chaleur méridionale, alors que, certaines nuits, l'air étreint la figure, non protégée, et
        la crispe.

        ***

        Au matin, c'est un crève-coeur de quitter une pareille compagnie. Clélie, la servante, s'en doute bien. Toc ! toc ! !… Elle paraît dans l'entrebâillement de la porte, avec des ételles, des copeaux, du rondin, de quoi faire un bon feu, flambant
        au poêle.

        — Bonjour, monsieur Jean ! avez-vous bien dormi ? (Elle ne se croit plus permis, maintenant de dire : Jean, tout court, et de le tutoyer !)

        — Oui, très bien ! mais, c'est drôle, je dormirais bien encore !

        — Ah ! ah ! ah ! Alors, vous trouvez que ce n'est pas assez, de neuf heures du soir à huit heures du matin ? Vous serez donc toujours le même feignant ?

        — Mon Dieu, Clélie, tu sais, on fait ce qu'on peut… Dis donc, est-ce qu'il a bien neigé ?

        — Je vous crois ; il y en a bien un mètre devant la porte… Là, votre feu ronfle. Dépêchez-vous de descendre ; il y a de la soupe à la farine !

        Bigre ! un mètre de neige devant la porte !

        Mettons qu'elle exagère de moitié ; c'est déjà joli !… Br ! br ! Il faut se renfoncer dans le plumon, bien vite !… Minute adorable : le fourneau s'échauffe ; au plafond, une lumière, plus blanche, se diffuse ; le soleil, en face du lit, rose la fenêtre,
        et l'arôme de la soupe promet des délices.

        C'est que la soupe à la farine est le triomphe de Clélie. Sa recette est celle de chacun : de la farine roussit dans une « casse » avec du beurre et des oignons ; elle y jette de l'eau, verse le tout dans la soupière, ajoute le poivre, le sel, de la
        crème ; peu de chose, comme on voit ; mais il y a la manière !… une manière qui finit toujours par faire lever le plus incorrigible des paresseux …

        Quelle sensation exquise, par surcroît, près de la fenêtre, dans l'atmosphère moite de la chambrette, que de contempler la campagne blanche, blanche jusqu'à l'infini…

        Au premier plan, les deux sapins, dont les branchettes, semblables à des manipules, chatoient comme des prismes. Plus loin, parmi la combe, les foyards paraissent des lampadaires,
        enveloppés de gaze ; dans le vallon, les toits du village tapissent des bosses ouatées ; et, tout au fond, c'est Roched'Or, encapuchonnée d'hermine, la Faux-d'Anson, qui recourbe sa ligne mate, le Lomont, enfin, balayé par la bise,
        et où s'amoncellent les « menées » de neige. Par-dessus, le silence, et le ciel bas, d'un bleu comparable à celui des vieilles soies…

        Tac ! tac ! tac !… Allons ! bon ! c'est cette énervante Clélie, qui frappe au plafond avec une canne pour annoncer que la soupe est sur la table. Ah ! si elle ne faisait pas de si
        bonne soupe !… Tac ! tac ! tac !… La peste soit de cette « chipie » !… Voilà ! voilà ! on y va !… Loriot dégringole parmi le froid de l'escalier, et s'engouffre dans la cuisine, où le fourneau ronfle, sous le manteau de la cheminée.

        — Eh bien ! ce n'est pas malheureux ! s'écrie la servante. Un peu plus, on allait vous chercher en procession, avec la croix et la bannière !

        Mais le moyen de remettre à sa place une pareille impertinente, quand un fumet aussi délicieux dilate les narines !… Il s'installe, sans réplique, au bout de la table, déplie sa serviette, non sans gravité, plonge le « Pochon » dans le
        brouet, emplit son assiette, et déguste… Brave Clélie ! Pour faire plaisir au gourmand, elle a grillé et beurré le pain… Certes, il est impossible de trouver dans le pays une meilleure cuisinière… Pour lui faire honneur, une deuxième assiettée
        n'est pas de trop.

        — J'espère que tu m'en laisseras ! sourit la tante du poète, en entrant, les yeux gros d'une bonne nuit.

        — Et à moi aussi, n'est-ce pas ? interroge, narquois, l'oncle Denisot.

        — Quant à moi, poursuit le domestique Arthur, j'ai idée que j'y goûterais avec plaisir, s'il en reste !

        — Et moi, je meurs de faim ! affirme la servante.

        Tous quatre s'esclaffent devant la mine déconfite de l'accapareur, qui, son assiette d'une main, le pochon de l'autre, semble pétrifié par tant d'appétits… Vite, on le rassure
        heures lentes, tièdes, monotones, à peine intéressé par le va-et-vient de la ferme, par Ie « triangle », traîné par quatre
        chevaux, qui s'efforce de frayer un chemin, par les moineaux transis, qui butent aux fenêtres, ou piaillent leur misère sous le ciel morose…

        Quelqu'un, au pas pesant, racle ses sabots à la porte et s'ébroue sur le perron. C'est le garde général Aubier, auquel l'hiver crée des loisirs.

        — Quelle neige, les enfants, quelle neige ! Je n'en ai jamais tant vu, depuis que je suis à Entrevernes. Le « courrier » n'est pas encore arrivé, et voilà qu'il va être dix
        heures…

        Dix heures !… Le rêveur sursaute. Réveil douloureux : c'est pourtant vrai qu'il est dix heures ; juste, il devrait entrer
        dans son bureau ! Adieu, le calme, la quiétude du foyer, la neige qui ne disparaîtra qu'à loisir dans les champs, s'obstinant jusqu'aux premières chaleurs, parmi les replis
        de la montagne, à l'ombre des buissons… Un train de la « Ceinture », de cette compagnie qui entoure Paris de bruit et de fumée, rugit sous la fenêtre du poète ; des voituriers et cochers s'injurient ; à grand renfort de sel, les cantonniers
        transforment la neige en une boue noirâtre, où il va falloir patauger ; car la vie réclame l'effort de chaque jour… Pauvre
        du rêve et de la fantaisie !

        Ce fut le rêve qui l'emporta. Jusqu'au soir, Jean Loriot ne fit que songer au pays. Au long des heures, accomplissant comme une machine sa besogne, agréable pourtant, à
        l'ordinaire, il revécut ses trente années de vacances au Lomont, en ce coin perdu de la montagne comtoise, qui lui était si chère. Souvent Noël et Pâques, toujours l'été et l'automne,
        l'y ramenaient, l'âme pleine d'allégresse.

        Il retrouvait là de braves gens : l'oncle Denisot, sa femme, leur nièce Lucette, le domestique Arthur, Sinet le berger, le garde général Aubier, M. Naudet le vétérinaire, M.
        le curé Barberet, etc., et cette bonne ferme du Lomont, allongeant son corps de logis, ses hébergeages et le « charrit » devant le jardin planté de sorbiers, dans une sorte d'oasis
        verdoyante, rendue plus intime par le rideau d'arbres, qui l'environne de toutes parts. Autour, c'est le communal, violet de bruyères ; des « crâtans », d'où la vue porte jusqu'aux
        crêtes de Suisse et d'Alsace ; le village, à gauche, avec ses toits rouges blottis dans la verdure ; et, à droite, la vallée du
        Doubs, accompagnée de rochers à pic.

        Les pâturages, le moindre buisson, les chemins et les sentiers, les campaines des troupeaux, les cloches de l'église, tout lui redisait son enfance et sa jeunesse ; les
        hommes et les choses étaient ses amis. Or, les circonstance de la vie l'empêchaient désormais de les revoir aussi longtemps qu'il l'aurait voulu. Donc, pour compenser cette absence, il résolut de les décrire, avec cette réserve, que
        commande la simple discrétion, comme dit Renan, et, ce soir d'hiver, il commença d'évoquer L'ÂME DU PAYS.

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