ROUSSEAU, Jean-Jacques – Mon portrait

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    VictoriaVictoria
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      VictoriaVictoria
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        ROUSSEAU, Jean-Jacques – Mon Portrait

           Lecteurs, je pense volontiers à moi-même et je parle comme je pense. Dispensez-vous donc de lire cette préface si vous n’aimez pas qu’on parle de soi.

           J’approche du terme de la vie et je n’ai fait aucun bien sur la terre. J’ai les intentions bonnes, mais il n’est pas toujours si facile de bien faire qu’on pense. Je conçois un nouveau genre de service à rendre aux hommes : c’est de leur offrir l’image fidèle de l’un d’entre eux afin qu’ils apprennent à se connaître.

           Je suis observateur et non moraliste. Je suis le botaniste qui décrit la plante. C’est au médecin qu’il appartient d’en régler l’usage.

           Mais je suis pauvre et quand le pain sera prêt à me manquer je ne sais pas de moyen plus honnête d’en avoir que de vivre de mon propre ouvrage.
        Il y a bien des lecteurs que cette seule idée empêchera de poursuivre. Ils ne concevront pas qu’un homme qui a besoin de pain soit digne qu’on le connaisse. Ce n’est pas pour ceux-là que j’écris.

           Je suis assez connu pour qu’on puisse aisément vérifier ce que je dis, et pour que mon livre s’élève contre moi si je mens.

           Je vois que les gens qui vivent le plus intimement avec moi ne me connaissent pas, et qu’ils attribuent la plupart de mes actions, soit en bien soit en mal, à de tout autres motifs que ceux qui les ont produites. Cela m’a fait penser que la plupart des caractères et des portraits qu’on trouve dans les historiens ne sont que des chimères qu’avec de l’esprit un auteur rend aisément vraisemblables et qu’il fait rapporter aux principales actions d’un homme comme un peintre ajuste sur les cinq points une figure imaginaire.

           Il est impossible qu’un homme incessamment répandu dans la société et sans cesse occupé à se contrefaire avec les autres ne se contrefasse pas un peu avec lui-même, et quand il aurait le temps de s’étudier il lui serait presque impossible de se connaître.

           Si les princes mêmes sont peints par les historiens avec quelque uniformité, ce n’est pas, comme on le pense, parce qu’ils sont en vue et faciles à connaître ; mais parce que le premier qui les a peints est copié par tous les autres. Il n’y a guère d’apparence que le fils de Livie ressemblât au Tibère de Tacite, c’est pourtant ainsi que nous le voyons tous, et l’on aime mieux voir un beau portrait qu’un portrait ressemblant.

           Toutes les copies d’un même original se ressemblent, mais faites tirer le même visage par divers peintres, à peine tous ces portraits auront-ils entre eux le moindre rapport ; sont-ils tous bons, ou quel est le vrai ? Jugez des portraits de l’âme.

           Ils prétendent que c’est par vanité qu’on parle de soi. Hé bien, si ce sentiment est en moi, pourquoi le cacherais-je ? Est-ce par vanité qu’on montre sa vanité ? Peut-être trouverais-je grâce devant des gens modestes, mais c’est la vanité des lecteurs qui va subtilisant sur la mienne.

           Si je sors un moment de la règle, je m’en écarte à cent lieues. Si je touche à la bourse que j’amasse avec tant de peine, aussitôt tout est dissipé.

           A quoi cela était-il bon à dire ? A faire valoir le reste, à mettre de l’accord dans le tout ; les traits du visage ne font leur effet que parce qu’ils y sont tous ; s’il en manque un, le visage est défiguré. Quand j’écris, je ne songe point à cet ensemble, je ne songe qu’à dire ce que je sais, et c’est de là que résultent l’ensemble et la ressemblance du tout à son original.

           Je suis persuadé qu’il importe au genre humain qu’on respecte mon livre. En vérité je crois qu’on n’en saurait user trop honnêtement avec l’auteur. Il ne faut pas corriger les hommes de parler sincèrement d’eux-mêmes. Au reste l’honnêteté que j’exige n’est pas pénible. Qu’on ne me parle jamais de mon livre et je serai content. Ce qui n’empêchera pas que chacun ne puisse dire au public ce qu’il en pense, car je ne lirai pas un mot de tout cela. J’ai droit de me croire capable de cette réserve, elle ne sera pas mon apprentissage.

           Je ne me soucie point d’être remarqué, mais quand on me remarque je ne suis point fâché que ce soit d’une manière un peu distinguée, et j’aimerais mieux être oublié de tout le genre humain que regardé comme un homme ordinaire.

           J’ai là-dessus une réflexion sans réplique à faire ; c’est que, de la manière dont je suis connu dans le monde, j’ai moins à gagner qu’à perdre à me montrer tel que je suis. Quand même je voudrais me faire valoir, je passe pour un homme si singulier que, chacun se plaisant à amplifier, je n’ai qu’à me repose sur la voix publique ; elle me servira mieux que mes propres louanges. Ainsi, à ne consulter que mon intérêt, il serait plus adroit de laisser parler de moi les autres que d’en parler moi-même. Mais peut-être que par un autre retour d’amour-propre j’aime mieux qu’on en dise moins de bien et qu’on en parle davantage. Or si je laissais faire le public qui en a tant parlé, il serait fort à craindre qu’en peu de temps il n’en parlât plus.

           Je ne prétends pas faire plus de grâce aux autres qu’à moi ; car, ne pouvant me peindre au naturel sans les peindre eux-mêmes, je ferai, si l’on veut, comme les dévotes catholiques, je me confesserai pour eux et pour moi.

           Au reste, je ne m’épuiserai point à protester de ma sincérité : si elle ne s’aperçoit pas dans cet ouvrage, si elle n’y porte pas témoignage d’elle-même, il faut croire qu’elle n’y est pas.

           J’étais fait pour être le meilleur ami qui fût jamais, mais celui qui devait me répondre est encore à venir. Hélas, je suis dans l’âge où le cœur commence à se resserrer et ne s’ouvre plus à des amitiés nouvelles. Adieu donc, doux sentiment que j’ai tant cherché : il est trop tard pour être heureux.

           J’ai un peu connu le ton des sociétés, les matières qu’on y traite et la manière de les traiter. Où est la grande merveille de passer sa vie dans des conversations oiseuses à discuter subtilement le pour et  le contre et à  établir un scepticisme moral qui rend indifférent aux hommes le choix du vice et de la vertu ?

           L’enfer du méchant est d’être réduit à vivre seul avec lui-même, mais c’est le paradis de l’homme de bien, et il n’y a point pour lui de spectacle plus agréable que celui de sa propre conscience.

           Une preuve que j’ai moins d’amour-propre que les autres hommes ou que le mien est fait d’une autre  manière, c’est la facilité que j’ai de vivre seul. Quoi qu’on en dise, on ne cherche à voir le monde que pour en être vu, et je crois qu’on peut toujours estimer le cas que fait un homme de l’approbation d’un autre par son empressement à la chercher. Il est vrai qu’on a grand soin de couvrir le motif de cet empressement  du fard des belles paroles, société, devoirs, humanité. Je crois qu’il serait aisé de prouver que l’homme qui s’écarte le plus de la société  est celui qui lui nuit le moins et que le plus grand de ses inconvénients est d’être trop nombreuse.

           L’homme civil veut que les autres soient contents de lui, le solitaire est forcé de l’être lui-même ou sa vie lui est insupportable. Ainsi le second est forcé d’être vertueux, mais le premier ne peut être qu’un hypocrite, et peut-être est-il forcé de le devenir s’il est vrai que les apparences de la vertu valent mieux que sa pratique pour plaire aux hommes et faire son chemin parmi eux. Ceux qui voudront discuter ce point peuvent jeter les yeux sur le discours de  [nom laissé en blanc par Rousseau] dans le second livre de La République de Platon. Que fait Socrate pour réfuter ce discours ? Il établit une république idéale dans laquelle il prouve très bien que chacun sera estimé à proportion qu’il sera estimable et que le plus juste sera aussi le plus heureux. Gens de bien qui recherchez la société, allez donc vivre dans celle de Platon. Mais que tous ceux qui se plaisent à vivre parmi les méchants ne se flattent pas d’être bons.

           Je crois qu’il n’y a point d’homme sur la vertu duquel on puisse moins compter que celui qui recherche le plus l’approbation des autres ; il est aisé, je l’avoue, de dire qu’on ne s’en soucie pas ;  mais là-dessus il faut moins s’en  rapporter à ce que dit un homme qu’à ce qu’il fait.

           En tout ceci ce n’est pas de moi que je parle, car je ne suis solitaire que parce que je suis malade et paresseux ; il est presque assuré que si j’étais sain et actif je ferais comme les autres.

           Cette maison contient peut-être un homme fait pour être mon ami. Une personne digne de mes hommages se promène peut-être tous les jours dans ce parc.

           Pour de l’argent et des services, ils sont toujours prêts ; j’ai beau refuser ou mal recevoir, ils ne se rebutent jamais et m’importunent sans cesse de sollicitations qui me sont insupportables. Je suis accablé de choses dont je ne me soucie point. Les seules qu’ils me refusent sont les seules qui me seraient douces. Un sentiment doux, un tendre épanchement est encore à venir de leur part et l’on dirait qu’ils prodiguent leur fortune et leur temps pour épargner leur cœur.

           Comme ils ne me parlent jamais d’eux, il faut bien que je leur parle de moi malgré que j’en aie.

           Tant d’autres liens les enchaînent, tant de gens les consolent de moi qu’ils ne s’aperçoivent pas même de mon absence ; s’ils s’en plaignent, ce n’est pas qu’ils en souffrent, mais c’est qu’ils savent bien que j’en souffre moi-même et qu’ils ne voient pas qu’il m’est moins dur de les regretter à la campagne que de ne pouvoir jouir d’eux à la ville.

           Je ne reconnais pour vrais bienfaits que ceux qui peuvent contribuer à mon bonheur et c’est pour ceux-là que je suis pénétré de reconnaissance ; mais certainement l’argent et les dons n’y contribuent pas, et quand je cède aux longues importunités d’une offre cent fois réitérée, c’est plutôt un malaise dont je me charge pour acquérir le repos qu’un avantage que je me procure. De quelque prix que soit un présent offert et quoi qu’il en coûte à celui qui l’offre, comme il me coûte encore plus à recevoir, c’est celui dont il vient qui m’est redevable, c’est à lui de n’être pas un ingrat ; cela suppose, il est vrai, que ma pauvreté ne m’est point onéreuse et que je ne vais point à la quête des bienfaiteurs et des bienfaits ; ces sentiments que j’ai toujours hautement professés témoigneront ce qu’il en est. Quant à la véritable amitié, c’est tout autre chose. Qu’importe qu’un des deux amis donne ou reçoive, et que les biens communs passent d’une main dans l’autre, on se souvient qu’on s’est aimés et tout est dit, on peut oublier tout le reste. J’avoue qu’un pareil principe est assez commode quand on est pauvre et qu’on a des amis riches. Mais il y a cette différence entre mes amis riches et pauvres, que les premiers m’ont recherché et que j’ai recherché les autres. C’est aux premiers à me faire oublier leur opulence. Pourquoi fuirais-je un ami dans l’opulence tant qu’il sait me la faire oublier, ne suffit-il pas que je lui échappe à l’instant que je m’en souviens ?

           Je n’aime pas même à demander la rue où j’ai à faire, parce que je dépends en cela de celui qui va me répondre. J’aime mieux errer deux heures à chercher inutilement ; je porte une carte de Paris dans ma poche à l’aide de laquelle et d’une lorgnette je me retrouve à la fin, j’arrive crotté, recru, souvent trop tard mais consolé de ne rien devoir qu’à moi-même.

           Je compte pour rien la douleur passée, mais je jouis encore du plaisir qui n’est plus. Je ne m’approprie que la peine présente, et mes travaux passés me semblent tellement étrangers à moi que quand j’en retire le prix il me semble que je jouis du travail d’un autre. Ce qu’il y a de bizarre en cela, c’est que, quand quelqu’un s’empare du fruit de mes soins, tout mon amour-propre se réveille, je sens la privation de ce qu’on m’ôte beaucoup plus que je n’en aurais senti la possession si on me l’eût laissé ; à mon tort personnel se joint ma fureur contre toute injustice, et c’est être doublement injuste, au gré de ma colère, que d’être injuste envers moi.

           Insensible à la convoitise, je suis fort attaché à la possession ; je ne me soucie point d’acquérir mais je ne puis souffrir de perdre, et cela dans l’amitié comme dans les biens.

           …De certains états d’âme qui ne tiennent pas seulement aux événements de ma vie mais aux objets qui m’ont été les plus familiers durant ces événements. De sorte que je ne saurais me rappeler un de ces états sans sentir en même temps modifier mon imagination de la même manière que l’étaient mes sens et mon être quand je l’éprouvais.

           Les lectures que j’ai faites étant malade ne me flattent plus en santé. C’est une déplaisante mémoire locale qui me rend avec les idées du livre celles des maux que j’ai soufferts en le lisant. Pour avoir feuilleté Montaigne durant une attaque de pierre, je ne puis plus le relire dans mes moments de relâche. Il tourmente plus mon imagination qu’il ne contente mon esprit. Cette expérience me rend si follement retenu que de peur de m’ôter un consolateur je me les refuse tous, et n’ose presque plus quand je souffre lire aucun des livres que j’aime.

           Je ne fais jamais rien qu’à la promenade, la campagne est mon cabinet ; l’aspect d’une table, du papier et des livres me donne de l’ennui, l’appareil du travail me décourage, si je m’assieds pour écrire je ne trouve rien et la nécessité d’avoir de l’esprit me l’ôte. Je jette mes pensées éparses et sans suite sur des chiffons de papier, je couds ensuite tout cela tant bien que mal et c’est ainsi que je fais un livre. Jugez quel livre ! J’ai du plaisir à méditer, chercher, inventer, le dégoût est de mettre en ordre ; et la preuve que j’ai moins de raisonnement que d’esprit, c’est que les transitions sont toujours ce qui me coûte le plus : cela n’arriverait pas si les idées se liaient bien dans ma tête. Au reste mon opiniâtreté naturelle m’a fait lutter à dessein contre cette difficulté, j’ai toujours voulu donner de la suite à tous mes écrits et voici le premier ouvrage que j’ai divisé par chapitres.

           Je me souviens d’avoir assisté une fois en ma vie à la mort d’un cerf, et je me souviens aussi qu’à ce noble spectacle je fus moins frappé de la joyeuse fureur des chiens, ennemis naturels de la bête, que de celle des hommes qui s’efforçaient de les imiter. Quant à moi, en considérant les derniers abois de ce malheureux animal, je sentis combien la nature est roturière, et je me promis bien qu’on ne me reverrait jamais à pareille fête.

           Il n’est pas impossible qu’un auteur soit un grand homme, mais ce ne sera pas en faisant des livres ni en vers ni en prose qu’il deviendra tel.

           Jamais Homère ni Virgile ne furent appelés de grands hommes quoiqu’ils soient de très grands poètes. Quelques auteurs se tuent d’appeler le poète Rousseau le grand Rousseau durant ma vie. Quand je serai mort le poète Rousseau sera un grand poète. Mais il ne sera plus le grand Rousseau. Car s’il n’est pas impossible qu’un auteur soit un grand homme, ce n’est pas en faisant des livres ni en vers ni en prose qu’il deviendra tel.

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