SÉGUR, Comtesse (de) – Quel amour d’enfant !

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  • #154815

    CHAPITRE 15 : LES BRODEQUINS SONT RETROUVES. ECLAIR DE SAGESSE :

    Le lendemain, M. Tocambel entra chez M. de Gerville.

    M. Tocambel :

    Je viens vous demander à déjeuner, Victor ; mais avant d’entrer au salon chez Léontine, je suis venu réclamer mes brodequins à Giselle.

    Victor (avec embarras) :

    Vos brodequins ? Quels brodequins ?

    M. Tocambel :

    Ceux que j’ai gagnés hier et que Giselle a cachés sans doute ou emportés par mégarde.

    Victor (avec embarras) :

    Giselle ! Comment ça ? Je ne comprends pas.

    M. Tocambel (riant) :

    Si fait, si fait, vous comprenez à peu près. Giselle a succombé à la tentation et je viens reprendre mon bien.

    Victor (avec embarras) :

    Mon cher Monsieur… je suis bien fâché… que vous puissiez croire…

    M. Tocambel :

    Voyons, mon ami, finissons la plaisanterie. Vous êtes… trop bon père, comme toujours. Je réclame mes jolis brodequins, et je viens demander à Giselle de me les rendre. Au revoir, mon cher ; à déjeuner.

    M. Tocambel sortit de chez M. de Gerville et alla chez Giselle.

    M. Tocambel (entrant) :

    Giselle, je vous prie de me rendre mes brodequins que vous avez emportés, j’en ai besoin.

    Giselle :

    Je ne les ai pas ; je ne peux pas vous les rendre.

    M. Tocambel :

    Mais vous les avez pris hier ; j’en suis sûr.

    Giselle :

    Si je les ai pris, je les garde ; ils ne sont plus à vous.

    M. Tocambel :

    Giselle, prenez garde à ce que vous faites. Je veux que vous me rendiez ce qui est à moi. Si vous me le refusez, je vais de ce pas chercher un sergent de ville, qui vous mènera chez le commissaire de police ; je déposerai ma plainte : on vous mettra en prison, ce qui ne sera pas agréable, je vous le garantis.

    Giselle, effrayée d’abord, se rassura par la pensée que M. Tocambel n’oserait pas faire ce qu’il disait. Elle ne voulut donc ni répondre ni bouger.

    M. Tocambel :

    Je reviens dans un instant, Giselle. Attendez-moi.

    Giselle attendit, en effet. Cinq minutes, dix minutes se passèrent ; M. Tocambel ne revenait pas. Au moment où elle s’applaudissait de n’avoir pas cédé, on frappa à la porte. Giselle poussa un cri ; un prétendu sergent de ville à grosses moustaches, à figure terrible, mais sans uniforme, entra ; M. Tocambel le suivait, dissimulant avec peine un sourire.

    Le commissionnaire :

    Est-ce là votre voleuse, Monsieur ?

    M. Tocambel :

    Oui, sergent, c’est elle ; mais avant de l’arrêter, essayez de me faire ravoir les deux objets volés. Si elle les rend de bonne grâce, je renonce à ma plainte.

    Le commissionnaire :

    Mademoiselle, persistez-vous à refuser ce que vous demande Monsieur ?

    Giselle (pâle d’effroi) :

    Je vais les rendre…

    … répondit Giselle, pâle d’effroi. Ses dents claquaient, ses jambes tremblaient. Elle se traîna à une armoire, l’ouvrit, retira de dessous un paquet de linge les brodequins de M. Tocambel, et les lui remit sans résistance.

    Il les prit et sortit immédiatement, accompagné du prétendu sergent de ville.

    M. Tocambel :

    Votre apparition a produit un effet merveilleux, commissionnaire. Voici les cinq francs que je vous ai promis. Merci bien de votre complaisance.

    Le commissionnaire :

    II n’y a pas de quoi, Monsieur. Je suis tout à votre disposition pour d’autres occasions, s’il s’en présente.

    M. Tocambel :

    Je pense bien que je n’userai pas souvent de votre obligeance ; la petite vous a pris pour un vrai sergent de ville ; elle a eu une peur effroyable : c’est ce que je voulais.

    Le commissionnaire sortit ; M. Tocambel entra au salon, où il trouva Léontine préparant les cahiers de Giselle.

    M. Tocambel (entrant) :

    Léontine, j’ai été obligé de faire un coup d’État. Figurez-vous que Giselle a commencé par nier tout à l’heure avoir pris hier soir mon lot gagné. Ensuite, elle a refusé de me le rendre. Je ne voulais pourtant pas le laisser à Giselle après la mauvaise action dont elle s’est rendue coupable.

    Léontine (inquiète) :

    Qu’avez-vous fait, alors ? Quel a été votre coup d’État ?

    M. Tocambel (riant) :

    J’ai été chercher un sergent de ville.

    Léontine (effrayée) :

    Ah ! mon Dieu !

    M. Tocambel :

    Ne vous effrayez donc pas ; soyez tranquille ; je suis convenu avec mon faux sergent, qui n’était qu’un commissionnaire, que ce ne serait que pour faire peur à un enfant méchant, et que, si nous ne réussissions pas, il s’en irait tout simplement. Effectivement, quand je l’ai ramené avec moi, Giselle a eu si peur qu’elle m’a rendu de suite mes brodequins.

    Une grande tape dans le dos fit retourner vivement M. Tocambel ; il vit Mme de Monclair qui le regardait avec irritation et colère, mais de ces colères riantes et amicales qui ne blessent ni n’effrayent.

    Madame de Monclair :

    A-t-on jamais vu un nigaud pareil ? Comment ! à votre âge, avec votre grosse tête, couronnée d’un si magnifique gazon, vous n’avez trouvé rien de mieux à faire que d’effrayer cette enfant à la rendre malade ; que d’attirer l’attention des commissionnaires de la rue sur la maison de Léontine, que de faire jaser les concierges et les voisins sur la descente de la police chez M. de Gerville ? Je dis et je répète que c’est stupide, absurde, et que si j’étais Léontine, je vous ferais une scène à vous rendre fou.

    M. Tocambel :

    Il n’y a pas besoin de Léontine pour cela, baronne. Vous y réussirez mieux qu’elle, bien certainement.

    Madame de Monclair :

    Vous me le payerez, mon cher ; je ne suis pas encore au bout.

    M. Tocambel :

    Pour Dieu, laissez-moi partir. J’en suis fou d’avance.

    Madame de Monclair :

    Non, vous ne partirez pas ; vous déjeunerez ici avec nous, et nous vous agonirons de sottises à chaque bouchée que vous avalerez ; et vous resterez tout le temps que je voudrai ; et je vous emmènerai pour faire des courses, et vous resterez chez moi jusqu’à ce que vous ayez crié grâce.

    M. Tocambel (s’écriant, ployant un genou devant elle et lui baisant la main) :

    Grâce, grâce, cruelle amie et implacable ennemie ! Je demande grâce par avance !

    Un petit soufflet, une chiquenaude sur le nez et une saccade donnée à la perruque pour lui faire faire demi-tour du front à la nuque, furent la réponse et le pardon de Mme de Monclair.

    Madame de Monclair :

    Et toi, ma pauvre Léontine, ne t’effraye pas des suites de l’absurde invention de notre absurde ami.

    M. Tocambel voulut parler.

    Madame de Monclair :

    Taisez-vous je dis absurde, je maintiens absurde. J’ai passé chez Giselle avant d’entrer chez toi, car j’avais su par ta concierge que le père Toc avait fait sa visite domiciliaire avec un commissionnaire qui passait pour un sergent de ville, pour Mlle Giselle. J’ai tout de suite deviné le pourquoi de la sottise qu’il avait faite, et j’ai voulu voir si Giselle n’avait pas été trop effrayée de cette étrange visite. Je l’ai trouvée en pleurs.

    Léontine :

    En pleurs ! Ma Giselle ! Ma pauvre chère enfant !

    Et Léontine s’élança pour courir chez sa fille. Mme de Monclair l’arrêta.

    Madame de Monclair :

    Écoute-moi, ma fille. Tu verras que l’effet de terreur inventé par notre intelligent ami n’a pas fait le mal qu’il espérait.

    M. Tocambel :

    Mais c’est intolérable, ce que vous dites là, baronne ! Je n’y tiens pas ; je m’en vais.

    Madame de Monclair :

    Vous écouterez, et vous resterez ; et laissez-moi parler et vous ne parlerez que lorsque je vous le permettrai.

    Mme de Monclair le fit asseoir de force et le surveilla de près.

    Madame de Monclair :

    Je te disais, Léontine, que Giselle pleurait ; mais c’était l’effet de la colère, pas du tout de la frayeur ni de l’émotion. Elle regrettait ses brodequins.

    M. Tocambel :

    Comment, ses ? Mes brodequins, vous voulez dire.

    Madame de Monclair :

    Laissez-moi donc parler. Quel bavard vous faites !

    Le pauvre Tocambel joignit les mains, leva les yeux au ciel d’un air tragi-comique et ne bougea plus.

    Madame de Monclair :

    Elle voulait donc ravoir ses brodequins, quand elle me vit entrer ; je la mis de suite à l’aise ; elle me raconta la méchanceté de son bon ami qu’elle aime tant, son invention de sergent de ville ; Giselle est persuadée qu’il l’aurait emmenée en prison si elle n’avait pas rendu les brodequins. Elle était très bien remise de sa frayeur ; seulement, elle pleurait ses brodequins, et je te préviens qu’elle veut demander à son père d’aller lui en acheter d’exactement pareils.

    Léontine :

    Merci, ma tante ; j’espère bien que Victor en trouvera : il demandera à Pierre l’adresse du magasin où il les a achetés.

    Madame de Monclair (riant) :

    Ha, ha, ha ! voilà une bonne idée ! Comment, Léontine ! Au lieu de punir Giselle de sa conduite d’hier, de celle d’aujourd’hui, tu vas encourager Victor à céder à ce ridicule caprice et à récompenser le vol, le mensonge ?

    Léontine (embarrassée) :

    Mais, ma tante, ce n’est pas récompenser le mal ; c’est seulement pour rendre à cette pauvre petite les lots que les méchants enfants lui ont enlevés et mis en pièces hier soir.

    Madame de Monclair :

    Léontine, tu sais comment les choses se sont passées ; Giselle ne mérite rien qu’une bonne punition et je ne comprends pas que tu ne le sentes pas de toi-même, sans que je te le dise. Au reste, je t’ai prévenue, je t’ai dit mon avis ; fais comme tu voudras, et ne parlons plus du passé. Je délivre mon prisonnier. Allez, mon bon homme, et surtout ne vous échappez pas. J’aurai réellement besoin de vous.

    M. Tocambel :

    Ce dernier mot suffit pour me clouer à vos côtés, mon aimable ennemie. Je suis à vous jusqu’à la mort !

    Le déjeuner était prêt. Victor entra avec Giselle, dont la mine rayonnante et un peu impertinente alarma Mme de Monclair et M. Tocambel.

    Madame de Monclair (à l’oreille de M. Tocambel) :

    Je parie qu’il vient de faire une sottise.

    M. Tocambel (à l’oreille de Mme de Monclair) :

    C’est bien mon avis ; l’air de Giselle annonce le triomphe.

    Madame de Monclair (de même) :

    Il lui aura promis des brodequins.

    M. Tocambel (de même ) :

    Ou bien il les aura déjà donnés.

    On se mit à table ; Giselle avait un air goguenard que Léontine cherchait vainement à réprimer. La conversation était animée, grâce à l’inépuisable gaieté de Mme de Monclair et à la répartie vive et spirituelle de M. Tocambel.

    À la fin du déjeuner on apporta un paquet, qu’on remit à Giselle ; elle l’ouvrit avec empressement, poussa un cri de joie et éleva en l’air une paire de brodequins semblables à ceux qu’elle avait tant désirés.

    Léontine se pencha vers sa tante et lui dit quelques mots tout bas.

    Madame de Monclair (riant) :

    Montre-moi tes belles chaussures, Giselle. Qui est-ce qui t’a acheté cela ?

    Giselle :

    C’est mon cher papa, pour me consoler des méchancetés qu’on m’a faites.

    Madame de Monclair :

    Charmant, charmant !… J’ai bien envie d’en avoir de pareils.

    Victor :

    Je vous donnerai l’adresse du marchand, ma tante.

    Madame de Monclair :

    C’est que j’ai bien envie de ceux-ci…

    Giselle (inquiète) :

    Ah mais, c’est impossible, ma tante : ils sont à moi.

    Madame de Monclair :

    Qu’est-ce que cela fait ? Tu as bien pris hier ceux de M Tocambel… Décidément je les garde ; ils sont trop jolis.

    Et Mme de Monclair les mit dans sa poche.

    Giselle, surprise, consternée, ne savait quel parti prendre. Elle se tourna vers son père et dit d’une voix larmoyante :



    Giselle (d'une voix larmoyante) :

    Papa !

    M. de Gerville, reprenant courage à cet appel, s’adressa à sa tante :

    Victor :

    C’est une plaisanterie, n’est-ce pas, ma tante ? La pauvre Giselle en est tout effrayée et interdite. Ayez la bonté, ma chère tante, de lui rendre ses brodequins.

    Madame de Monclair :

    Mais, mon ami, je fais ce que Giselle a fait hier, avec la différence que ce qu’elle a fait en cachette, je le fais ouvertement, devant vous. Si elle n’a pas mal fait, pourquoi ne ferais-je pas comme elle ? Et si elle a mal fait, pourquoi serait-elle récompensée, et pourquoi ne le serais-je pas comme l’a été Giselle ? Ou bien, pourquoi n’empêcherais-je pas Giselle de recevoir la récompense de sa mauvaise action ? Ces brodequins vous ont coûté trente francs, je le sais. Voici vos trente francs, dont je ne veux pas vous dépouiller ; et je garde les brodequins pour moi.

    Victor (contenant son humeur) :

    Il me sera facile d’en acheter d’autres. Ne pleure pas, ma Giselle chérie ; tu les auras.

    Madame de Monclair :

    Giselle, si tu veux réparer le mal que tu as fait hier et ce matin, tu as un moyen très simple et qui nous fera oublier à tous ton action honteuse. Refuse ce que t’offre la trop grande bonté de ton papa ; ce sera un acte courageux et généreux ! Tu te relèveras à tes propres yeux, ma pauvre enfant, et quand, plus tard, tu raconteras cette anecdote, tu pourras dire :  « j’ai fait un beau trait dans mon enfance ».

    Giselle, étonnée, restait indécise, regardait alternativement sa tante, son père et sa mère. Ces deux derniers baissaient les yeux.

    Madame de Monclair :

    Voyons, ma Giselle ; courage, mon enfant ; je n’y vais pas par quatre chemins : je dis franchement que tu es très coupable, qu’au lieu d’une récompense il te faut une punition ; que, personne n’osant te l’infliger, de peur de te chagriner, tu dois le faire toi-même courageusement, généreusement. Allons, chère enfant, un effort ! Ce sera bientôt fait.

    Giselle hésita, pâlit visiblement, rassembla son courage et dit à son père :

    Giselle (pâlissant) :

    Papa, ma tante a raison j’ai très mal fait, j’en suis honteuse. Ne m’achetez rien. (Se tournant vers Monsieur Tocambel) Mon bon ami, j’ai été bien méchante avec vous ; si vous voulez bien me pardonner cette fois, vous serez bien bon.

    M. Tocambel (embrassant Giselle) :

    De tout mon cœur, ma chère, très chère enfant.

    Madame de Monclair :

    Bien, ma Giselle ; c’est bien, c’est beau ! Je suis très contente de toi et, pour t’empêcher d’oublier ce jour, qui est un beau jour pour toi, garde le petit présent que je t’offre de grand cœur. Tu l’as gagné, et tu l’auras.

    Mme de Monclair remit à Giselle les brodequins qu’elle avait confisqués. Giselle, enchantée, remercia et embrassa sa tante à rendre jaloux Léontine et Victor, dont les gâteries coupables et maladroites arrêtaient les bonnes dispositions naturelles de leur fille.

    Madame de Monclair :

    Et à présent, mes enfants, que ma besogne est faite, que ma petite Giselle s’est réhabilitée, que j’ai du bien à en dire, je vous quitte avec mon fidèle ami et ses brodequins. Soyez sages tous les trois. Vous, père trop indulgent, toi, mère trop complaisante, imitez votre fille, qui a eu le courage d’écouter la voix de sa conscience et de s’infliger une punition qu’elle croyait méritée ; et toi, ma courageuse Giselle, continue à te traiter avec sévérité et justice, pour devenir parfaite.

    Mme de Monclair embrassa Giselle et sortit avec M. Tocambel, qu’elle se mit à persécuter aussitôt qu’ils eurent quitté l’appartement.

    Giselle :

    J’aime beaucoup ma tante.

    Victor :

    Et moi, cher amour, m’aimes-tu ?

    Giselle répondit avec froideur :

    Giselle (avec froideur) :

    Certainement, papa.

    Victor :

    Autant que ta tante, j’espère bien ?

    Giselle (avec hésitation) :

    Oui, papa.

    Le père s’aperçut que Giselle avait hésité.

    Victor (avec inquiétude) :

    Giselle, est-ce que… tu m’aimerais moins que ta tante, par hasard ?

    Giselle (embarrassée) :

    Je ne sais pas, papa. Je respecte beaucoup ma tante, et j’ai confiance en elle.

    Victor :

    Et moi, est-ce que je ne t’inspire pas la même confiance ?

    Giselle (résolument) :

    Non, papa, vous me gâtez trop.

    Victor :

    Je te gâte ! je te gâte trop ! Mais ne vois-tu pas que, lorsque je cède à tes demandes, c’est par tendresse pour toi, pour te faire plaisir ?

    Giselle :

    Je le sais bien ; mais je sais bien aussi que j’ai tort ; et que vous ne me le dites pas ; et que, vous aussi, vous avez tort de me laisser faire ; et que vous me faites du mal au lieu de me faire du bien ; et c’est pourquoi je n’ai pas confiance en vous comme en ma tante.

    Victor :

    Alors, tu n’as pas confiance non plus en ta maman ?

    Giselle :

    Un peu, parce que quelquefois elle m’a empêché de mal faire ; mais pas toujours, pas souvent.

    Victor :

    Oh ! Giselle, comme tu es ingrate pour nous, et surtout pour moi !

    Giselle :

    Non, papa, je ne suis pas ingrate ! Je vous aime beaucoup ; mais… Je ne sais comment expliquer ce que j’éprouve… Je vous aime, mais il me semble que je n’ai pas pour vous le respect que j’ai pour ma tante.

    M. de Gerville ne répliqua rien ; sa conscience lui faisait très bien comprendre ce que Giselle ne pouvait lui expliquer. Il avait perdu l’estime de sa fille ; elle l’aimait comme on aime quelqu’un de dévoué, de complaisant, qui se rend utile, mais auquel on ne pense pas quand on n’en a pas besoin.

    Léontine n’avait rien dit ; son cœur lui faisait tout comprendre. Elle sentait ses torts, elle les déplorait, et la force lui manquait pour se réformer. Elle était un peu jalouse de l’influence de sa tante sur Giselle ; et pourtant sa raison lui faisait comprendre que si elle avait eu la même franchise, la même fermeté, sa fille l’aurait aimée et respectée comme Mme de Monclair.

    Giselle examinait son père et sa mère ; quand elle vit des larmes dans les yeux de sa mère, elle alla près d’elle, l’embrassa.

    Giselle :

    Maman, n’est-il pas temps que je prépare mes leçons pour Mlle Rondet ? elle va venir dans une heure.

    Léontine :

    Oui, ma Giselle ; tu es bien gentille d’y avoir pensé. Au revoir, Victor. Venez nous prendre à deux heures, pour nous mener à l’Exposition.

    Victor ne répondit pas ; il était resté les coudes appuyés sur la table, la tête soutenue dans ses mains. Léontine fit signe à Giselle de sortir et s’approcha de son mari.

    Léontine :

    Victor, mon ami, tu souffres comme moi des paroles de Giselle ?

    Victor :

    Oh ! Léontine, que ces paroles ont été dures et terribles! Après tout ce que nous avons fait pour elle !

    Léontine :

    Nous en avons trop fait, mon ami. Elle nous l’a dit elle-même ; tu l’as entendu. Elle ne nous respecte pas, parce que nous manquons à notre devoir en ne la dirigeant pas. Mais il est temps encore de retrouver son respect et son affection. Soyons plus fermes, plus sages.

    Victor (impatienté) :

    Ce qui veut dire, Léontine, que tu veux la rendre malheureuse en la contrariant sans cesse. Je ne peux pas la gronder, lui tout refuser. Cela m’est odieux et impossible.

    Léontine expliqua à son mari ce qu’elle attendait de lui ; elle lui prouva que Giselle n’en serait que plus heureuse. Elle finit par en obtenir la promesse de ne rien accorder de ce qu’elle aurait défendu ou refusé, de ne pas approuver ce qu’elle aurait blâmé. Léontine quitta son mari, après l’avoir rassuré sur l’affection de sa fille.


    #154816

    CHAPITRE 16 : NOUVELLE MECHANCETE DU CHER ANGE. LA MERE FAIBLIT ENCORE :

     

    Les jours suivants se passèrent assez bien ; sauf quelques petites gâteries mystérieuses du père, sauf quelques faiblesses presque imperceptibles de la mère, tout alla régulièrement ; Giselle ne se laissa pas aller à de grandes colères, à des impertinences trop marquées, à des résistances trop soutenues. Léontine redevenait triomphante ; elle recevait les compliments de sa tante, de son frère, de ses sœurs. Giselle perdait de sa physionomie arrogante, moqueuse, révoltée ; on commençait enfin à croire à une réforme complète. Le père redisait sans cesse « Quel amour d’enfant ! » La mère l’appelait plus que jamais son cher ange, son cher amour. Et Giselle n’en abusait pas !

    Mlle Rondet n’avait non plus porté aucune plainte contre Giselle. Un jour, jour fatal, Mlle Rondet entra chez Léontine d’un pas précipité, l’air mécontent, le regard irrité, les lèvres serrées.

    Léontine trembla.

    Léontine (à mi-voix) :

    Hélas ! il y a quelque chose de grave.

    Léontine (gracieusement) :

    Que désirez-vous, chère Mademoiselle ?…

    … lui demanda Léontine de son air le plus gracieux, de son sourire le plus bienveillant, afin de l’adoucir par avance.

    Mademoiselle Rondet :

    Je prie Madame de lire ce papier que j’ai trouvé en rangeant les cahiers de Mlle Giselle.

    Léontine prit le papier et lut :

    PORTRAIT DE MADEMOISELLE RONDET.

    Mlle Rondet est une bête.

    Mlle Rondet est un hérisson.

    Mlle Rondet est une vipère.

    Mlle Rondet est un crapaud.

    Mlle Rondet est un bouledogue.

    Mlle Rondet est un diable. Elle est laide comme un diable, méchante comme un diable ; je la déteste comme un diable ; elle m’ennuie, elle m’embête, elle m’assomme.

    Léontine était atterrée. Comment expliquer cette nomenclature injurieuse ? Comment excuser Giselle et calmer Mlle Rondet ?

    Léontine (balbutiant) :

    Ma chère demoiselle, Giselle est si jeune ! C’est une espièglerie, un enfantillage ; pardonnez-le-lui, je vous en prie.

    Mademoiselle Rondet :

    Je ne demande pas mieux que de le lui pardonner, Madame, mais il faut au moins qu’elle m’en témoigne ses regrets, et qu’elle redouble de docilité et d’application pour me faire oublier cette impertinence.

    Léontine :

    Mon Dieu, chère Mademoiselle, il ne faut pas croire que ce soit de l’impertinence ; Giselle ne pensait pas que vous puissiez jamais voir ce papier ; c’est un enfantillage ; ne croyez pas qu’il y ait eu d’intention méchante, je vous en prie. Elle est devenue si bonne !

    Mademoiselle Rondet :

    Elle est certainement améliorée, Madame ; mais il y a du relâchement depuis deux ou trois jours ; elle n’obéit pas ; ses devoirs sont mal faits ; je suis obligée de gronder, et c’est probablement ce qui m’a valu cette jolie page de son écriture.

    Léontine :

    Je vais lui parler, chère Mademoiselle ; et je vous l’enverrai repentante et docile.

    Mlle Rondet se retira à moitié satisfaite ; Léontine sonna.

    Léontine :

    Dites à Mlle Giselle qu’elle vienne me parler de suite.

    Deux minutes après, Giselle entra.

    Giselle :

    Vous me demandez, maman ? Je suis accourue bien vite, comme vous voyez.

    Léontine :

    Tu es bien gentille, cher amour. Dis-moi, mon ange, pourquoi as-tu écrit tout ceci sur cette feuille que Mlle Rondet vient de m’apporter ?

    Léontine lui fit voir le papier. Giselle s'en empara.

    Giselle (s’en emparant) :

    Ah mon Dieu ! elle l’a trouvé ? Pourquoi aussi va-t-elle fouiller dans mes tiroirs ? Je ne veux pas qu’elle les ouvre et je vais le lui défendre.

    Léontine :

    Giselle ! ma Giselle chérie ! Comment parles-tu ? Lui défendre ! Est-ce que tu as le droit de lui défendre quelque chose ?

    Giselle :

    Je ne veux pas qu’elle touche à mes affaires.

    Léontine :

    Mais, chère enfant, il faut bien qu’elle regarde à tes cahiers, qu’elle les corrige en t’attendant, qu’elle voie s’ils sont bien rangés.

    Giselle :

    Est-elle bien furieuse ?

    Léontine :

    Furieuse, non, mais très mécontente ; elle compte que tu lui feras tes excuses.

    Giselle :

    Ah ! par exemple ! Des excuses ! Elle les attendra longtemps, mes excuses. Je dois porter ce papier aux Champs-Élysées ; toutes mes amies doivent apporter aussi les portraits de leurs maîtresses ; nous lirons tout ça ; ce sera très amusant.

    Léontine :

    Oh ! Giselle ! ne fais pas cela, mon enfant ! Ce serait très mal. Si les maîtresses viennent à le savoir, elles seront furieuses pour le coup et elles ne voudront plus vous donner de leçons.

    Giselle :

    Ah ! il n’y a pas de danger ; elles meurent de faim !

    Léontine :

    Vois comme tout cela est mauvais. Vous manquez toutes de respect et de reconnaissance envers vos maîtresses, parce que vous croyez qu’elles ont besoin de vos leçons pour vivre. D’abord cela n’est pas ; elles ont beaucoup d’autres élèves ; et quand cela serait, n’es-tu pas honteuse de profiter de la pauvreté d’une personne bien élevée, instruite, complaisante, pour l’humilier, la peiner, parce que tu la crois sans défense ?

    Giselle :

    Je ne dis pas, mais je ne veux pas lui faire d’excuses.

    Léontine :

    Mais, Giselle, comment veux-tu qu’elle continue à te donner des leçons, après avoir trouvé et lu ce papier ?

    Giselle :

    Qu’elle fasse semblant de l’avoir oublié.

    Léontine :

    C’est impossible, mon enfant ! Impossible ! Voyons, Giselle ! va lui dire en l’embrassant que tu es bien fâchée de lui avoir fait de la peine ; que c’était pour rire, pour t’amuser que tu as écrit ces bêtises.

    Giselle :

    Je ne veux pas l’embrasser ; elle sent trop mauvais.

    Léontine (souriant) :

    Eh bien, ne l’embrasse pas. Dis-lui quelque chose d’aimable, qui ressemble à des excuses.

    Giselle ne répondit pas ; elle quitta sa mère d’un air boudeur et entra dans la chambre d’étude. Léontine écoutait et n’entendait rien. Quelques instants après, Mlle Rondet rentra.

    Mademoiselle Rondet :

    Madame, je viens vous annoncer qu’à mon grand regret il m’est impossible de continuer les leçons de Mlle Giselle…

    Léontine :

    Comment ? Pourquoi ? Giselle ne vous a-t-elle pas fait des excuses qui devaient lui faire pardonner son enfantillage ?

    Mademoiselle Rondet :

    Les excuses de Mlle Giselle aggravent sa faute, Madame. Elle m’a dit : « Mademoiselle, je suis bien fâchée que vous ayez trouvé et lu le papier que vous avez montré à maman. Vous n’auriez pas dû fouiller dans mes tiroirs ; je ne veux pas que vous touchiez à mes affaires. Ce n’est pas pour vous que j’avais écrit ce papier ; c’est pour mes petites amies des Champs-Élysées. » Vous pensez bien, Madame, que je ne puis accepter la position que j’aurais à l’avenir près de Mlle Giselle. Je vous prie donc, Madame, de vouloir bien régler nos comptes, car je ne pense plus revenir chez vous.

    Léontine (tristement) :

    J’en suis désolée, chère demoiselle…

    … répondit tristement Léontine.

    Elle alla prendre de l’argent dans son bureau.

    Léontine (tristement) :

    C’est dix leçons que je vous dois, Mademoiselle ; voici soixante francs. Croyez à tous mes regrets de perdre vos excellentes leçons pour ma fille.

    Mlle Rondet salua et sortit.

    Léontine entra dans la chambre d’étude. Il n’y avait personne. Elle dit au domestique d’aller chercher Mlle Giselle.

    Joseph (entrant chez Giselle) :

    Mademoiselle Giselle, votre maman vous demande.

    Giselle :

    Dites à maman que je suis sortie ; je pars à l’instant avec ma bonne.

    Joseph :

    Mais, Mademoiselle, puisque vous n’êtes pas encore sortie, il faut toujours que vous alliez parler à Madame qui vous demande.

    Giselle :

    Du tout, du tout, je sais pourquoi maman me demande, c’est à cause de cette sotte Mlle Rondet ; ce n’est pas pressé du tout. Allez, Joseph, allez ; et dites bien ce que je vous dis, sans quoi…

    Giselle n’acheva pas ; un doigt menaçant compléta sa pensée. Joseph sortit.

    Joseph (à mi-voix) :

    Sans quoi je vous ferai chasser. C’est toujours le même gentil caractère.

    Joseph exécuta les ordres de Giselle et annonça que Mademoiselle était sortie.

    Léontine :

    Sortie ! C’est singulier ! Pourquoi s’est-elle tant pressée ?

    Léontine alla chez son mari. Il était occupé à faire des comptes.

    Léontine :

    Victor, nous voici encore dans un grand embarras grâce à Giselle. Mlle Rondet est partie.

    Victor :

    Qu’est-ce que cela fait ?

    Léontine :

    Comment, ce que cela fait ? Giselle n’aura plus de leçons.

    Victor :

    Je ne vois pas grand mal à cela ; elle est raisonnable, elle peut travailler avec vous.

    Léontine :

    Impossible ! elle ne m’écoute pas.

    Victor :

    Alors rendez-lui Mlle Rondet.

    Léontine :

    Mais puisque Mlle Rondet ne veut plus venir ; Giselle a écrit cinquante sottises contre elle, et de plus elle ne veut pas lui faire des excuses.

    Victor :

    Que voulez-vous que j’y fasse ? Prenez une autre maîtresse.

    Léontine :

    Victor, que tu es désagréable ! Au lieu de me donner un conseil, tu prends la chose avec une indifférence incroyable.

    Victor (l’embrassant) :

    Voyons, Léontine, ne me gronde pas et raconte-moi ce qui est arrivé.

    Léontine lui raconta en détail ce qui venait de se passer.

    Léontine :

    Que faire maintenant ? Je ne veux pas laisser Giselle injurier ses maîtresses sans la punir.

    Victor :

    Punir ! punir ! tu n’as que ce mot à la bouche. La faire pleurer ! la tourmenter ! pour quelques drôleries écrites dans un moment d’humeur contre une sotte femme qui ne sait pas la prendre et qui ne lui passe rien. Laisse tout cela. La Rondet est partie ; cherches-en une autre et dis à Giselle de ne pas recommencer. Voilà tout.

    Léontine :

    Mais, Victor, si je ne la punis pas de son impertinence, Giselle recommencera avec une autre. Et puis elle en fera autant vis-à-vis de nous.

    Victor :

    Mais non, mais non ! sois donc tranquille ! Une maîtresse, ce n’est pas comme un père et une mère.

    Léontine :

    Ah ! Victor, tu as bien vite oublié ce que t’a dit Giselle il n’y a pas quinze jours !

    Victor :

    Je n’ai rien oublié ; mais je ne veux pas que ma fille soit malheureuse chez moi. Et je te prie sérieusement, Léontine, de ne pas prendre au tragique une espièglerie dont tous les enfants se rendent coupables.

    Léontine (s’écriant avec tristesse) :

    Que faire, mon Dieu, que faire ? Je vais aller voir Pierre et ma tante de Monclair. Ils me diront si je dois fermer les yeux ou punir…

    … s'écria tristement Léontine.

    Et sans attendre la réponse de Victor, Léontine alla mettre son chapeau et son mantelet.

    Elle ne tarda pas à arriver chez son frère, qu’elle mit au courant des nouveaux méfaits de Giselle. Pierre réfléchit quelque temps, ne sachant quel conseil donner devant la faiblesse persévérante de Victor et la volonté si chancelante de Léontine.

    Pierre :

    Il y aurait bien un moyen à employer ; mais c’est un grand parti à prendre ; ni Victor ni toi-même vous n’en aurez le courage.

    Léontine :

    Quoi donc ? Quoi donc, Pierre ? Que veux-tu dire ? De quel parti parles-tu ?

    Pierre :

    De mettre Giselle au couvent jusqu’après sa première communion ; elle a près de onze ans, elle aurait deux années de couvent qui lui feraient grand bien ; elle en sortirait corrigée de sa désobéissance, de sa violence et de son impertinence.

    Léontine :

    Jamais, jamais, Pierre ! Non, jamais je ne me séparerai de ma fille.

    Pierre :

    Dans ce cas, il faut que tu te résignes ou bien à être plus que ferme, en raison des habitudes prises dès l’enfance de Giselle et qui sont difficiles à réformer ; ou bien à laisser Giselle faire toutes ses volontés et devenir de plus en plus mauvaise, impertinente et insupportable. Choisis entre les deux ; il n’y a pas d’autre résultat possible.

    Léontine :

    Pierre, tu es trop décourageant ; je vais aller voir ma tante de Monclair ; elle me donnera un conseil moins dur que le tien.

    Pierre :

    Essaye, ma bonne Léontine. Tant mieux si elle peut te venir en aide avec des moyens plus doux. Mais le mal est ancien ; il date presque de la naissance de Giselle ; la réforme n’est pas facile.

    Georges entra en courant.

    Georges (entrant en courant et s’écriant) :

    Papa, papa, Giselle est arrivée ; elle est pleine de boue et d’égratignures. Tous les enfants l’ont battue ; elle criait ; ma bonne l’a emmenée, elle est dans la chambre.

    Léontine poussa un cri et se précipita dans le corridor qui menait chez les enfants ; Pierre la suivit ; Georges courut après ; cet événement si extraordinaire l’intéressait beaucoup.

    Quand Léontine entra chez les enfants, on venait d’enlever à Giselle sa robe pleine de boue ; la bonne voulait lui laver le visage, mais Giselle criait, se débattait. Pierre la saisit, et malgré sa résistance il lui lava la figure à grande eau. Il vit alors qu’il n’y avait aucune blessure sérieuse, mais que les égratignures étaient en nombre considérable.

    Léontine, plus morte que vive, voulut l’embrasser, la serrer dans ses bras, mais Giselle la repoussait et ne voulait même pas répondre à ses nombreuses questions.

    La bonne de Georges et d’Isabelle parvint enfin à se faire entendre.

    Annette :

    Quand Mlle Giselle est arrivée aux Champs-Élysées, Monsieur, il y avait beaucoup d’enfants qui jouaient ; les miens en étaient. Mlle Giselle avait apporté un papier, qu’elle a lu aux plus grands ; les uns riaient, les autres lui faisaient des reproches. Ensuite Mlle Giselle a proposé, à ce qu’il paraît, de faire les portraits des papas et des mamans ; les autres n’ont pas voulu. Mlle Giselle s’est mise à faire le portrait de son papa, mais je n’oserais pas le répéter, car c’est trop vilain ; elle a ensuite voulu faire celui des papas de ces enfants. Ils se sont fâchés, elle a continué malgré leur défense et leurs menaces. Ils se sont alors tous jetés sur elle pour la faire taire de force ; elle s’est roulée dans un endroit qu’on venait d’arroser et qui était plein de boue ; en se roulant elle continuait à crier des sottises sur les parents des enfants ; la colère les a pris ; ils ont voulu lui fermer la bouche avec leurs mains, et comme elle se débattait elle a attrapé pas mal de coups d’ongles, comme Monsieur peut le voir sur sa figure.

    Pierre :

    Mais où était donc sa bonne quand tout cela a commencé ?

    Annette :

    Elle était allée faire une commission ; elle m’avait priée de garder Mlle Giselle avec les miens. C’est qu’elle n’est pas trop facile à garder. Elle s’échappe malgré vous. Et je ne pouvais pas  laisser mes pauvres petits dans la foule, pour courir après elle ; de sorte que j’étais bien embarrassée quand je l’ai vue roulée et secouée par ces enfants, filles et garçons, qui étaient hors d’eux de colère, d’entendre insulter leurs parents, et puis indignés qu’ils étaient déjà des injures dites à M. de Gerville et à la maîtresse Mlle Rondet, que plusieurs de ces enfants connaissent et aiment bien. J’ai confié mes enfants à un sergent de ville, un brave homme que mes enfants aiment beaucoup et qui les connaît depuis longtemps, et j’ai couru délivrer Mlle Giselle. Le sergent m’a aidée à les ramener ici, et je l’ai prié de prévenir la bonne que Mlle Giselle était chez nous.

    Léontine :

    Comment cette vilaine Émilie a-t-elle abandonné ma pauvre Giselle à ces méchants enfants ?

    Annette :

    Il paraît que c’est Mademoiselle qui lui avait donné l’ordre d’aller lui acheter quelque chose qu’elle voulait avoir. Du reste, ces enfants ne sont pas méchants, Madame : ils jouent entre eux et avec les miens, très gentiment mais c’est que la colère les a pris quand ils ont entendu Mlle Giselle parler de leurs parents comme elle l’a fait.

    Léontine :

    Souffres-tu beaucoup, mon pauvre ange ?

    Giselle :

    Horriblement…

    … répondit Giselle qui ne souffrait que très légèrement.

    Pierre (avec indignation) :

    Tant mieux, méchante enfant. Je voudrais te voir souffrir bien réellement, et au lieu de ces égratignures qui ne sont rien, te voir défigurée, pour mettre ton visage en rapport avec ta vilaine âme et ton méchant cœur !

    Léontine :

    Oh ! Pierre, que tu es cruel !

    Pierre (vivement) :

    Cruel ! pour une petite malheureuse qui a la méchanceté d’injurier son père cent fois trop bon pour elle, et de blesser les bons sentiments de ces pauvres enfants que j’aime et que j’estime pour avoir maltraité et battu ta méchante Giselle.

    Léontine, hors d'elle, s'écria :

    Léontine (hors d’elle) :

    Habillez Giselle, que je l’emmène ! Nous ne pouvons pas rester ici.

    Pierre.

    Tu as raison. Va continuer ton œuvre chez toi, aidée de ton mari. Venez, mes chers petits, venez voir votre maman et vos bonnes tantes.

    Pierre sortit avec ses enfants sans même jeter un regard sur Léontine et sur Giselle. Aussitôt que Giselle fut habillée, Léontine l’emmena. Quand elle rentra à la maison, son mari était sorti. La bonne n’était pas rentrée ; Léontine fut obligée de garder Giselle.

    Elle aurait voulu pourtant se recueillir et penser froidement et sensément à la conduite de Giselle ; mais la présence de sa fille la troublait, et elle remit à plus tard la tâche de débrouiller les torts de chacun.


    #154817

    CHAPITRE 17 : GISELLE VEUT ENTRER AU COUVENT :

    Giselle ne se sentait pas à l’aise ; sa mère ne lui avait encore rien dit, ni de son impertinence envers Mlle Rondet, ni de sa sortie précipitée avec sa bonne, ni des scènes qui s’étaient passées aux Champs-Élysées. Il était impossible qu’elle ne lui parlât pas ; elle craignait les interrogations et les reproches de sa mère, dont la physionomie indiquait la tristesse et le mécontentement.

    Giselle était donc assise à l’autre bout de la chambre, loin de Léontine ; elle faisait semblant de lire, mais elle ne lisait pas.

    Léontine, de son côté, paraissait fort occupée à parcourir un livre, mais elle pensait à Giselle, elle cherchait à se persuader que son cœur était bon, que son affection pour ses parents était vive et sincère, que les petits défauts de son caractère s’effaceraient par le raisonnement et les années. Elle se sentait très irritée contre Pierre, qu’elle trouvait cruel et absurde. Son conseil de mettre Giselle au couvent la révoltait.

    Absorbée par ses pensées, elle ne vit pas et n’entendit pas sa tante Monclair entrer dans sa chambre. Voyant Léontine si absorbée, Mme de Monclair fit signe du doigt à Giselle de la suivre et de sortir sans bruit. Giselle se leva doucement et suivit sa tante dans le salon.

    Madame de Monclair :

    Giselle, mets-toi là, et réponds-moi sincèrement. Je commence par te dire que je sais tout : j’ai vu Mlle Rondet chez la petite de Mouny qui était avec toi aux Champs-Élysées ; j’ai vu Lucie de Ternac, elle y était aussi. J’ai vu ton oncle Pierre et la bonne de tes cousins ; je suis donc au courant de tout ce qui s’est passé. Tu as très mal agi en tout et partout avec Mlle Rondet, tu as agi méchamment, sottement, lâchement ; avec tes amies des Champs-Élysées, tu as été, à propos de leurs parents, grossière, méchante, mal élevée ; vis-à-vis de ton pauvre père, tu as été ingrate, révoltante, abominable. Voilà pour le passé. Je veux savoir maintenant ce que tu sens, ce que tu penses, ce que tu crains, ce que tu espères. Pour commencer par le commencement, dis-moi pourquoi tu as écrit ces injures contre Mlle Rondet.

    Giselle :

    Parce que je m’étais trop contenue pendant la dernière leçon ; elle m’avait ennuyée en me faisant recommencer vingt fois une phrase que j’avais mal faite, disait-elle. Elle m’avait taquinée tout le temps ; pour me venger, j’ai écrit ce papier qu’elle a trouvé dans mon tiroir.

    Madame de Monclair :

    Pourquoi l’as-tu fait voir à tes amies ?

    Giselle :

    Parce que je leur en avais parlé la veille ; elles ont trouvé l’idée drôle, et nous devions toutes lire ces portraits aux Champs-Élysées, ce matin.

    Madame de Monclair :

    Et aucune de vous n’a songé à la méchanceté d’une pareille lecture ?

    Giselle :

    Non, ma tante ; je ne trouve pas que ce soit méchant. Elles nous ennuient tant ces maîtresses, qu’il faut bien s’en venger un peu.

    Madame de Monclair :

    Elles vous ennuient pour votre bien, en vous instruisant ; et vous les perdez de réputation en les calomniant. Pourquoi as-tu eu la même méchante pensée pour ton pauvre papa ?

    Giselle :

    Parce que… je n’ose pas vous le dire, ma tante ; vous me gronderez.

    Madame de Monclair :

    Non, Giselle, non ; jamais je ne te gronderai pour une explication franche et vraie. Parle sans crainte ; tu es ici comme à confesse ; rien de ce que tu me diras ne sera redit qu’avec ton consentement et ne te vaudra le moindre reproche.

    Giselle :

    Hé bien, ma tante, c’est que je n’aime pas beaucoup papa ; il me gâte tellement que je n’aime pas à être avec lui ; je n’aime pas à me promener avec lui de peur de rencontrer mes amies, qui se moquent de ses gâteries. Je ne peux pas venir à bout de l’aimer ; il m’aime trop, et je sens qu’il me fait du mal.

    Mme de Monclair ne répondit pas ; elle resta quelques instants le visage caché dans ses mains.

    Madame de Monclair :

    Et ta mère, ta pauvre mère, l’aimes-tu, Giselle ?

    Giselle rougit beaucoup et baissa la tête.

    Madame de Monclair :

    Dis-moi franchement, Giselle, aimes-tu ta mère ?

    Giselle :

    Un peu, ma tante.

    Madame de Monclair :

    Et pourquoi pas beaucoup ? Elle est pourtant bien bonne pour toi.

    Giselle :

    Certainement, ma tante, mais… vous allez me gronder, j’en suis sûre.

    Madame de Monclair :

    Non, non, ma fille ; n’aie pas peur. Je te jure que je ne te gronderai pas, quoi que tu dises !

    Giselle :

    Hé bien ! voilà, ma tante. Maman est très bonne, mais elle a peur de moi ; elle m’appelle son ange, son cher ange, son amour, quand elle sait très bien que je ne suis ni un ange ni un amour, mais elle a peur que je n’éclate, que je ne me mette en colère ; elle n’ose pas me gronder, me punir, me dire même que je fais mal ou que j’ai mal fait ; ce n’est pas autant que papa, mais c’est un peu comme papa ; et alors cela me déplaît ; je n’aime pas cela, et je me moque d’eux dans mon cœur et dans ma tête. Et alors cela m’empêche de les aimer tout de bon.

    Madame de Monclair :

    Mais, Giselle, comprends-tu combien ta conduite a été coupable aujourd’hui, et le chagrin qu’en éprouve ta mère et qu’en aura ton père ?

    Giselle :

    Oui, ma tante, je le sais bien ; cela m’est désagréable, mais cela ne m’afflige pas ; si je pouvais m’en aller pendant quelque temps, j’en serais bien aise, parce que cela m’ennuie de les voir tristes, surtout maman. Pour papa cela m’impatiente.

    Madame de Monclair :

    Pauvre Giselle ! Comme ton cœur est endurci ! Ma pauvre fille, veux-tu te corriger ? le veux-tu sincèrement ?

    Giselle :

    Oui, ma tante ; mais c’est si difficile ! et c’est si agréable de faire toutes mes volontés, de n’être jamais contrariée !

    Madame de Monclair :

    Tu n’es pas contrariée, mais personne ne t’aime, ma pauvre enfant ; tes amis même te fuient ; ceux que tu as tant choqués aujourd’hui se sont concertés pour ne plus jouer avec toi ; ils veulent aller se promener ailleurs qu’aux Champs-Élysées pour ne pas te rencontrer. Est-ce une vie agréable que tu mèneras ?

    Giselle :

    Ce sera fort ennuyeux pour moi, ma tante ; mais que voulez-vous que j’y fasse ? Ce n’est pas ma faute si papa et maman m’ont gâtée et m’ont rendue mauvaise.

    Madame de Monclair :

    Giselle, Giselle, tais-toi, je t’en prie ; ne te rends pas plus mauvaise encore en rejetant tes fautes sur tes pauvres parents. Mais une dernière question. Veux-tu aller au couvent pour deux ans, jusqu’à ta première communion ?

    Giselle (effrayée) :

    Au couvent ! Non, non, je ne veux pas aller au couvent ; c’est trop triste, trop ennuyeux. J’aime encore mieux rester avec maman. Ne conseillez pas à maman de me mettre au couvent ; je vous en supplie, ma tante.

    Madame de Monclair :

    Je ne le lui conseillerai pas, Giselle, parce que je suis sûre que tu n’y resterais pas.

    Giselle :

    Vous avez bien raison ; je m’en échapperais aussitôt que je trouverais une porte ouverte.

    Madame de Monclair :

    Ce n’est pas cela que j’entendais ; je voulais dire qu’on te renverrait du couvent.

    Giselle :

    Me renvoyer ! Ah ! par exemple ! si les religieuses croient que je me laisserai renvoyer comme une pauvresse !

    Madame de Monclair :

    Il faudrait bien t’en aller, si elles le voulaient.

    Giselle :

    Pas du tout ! Je m’arrangerai si bien quelles ne pourront pas me renvoyer.

    Madame de Monclair :

    C’est ce que nous verrons si tu y entres. Tu ne seras pas la plus forte, je t’en préviens.

    Giselle :

    Quand je veux quelque chose, ça se fait. Et si je veux entrer au couvent, on ne m’en fera pas sortir.

    Madame de Monclair :

    Tu en sortiras, ma fille, c’est moi qui te le dis.

    Mme de Monclair quitta le salon :

    Madame de Monclair (à mi-voix) :

    Je la tiens ! Pourvu que les parents me laissent faire ! En la taquinant un peu sur sa sortie forcée du couvent, elle y entrera pour nous faire pièce, et elle prendra l’habitude d’obéir, de céder, de travailler ; on lui parlera religion, charité, douceur et bonté ; et dans deux ans nous aurons une Giselle corrigée.

    Madame de Monclair entra chez sa nièce.

     

    Madame de Monclair (entrant chez Léontine) :

    Léontine.

    Léontine tressaillit et se retourna ; elle n’avait pas bougé depuis que Giselle était partie.

    Madame de Monclair :

    Léontine, il faut que tu obtiennes de ton mari de nous laisser faire pour ce qui touche à Giselle.

    Léontine :

    Ce ne sera pas difficile, ma tante ; il est découragé et très disposé à ne plus s’en mêler.

    Madame de Monclair :

    Très bien ; alors nous allons nous mettre à l’ouvrage. Veux-tu m’abandonner la direction de Giselle pendant deux ans ?

    Léontine pâlit.

    Léontine (avec détresse) :

    Vous abandonner Giselle ! ma fille ! mon unique enfant ! Oh ! ma tante !

    Léontine fondit en larmes.

    Mme de Monclair calma ce chagrin par de douces paroles, mais fermes et sages. Elle lui raconta, mais sans tout dire, le résultat de sa conversation avec Giselle, la nécessité urgente de mettre Giselle au couvent, le moyen de l’y faire rester. Après un long débat, après beaucoup de larmes répandues, Léontine consentit enfin à seconder le plan de sa tante et l’autorisa à tout arranger avec Giselle.

    Madame de Monclair :

    Il faut battre le fer pondant qu’il est chaud ; je vais aller chercher Giselle, et tu vas voir que c’est elle qui t’obligera à la laisser entrer au couvent.

    Léontine :

    C’est impossible, ma tante : nous allons avoir une scène dans le sens contraire.

    Madame de Monclair :

    Tu vas voir.

    Mme de Monclair ouvrit la porte du salon. Giselle y était encore, pensive et l’air irrité.

    Madame de Monclair :

    Giselle, ma pauvre fille, je crains que nous ne soyons obligées de céder ; ta maman a beaucoup de chagrin de se séparer d’avec toi ; elle craint que tu ne te fasses renvoyer du couvent avant un mois, et pour t’éviter cette humiliation elle préfère te garder et t’élever avec l’aide de papa ; viens la voir, tu seras probablement obligée à rester ici ; au reste tu ne seras pas malheureuse, tu travailleras avec maman et tu te promèneras avec papa.

    Giselle :

    Je ne veux pas travailler avec maman ni me promener avec papa ; je veux aller au couvent.

    Madame de Monclair :

    Pour quoi faire, puisque tu te feras renvoyer.

    Giselle :

    Je ne me ferai pas renvoyer ; je vous l’ai déjà dit, ma tante.

    Madame de Monclair (à Léontine) :

    Voyons, Léontine, accorde-lui ce qu’elle te demande, puisqu’elle te promet de ne pas se faire chasser.

    Giselle :

    Je vous en prie, maman, essayez ; vous verrez que je serai si sage.

    Léontine :

    Toi, sage ! Allons donc ! c’est impossible !

    Giselle :

    Je veux entrer au couvent, et j’y entrerai.

    Léontine :

    Et que dira ton papa ?

    Giselle :

    Papa ne dira rien du tout, quand il saura que je le veux.

    Léontine :

    Écoute, si tu le veux absolument.

    Madame de Monclair :

    Bon, elle consent. Viens vite, Giselle, viens avec moi ; nous allons monter en voiture, nous irons visiter le couvent des Oiseaux et celui du Sacré-Cœur ; et si l’un des deux te plaît, nous prendrons nos arrangements, nous irons faire des emplettes pour ton trousseau et tes petites fantaisies, et nous viendrons donner une réponse à maman.

    Giselle, enchantée, embrassa fortement sa tante ; elle sentit un mouvement de pitié pour sa mère, se jeta à son cou et l’embrassa plusieurs fois en répétant :

    Giselle :

    Merci, merci, ma chère maman; je vois à présent que vous m’aimez bien réellement ; je serai heureuse au couvent, je serai bonne, obéissante, et je ne me ferai pas renvoyer.

    Léontine :

    Je crois, moi, qu’avant quinze jours tu seras ici, bien heureuse d’être chassée de ton couvent.

    Madame de Monclair :

    Ne réponds pas, Giselle, ne réponds pas ; va vite mettre ton chapeau et reviens me chercher.

    Giselle disparut avec la légèreté d’un oiseau.

    Madame de Monclair (riant) :

    Eh bien, Léontine, qu’en dis-tu ?

    Léontine :

    C’est incroyable ! C’est merveilleux ! Je n’en reviens pas. Mais, ma tante, que c’est dur, que c’est douloureux de la voir si heureuse de me quitter !

    Madame de Monclair :

    Ne t’en plains pas, ne t’en plains pas, ma Léontine ; elle va chercher au couvent le cœur qui lui manque pour le moment ; elle comprend qu’elle est ignorante, qu’elle se fait détester par ses amies et sa famille ; son amour-propre en souffre, et de plus elle s’ennuie : elle te reviendra changée du tout au tout ; elle t’aimera de tout son cœur, et elle fera ta consolation au lieu d’être ton tourment. Et si elle te voit pleurer, dis-lui que c’est de chagrin et de la honte qu’elle se prépare en se faisant chasser.

    Giselle :

    Me voici, ma tante ; je suis prête. Partons vite. Adieu, maman, au revoir.

    Madame de Monclair :

    Me voilà prête à te suivre. Au revoir, Léontine. Il est quatre heures : nous reviendrons vers sept heures; je dînerai chez toi.

    Mme de Monclair et Giselle disparurent ; Léontine resta seule avec son chagrin et son remords. Elle résolut d’aller chez Pierre pour lui faire ses excuses de son irritation injuste du matin.


    #154818

    CHAPITRE 18 : SURPRISE ET INDIGRATION DE MONSIEUR DE GERVILLE :

    Mme de Monclair et Giselle visitèrent les Oiseaux et le Sacré-Cœur : Giselle préféra les Oiseaux ; elles y retournèrent ; on leur en fit voir encore tous les détails ; la supérieure permit à Giselle de jouer avec les élèves, qui étaient en récréation pour la demi-heure du goûter.

    Pendant que Giselle faisait connaissance avec ses futures compagnes, Mme de Monclair expliquait à la supérieure la position et le caractère de Giselle ; la supérieure, femme d’une grande intelligence et d’une haute piété, comprit de suite que ce n’était pas seulement une élève de plus à accepter, mais une bonne œuvre à faire. Elle promit d’y veiller avec le plus grand soin, d’user avec Giselle d’une grande fermeté et en même temps d’une grande douceur ; elle entra tout à fait dans la pensée de Mme de Monclair, de donner asile à Giselle le plus tôt possible afin de ne pas lui laisser le temps de changer d’idée. Il fut donc convenu qu’on l’amènerait à demander elle-même d’entrer au couvent dès le lendemain.

    Quand la récréation fut terminée, Giselle s’était déjà liée intimement avec deux ou trois élèves de son âge ; elle grillait de les retrouver le plus tôt possible.

    Une amie :

    Viens demain, je t’en prie ; nous avons congé pour la fête de notre première maîtresse.

    Giselle :

    Je viendrai, je viendrai, je vous le promets ; nous allons bien nous amuser. Adieu, mes bonnes amies, je vous aime déjà beaucoup.

    L’amie :

    Et nous donc nous t’aimons beaucoup aussi. Nous serons bien heureuses ensemble ! Tu verras. Adieu, adieu.

    Giselle rejoignit sa tante, et elles partirent pour faire des emplettes.

    Giselle était folle de joie ; elle baisait les mains de sa tante, elle la remerciait.

    Giselle :

    Demain, je me lèverai de bonne heure.

    Madame de Monclair :

    Pour quoi faire ma fille ?

    Giselle :

    Pour entrer au couvent plus tôt.

    Madame de Monclair :

    Comment, pour entrer au couvent ? Tu ne pourras pas entrer au couvent demain.

    Giselle :

    Pourquoi cela, ma tante ?

    Madame de Monclair :

    Pour donner à maman et à papa le temps de te voir, de s’habituer à la pensée de se séparer de toi.

    Giselle :

    Oh ! quant à ça, le plus tôt sera le mieux. Ils pleureront, ils voudront me faire rester, peut-être. Je serais désolée. Je vous en prie, ma bonne tante, faites-moi entrer demain. Il y aura congé pour la première maîtresse ; ce sera amusant. Je veux absolument entrer demain matin.

    Madame de Monclair :

    Arrange-toi avec tes parents pour cela ; moi je ne demande pas mieux ; je viendrai te chercher quand tu voudras.

    Giselle :

    Merci, merci, bonne tante ; c’est vous que j’aime ; vous m’avez toujours fait du bien.

    Elles achetèrent au magasin du Louvre ce qu’il fallait à Giselle pour son trousseau ; de là elles allèrent choisir des petits souvenirs que la tante engagea Giselle à donner à ses parents et à sa bonne. Elles revinrent à la maison les mains pleines ; Giselle était radieuse ; Mme de Monclair était gaie et satisfaite. Léontine était encore seule ; son mari n’était pas rentré.

    La joie de Giselle, son enthousiasme du couvent et de ses nouvelles amies, remplirent Léontine de tristesse. Mme de Monclair chercha en vain à la distraire ; la pensée de perdre sa fille pour deux ans lui faisait saigner le cœur ; elle contemplait Giselle avec amour et avec douleur. M. de Gerville rentra enfin. Giselle courut à lui.

    Giselle (embrassant son père) :

    Papa, m’aimez-vous ?

    Victor :

    Si je t’aime, mon amour, mon ange ! Oui, je t’aime, et t’aimerai toujours.

    Giselle :

    Alors, papa, voulez-vous m’accorder une chose qui me rendra bien heureuse ?

    Victor :

    Tout ce que tu voudras, cher ange. Parle, que demandes-tu ?

    Giselle :

    Vous me le promettez, vous me le jurez ?

    Victor (riant et l’embrassant) :

    Je le promets, je le jure. Je te permets de ne plus m’aimer si je ne tiens pas mon serment.

    Giselle :

    Eh bien, mon cher papa, il faut que vous me permettiez d’entrer au couvent.

    La surprise et le saisissement firent tomber M. de Gerville dans un fauteuil.

    Victor :

    Au couvent ! Tu es folle, Giselle ! Au couvent ! Mais non ; c’est une plaisanterie ; c’est impossible ! C’est pour rire que tu me demandes une pareille folie.

    Giselle :

    Du tout, du tout, papa ; c’est très sérieux ! J’ai été au couvent ; c’est charmant, les élèves sont charmantes, tout est charmant ; et je veux y entrer demain.

    Victor :

    Comment ! Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Je ne comprends pas.

    Giselle :

    Je dis que je veux entrer au couvent des Oiseaux, demain.

    M. de Gerville la regarda avec une telle surprise que Giselle éclata de rire.

    Giselle :

    J’ai prié ma tante de me mener au couvent demain, et j’irai.

    Victor :

    Je te le défends. Tu n’iras pas.

    Giselle :

    J’irai. Cela m’est bien égal que vous me le défendiez ; j’irai.

    Victor :

    Mais, Giselle, mon ange, mon trésor, si tu me quittes, je mourrai de douleur.

    Giselle :

    Du tout, du tout ; vous ne mourrez pas ; voyez comme maman est raisonnable ! elle ne dit rien ; elle veut bien, elle. Vous me dites que vous m’aimez, et vous me refusez une chose que vous m’avez promise.

    Victor :

    Je ne t’ai jamais promis de te mettre au couvent.

    Giselle :

    Non, mais vous m’avez promis tout à l’heure de m’accorder ce que je vous demanderais. Je demande le couvent, et il faut que vous teniez votre promesse.

    Mme de Monclair s’approcha de Victor et lui dit tout bas :

    Madame de Monclair (bas à Victor) :

    Cédez, cédez, Victor ; n’ayez pas peur ; elle n’y restera pas huit jours.

    Victor :

    Vous croyez, ma tante ?

    Madame de Monclair :

    C’est évident ; et si vous l’excitez, nous allons avoir une grêle d’impertinences et un déluge de larmes.

    Victor hésitait encore : Giselle se jeta à son cou, l’embrassa, le combla de caresses. Il dit oui enfin ; Giselle poussa un cri de triomphe. Léontine étouffa un gémissement ; M. de Gerville, étourdi, hors de lui, croyait rêver. Le domestique annonça le dîner ; ils passèrent tous dans la salle à manger machinalement, sans se rendre compte de ce qui venait de se passer.

    Pendant le dîner, Mme de Monclair fit si bien par ses plaisanteries, par ses persiflages bienveillants du beau parti que prenait Giselle, par ses recommandations de tenir les portes ouvertes pour que Giselle puisse rentrer à la maison sans esclandre, etc., que Victor et Léontine finirent par se persuader bien réellement que leur fille ne ferait qu’une absence de quelques jours. Le calme fut rétabli, la gaieté même revint. Quand Pierre, Noémi et ses sœurs vinrent le soir d’après la demande instante de Léontine, ils apprirent avec une surprise égale à celle de Victor l’entrée de Giselle au couvent ; le consentement facile des parents, la joie de Giselle leur semblaient incompréhensibles. Mme de Monclair entraîna Pierre dans un coin et lui expliqua comment elle avait tout préparé et arrangé.

    Pierre :

    C’est le plus grand service que vous ayez pu leur rendre à tous, ma chère tante. Si votre plan réussit, si Léontine et Victor ne détruisent pas l’ouvrage du couvent, vous aurez fait le bonheur de Léontine et de Giselle.

    Il fut donc convenu que le lendemain, à midi, Mme de Monclair viendrait chercher Giselle et la mènerait au couvent. M. de Gerville et sa femme devaient y aller le jour d’après pour voir comment elle s’y trouvait et si elle comptait y rester. Giselle, très contente de l’arrangement, alla se coucher et recommanda bien à sa tante d’être exacte.

    La soirée se passa en étonnement et en admiration de la fantaisie de Giselle, de l’habileté de Mme de Monclair, de la résignation de Victor et de Léontine, et de la satisfaction de tout le monde.

    Noémi :

    Et que feras-tu de la bonne de Giselle, Léontine ? Veux-tu nous la passer ? Laurence et Blanche cherchent une femme de chambre pour remplacer la leur qui se marie.

    Léontine :

    Je compte garder Émilie ; Giselle sera peut-être revenue dans huit jours, et certainement avant un mois ; elle retrouvera sa bonne, qui est complaisante et excellente pour elle.

    Chacun sourit de l’espoir de Léontine ; car tous avaient compris que, quoi qu’il arrivât au couvent, Giselle y resterait parce qu’elle s’y trouverait plus heureuse qu’à la maison, et que l’amour-propre, qui la dominait au plus haut degré, s’y trouvait engagé.

    Le lendemain fut un jour douloureux pour la pauvre Léontine et pour Victor.

    La satisfaction de Giselle se manifesta même au moment du départ ; pas une larme, pas un soupir, pas un regret ne furent accordés à la mère dévouée, mais faible, au père complaisant mais déraisonnable.

    Le père et la mère étaient encore sur le perron, essuyant les larmes qui s’échappaient malgré eux, quand Giselle poussa un soupir et dit à sa tante :

    Giselle (soupirant) :

    Je plains pauvre maman, et pourtant je suis contente de ne plus être là. Je ne pouvais plus me contenir devant les tendresses excessives de papa et les baisers de maman.

    Madame de Monclair :

    Les tendresses de tes parents auraient dû te toucher, Giselle.

    Giselle :

    C’est vrai, ma tante, maman surtout ; mais si vous saviez comme c’est impatientant d’être sans cesse embrassée, ré-embrassée, regardée avec amour, adulée, approuvée à tort, adorée enfin, quand soi-même on est indifférente et ennuyée, vous ne vous étonneriez pas de me voir enchantée de la séparation. Ce n’est que pour deux ans d’ailleurs ; deux ans sont bien vite passés.

    Madame de Monclair :

    Je crois que tu ne diras pas de même dans deux jours ou deux semaines.

    Giselle :

    Vous croyez, ma tante ? Vous verrez.

    Giselle fut reçue avec empressement ; ses amies de la veille lui firent oublier jusqu’à sa tante, qu’elle laissa partir sans lui dire adieu. Le lendemain, la visite de son père et de sa mère ne lui fit que peu de plaisir, parce qu’elle perdait sa récréation avec ses amies, et qu’elle fut embrassée plus de cent fois. Sa première sortie lui fut agréable parce qu’elle fut questionnée, admirée par plusieurs amis de ses parents, et qu’elle fit tout ce qu’elle voulut du matin au soir ; la rentrée fut joyeuse ; son père, qui l’avait ramenée, fut consterné de la gaieté insouciante qu’elle témoigna. Il avait laissé Léontine et Pierre avec Mme de Monclair ; quand il vint leur rendre compte de la manière dont s’était faite la séparation, il mit une telle froideur dans son récit, que Léontine lui reprocha son indifférence pour sa malheureuse enfant.

    Victor :

    Malheureuse ! Ha, ha, ha ! Elle est plus heureuse qu’elle ne l’a jamais été ; elle est enchantée de nous avoir quittés ; elle ne pèse pas une once. Nous sommes bien bons de nous tourmenter pour cette petite ingrate.

    Léontine :

    Ingrate ! Victor, c’est mal ce que tu dis.

    Victor :

    Oui, ingrate, je le répète, une ingrate ! Tu crois qu’elle t’aime ? Pas plus que moi ! Une petite fille sans cœur ! voilà ce qu’elle est. Mes yeux sont bien ouverts sur son compte à présent. Qu’elle revienne à la maison ! et tu verras si je la gâte !

    Léontine sentait que son mari disait vrai ; elle pleura. Que pouvait-elle faire ? Sa fille ne dépendait plus d’elle.

    Léontine :

    Je suis mère sans enfant. Ah ! si le bon Dieu nous avait accordé d’autres enfants, comme je le lui ai tant demandé, j’en aurais encore pour m’aimer et m’entourer.

    Victor :

    Ils auraient fait comme Giselle ; c’est bien la peine de s’éreinter à élever ses enfants pour les voir tourner en cœurs de marbre !

    Madame de Monclair :

    Cela dépend de la manière de les élever, mon cher. Tout ce que vous venez de dire est très juste, sauf votre dernière réflexion. Je me suis tuée à vous dire que vous gâtiez Giselle, que vous la rendriez insupportable, que vous prépariez votre malheur ; Pierre vous l’a dit vingt, cent fois. Noémi l’a dit ; notre ami Tocambel l’a dit ; tout le monde l’a pensé. Et vous avez continué envers et contre tous. Et vous criez, maintenant ! Vous accusez Giselle ! La voilà au couvent, hors des atteintes de vos gâteries ; laissez-la s’élever là-bas ; elle vous reviendra charmante, aimable et respectueuse. Quant à vous aimer plus ou moins, cela dépendra de vous.

    Victor ne répondit rien ; il quitta le salon. Léontine comprit très bien la justesse du raisonnement de sa tante ; elle reprit courage et leur demanda à tous de l’aider à remonter son mari.


    #154819

    CHAPITRE 19 : LES VACANCES FONT MAUVAIS EFFET :

    Les mois se passèrent ; M. de Gerville et sa femme n’espéraient plus voir revenir Giselle ; ils ne le désiraient même plus. Quand elle apportait à ses parents des notes assez satisfaisantes sur son travail, moins bonnes sur son caractère, qui perçait malgré ses efforts, mais, au total, des notes inespérées, sa conduite à la maison semblait démentir la satisfaction que témoignaient les dames du couvent. Elle retrouvait pour ses parents son ancienne impertinence, son insubordination, ses volontés absolues, ses caprices d’autrefois. Plus ses parents lui montraient de tendresse, plus elle leur témoignait de froideur ; plus ils cherchaient à lui complaire, plus elle montrait d’exigence. Avec Mme de Monclair et son oncle Pierre, on retrouvait la Giselle du couvent, assez docile, presque raisonnable. Cette différence était trop visible pour échapper à la maternité jalouse de Léontine ; elle s’en affligeait et ne savait quel moyen prendre pour obtenir de sa fille ce que les autres en recevaient sans l’avoir demandé.

    Enfin, elle parut comprendre qu’elle en faisait trop, et que cet excès de complaisance lui faisait perdre le respect de sa fille sans gagner son affection ; elle voulut essayer d’une conduite différente.

    Un jour de sortie, Giselle bâillait dans un coin du salon ; Léontine semblait ne pas y faire attention ; elle lisait.

    Giselle :

    Maman !

    Léontine :

    Que veux-tu, Giselle ?

    Giselle :

    Pourquoi m’appelez-vous Giselle ?

    Léontine :

    Et comment veux-tu que je t’appelle ?

    Giselle :

    Comme vous m’appelez toujours : cher ange ou cher amour.

    Léontine :

    Tu n’es ni un ange ni un amour ; je te donne le nom que tout le monde te donne. Mais que veux-tu ?

    Giselle :

    Je m’ennuie.

    Léontine :

    C’est ta faute ; ton papa t’a proposé de te mener au bois de Boulogne, ou sur les boulevards, pour voir toutes sortes de choses curieuses ; tu as tout refusé.

    Giselle :

    Parce que cela m’ennuie de sortir avec papa.

    Léontine :

    C’est aimable pour lui ce que tu dis là.

    Giselle :

    Ce n’est pas ma faute puisque je m’ennuie avec lui, pourquoi ne le dirais-je pas ?

    Léontine ne répondit pas ; elle reprit sa lecture.

    Giselle (d’un air dolent) :

    Maman…

    … dit encore Giselle d'un air dolent. Léontine ne répondit pas.

    Giselle (impatientée) :

    Maman !

    Léontine :

    Laisse-moi lire ; tu m’interromps sans cesse.

    Giselle :

    Vous n’êtes plus bonne pour moi.

    Léontine :

    Je suis pour toi ce que tu es pour moi.

    Giselle :

    Qu’est-ce que je suis pour vous ?

    Léontine :

    Maussade et indifférente.

    Giselle :

    Je vois que vous ne m’aimez plus.

    Léontine :

    Je t’aime quand tu le mérites.

    Giselle :

    Et aujourd’hui, trouvez-vous que je le mérite ?

    Léontine :

    Non, pas du tout.

    Giselle :

    Alors je veux retourner au couvent, où tout le monde est content de moi.

    Léontine :

    Comme tu voudras ; j’écrirai à ces dames pour leur expliquer ta rentrée.

    Giselle :

    Je ne donnerai pas la lettre, je la jetterai.

    Léontine :

    Ce n’est pas à toi que je la remettrai, comme tu penses bien.

    Giselle  (fondant en larmes) :

    Mon Dieu, que je suis malheureuse à la maison !…

    … s’écria Giselle en fondant en larmes.

    Léontine fut sur le point de courir à Giselle, qu’elle s’accusait de traiter trop durement, mais elle se contint et reprit son livre d’une main tremblante.

    Giselle pleura, se roula, cria en vain. Léontine lisait toujours ; elle aussi pleurait, mais en silence, cachant ses larmes à son ingrate enfant.

    Enfin les pleurs de Giselle ne coulèrent plus ; elle s’aperçut que sa mère s’essuyait les yeux ; elle devina que la tendresse était la même et que la sévérité n’était qu’apparente. Cette pensée la consola, car elle avait été réellement inquiète ; elle aimait sa mère en raison de la fermeté qu’elle déployait.

    Elle se leva, s’approcha doucement du fauteuil de Léontine, et, passant son bras autour de son cou, elle posa sa tête sur sa poitrine et dit d’une voix calme :

    Giselle (d’une voix calme) :

    Maman, ne pleurez pas : je ne retournerai pas au couvent avant ce soir ; je vous aime.

    Léontine, trop émue pour parler, l’embrassa, la serra dans ses bras, et, recueillant toute sa force pour ne pas se laisser aller au bonheur et à la tendresse qui remplissaient son cœur, elle lui dit en souriant :

    Léontine :

    C’est bien, chère enfant ; tu fais très bien.

    Giselle :

    Maman, voudriez-vous sortir un peu avec moi ?

    Léontine :

    Très volontiers, chère petite, maintenant que tu es sage.

    Et se levant sans l’embrasser encore et encore, comme s’y attendait Giselle, Léontine alla s’habiller pour sortir. Giselle, un peu pensive et désappointée, mit son chapeau et attendit patiemment que sa mère fût prête.

    À partir de ce jour Giselle se contint davantage avec sa mère ; mais elle se revengea sur son père, qui continuait son système de gâterie. Giselle l’en récompensait par de l’humeur, de l’impertinence et une exigence toujours croissante.

    Les vacances commencèrent bien, et finirent mal. Léontine se laissa aller à de petites concessions, puis à de plus grandes. On était allé passer quinze jours chez M. et Mme de Néri, où se trouvaient Mme de Monclair et M. Tocambel. Un jour Giselle voulut aller à une fête de village. Son père, sa mère et toute la société l’accompagnaient. Pierre s’occupait principalement de ses enfants ; ils demandèrent à entrer dans des baraques où on montrait toutes sortes de bêtes féroces.

    Pierre :

    Non, mes enfants. Ces bêtes sont mal enfermées quelquefois ; en s’en approchant de trop près, vous pourriez attraper un coup de griffe ou un coup de queue qui vous ferait beaucoup de mal.

    Georges et Isabelle, habitués à obéir, n’insistèrent pas et demandèrent à jouer à la loterie, ce que M. de Néri leur accorda avec plaisir. Pendant qu’ils gagnaient des tasses, des verres, des pains d’épices, Giselle demanda à son tour d’entrer dans la tente des bêtes féroces.

    Léontine :

    Non, Giselle, ce serait imprudent ; tu as entendu ce qu’a dit ton oncle à tes cousins. Allons voir autre chose.

    Giselle :

    C’est que j’ai bien envie de voir les bêtes féroces.

    Léontine :

    Tu en as vu de bien plus belles au Jardin des Plantes.

    Giselle :

    C’est égal, je veux voir celles qui sont ici.

    Léontine lutta quelque temps encore ; enfin, voyant une scène prête à éclater, M. de Gerville dit :

    Victor :

    Je vais t’y mener. Léontine, avec moi il n’y a aucun danger.

    Léontine :

    Mais s’il lui arrive quelque chose ?

    Victor :

    Il ne lui arrivera rien. Il y a une foule de gens qui entrent et qui en sortent vivants et sans blessures.

    Léontine :

    Je veux bien, Victor, puisque tu le veux. Mais prends bien garde, Giselle chérie ; ne t’approche pas de ces vilaines bêtes.

    Giselle :

    Soyez tranquille, maman ; j’y ferai bien attention. Venez, papa, venez vite ; j’aperçois mon oncle Pierre qui revient de notre côté.

    M. de Gerville se hâta de payer et d’entrer dans cette baraque infecte ; les animaux étaient d’une maigreur effrayante, leur poil était usé, ils avaient l’air de galeux mourants.

    Giselle (s’écriant) :

    Qu’ils sont laids ! qu’ils sont maigres !

    Victor :

    Je ne pense pas qu’ils soient bien dangereux. Ils ont l’air de mourir de vieillesse ou de faiblesse.

    Le rugissement d’un tigre qui se trouvait près de Giselle lui fit peur ; elle fit un saut en arrière, marcha sur quelque chose, trébucha et alla tomber sur la cage d’un ours noir caché par l’obscurité.

    Le grognement de l’ours excita le tigre, qui recommença a rugir. Giselle, terrifiée, voulut se relever, mais elle se sentit retenue par sa robe, que les griffes de l’ours avaient saisie à travers les barreaux de la cage ; il cherchait à attirer à lui Giselle, qui trébuchait à chaque nouvel effort de l’ours.

    Giselle (criant) :

    Papa ! papa !

    Le tigre et l’ours continuaient leurs rugissements ; les autres animaux, excités par les exclamations des personnes présentes, faisaient un vacarme qui attira les gendarmes et la foule. M. de Gerville avait beau soutenir Giselle et chercher à la dégager : l’ours gagnait du terrain, la manche de la robe de Giselle était déchirée, les griffes de l’ours commençaient à effleurer sa peau ; un gendarme, voyant le péril que courait Giselle, tira son sabre et abattit un bout de la patte de l’ours, qui se réfugia en grondant au fond de sa cage. Giselle était tombée aussi par l’effet de la secousse ; le sang de l’ours avait jailli sur elle, et quand son père la releva et l’emporta au dehors, elle paraissait grièvement blessée au bras. Ce fut à ce moment que Léontine, effrayée par les cris qui se faisaient entendre dans la baraque, accourut au secours de Giselle. Quand elle vit son mari emportant sa fille qui avait le bras ensanglanté, elle poussa un cri et perdit connaissance. Tout le monde mit un empressement charitable à secourir Mme de Gerville et Giselle. Plusieurs personnes apportèrent de l’eau pour laver le bras de Giselle et pour mettre ses plaies à découvert. Pendant qu’on s’occupait de Giselle, Pierre bassinait le front et les tempes de Léontine ; dès qu’elle ouvrit les yeux, il la rassura sur l’état de sa fille, qui avait assuré n’avoir aucune blessure, ce qui fut constaté avec bonheur par les assistants. Quand chacun fut tranquillisé, on remercia le brave gendarme qui avait usé de son sabre avec tant d’adresse et d’à-propos. Les dames et les messieurs du château de Néri quittèrent la fête ; Giselle était trempée ; il faisait heureusement très chaud, le soleil l’avait séchée avant qu’elle fût rentrée.

    Madame de Monclair :

    Si tu avais écouté ta maman, Giselle, tu n’aurais pas été secouée par l’ours, ni couverte de son sang ; tu n’aurais pas causé à ta mère une frayeur terrible, et tu n’aurais pas troublé la fête pour tout le monde.

    Giselle :

    Je ne croyais pas qu’il y eût de danger, ma tante.

    Madame de Monclair :

    Ton oncle Pierre l’avait dit pourtant.

    Giselle :

    C’est vrai ; aussi je n’aurais pas insisté, si papa ne m’avait offert de me faire entrer dans cette dégoûtante baraque.

    Victor :

    Je te l’ai offert parce que tu en avais envie, mon amour.

    Giselle (sèchement) :

    Il ne faut pas toujours faire ce que je demande, vous le savez bien.

    Victor :

    Mais, cher amour…

    Giselle :

    Oh ! papa, je vous en supplie, ne m’appelez pas cher amour ; vous savez que je suis loin d’être un amour.

    Victor :

    Alors je t’appellerai mon ange, car tu l’es.

    Giselle :

    Encore moins ! Si vous saviez comme ces choses m’impatientent, je les mérite si peu !

    Victor (s’écriant et tentant de l’embrasser) :

    Cher ange, tu mérites ce qu’il y a de plus excellent.

    Giselle s’échappa et courut à sa tante :

    Giselle (s’échappant et courant à sa tante) :

    Vous voyez, ma tante, s’il est possible que je sois sage et aimable. Cela m’ennuie tellement que je serai très contente de voir arriver la fin des vacances.

    Madame de Monclair :

    Ne dis pas de ces choses désagréables pour tes parents, Giselle. La trop grande tendresse de ton père ne t’oblige pas à faire l’enfant gâté, et tu pouvais parfaitement ne pas insister pour obtenir de lui ce que te refusait ta mère.

    Giselle ne répondit pas, elle continua à marcher près de sa tante, qui exerçait son innocente malice sur le pauvre Tocambel, qu’elle faisait courir, qu’elle secouait et taquinait à la grande joie de Giselle ; la gaieté de sa tante l’amusait beaucoup plus que les tendresses de ses parents.

    La fin des vacances ne fut triste que pour M. et Mme de Gerville. Ils voulaient tous deux ramener Giselle au couvent ; mais elle demanda si instamment à sa tante de Monclair, qui revenait ce jour-là à Paris, de ne pas les exposer à ce pénible voyage, et de lui épargner à elle-même d’être témoin des larmes de son père et de sa mère, que Mme de Monclair lui promit de les en détourner ; elle y parvint non sans peine en leur représentant le chagrin qu’aurait Giselle pendant tout le voyage.

    Léontine :

    Pourquoi, ma tante, ne pourrais-je pas accompagner Giselle au couvent avec vous ? Nous prendrions un compartiment tout entier et nous pleurerions à notre aise.

    Madame de Monclair :

    C’est précisément ce que je veux éviter et ce qui ferait mal à Giselle. Évitez-lui le chagrin de vous voir pleurer. Elle-même m’en a parlé ; elle le redoute beaucoup, et elle m’a priée d’arranger les choses pour que je sois seule à l’accompagner. Pierre, Noémi et tes sœurs resteront avec toi une quinzaine encore.

    Léontine :

    Et je reprendrai ma vie isolée et malheureuse.

    Madame de Monclair :

    Malheureuse, non ; tu as un mari qui t’aime ; un frère, des sœurs qui t’aiment. (Riant) Une tante qui ne te déteste pas. D’ailleurs, veux-tu que je te revienne après avoir terminé mes affaires à Paris ? Ma fille est en Algérie avec son mari, je suis seule avec le père Toc, que je ramènerai, n’est-ce pas, mon ami ? N’allez pas dire non, car vous reviendrez tout de même.

    M. Tocambel :

    Est-ce que j’ai la liberté de dire non, quand vous avez dit oui ? Je serais bientôt mis en pièces, grâce à votre douceur angélique.

    Madame de Monclair (riant) :

    Assez ; on ne vous demande pas tant de paroles. C’est convenu. J’emmène Giselle et ma tête à perruque. Je laisse Giselle au couvent et je ramène le gazon, prêt pour la seconde coupe. Et il ne me quittera que lorsque je lui donnerai congé.

    Les choses s’arrangèrent comme l’avait dit Mme de Monclair et comme l’avait voulu Giselle. La séparation fut aussi calme que possible du côté de M. et de Mme de Gerville ; ils avaient promis à Giselle de ne pas pleurer. Giselle était sérieuse ; le plaisir d’entrer au couvent, où elle se plaisait, était tempéré par la domination qu’elle y subissait forcément.

    Giselle (s’écriant) :

    Adieu, papa ; adieu, ma pauvre maman !…

    … cria-t-elle quand elle fut en voiture avec sa tante et M. Tocambel.

    La voiture s’éloigna ; Léontine fondit en larmes ; son mari mêla les siennes à celles de sa femme ; il l’emmena dans sa chambre, et il réussit à la calmer en lui représentant le bonheur de Giselle de retrouver son couvent.

    Victor :

    C’est incroyable ! Je ne comprends pas cet amour du couvent. Comment peut-elle préférer la domination si absolue de ces dames, à la liberté dont elle jouit chez nous ?

    Léontine :

    C’est probablement parce qu’elle a besoin de se sentir tenue. Nous lui laissons trop de liberté ; elle en abuse, et elle le sent ; elle est humiliée d’avoir fait des sottises. Au couvent, elle obéit ; ici, elle ordonne.

    Victor :

    Mais comment s’est-elle décidée à obéir, elle qui, malgré sa gentillesse, était toujours en révolte chez nous ?

    Léontine :

    Parce qu’elle est en nombreuse compagnie pour obéir ; l’exemple l’entraîne, la crainte de donner mauvaise opinion d’elle la retient, et l’habitude de l’obéissance la lui rend facile.

    Victor :

    Enfin, il faut patienter encore un an ! La première communion sera faite, et nous la reprendrons chez nous.

    Léontine :

    Si toutefois elle veut bien y rentrer.

    Victor :

    Comment, si elle veut ! Je saurai bien l’y obliger. Là-dessus je ne faiblirai pas !

    Léontine :

    Toi ! pauvre Victor ! tu obéiras à la première sommation de Giselle.

    Victor :

    Tu verras cela. N’en parlons pas d’avance seulement, pour qu’elle ne prenne pas le temps de se préparer à la résistance.

    Léontine sourit ; elle prévoyait que Giselle n’en ferait qu’à sa tête, et que le père lui céderait au premier mot.


    #154820

    CHAPITRE 20 : LUTTE ET VICTOIRE DE GISELLE :

    Une seconde année se passa comme la précédente ; la première communion sembla amener dans Giselle un changement marqué, même vis-à-vis de ses parents. Léontine ne pleurait plus sur l’indifférence de sa fille ; sans être tendre, Giselle était polie, aimable ; elle ne repoussait aucune des caresses, quelquefois excessives, de sa mère. Le père la trouvait froide, mais convenable ; elle ne le recherchait pas, mais elle n’évitait pas non plus les promenades qu’il lui proposait, les visites qu’il désirait faire avec elle. Aux vacances, il y eut bien quelques révoltes, quelques retours d’impertinence mais la faute était toujours suivie de repentir. Elle faisait des excuses, et cherchait visiblement à réparer le mal qu’elle avait fait.

    Une lutte formidable s’engagea vers la fin des vacances, quand Giselle parla du départ prochain et que M. de Gerville lui déclara qu’il n’y aurait pas de départ cette année, qu’elle resterait avec eux, que le temps du couvent était fini.

    Giselle était nonchalamment étendue dans un fauteuil ; elle bondit sur ses pieds et regarda son père avec une surprise mêlée d’indignation.

    Giselle :

    Vous ne voulez pas me laisser rentrer au couvent ? Est-ce une plaisanterie, ou parlez-vous sérieusement, papa ?

    Victor :

    Très sérieusement, chère enfant ; je ne veux plus vivre séparé de toi. J’ai besoin de te voir tous les jours, de t’embrasser, de te savoir près de moi.

    Giselle :

    Et moi, papa, j’ai plus besoin encore de vivre avec mes maîtresses, qui sont bonnes, fermes et douces. Si vous me reprenez, je redeviendrai méchante, insupportable ; vous me rendrez détestable, et ce sera votre faute, pourtant, et pas la mienne.

    Victor :

    Ma chère enfant, tout ce que tu dis ne me fait aucune impression. Je veux te garder. Tu es ma fille unique ; la vie nous est trop pénible sans toi : ta pauvre mère le trouve comme moi. Elle…

    Giselle (s’animant) :

    Ce n’est pas possible. Maman est beaucoup plus courageuse que vous ; elle m’aime plus sagement que vous. Elle cherche mon véritable bien, et je suis sûre que si maman était seule, sans vous, elle me laisserait rentrer au couvent.

    Victor :

    Tu as, en effet, joliment gagné au couvent. Tu me dis autant d’impertinences que de mots. Tu témoignes une crainte de vivre avec nous qui prouve non seulement une indifférence complète, mais une aversion inexplicable, à laquelle je ne veux pas céder et que je veux vaincre par la force.

    Giselle (se contenant) :

    Je n’ai pas d’aversion ni d’indifférence pour vous, papa, au contraire ; mais je vous crains. Je crains votre faiblesse, je crains la mienne ; je sens le mal que vous me faites, et je veux prendre des forces contre vous. Je sens que je suis encore trop jeune pour vivre sans direction. Je n’ai pas d’amis, je n’ai que des esclaves. Là-bas, j’ai des maîtresses qui savent me diriger, des compagnes qui ne craignent pas de me contrarier et de me faire céder. J’ai la conscience tranquille, je suis heureuse ; je m’amuse. Ici, je suis troublée, mécontente ; je m’ennuie. On m’adore, et… et… Enfin, je veux retourner au couvent et y rester encore pendant quelques années.

    M. de Gerville était comme pétrifié. Cette sortie vigoureuse de sa fille l’avait pris par surprise. Ses raisonnements au-dessus de son âge, l’audace de ses réflexions, la fermeté de son langage, la sagesse de ses motifs, le remplissaient d’étonnement et d’incertitude ; il n’avait aucun raisonnement à opposer aux siens ; les faits donnaient gain de cause à Giselle, et pourtant il ne voulait pas rester plus longtemps séparé d’elle. Après quelques instants de silence, il lui dit :

    Victor :

    Je réfléchirai, je verrai, j’en parlerai à ta mère.

    Giselle :

    Et si maman vous conseille de me laisser retourner au couvent ?

    Victor :

    Tu y retourneras. Mais, ne t’en flatte pas : elle n’y consentira pas.

    Giselle sourit d’un air incrédule et courut chez sa mère.

    Giselle :

    Maman, ma bonne maman, n’est-ce pas que j’ai raison quand je dis que vous m’aimez beaucoup et sagement ?

    Léontine :

    Tu as cent fois raison, ma Giselle chérie. Je t’aime beaucoup et j’espère t’aimer sagement.

    Giselle :

    Alors, maman, vous m’accorderez ce que je vais vous demander ?

    Léontine :

    Certainement, si tu demandes une chose raisonnable.

    Giselle :

    C’est non seulement raisonnable, mais très bien.

    Léontine :

    Alors, je te l’accorde volontiers.

    Giselle :

    Vous le jurez ?

    Léontine (riant) :

    Non ; avant de prêter serment, je veux savoir ce que je promets.

    Giselle :

    C’est… Je crains que vous ne vouliez pas ; et cela me ferait tant de chagrin !

    Léontine :

    Raison de plus pour que je ne te refuse pas, ma pauvre enfant. Que désires-tu ? Dis-le ; tu sais que je t’accorde tout ce que je puis t’accorder sans trop de déraison.

    Giselle :

    C’est que… ce que je désire tant vous fâchera.

    Léontine :

    Jamais je ne me fâcherai de ce qui peut te satisfaire, cher trésor. Mon bonheur est de te voir heureuse.

    Giselle :

    Eh bien, maman, je viens vous demander, vous supplier de me laisser retourner au couvent.

    Léontine :

    Au couvent ! tu aimes mieux vivre au couvent que vivre chez nous, avec nous ?

    Giselle (embarrassée) :

    Oui, maman.

    Léontine (avec tristesse) :

    Pourquoi, ma Giselle ? Tu ne nous aimes donc pas ?

    Giselle :

    Si fait, maman ; mais… vous allez être mécontente si je vous dis pourquoi.

    Léontine :

    Non, non, mon enfant ; parle franchement.

    Giselle :

    C’est que je m’ennuie ici. Je n’ai pas d’amis ; je ne vois presque personne que des oncles, des tantes ou des petits qui m’ennuient, comme Georges et Isabelle.

    Léontine :

    Mais, Giselle, pense donc que tu n’as que treize ans. Si je vois peu de monde à la campagne, c’est pour ne pas déranger ta vie calme et tes études. Tu avais de jeunes amies ; tu les as toutes repoussées et c’est toi-même qui refuses d’y aller, c’est toi qui m’empêches de les inviter.

    Giselle :

    C’est parce qu’elles sont toutes ennuyeuses et contrariantes. Au couvent, il y en a tant, que je peux choisir celles qui me plaisent. On joue toutes ensemble, on travaille ensemble ; c’est tout autre chose.

    Léontine :

    Écoute, Giselle, je ne veux pas te refuser avant d’en avoir causé avec ton père ; il désire vivement te ravoir à la maison, et je crois qu’il ne voudra pas te laisser partir.

    Giselle :

    Il m’a dit qu’il le voulait bien, si vous y consentiez.

    Léontine :

    Demain je te dirai ce que nous avons décidé.

    Giselle :

    Non, pas demain, tout de suite. Je vous en prie, maman chérie, tout de suite.

    Giselle embrassa, câlina, supplia tant sa mère, qu’elle consentit à en parler tout de suite à son mari.

    Giselle :

    Allez, allez vite, maman je vous attends.

    Léontine, quoique peinée de l’empressement de Giselle, alla chez son mari, qu’elle trouva préoccupé de la scène qu’il venait d’avoir avec sa fille.

    Quand il eut entendu ce que Léontine avait à lui dire, il lui raconta à son tour la conversation qu’il avait eue avec Giselle, et il demanda à Léontine quel était son avis.

    Léontine :

    Je pense, Victor, que nous devons faire le sacrifice de Giselle pour un an encore, quelque pénible qu’il nous soit. Si nous la retenons de force, elle sera très mécontente ; elle nous le fera rudement sentir. Tandis qu’en lui faisant la concession d’une année, elle en sera peut-être reconnaissante.

    Victor :

    Peut-être, comme tu le dis, Léontine. Essayons cette fois encore. Je crains, en vérité, que Giselle… n’ait pas beaucoup de cœur.

    Léontine :

    Son cœur se développera, Victor, et le couvent finira par l’ennuyer. Seulement, aux vacances prochaines, tâchons de l’amuser, d’avoir du monde, des dîners, de petites soirées dansantes. Elle aura quatorze ans ; elle comprendra qu’on peut vivre gaiement chez ses parents.

    Victor :

    Très bien ; je ne demande pas mieux. Réglons notre vie sur les goûts et l’âge de notre fille ; en la rendant heureuse, en lui faisant aimer notre intérieur, nous aurons atteint notre but.

    Ils allèrent tous deux annoncer à Giselle qu’elle aurait encore un an de couvent. Elle fut contente, mais pas autant que l’annonçait son désir si fortement exprimé. C’est que la porte mal fermée de la chambre de son père lui avait donné l’idée de s’en approcher ; elle avait entendu la conversation et les projets de ses parents pour les vacances prochaines, et elle regrettait de ne pouvoir les faire mettre à exécution cette année ; mais un changement de volonté n’était plus possible après l’insistance qu’elle avait mise à retourner au couvent. Elle résolut donc d’attendre le terme fixé par ses parents.

    En les remerciant de leur complaisance à céder à ses vœux, elle leur promit de ne plus rien demander pour l’année suivante.

    Giselle :

    Je serai même très contente de ne plus vous quitter. Je n’aurai plus besoin du couvent, et je serai très heureuse avec vous.

    Cette assurance causa une agréable surprise à Léontine et à M. de Gerville ; ils l’embrassèrent au point de la fatiguer. Quand le jour du départ arriva, elle témoigna du déplaisir de s’en aller. Ce regret, exprimé pour la première fois depuis trois ans, fut un vrai bonheur pour son père et pour sa mère, qui la ramenèrent pour la dernière fois à son couvent si désiré.

    L’année ne se passa pas sans orages. Les notes de Giselle furent de moins en moins favorables ; on se plaignait de son caractère, de son indocilité ; elle fut en retenue plus d’une fois. Ses amies, ou plutôt ses compagnes, la trouvaient exigeante et volontaire. L’amour-propre excessif de Giselle empêchait le relâchement dans le travail et retenait seul les violences auxquelles elle se serait livrée sans la crainte de notes humiliantes et d’un renvoi probable.


    #154821

    CHAPITRE 21 : GISELLE QUITTE LE COUVENT ET REDEVIENT TYRAN. JULIEN ENTREPREND DE LA REFORMER :

     

    Lorsque l’époque des vacances arriva, elle quitta le couvent sans témoigner ni regret ni affection à personne. Elle se trouvait suffisamment instruite ; elle ne s’y amusait plus autant, elle espérait mener une vie plus gaie, plus agréable à la maison. Le bonheur qu’elle témoigna à son père, quand il vint la chercher, émut profondément M. de Gerville.

    Victor (à mi-voix) :

    Léontine avait raison : le cœur de ce cher ange s’est enfin ouvert pour nous.

    Quand Giselle arriva, elle fut reçue à cœur et à bras ouverts par sa mère, ses oncles, ses tantes, ses cousins et quelques amis que ses parents avaient engagés à passer le temps des vacances au château de Gerville. Sa tante Blanche, mariée depuis trois ans, s’y trouvait avec son mari, Octave du Milet. Laurence avait épousé depuis deux mois M. de Lacour, jeune homme accompli, qui avait été également invité à passer à Gerville le mois que devaient y rester M. et Mme de Néri avec d’autres amis.

    Tout ce monde éblouit et enchanta Giselle ; elle pensa qu’elle allait s’amuser, danser, faire des promenades agréables ; elle fut donc charmante pour sa mère, pour ses tantes, ses oncles, pour tout le monde. Elle plut beaucoup à toutes les personnes présentes. Giselle était fort jolie, brune, fraîche, gracieuse ; des yeux noirs qui semblaient être des yeux de velours, des traits fins, des lèvres vermeilles, une forêt de cheveux très noirs, brillants comme de la soie, une physionomie animée, intelligente, une taille souple, élevée et déjà formée, malgré sa grande jeunesse. Sa conversation était gaie, vive, spirituelle ; son rire, frais et joyeux, était communicatif et donnait envie de rire, rien qu’à l’entendre. Telle était Giselle à quatorze ans, quand elle rentra chez ses parents ; cette figure charmante, quoique trop décidée, perdait tout son charme quand Giselle était irritée ou seulement mécontente ; les yeux de velours avaient un regard d’acier ; sa peau rougissait, sa gaieté faisait place à un air maussade, grognon, furieux même, selon le degré de l’irritation qui la dominait.

    Les premiers jours de son arrivée furent irréprochables ; mais un matin, en entrant au salon, où se trouvaient ses trois jeunes tantes, ses trois cousins, le mari de Laurence et quelques autres amis, Giselle trouva le fauteuil de sa mère occupé par Blanche.

    Giselle :

    Ma tante, voulez-vous me donner mon fauteuil ?

    Blanche :

    Comment, ton fauteuil ! D’abord, c’est le fauteuil de ta mère ; ensuite une petite fille n’a pas son fauteuil dans un salon ; et enfin une nièce ne déplace pas sa tante, surtout quand la nièce n’a que quatorze ans.

    Giselle (vivement) :

    Je ne suis pas une petite fille ; à quatorze ans on est une jeune personne. Et puis, je prends toujours le fauteuil de maman quand elle n’y est pas.

    Blanche :

    Mais comme j’y suis, j’y reste.

    Giselle :

    Je le dirai à maman, et maman me le fera rendre.

    Blanche :

    Ta maman sera, j’en suis sûre, plus polie que toi ; elle t’enverra promener.

    Giselle :

    Je voudrais bien voir cela ; maman m’écoute toujours. C’est vous qui êtes impolie, vous me parlez comme si j’avais sept ans.

    Blanche :

    Parce que tu me fais oublier ton âge ; tu te comportes comme si tu avais sept ans.

    Giselle :

    Enfin je veux mon fauteuil, et je l’aurai.

    Blanche :

    Tu n’auras pas mon fauteuil tant que je voudrai le garder.

    Le visage de Giselle était écarlate ; ses yeux commençaient à flamboyer.

    Un ami des trois cousins, Julien de Montimer, dit en riant :

    Julien (riant) :

    Blanche, soyez plus raisonnable que votre nièce, et prenez le fauteuil que je vous amène ; il est meilleur que celui de Mlle de Gerville.

    Blanche :

    Au fait, j’aime mieux céder pour éviter une défaite ; je vois à la figure de Giselle qu’elle s’apprête à me livrer bataille, et j’avoue que les combats ne me plaisent guère.

    En disant ces mots, Blanche se leva et prit le siège que lui offrait Julien.

    Giselle était un peu honteuse ; elle s’assit dans le fauteuil de sa mère, mais elle s’y sentit mal à l’aise ; elle n’y resta que quelques instants. Julien, la voyant embarrassée et isolée, car tout le monde la blâmait, eut pitié de son embarras et s’approcha d’elle.

    Julien :

    Votre triomphe ne vous a pas profité, Mademoiselle ; vous ne paraissez pas contente de votre fauteuil.

    Giselle :

    C’est qu’ils m’ont tous abandonnée ; personne ne me regarde seulement.

    Julien :

    Parce qu’on craint sans doute de voir votre visage, toujours riant et aimable, altéré par une irritation à laquelle nous ne sommes pas habitués.

    Giselle :

    Mais j’avais pourtant raison d’exiger une place qui est à moi.

    Julien :

    Je ne le pense pas, Mademoiselle ; j’ai trouvé les raisons de votre tante bonnes et vraies.

    Giselle :

    Vous trouvez donc qu’on doit me traiter comme une petite fille ?

    Julien :

    Non, non ; à moins que vous ne le désiriez vous-même en agissant comme une petite fille. On pourrait dans ce cas oublier que vous êtes plus près de la jeune personne que de l’enfant.

    Giselle n’était pas très contente ; elle ne répondit pas et alla s’asseoir dehors sur la pelouse où jouaient Georges et Isabelle. Personne ne l’y suivit ; elle resta seule.

    Julien (à Blanche) :

    Est-ce que Giselle est sujette à des accès d’humeur comme celui qu’elle vient d’avoir ?

    Blanche :

    Elle est encore si jeune qu’elle ne raisonne pas toujours ses paroles et ses démarches ; mais son accès, comme vous l’appelez, n’a pas duré.

    Julien :

    Est-il vrai que ses parents l’ont beaucoup gâtée dans son enfance ?

    Blanche :

    Très vrai et ils la gâtent encore ; elle a eu le courage et le bon sens de vouloir entrer au couvent, sans quoi elle ne serait pas instruite et gentille comme elle l’est.

    Julien :

    Ah ! c’est elle qui l’a voulu ? C’est très beau cela.

    Blanche :

    Oui : c’est d’autant plus beau que ses parents en étaient désespérés. Il y a beaucoup de bon dans Giselle ; c’est pourquoi je demande toujours de l’indulgence pour les défauts qui lui restent et qui finiront certainement par disparaître.

    Blanche, dans sa grande bonté, jugeait sa nièce plus favorablement qu’elle ne le méritait ; elle continua à atténuer ses torts, les rejetant sur les vices de son éducation.

    Cette conversation fit penser à Julien qu’il fallait beaucoup céder à Giselle et chercher à l’améliorer en la prenant par la douceur, tout en profitant de ses bons moments pour lui résister et la faire céder. Il venait très souvent chez M. et Mme de Gerville et dans toute la famille depuis le mariage de Blanche ; il était l’ami intime du mari de Blanche. Mais c’était la première fois qu’il se rencontrait avec Giselle, qui sortait rarement du couvent ; il n’avait pas encore été invité par M. et Mme de Gerville à venir à la campagne ; cette année, le retour de Giselle, le désir de l’amuser, de réunir du monde autour d’elle, leur donna l’idée de faire des invitations pour les vacances et les deux ou trois mois d’automne et de chasse.

    Julien avait vingt et un ans, il était riche, il avait perdu ses parents fort jeune ; indépendant, aimable, spirituel et d’un caractère charmant, tout le monde le voyait avec plaisir faire partie de l’intimité du château de Gerville. Il aimait l’occupation et il passait une grande partie de la matinée et de l’après-midi à préparer un dernier examen de droit qu’il devait passer à la fin de l’automne et après lequel il devait entrer au conseil d’État.

    Julien s’intéressait à Giselle ; témoin des gâteries dont souffraient le caractère et le cœur de cette jeune fille, il croyait pouvoir triompher de cette mauvaise éducation et rendre bonne une nature qui aurait pu le devenir, mais sur laquelle il s’abusait, au point où elle en était arrivée. Il était pourtant réellement parvenu, au bout d’un mois, à acquérir de l’influence sur Giselle ; elle se contraignait en sa présence ; elle réprimait devant lui la violence de son caractère et ses impertinences envers son père, sa mère et ses tantes.

    Blanche était ravie des progrès de sa nièce qu’elle ne voyait guère qu’au salon et à la promenade. Léontine cachait soigneusement à ses sœurs et à son frère les incartades de sa fille. L’amélioration produite par le couvent s’effaçait graduellement ; les volontés de Giselle devenaient de plus en plus difficiles à satisfaire.

    Léontine tremblait que quelque violence échappée en public ne vînt trahir les défauts graves de Giselle et sa propre faiblesse ; quant à M. de Gerville, il ne se gênait pas pour gâter sa fille en présence de sa famille et de ses amis. On levait les épaules, et on admirait Giselle de ne pas abuser davantage de la condescendance de son père.

    Un jour, M. de Gerville descendait dans la cour avec son beau-frère pour essayer des chevaux qu’il voulait acheter.

    Giselle :

    Où allez-vous avec mon oncle, papa ?

    Victor :

    Nous allons faire atteler des jeunes chevaux pour essayer de les dresser.

    Giselle :

    Je voudrais y aller avec vous, papa.

    Victor :

    Impossible, chère enfant ; ces chevaux peuvent être trop vifs, méchants, et il pourrait arriver un accident.

    Giselle :

    Pourquoi y allez-vous alors, papa ? Puisque c’est dangereux pour moi, c’est dangereux aussi pour vous et pour mon oncle.

    Victor :

    Non, ma chérie, parce que nous autres hommes nous savons nous tirer d’affaire ; nous ne perdons pas la tête, nous pouvons sauter hors de la voiture.

    Giselle :

    Et pourquoi ne sauterais-je pas aussi ?

    Victor :

    Parce que tes jupons se prendraient dans les roues ou gêneraient tes mouvements.

    Giselle :

    Je veux y aller tout de même, papa ; je vous en prie, emmenez-moi.

    Victor :

    Je t’en supplie, mon amour, n’insiste pas ; je t’assure que pour toi il y a du danger.

    Plus M. de Gerville cherchait à dissuader Giselle, plus elle insistait ; elle le suivit dans la cour, elle vit atteler les chevaux, et quand son père et son oncle montèrent dans le chariot, ils y trouvèrent Giselle montée avant eux.

    Pierre :

    Victor, faites-la descendre, je vous en prie ; elle court de vrais dangers, vous le savez bien. Je ne vous accompagne pas si Giselle y va.

    Victor :

    Ma Giselle, ma petite Giselle, je t’en supplie !

    Giselle (riant) :

    Il n’y a pas de Giselle, ni de petite Giselle qui tienne ; je reste où je suis.

    M. de Néri, fort embarrassé de ce qu’il devait faire, voulut prendre Giselle et la faire descendre de force, mais elle poussa des cris qui attirèrent quelques personnes, entre autres Julien et son ami, le mari de Blanche.

    Julien (accourant) :

    Qu’y a-t-il donc ?

    Pierre :

    C’est Giselle qui veut absolument nous accompagner dans cet essai de chevaux, et nous avons beau lui dire qu’elle court de vrais dangers, elle ne veut pas nous écouter.

    Julien :

    Tout le monde sait que Mlle Giselle est très courageuse et ne craint pas le danger ; mais quand elle saura que l’inquiétude que vous donnera sa présence peut avoir de funestes résultats pour son père et pour vous, Monsieur de Néri, je suis bien sûr qu’elle sera la première à vouloir descendre.

    Giselle :

    Vous croyez, Monsieur Julien, qu’il y a du danger pour papa et pour mon oncle, si je les accompagne ?

    Julien :

    Certainement, Mademoiselle, parce qu’au lieu de s’occuper des chevaux et d’avoir la tête bien libre en cas de danger, ils s’occuperont de vous et ils ne tiendront pas les chevaux comme il le faudrait.

    Giselle :

    Alors je descends.

    Julien triomphait en lui-même. Si on lui parlait raison, pensait-il, elle serait docile comme un agneau. Ils ne savent pas la prendre.


    #154822

    CHAPITRE 22 : JULIEN REUSSIT :

    Giselle :

    Maman, je voudrais bien monter à cheval.

    Léontine :

    Tu es trop jeune, chère enfant ; et, n’ayant jamais pris de leçons au manège, tu ne peux pas commencer par des promenades dans les champs.

    Giselle :

    Pourquoi cela ? Ils montent tous à cheval ici.

    Léontine :

    Les hommes, oui ; mais pas les femmes.

    Giselle :

    C’est la même chose ; si les hommes montent, les femmes peuvent bien monter aussi.

    Léontine :

    Non, c’est plus dangereux pour les femmes que pour les hommes.

    Giselle :

    Ah ! par exemple ! Je tiendrais mon cheval tout aussi bien que papa, mes oncles, mes cousins et tous ces messieurs.

    Léontine :

    Tu n’as pas dans les mains la force de ces messieurs pour tenir ton cheval ; ensuite les femmes sont assises de côté sur leur cheval ; elles sont moins solides à cheval que les hommes.

    Giselle :

    C’est égal il faut que je monte à cheval ; cela m’amusera beaucoup.

    Léontine :

    Non, cher amour, n’y pense pas ; tu as tant d’autres manières de t’amuser.

    Giselle :

    J’aime mieux monter à cheval ; j’irai faire des promenades dans la forêt.

    Léontine :

    Il n’y a pas ici de chevaux que tu puisses monter ; ils sont tous trop vifs.

    Giselle :

    Dites à papa de m’en acheter un.

    Léontine :

    Ce ne serait pas raisonnable, ma minette ; dans deux ou trois ans, nous verrons.

    Giselle :

    Non, je ne veux pas attendre si longtemps ; il faut que je commence demain.

    Léontine :

    Mais, Giselle, tu n’y penses pas ; d’abord il n’y a pas de selle de femme.

    Giselle :

    Si fait ; j’en ai vu une et même deux dans la sellerie ; le cocher m’a dit qu’elles avaient servi à mes tantes et à vous.

    Léontine :

    Quand même il y aurait dix selles, du moment qu’il n’y a pas de cheval convenable pour toi, c’est comme s’il n’y en avait pas.

    Giselle :

    Mais c’est ennuyeux, ça ! Vous me refusez tout ce que je vous demande.

    Léontine :

    Ma chère petite, c’est que tu me demandes des choses impossibles, dangereuses. Comment veux-tu que je te les accorde ?

    Giselle :

    Si papa me permet, le permettrez-vous aussi ?

    Léontine :

    Je ne sais pas… Je crains…

    Giselle :

    Ne craignez rien, maman ; dites oui, ou je pleurerai toute la journée.

    Léontine :

    Mon Dieu, mon Dieu, Giselle, que tu es tenace dans tes volontés !

    Giselle :

    C’est parce qu’elles sont bonnes. Voyons, maman, dites oui, et je me laisserai embrasser toute la journée par vous et par papa.

    Léontine (joyeuse et embrassant Giselle plus de vingt fois) :

    En vérité !…

    … s’exclama Léontine joyeuse et embrassant Giselle plus de vingt fois.

    Léontine (de même) :

    Eh bien ! oui, si papa y consent, tu monteras à cheval ; mais laisse-moi t’embrasser encore… et encore.

    Giselle se laissa faire de bonne grâce et courut à la recherche de M. de Gerville.

    Elle rencontra dans la cour Julien qui rentrait.

    Giselle :

    Monsieur Julien, où est papa ? Dites-le-moi vite, j’ai besoin de lui parler.

    Julien :

    Il est chez le garde ; mais c’est donc bien pressé, Mademoiselle ?

    Giselle :

    Très pressé, extrêmement pressé ; il faut que vous m’aidiez. Venez avec moi ; courons vite pour trouver papa.

    Julien (courant après Giselle) :

    Mais qu’est-ce donc, Mademoiselle ? Et en quoi puis-je vous aider ?…

    … demanda Julien courant après Giselle.

    Giselle (courant toujours) :

    Vous allez le savoir quand nous aurons trouvé papa !…

    … répondit Giselle, courant toujours.

    Tout en courant, elle lui expliqua qu’elle voulait monter à cheval, et qu’il lui fallait un cheval et une selle. La conversation n’était pas facile en courant à perdre haleine ; aussi Julien l’écoutait sans répondre et s’étonnait de cette idée nouvelle qui avait jailli si impétueuse du cerveau de Giselle.

    Ils arrivèrent chez le garde cinq minutes après le départ de M. de Gerville.

    Giselle :

    Savez-vous, Renaud, où est allé papa ?

    Renaud :

    Je crois, Mademoiselle, qu’il est allé au moulin.

    Giselle :

    Courons au moulin, Monsieur Julien.

    Et Giselle partit comme un trait.

    Julien (courant après Giselle) :

    Mademoiselle, Mademoiselle Giselle !…

    … criait Julien en courant après elle.

    Mais Giselle ne l’écoutait pas et courait toujours.

    Julien (courant) :

    Mademoiselle !… Arrêtez un instant… Je ne peux pas vous suivre… (S’arrêtant) (Criant) Je n’en puis plus…

    … cria-t-il une dernière fois en s’arrêtant essoufflé, suffoqué de sa course longue et rapide.

    Giselle était hors de vue. Julien s’assit.

    Julien (à mi-voix) :

    Ma foi ! il m’est impossible de la suivre. Au fait, je n’ai pas besoin de me ployer à toutes ses fantaisies. Cette idée de poursuivre son père comme un lièvre à la course ! Elle veut monter à cheval, à ce qu’il paraît ; si j’étais son père, je le lui refuserais joliment. C’est une folie ! Une enfant qui n’a jamais pris de leçons de manège et qui veut monter en pleine campagne des chevaux jeunes et fringants. Elle se cassera le cou ! J’espère bien que les parents ne seront pas assez faibles pour la laisser faire. Et s’ils ont la niaiserie d’y consentir, j’userai de mon influence pour lui faire abandonner cette folie. Elle m’écoute presque toujours, parce que je sais la prendre. C’est dommage que je ne sois pas son père : j’en ferais une personne aussi charmante au moral qu’elle l’est au physique ; telle qu’elle est, elle n’est pas supportable.

    Quand Julien fut de retour au château, il trouva tout le monde prêt à se mettre à table. Il expliqua la cause de son retard ; Giselle se moqua de sa paresse.

    Giselle :

    Heureusement que je n’ai pas eu besoin de votre aide, Monsieur Julien ; papa, qui est très bon, m’a accordé presque tout de suite ce que je lui demandais.

    Victor :

    Presque tout de suite, c’est une manière de parler ; c’est-à-dire que tu m’as tant tourmenté, que j’ai cédé de guerre lasse. Figurez-vous, Julien, qu’elle s’est pendue à mon cou, me serrant comme dans un étau et assurant qu’elle ne me lâcherait que lorsque j’aurais consenti à sa demande ; je l’ai embrassée dix fois, vingt fois ; à la fin j’en avais assez, et j’ai dit oui pour pouvoir respirer librement.

    Giselle :

    Et papa m’a promis que ce serait vous qui me donneriez mes premières leçons, Monsieur Julien.

    Julien :

    Je suis désolé, Mademoiselle, de ne pouvoir ratifier la promesse de M. de Gerville ; je ne peux pas vous donner les leçons que vous réclamez.

    Giselle :

    Pourquoi cela ? Une heure par jour seulement.

    Julien :

    Je travaille à mon examen de droit, Mademoiselle, tout le temps que je ne consacre pas au salon et à la promenade de ces dames.

    Giselle :

    Vous n’êtes pas obligé de passer votre examen cette année ; vous pouvez le retarder de quelques mois.

    Julien :

    Non, Mademoiselle, je ne reculerai pas l’accomplissement d’un devoir pour un plaisir.

    Giselle :

    Vous ne travaillez pas par devoir à votre âge.

    Julien :

    Pardon, Mademoiselle, le devoir de tout homme est de se rendre utile à son pays le plus tôt possible.

    Giselle :

    Dites tout simplement que cela vous ennuie de me donner des leçons.

    Julien :

    Ce n’est pas de l’ennui, mais un remords de conscience.

    Giselle :

    Comment, pourquoi un remords ?

    Julien :

    Parce que je ne veux pas vous aider à vous tuer ou à vous estropier.

    Giselle :

    Me tuer, quelle folie ! comme si l’on se tuait en montant à cheval.

    Julien :

    Oui, Mademoiselle, dans les conditions où vous êtes, on risque beaucoup. Des chevaux vifs et ardents, une main faible et inhabile pour les mener, un maître inexpérimenté et sans autorité, la rase campagne pour manège, c’est plus qu’il n’en faut pour amener les plus graves accidents.

    Giselle ne dit plus rien ; elle regarda avec inquiétude sa mère, qui regardait à son tour d’un air reconnaissant le courageux Julien ; il affrontait sans crainte la colère de Giselle et il avait quelque chance de réussir à la faire changer d’idée.

    Le reste de la société applaudit à la franchise de Julien, et s’unit à lui pour détourner M. et Mme de Gerville de céder à la fantaisie dangereuse de leur fille. Rien ne fut décidé à cause des regards courroucés de Giselle ; elle ne disait mot.

    Après déjeuner, Giselle s’approcha de Julien.

    Giselle :

    Monsieur Julien, vous m’avez fait une méchanceté dont je vous garderai rancune.

    Julien :

    J’en serai d’autant plus peiné, Mademoiselle, que j’ai parlé en ami sincère et dévoué, qu’il m’en a beaucoup coûté de vous contrarier, et que je vous aurais volontiers sacrifié mon travail, si je n’avais eu la vraie, la seule raison de mon refus, la crainte des dangers que vous alliez courir.

    Giselle :

    Est-ce bien sincère ce que vous dites ?

    Julien :

    Aussi vrai que si je parlais devant le bon Dieu.

    Giselle (perdant son air mécontent) :

    Alors,… alors, je me rends à votre conseil ; je ne monterai pas à cheval.

    Julien (touché) :

    Merci, Mademoiselle. Merci, je vous suis plus dévoué que jamais.

    Giselle (s’écriant) :

    Maman, tranquillisez-vous, je renonce à monter à cheval.

    Léontine :

    Quel bonheur ! Que tu es aimable et bonne, ma Giselle ! De quelle inquiétude tu me délivres !

    Giselle :

    Où est papa? que je lui porte cette bonne nouvelle.

    Léontine :

    Il est allé à la sellerie pour faire arranger la selle que tu devais avoir.

    Giselle (se tournant vers Julien avec un sourire) :

    Monsieur Julien, ayez l’obligeance de faire part à papa de mes changements de projets et dites-lui à qui il les doit.

    Julien :

    Je laisse ce dernier soin à votre générosité, Mademoiselle ; mais je vais m’acquitter avec bonheur de la première partie de votre commission.

    Giselle proposa à sa mère de rejoindre dans le jardin ses tantes et son oncle, ce que Léontine accepta avec un empressement joyeux.

    Giselle :

    Et vous ne m’embrassez pas, maman, pour me récompenser de ma sagesse ?

    Léontine :

    Je craignais de t’ennuyer, mon enfant chérie ; sois bénie, mille fois bénie de la bonne action que tu viens de faire.

    Et Léontine, profitant de l’invitation de sa fille, l’embrassa tendrement, mais avec mesure, de peur de la contrarier.


    #154823

    CHAPITRE 23 : GISELLE VEUT SE MARIER :

     

    La saison s’acheva ainsi, gaiement pour Giselle. La société se dispersa pourtant ; Julien partit à la fin d’octobre pour passer son examen ; Blanche et son mari restèrent un mois encore avec Léontine. Après le départ de Julien, Giselle se laissa aller davantage à ses caprices et à ses violences ; à mesure qu’elle s’amusait moins, son caractère difficile reprenait le dessus ; Léontine pleurait souvent ; M. de Gerville était sombre et taciturne ; Giselle était sans cesse mécontente et ennuyée. Ses éclairs de tendresse pour ses parents devenaient de plus en plus rares. La seule chose bonne dans laquelle elle persévérait était l’étude ; elle lisait beaucoup ; elle travaillait presque sans relâche à sa musique, parce que c’était un moyen de briller ; elle se promenait souvent pour prendre des vues, pour faire des études d’arbres, de premiers plans, de lointains ; le pays était joli, fort accidenté. Giselle dessinait bien. Revenue à la maison, elle achevait son dessin, soit à la sépia, soit à l’aquarelle. Son hiver à Paris fut moins agréable qu’elle ne s’y attendait ; elle espérait aller dans le monde, et sa mère l’avait déjà menée à un bal où Giselle fit sensation à cause de sa beauté. Mais Mme de Monclair, que Léontine s’était gardée de consulter, ayant appris que Giselle avait été en vue à un grand bal, qu’elle y avait fait beaucoup d’effet, s’effraya de cette imprudence de Léontine ; elle courut chez sa nièce, escortée par son fidèle ami Tocambel.

    Madame de Monclair :

    Qu’est-ce que j’apprends, Léontine ? Tu as mené Giselle au grand bal de l’ambassade d’Autriche, avant-hier ?

    Léontine (embarrassée) :

    Oui, ma tante, elle m’en a tant priée ; la pauvre petite n’avait jamais vu de grand bal…

    Madame de Monclair :

    Je crois bien, à quinze ans ! Dis donc, Giselle, tu veux déjà vieillir, enlaidir ?

    Giselle :

    Pas du tout, ma tante ! Mais je ne suis ni vieillie, ni enlaidie depuis mon bal. Je m’y suis beaucoup amusée ; tout le monde me regardait ; j’ai dansé tout le temps, je me suis couchée à quatre heures du matin, j’ai dormi jusqu’à midi et je me porte très bien.

    Madame de Monclair :

    Eh bien ! ma fille, si tu recommences souvent cette folie, tu seras fanée et ridée à dix-huit ans. Ce sera bien agréable ! Où as-tu jamais vu une enfant de quinze ans aller au bal et se coucher à quatre heures du matin ? Demande à ton ami Tocambel ce qu’il en pense.

    Giselle :

    Je sais que M. Tocambel blâme tout ce que je fais.

    M. Tocambel :

    Je ne blâme que ce qui n’est pas sage, Giselle ; il est vrai que vous faites et dites souvent des folies. Ce n’est pas ma faute si je ne puis vous donner raison quand vous avez tort.

    Léontine :

    Je vous assure, mon ami, que Giselle est plus raisonnable que vous ne le pensez. Un bal par hasard n’est pas une habitude.

    M. Tocambel :

    Pas encore ; mais le premier en entraîne un second, et ainsi de suite.

    Giselle n’était pas contente ; elle fronçait le sourcil et ne disait rien. Mme de Monclair et M. Tocambel finirent par obtenir de Léontine la promesse de ne plus mener Giselle à de grands bals.

    Quand ils furent partis, Giselle se leva avec colère, lança par terre un livre qu’elle tenait à la main, et reprocha aigrement à sa mère sa faiblesse.

    Léontine :

    Ce n’est pas aujourd’hui que j’ai été faible, ma Giselle bien-aimée ; c’est le jour où j’ai consenti à te mener au bal.

    La discussion fut vive et longue ; enfin, Giselle se calma par la promesse que lui fit sa mère qu’elle irait au manège trois fois par semaine, et qu’elle aurait un joli cheval de selle à la campagne.

    C’est au milieu des discussions, des emportements et des exigences de Giselle que se passèrent les deux années suivantes. Léontine et M. de Gerville vivaient dans la crainte continuelle de mécontenter leur fille ; ils passaient leur temps à lutter contre ses volontés les plus déraisonnables. Enfin, un jour elle déclara à sa mère qu’elle voulait se marier.

    Giselle :

    J’ai dix-sept ans et demi ; je m’ennuie à la maison ; je suis fatiguée d’être contrariée du matin au soir et de devoir toujours obéir. Je veux commander à mon tour.

    Léontine :

    Et tu crois, ma pauvre enfant, qu’en te mariant, tu pourras commander, que tu seras dispensée d’obéir ?

    Giselle :

    Certainement. J’épouserai un homme qui me laissera libre de toutes mes actions.

    Léontine :

    Où est-il, cet homme modèle qui n’aura jamais d’autre volonté que la tienne ?

    Giselle :

    Il ne sera pas difficile à trouver ; j’épouserai M. Julien.

    Léontine :

    Il vient nous voir de moins en moins depuis un an. Je crains que tu ne te fasses des illusions sur lui.

    Giselle :

    Je suis sûre que non ; il est tout juste le mari qu’il me faut.

    Léontine :

    Il est certainement excellent et très raisonnable ; mais je crains qu’il ne redoute ton caractère trop vif et ton grand désir de t’amuser.

    Giselle :

    Faites-lui parler par ma tante Blanche ; vous le verrez accourir bien vite.

    Léontine :

    Je ne demande pas mieux, ce serait certainement le meilleur choix que tu pourrais faire. Je vais faire savoir à Blanche que je désire lui parler.

    Blanche, demandée par sa sœur, ne tarda pas à arriver. Léontine était seule ; elle dit à sa sœur le désir que manifestait Giselle de devenir la femme de Julien.

    Léontine :

    Crois-tu, Blanche, que Julien y songe, de son côté ?

    Blanche :

    Je ne sais pas. Il était grand admirateur de Giselle il y a un an encore ; mais, cet hiver, il n’en a plus parlé. Il l’a rencontrée bien des fois dans le monde, et il l’a beaucoup vue dans notre intimité à tous ; il m’a dit plusieurs fois qu’il trouvait le caractère de Giselle bien difficile. Il a été témoin de quelques scènes avec toi ; il craint qu’elle n’aime le monde et le plaisir avec déraison. Enfin, je ne sais pas du tout ce qu’il en pense maintenant. Je lui en parlerai dès ce soir, si tu veux, comme une idée qui me serait venue en apprenant que vous désiriez marier Giselle avant de retourner à la campagne. S’il veut l’épouser, il me le dira tout de suite, d’autant qu’il sait que Giselle, jolie comme elle l’est, très riche, spirituelle, etc., ne tardera pas à faire un bon mariage.

    Léontine :

    J’ai déjà reçu ce matin une demande du duc de Palma. Je n’en ai encore rien dit ; car cet homme, quoique duc, fort riche et d’un extérieur remarquable, passe pour avoir très peu d’esprit et pour mener une vie très dissipée. Ce serait fatal pour Giselle.

    Blanche :

    Tu as bien raison. Ce serait tout l’opposé de Julien, qui est si raisonnable, si bon chrétien, et si agréable à vivre. Ne parle pas de ce duc avant que l’affaire de Julien soit décidée. Si quelqu’un a de l’empire sur Giselle et peut la faire vivre sagement, c’est Julien.

    Le lendemain, Blanche arriva chez sa sœur.

    Léontine :

    Hé bien ! Blanche ? L’as-tu vu ? Le veut-il ?

    Blanche :

    Il le désirerait très vivement, mais il craint le caractère de Giselle, qu’il aime malgré tout. Il te demande l’autorisation de la voir souvent pendant une quinzaine, au bout de laquelle, s’il croit pouvoir faire le bonheur de Giselle en même temps qu’il ferait le sien, il la demandera à elle-même, et puis à toi pour la forme, étant déjà convenu de tout avec toi.

    Léontine :

    Très bien. Dis-lui qu’il vienne le plus tôt possible, à cause du duc, qui la demande avec instance.

    Blanche :

    Pourra-t-il venir souvent ?

    Léontine :

    Tous les jours, s’il le veut ; tantôt chez moi, tantôt chez toi ou chez Noémi ; nous nous arrangerons pour cela.

    Une heure après, Julien était chez Mme de Gerville. Giselle était sortie avec son père pour aller au manège. Léontine causa longuement et affectueusement avec Julien.

    Julien :

    Croyez bien, très chère Madame, que si je ne vous fais pas d’ici à dix jours la demande officielle de la charmante Giselle, c’est que j’aurai acquis la triste certitude d’être insuffisant à son bonheur.

    Léontine :

    Restez à dîner avec nous, mon cher Julien ; mais je crains que vous ne vous ennuyiez tout seul, car j’ai à sortir pendant l’heure qui reste d’ici au dîner.

    Julien :

    Si vous le permettez, je resterai ici à vous attendre en lisant. Une heure est bien vite passée, et je ne manque pas de sujets de réflexion.

    Léontine :

    Faites comme vous voudrez, mon ami ; ce que vous ferez sera toujours bien fait.

    Léontine sortit. Julien ne resta pas longtemps seul. Cinq minutes après, Giselle rentra en costume de cheval ; elle était éblouissante de fraîcheur et de beauté.

    Giselle :

    Bonjour, Monsieur Julien ; je suis bien contente de vous voir ; vous avez été plusieurs jours sans venir.

    Julien :

    C’est que j’ai eu beaucoup à travailler, Mademoiselle ; je viens dîner avec vous, si vous voulez bien le permettre.

    Giselle :

    Avec le plus grand plaisir ; je vais m’habiller et je reviens dans cinq minutes.

    Julien (à mi-voix) :

    Quelle charmante personne ! Quel dommage qu’elle ait été si mal élevée ! Je crains que l’habitude du plaisir et de la domination n’ait gâté à tout jamais son cœur, son esprit et son caractère.

    Giselle tint parole ; quelques instants après, elle était revenue près de Julien. Après quelques lieux communs, Julien lui demanda si elle s’était bien amusée depuis qu’il ne l’avait vue.

    Giselle :

    Beaucoup. J’ai été aux Italiens, à l’Opéra, j’ai dansé, j’ai monté à cheval.

    Julien :

    Vous vous amusez donc du matin au soir ; vous vivez dans un tourbillon de plaisir.

    Giselle :

    Il faut bien que je me dépêche. On voudrait me marier ce printemps.

    Julien :

    Ah ! déjà ! Et comment ferez-vous pour vivre sagement quand vous serez mariée ?

    Giselle :

    Je vivrai comme à présent ; mon mari me mènera dans le monde et partout.

    Julien :

    Et s’il n’aime pas le monde ?

    Giselle :

    Il faudra bien qu’il l’aime, puisque je le lui demanderai.

    Julien :

    Mais un mari peut ne pas être aussi docile à suivre vos volontés que l’ont été vos parents.

    Giselle :

    Oh ! je n’en suis pas inquiète ; nous nous arrangerons.

    Julien :

    D’ailleurs, on n’est pas toujours à Paris, on se repose à la campagne.

    Giselle :

    C’est vrai ! J’aime beaucoup la campagne quand il y a du monde ; on s’amuse autant qu’à Paris.

    Julien :

    Moi, je veux dire la campagne sans monde.

    Giselle :

    Comment ! en tête-à-tête avec son mari ?

    Julien :

    Mais oui ; c’est ce que j’appelle du repos.

    Giselle :

    Comment savez-vous si c’est amusant, puisque vous n’y allez jamais ?

    Julien :

    Parce que je suis seul, et que c’est triste de vivre seul ; mais quand j’aurai près de moi une femme que j’aimerai et qui m’aimera, la vie que je préférerai et que je mènerai sept ou huit mois de l’année sera la vie tranquille de la campagne.

    Giselle le regarda avec surprise.

    Giselle :

    Mais vous mourrez d’ennui, et votre femme aussi. Jamais vous ne trouverez une femme qui voudra s’enterrer à la campagne pendant huit mois.

    Julien :

    Peut-être que si.

    Giselle :

    Je sais bien que vous ne le ferez pas ; si je vous croyais, j’en serais effrayée.

    Julien :

    Comment effrayée ? En quoi mes goûts peuvent-ils vous effrayer ?

    Giselle :

    Oh ! vous savez bien que je comprends parfaitement pourquoi vous dites tout cela. Ma tante Blanche vous a conseillé de me demander à maman parce qu’on veut me marier et qu’elle sait que je ne dirai pas non ; et vous voulez à présent voir ce que je dirai quand vous me menacez de me faire passer huit mois dans une terre assommante, en y vivant comme des sauvages.

    Julien :

    Vous avez à peu près deviné, Giselle, et je suis très touché de la franchise avec laquelle vous m’annoncez votre consentement au projet de votre tante. Mais, pour être heureux en ménage, il faut que les goûts s’accordent ; il faut que les caractères s’assouplissent ; il faut le calme d’une affection dévouée, des deux côtés. C’est ce que vous trouverez en moi, Giselle ; mais vous, pensez-vous pouvoir arriver à cette affection qui engendre la douceur, la complaisance, le dévouement enfin ?

    Giselle :

    L’affection, oui, Julien ; mais je ne veux pas m’enterrer à la campagne pour vivre en ours.

    Julien :

    Ce n’est pas non plus ce que je vous demanderais ; j’aime la société et j’en aurais, tant au dehors qu’au dedans ; mais je n’aime pas ce qu’on appelle le monde, le grand monde, les plaisirs ruineux du monde ; vous savez ce que je veux dire ?

    Giselle :

    Oui, oui, je le sais très bien, et ce qui m’ennuie, c’est que j’aime tout cela, moi ; mais écoutez, Julien, ne me pressez pas trop ; causons souvent bien franchement ; peut-être finirons-nous par nous accorder sur ce qui vous semble si discordant maintenant ; peut-être mon affection pour vous deviendra-t-elle plus vive, assez vive pour changer mes goûts et même mes idées. Je sais que je suis très incomplète. On m’a tant gâtée ! On m’a tant habituée à dominer tout et tous ! Vous, qui êtes si raisonnable et si bon, vous pourrez peut-être me transformer.

    Julien (lui baisant la main) :

    Dieu le veuille ! Giselle. Vous seriez si charmante si vous vouliez !

    Giselle :

    Je verrai, j’essayerai. Venez tous les jours causer avec moi ; vous me ferez plaisir. Je vous quitte pour aller voir papa ; il m’a dit qu’il voulait me parler ; je l’avais oublié. C’est votre faute !

     

    Julien (avec tristesse) :

    Quelle charmante enfant on a gâtée à plaisir ! Je ne me fais pas d’illusion ; je crains que le mal ne soit trop enraciné pour qu’elle puisse le détruire ; elle pourra s’améliorer, mais devenir la femme que je veux, la femme qu’il me faut, jamais ! Je le crains beaucoup, jamais !


    #154824

    CHAPITRE 24 : GISELLE FAIT SON CHOIX :

     

    Pendant que Julien restait pensif et attristé, Giselle racontait gaiement à son père ce qui venait de se passer entre elle et Julien.

    Giselle :

    C’est très heureux, papa, parce que je veux me marier, que M. Julien est un très beau parti et qu’il me plaît beaucoup.

    Victor :

    Tu en aurais un bien plus beau, si tu voulais ; c’est précisément ce que je voulais te dire, moi.

    Giselle :

    Un plus beau ? Qui donc ? Comment le savez-vous ?

    Victor :

    Je crois bien, qu’il est plus beau ! C’est le duc de Palma, qui a la tête tournée de toi et qui te demande en mariage.

    Giselle :

    Le duc de Palma que je rencontre partout ? Il est un peu vieux, ce me semble, et puis un peu bête.

    Victor :

    Il n’est pas vieux ; il a à peine quarante ans ! à peu près mon âge. Il n’a pas un esprit extraordinaire, mais il n’est pas trop bête.

    Giselle (riant) :

    Pas trop, mais assez pour être mené par le bout du nez. Cela, par exemple, me conviendrait beaucoup. Il est encore très bien le duc de Palma.

    Victor :

    Certainement ; il est très bel homme.

    Giselle :

    Il a des équipages magnifiques.

    Victor :

    Je crois bien ; il a plus de cinq cent mille francs de revenu.

    Giselle :

    Avec tout cela, papa, j’aimerais mieux Julien.

    Victor :

    Pourquoi cela ? Il te fait toujours la leçon.

    Giselle :

    C’est précisément ce qui fait que je l’aime mieux que d’autres. J’ai confiance en lui.

    Victor :

    Je te laisse absolument libre de choisir celui que tu voudras, mon cher ange. Ne te presse pas, et ne te décide qu’après avoir pris le temps de réfléchir.

    Giselle :

    Je suis fâchée que vous m’ayez parlé de ce duc de Palma. J’aurais épousé Julien avec grand plaisir, et je crois qu’il serait parvenu à me rendre raisonnable.

    Victor :

    Tu n’as pas besoin de Julien pour être raisonnable, mon cher ange.

    Giselle :

    Je sais bien ce que je dis ; vous ne pouvez pas me juger mais moi je me juge très bien quand je suis dans mes moments sérieux.

    Victor :

    Que veux-tu que je réponde au duc ?

    Giselle (riant) :

    Dites-lui qu’il attende.

    Victor :

    Mais ce n’est pas une réponse.

    Giselle (sèchement) :

    C’est la mienne ; je n’en fais pas d’autre.

    Giselle rentra au salon d’un air triomphant.

    Giselle (riant) :

    Ha, ha, ha ! Savez-vous ce que papa vient de me dire ? Le duc de Palma qui demande mon cœur et ma main !

    Julien (souriant) :

    Et qu’avez-vous répondu ?

    Giselle (riant) :

    Rien du tout ; il peut bien attendre, pas longtemps par exemple, car il n’en a pas assez à vivre pour en perdre beaucoup.

    Julien (avec inquiétude) :

    Vous ne pouvez pas devenir la femme de cet homme-là.

    Giselle :

    Pourquoi cela ?

    Julien :

    Parce qu’il est trop vieux pour vous.

    Giselle :

    Oui, mais il est duc.

    Julien :

    C’est un mauvais sujet.

    Giselle (riant) :

    Mais il a cinq cent mille livres de rente ; et je le corrigerais d’ailleurs ; je le mènerais à la baguette.

    Julien :

    Giselle, ne plaisantez pas sur un sujet aussi sérieux que le mariage.

    Giselle :

    Je ne plaisante pas sur le mariage, mais sur le mari qu’on me propose.

    Julien :

    J’aime mieux cela, mais…

    Giselle (souriant) :

    Mais vous êtes un peu jaloux ; vous avez un peu peur.

    Julien :

    Pas du tout. Je vous estime trop pour supposer un instant que vous accepteriez un mari pareil. D’ailleurs vos parents n’y consentiraient jamais.

    Giselle :

    Ah bah ! si je le voulais, ils le voudraient aussi. Mais soyez tranquille ; je ne le voudrais pas. Je le crois du moins. (Appelant) Maman, maman, savez-vous une chose très drôle ?

    Léontine :

    Quoi donc, chère petite ?

    Giselle :

    Le duc de Palma qui me demande en mariage.

    Léontine (étonnée) :

    Qui est-ce qui te l’a dit ? (Souriant) Ce n’est pas Julien.

    Giselle :

    Oh ! il n’y a pas de danger que Julien me dise de ces choses. Il ne parle que pour lui. C’est papa qui vient de me l’apprendre.

    Léontine ne répondit pas, mais elle parut fort contrariée ; elle regarda Julien, elle lui trouva l’air triste et inquiet.

    Giselle plaisanta sur les années du duc, sur ses cheveux un peu grisonnants ; mais elle ne continua pas, car elle s’aperçut que sa gaieté n’était pas partagée.

    Pendant quelques jours, Julien continua à venir fort assidûment, soit chez Mme de Gerville, soit dans la famille, passer une partie de ses après-midi et toutes ses soirées avec Giselle ; tantôt elle semblait toute changée et disposée à accepter le genre de vie que lui offrait Julien, tantôt elle le persiflait, assurait que jamais elle ne se ferait à ses idées et à ses goûts, et lui conseillait de renoncer au mariage.

    Le duc de Palma consentit à attendre à condition qu’il verrait souvent Giselle. Les faibles parents y consentirent sur les supplications instantes de Giselle et après une scène déplorable à laquelle assistèrent Mme de Monclair et M. Tocambel. On permit au duc de multiplier ses visites ; il venait donc plus souvent que jamais chez M. et Mme de Gerville, il s’occupait exclusivement de Giselle, lui parlait de ses terres, de ses bijoux, de la vie animée qu’il comptait faire mener à sa femme : « Si je me marie », disait-il, « ma femme n’aura rien à désirer, car elle aura tout ce qu’une femme peut posséder ; ses volontés seront les miennes ; je réglerai ma vie sur ses goûts ; elle sera la maîtresse souveraine de ma demeure, et je ne serai que son esclave dévoué. »

    Cette perspective séduisait Giselle ; elle comparait la galanterie empressée du duc avec la sage réserve de Julien ; sa vanité plaidait pour le duc, sa raison et son cœur parlaient pour Julien ; mais, à la longue, la vanité l’emporta sur le peu de cœur qu’avait conservé Giselle, et un jour que le duc lui avait parlé ouvertement et qu’il l’avait pressée très vivement de se décider, elle lui fit entendre que sa décision était déjà prise en sa faveur.

    La joie du duc fut aussi insensée que sa passion ; il obtint l’autorisation de faire sa demande en forme, il lui passa au doigt une bague avec un rubis magnifique entouré de diamants ; et quand Julien vint faire le lendemain à Giselle une visite inaccoutumée à une heure matinale, elle lui dit avec embarras :

    Giselle :

    Julien, j’ai quelque chose à vous dire.

    Julien :

    Et moi aussi, ma chère Giselle ; je venais vous faire mes adieux.

    Giselle :

    Vous partez ?

    Julien :

    Oui, je vous fuis. Vous ne pouvez pas être ma femme ; je vous rendrais malheureuse, et je serais moi-même bien malheureux.

    Giselle :

    Je vous regrette, Julien ; croyez-moi, je vous regrette et je vous aime, mais… j’ai promis ma main au duc de Palma.

    Julien :

    Giselle, malheureuse enfant, qu’avez-vous fait ? Vous ne l’aimez pas, vous ne l’aimerez jamais ; il est temps encore, refusez.

    Giselle :

    Il est trop tard, j’ai promis ; j’ai bien vu que je ne vous convenais pas. Je crois que je ne serai pas malheureuse. Voyez la magnifique bague qu’il m’a donnée, voyez quel rubis admirable !

    Julien ne regarda pas le rubis ; il regarda tristement Giselle, prit son chapeau et sortit en disant :

    Julien (sortant, avec désespoir) :

    Pauvre enfant ! adieu pour toujours !

    Giselle resta stupéfaite.

    Giselle :

    Il est parti pour toujours…

    … dit-elle. Et elle pleura.


    #154825

    CHAPITRE 25 : GISELLE PLEURE, MAIS ELLE EST DUCHESSE ET MILLIONNAIRE :

     

    Giselle pleura longtemps ; elle regrettait Julien, elle regrettait de s’être engagée avec le duc, qu’elle n’aimait pas. Mais, le premier moment passé, elle chercha à s’étourdir sur l’avenir qu’elle s’était préparé, en songeant aux bijoux que lui donnerait son mari, à la vie heureuse qu’il lui ferait mener, au luxe dont elle serait entourée, à l’admiration dont elle serait l’objet. Elle compara cette existence à celle que lui aurait fait mener Julien, et dont elle exagéra à plaisir la monotonie et les privations.

    Giselle :

    Décidément, je serai bien plus heureuse avec le duc ; il n’osera me rien refuser, et je serai enfin maîtresse de mes actions.

    Giselle se leva et alla se regarder dans la glace.

    Giselle :

    Mon Dieu, quelle figure je me suis faite en pleurant ! j’ai les yeux rouges et bouffis ; si le duc me voit ainsi, que pensera-t-il ? Ce n’est pas aimable pour lui ; il croira que je regrette de m’être engagée. Il va venir, bien sûr. Je vais aller me bassiner les yeux et tâcher de prendre un air riant. Pauvre Julien ! je l’aimais pourtant ; mais pas assez pour être l’esclave de ses volontés. Quel dommage qu’il ait des idées si absurdes, qu’il ne soit pas duc, et qu’il n’ait pas cinq cent mille livres de rente comme ce duc que je n’aime pas !… Il va me faire de beaux présents probablement, le duc. Je lui demanderai des rubis ; j’aime beaucoup les rubis. Et les opales comme c’est beau, entouré de diamants !

    Giselle alla préparer son visage pour recevoir convenablement l’élu de sa vanité et non de son cœur. Avant de rentrer au salon, elle alla chez sa mère.

    Giselle :

    Maman, savez-vous que Julien est parti ?

    Léontine :

    Oui, mon enfant ; il m’avait dit hier qu’il viendrait ce matin de bonne heure pour te faire ses adieux. Pauvre Julien ! il pleurait en me faisant les siens.

    Giselle :

    C’est bien sa faute ! Moi aussi j’ai pleuré. Avez-vous vu le duc ?

    Léontine :

    Je ne l’ai pas vu ; mais il nous a écrit à ton père et à moi pour demander ta main ; il ajoute que c’est avec ton consentement qu’il fait cette démarche décisive.

    Giselle :

    C’est vrai, maman ; je suis décidée à l’épouser, puisque vous m’avez permis de choisir. J’aurais bien mieux aimé Julien, mais il est trop exigeant, trop sévère.

    Léontine :

    C’est-à-dire trop raisonnable pour toi, ma pauvre enfant. Au reste, ton père a pris beaucoup d’informations sur le duc ; il paraît qu’il mène une vie très rangée depuis qu’il t’aime, c’est-à-dire depuis près d’un an ; on le dit très généreux et bon pour ses domestiques ; il donne beaucoup aux pauvres ; il a un caractère excellent. Enfin, il y a tout lieu d’espérer que tu seras heureuse.

    Giselle :

    Voyez, maman, quelle bague il m’a donnée hier.

    Léontine :

    Déjà ? Tu n’aurais pas dû la recevoir.

    Giselle :

    C’était impossible, maman. Il m’a dit que c’était en mémoire de ma promesse ; que je pouvais porter cette bague en signe d’esclavage, non du mien, mais du sien, car ce serait lui qui serait mon esclave ; et il s’est mis à genoux devant moi, et il m’a baisé les mains. Je ne pouvais plus les lui arracher. Lui avez-vous répondu ?

    Léontine :

    Il a écrit qu’il viendrait lui-même chercher la réponse avant déjeuner ; je l’attends à chaque minute.

    Giselle :

    Faut-il que je reste ?

    Léontine :

    Je n’y vois pas d’inconvénient, puisqu’il s’est déjà expliqué avec toi.

    Giselle :

    Et que dit papa ?

    Léontine :

    Il a l’air content ; tu sais qu’il n’aimait pas beaucoup le pauvre Julien, parce qu’il te contrariait.

    Giselle :

    Oh ! maman, le duc va venir ; ne me parlez pas de Julien ; son souvenir me donne envie de pleurer.

    Le duc entra au moment où Giselle essuyait furtivement ses yeux remplis de larmes. Il le vit et s’en effraya.

    Le duc de Palma (s’écriant) :

    Giselle pleure, ses vœux et les miens seraient-ils repoussés ?

    Léontine (se levant et lui tendant la main) :

    Rassurez-vous, mon cher duc ; nous vous donnons Giselle avec plaisir ; mais une jeune personne ne prend pas une décision aussi grave sans donner quelques larmes à ses parents. Elle suit actuellement l’avis que donnait Victor Hugo à sa fille au moment de son mariage : « Sors avec une larme, entre avec un sourire ».

    Le duc de Palma (lui baisant la main) :

    Merci, mille fois et éternellement merci, chère, très chère Madame. (A Giselle) Giselle, essuyez ces larmes, bien naturelles sans doute, mais qui me causent une vraie souffrance, puisque c’est moi qui les fais couler. Je vous jure qu’une fois ma femme, vous n’en verserez jamais par ma faute.

    Giselle voulut parler, mais elle ne put articuler une parole ; elle répondit par une légère pression de la main que tenait le duc dans les siennes. Il déclara qu’il ne quitterait plus sa Giselle bien-aimée, et que du matin au soir il serait à ses ordres.

    Après le déjeuner, qui fut tragi-comique au milieu du sérieux un peu triste de M. et de Mme de Gerville, du mélange de larmes et de sourires de Giselle et des extases admiratives du duc, ce dernier, suivant Giselle pas à pas, s’établit près d’elle et lui demanda si elle aimait les bracelets.

    Giselle :

    Beaucoup, mais je n’en ai jamais porté.

    Le duc de Palma :

    Votre bras est pourtant fait pour porter tout ce qu’il y a de plus beau. Permettez-moi de vous en essayer un qui est fait sur la mesure du poignet de la Vénus de Médicis.

    Giselle sourit pendant que le duc tirait de sa poche un écrin en velours bleu et or ; il l’ouvrit et présenta aux yeux ravis de Giselle un bracelet de toute beauté, en diamants et rubis. Il le prit et l’attacha au bras de Giselle ; il allait parfaitement ; l’enchantement de Giselle, ses exclamations de joie récompensèrent largement le duc de son généreux présent. À partir de ce moment, Giselle se sentit toute consolée et ne songea plus à Julien ni aux quarante ans du duc. Chaque jour c’étaient de nouveaux cadeaux plus riches les uns que les autres ; il en faisait non seulement à Giselle, mais à toute sa famille et à ses jeunes amies, et y mettait une telle bonne grâce que Giselle commença à le trouver charmant, qu’elle attendait ses visites avec impatience et qu’il put se croire aimé.

    Toute la famille, y compris Mme de Monclair, partagea la bonne impression qu’il avait produite ; les domestiques l’adoraient ; il leur donnait des pièces d’or avec une profusion qui leur faisait chanter ses louanges. Giselle se trouvait entourée de personnes qui la félicitaient sur son choix.

    Le duc pressait beaucoup le mariage, et, à son grand ravissement, Giselle l’appuyait dans ses demandes, si bien qu’un mois après les derniers adieux de Julien, Giselle était duchesse de Palma.

    Les premiers temps furent un enchantement continuel. Les parents de Giselle la voyaient peu ; ils vivaient tristement dans l’isolement et dans la crainte, car ils connaissaient trop bien Giselle pour ne pas prévoir que ses exigences finiraient par lasser la patience du duc. En effet, une première scène éclata, un jour que le duc souffrait d’un rhumatisme au bras et lui demandait de passer une soirée à la maison pour lui donner un peu de repos.

    Giselle :

    Impossible, mon ami ; il faut absolument que vous me meniez au petit bal de la cour. J’ai une toilette ravissante et des invitations pour tout le temps du bal, y compris le cotillon ; et puis j’ai promis de souper à la table des duchesses et princesses : je ne peux pas manquer cette soirée, c’est impossible.

    Le duc de Palma :

    Mais, Giselle, je t’assure que je ne suis pas en état d’y aller. Je ne peux seulement pas lever le bras pour passer mon habit.

    Giselle :

    Alors, il faudra que j’y aille seule ; je ne peux pas manquer un petit bal de la cour.

    Le duc de Palma :

    Tu me laisseras donc tout seul, Giselle ? Moi, je sacrifierais tous les bals et les plaisirs du monde pour ne pas te quitter, pour te tenir compagnie.

    Giselle :

    Vous, je crois bien, vous avez dansé, vous vous êtes amusé pendant vingt ans et moi je commence, il n’y a que six mois que je suis mariée.

    Le duc de Palma :

    Mais, Giselle, ma bien-aimée Giselle, tu es bien jeune pour aller seule dans le monde. Écris un mot, mon amie, pour t’excuser. Je t’en prie, je t’en supplie.

    Giselle :

    Non, ce serait considéré comme une défaite ; tous ces messieurs diront que vous êtes jaloux.

    Le duc de Palma :

    Et quand ils le diraient, mon amie, ils ne seraient pas tout à fait dans le faux.

    La discussion continua quelques instants encore ; malgré les sollicitations les plus pressantes et les plus humbles, Giselle maintint sa volonté ; elle se coiffa, s’habilla et partit, croyant avoir beaucoup fait en s’étant laissé admirer pendant une demi-heure par son mari. Il resta seul et ne se coucha ni ne dormit jusqu’au retour de Giselle ; elle s’était beaucoup amusée ; il la reçut sans humeur et même avec tendresse ; elle l’en récompensa en lui racontant tous les plaisirs et les distinctions dont elle avait été l’objet ; elle l’embrassa, le cajola, l’assura qu’elle ne recommencerait pas ; que c’était à cause de la cour qu’elle avait cru devoir aller à ce bal. Elle fit si bien que le duc fut enchanté de sa femme, et qu’il l’aima et lui obéit plus que jamais.

    Des scènes pareilles et bien plus vives se renouvelèrent souvent et finirent par amener du refroidissement. Deux ans après son mariage, Giselle sortait seule pendant que son mari cherchait des distractions de son côté ; tous deux faisaient des dépenses folles qui mirent du désordre dans l’immense fortune du duc. Il n’en tint aucun compte, il joua pour s’étourdir et pour regagner au jeu ce que lui et sa femme avaient dissipé ; les choses en vinrent au point que le duc se trouva ruiné ; il abandonna Giselle qu’il n’aimait plus ; elle fut recueillie par ses parents, dont la vie s’écoulait dans les larmes et la désolation.


    #154826

    CHAPITRE 26 : GISELLE EST RUINEE, MALHEUREUSE ET REPENTANTE :

     

    Dix ans après son mariage, Giselle était un soir tristement assise dans le salon de sa mère ; chassée par son mari qui lui reprochait sa ruine, abandonnée du monde qui avait blâmé ses prodigalités et toute sa conduite, repoussée par tous, ruinée, souffrante, elle avait trouvé un asile chez ses parents ; ses malheurs avaient amené un changement total dans son caractère. La raison avait enfin repris le dessus ; son cœur s’était ouvert à la tendresse filiale ; son repentir était sincère ; elle songeait avec horreur à tous les chagrins qu’elle avait donnés à ses parents et à son mari.

    Ce soir-là Giselle était seule ; elle pleurait. Elle était en grand deuil de son mari, mort récemment à la suite d’une chute de cheval ; il avait consenti à la revoir à son lit de mort, et lui avait pardonné de bon cœur. Il avait expiré dans les bras de son confesseur et sa main dans celle de sa femme.

    Cette fin si malheureuse avait profondément impressionné Giselle et avait consolidé son retour à des sentiments chrétiens, qui avaient été totalement perdus dans le tourbillon du monde et de ses plaisirs.

    Elle était donc seule et pleurait.

    La porte s’ouvrit. Un homme entra précipitamment, croyant entrer chez Léontine. Giselle leva sur lui ses yeux baignés de larmes, poussa un cri et s’élança vers cet homme dont elle serra les mains avec force.

    Giselle (s’écriant) :

    Julien, mon cher Julien ! c’est le bon Dieu qui vous envoie ; vous que j’ai tant regretté, tant offensé ! Oh ! Julien, que je suis malheureuse ! Que de fois j’ai pensé à vous, au bien que vous m’auriez fait ! Quelle vie j’ai menée ! Que de douleurs j’ai causé ! Ah ! je vois clair maintenant dans ma conscience. J’ai causé le malheur de tous ceux qui m’ont aimée. J’ai causé en partie la ruine et la mort de mon mari. Ah ! Julien, pardonnez à la malheureuse Giselle, ne me repoussez pas ! Aidez à mon repentir.

    Giselle s’affaissa sur elle-même ; elle avait presque perdu connaissance. Julien, épouvanté, la releva, la plaça dans un fauteuil, saisit un verre d’eau qui se trouvait sur la table et bassina le front et les tempes de Giselle. Elle ouvrit les yeux, le regarda avec reconnaissance.

    Julien :

    Giselle, d’après quelques paroles que vous venez de dire, j’apprends un événement que j’ignorais, la mort de votre mari. Je savais votre ruine avant mon départ ; mais j’ai fait un long voyage, et mon premier soin à mon retour a été de venir voir votre pauvre mère que j’avais laissée bien malheureuse. Je vois avec bonheur que vous reconnaissez vos torts passés, et que vous êtes disposée à les réparer, ceux du moins qui sont encore réparables vis-à-vis de vos parents. Je vous remercie de la joie que vous a causé ma présence ; vous avez raison de compter sur ma vieille affection ; elle ne vous fera jamais défaut… Mais comme vous êtes changée, ma pauvre Giselle ! Votre embonpoint, vos belles couleurs ont disparu. Je vous avais laissée dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté ; je ne vous ai pas revue depuis le jour où je vous ai fait mes adieux, ici, dans ce même salon où je vous retrouve vêtue de deuil et versant des pleurs. Pauvre Giselle ! vous avez donc bien souffert ?

    Giselle :

    J’ai eu un temps d’enivrement ; je me croyais heureuse. Après vous avoir pleuré quelques instants, je n’ai plus songé à vous, votre souvenir ne m’est revenu que dans le malheur. J’ai subi le joug d’une tendresse passionnée que je ne partageais pas ; j’en ai abusé au point de la détruire complètement. J’ai eu mille peines, mille soucis ; j’ai ruiné mon mari ; je l’ai précipité dans une vie désordonnée qui a causé sa mort. J’ai abandonné mes parents toujours trop bons pour moi. Et quand j’ai fait un retour sur moi-même, il était trop tard ; le bonheur ne devait plus être mon partage. J’ai vingt-sept ans, et la vie est déjà finie pour moi ! En vous retrouvant toutefois, je me sens un peu consolée. Il me semble que c’est un secours que m’a envoyé le bon Dieu pour revenir entièrement à lui. Et vous, Julien, qu’êtes-vous devenu pendant mes dix années de coupables folies et de malheur ? Je n’ai jamais osé parler de vous. Êtes-vous marié ? Avez-vous des enfants ?

    Julien :

    Non, Giselle ; j’ai longtemps vécu seul chez moi à la campagne ; je m’y suis occupé utilement et j’y ai fait du bien. Je suis peu venu à Paris ; j’avais peur de vous y rencontrer, et certes je ne m’attendais pas aujourd’hui à vous rencontrer veuve et repentante.

    Giselle :

    Oui, Julien ; bien repentante, bien changée ; mon passé me fait horreur.

    Julien :

    Réparez le passé par l’avenir, ma chère Giselle. Soyez pour vos parents la consolation et l’orgueil de leurs vieux jours ; tout vous sera pardonné.

    Mme de Gerville rentra et fut aussi étonnée que l’avait été Giselle de retrouver Julien, qu’elle croyait encore en Orient. Elle le mit au courant des nouvelles de la famille. L’aimable et excellente Mme de Monclair était morte depuis deux ans, peu de temps après le départ de Julien pour l’Orient. Le vieil ami Tocambel, accablé de chagrin depuis la mort de cette charmante amie, était paralysé et tombé en enfance. Pierre et Noémi vivaient toujours dans une heureuse union. Georges venait de sortir de Saint-Cyr, Isabelle avait vingt ans et faisait ainsi que Georges le bonheur de ses parents. Blanche avait trois enfants ; Laurence en avait quatre.

    Léontine :

    Giselle est avec nous depuis trois ans ; elle a perdu son mari il y a dix mois, elle a été bien malade depuis ; vous trouverez en elle un changement complet ; elle nous tient compagnie et nous soigne avec un dévouement et une égalité d’humeur qui nous récompensent grandement de tout ce que nous avons souffert. Le monde n’a plus pour elle aucun attrait ; elle vit en famille sans désirer en sortir. Voilà ce que vous retrouvez après une absence de cinq ans, mon ami. Le calme partout.

     

    Giselle :

    Excepté dans mon cœur, chère maman. Je ne pourrai jamais me pardonner tout le mal que j’ai fait.

    Léontine :

    Le bonheur que tu donnes maintenant, ma Giselle, doit faire oublier tout ce que tu te reproches si amèrement…

    Giselle :

    Et si justement, maman.

    Julien ne se lassait pas de questionner Léontine et Giselle sur tous les événements dont il ignorait les détails ; il vint très assidûment partager les causeries de famille, et il vit avec satisfaction au bout de deux ans revenir la paix dans le cœur de Giselle ; elle reprenait, avec la santé, l’embonpoint et les couleurs qu’elle avait perdus ; ses entretiens avec Julien la rendaient plus calme et moins triste. Il lui témoignait la même affection qui l’avait touchée jadis ; et celle qu’elle éprouvait pour lui était bien plus dévouée, plus vive, plus absolue.

    Giselle (à mi-voix) :

    Hélas ! Si je l’avais aimé ainsi quand j’avais dix-sept ans, je n’aurais jamais été duchesse de Palma. J’ai manqué mon bonheur par ma faute ; j’en ai été et je suis encore bien cruellement punie.

    Julien :

    À quoi pensez-vous si tristement depuis quelque temps déjà, Giselle ?

    Giselle ne l’avait pas entendu entrer, elle tressaillit.

    Giselle :

    Je songeais au triste passé, Julien.

    Julien :

    Encore ! Toujours ce passé qui vous revient. Pourquoi ne pas songer à l’avenir ?

    Giselle :

    Parce qu’il n’y a pas d’avenir pour moi ; parce que je l’ai perdu par ma faute ; parce que j’ai épousé par vanité, par égoïsme, un homme que je n’aimais pas, et que j’ai rejeté celui que je préférais, que j’ai regretté pendant des années et que je regretterai toujours.

    Giselle fondit en larmes. Julien lui prit entre les siennes une de ses mains mouillées de pleurs.

    Julien (lui prenant la main) :

    Giselle, ma chère Giselle, j’aime votre douleur, parce qu’elle témoigne de votre changement, bien réel, bien complet ; mais j’aimerais bien mieux une douce gaieté et un esprit dégagé de toute inquiétude. L’homme que vous avez regretté, que vous vouliez bien aimer, n’est-il pas toujours là, désirant votre bonheur par-dessus toute chose, vous aimant toujours de toutes les forces de son cœur, vous demandant le bonheur d’une vie à deux, d’une vie d’époux chrétiens ? Si vous croyez pouvoir m’aimer encore comme je vous le demandais il y a dix ans, dites-le-moi, Giselle, et vous aurez comblé tous mes vœux.

    Giselle :

    Est-ce sérieux ce que vous dites, Julien ? Me croyez-vous digne encore de porter votre nom, de partager votre existence ?

    Julien :

    Plus digne que jamais, ma Giselle bien-aimée. Je n’ai jamais parlé plus sérieusement qu’aujourd’hui.

    Giselle :

    Alors, mon ami, voici ma main ; le cœur est à vous sans partage.

    Julien baisa cette main si désirée et demanda à Giselle de lui laisser le plaisir d’annoncer cette bonne nouvelle à M. et Mme de Gerville ; ils ne tardèrent pas à accourir pour féliciter Giselle et pour l’embrasser avec tendresse. Le mariage fut annoncé à la famille, tous s’en réjouirent sans exception. Les parents de Giselle lui refirent la dot qui avait été perdue avec toute la fortune du duc. Julien était riche ; Giselle devait être fort riche après ses parents. Les prodigalités passées n’avaient plus de chances de retour.


    #154827

    CHAPITRE 27 : GISELLE, PURIFIEE PAR LES LARMES, ARRIVE A UNE CONCLUSION :

     

    Le consentement de Giselle étant donné, le mariage eut lieu peu de temps après dans le château de Gerville ; les plus proches parents seuls y assistèrent ; il n’y eut ni fêtes ni réunions extraordinaires.

    Julien :

    Vous voici dépouillée de votre titre de duchesse. Ne le regrettez-vous pas un peu ?…

    … dit Julien à Giselle en revenant de la messe.

    Giselle :

    Je ne regrette qu’une chose, mon ami, c’est d’avoir consenti à le porter en vous sacrifiant à ma vanité. Que Dieu me pardonne cette grande faute de ma vie !

    Julien :

    Vous l’avez effacée en prenant aujourd’hui mon nom, Giselle.

    Giselle :

    Plaise à Dieu que je n’en fasse pas un objet de blâme, comme je l’ai fait pour celui de ce pauvre duc !

    Julien :

    Je n’ai aucune inquiétude à ce sujet, chère Giselle ; quand on a passé par les épreuves que vous avez supportées, et qu’on en sort avec le repentir si vrai et si profond que vous m’avez témoigné dès notre première entrevue, le cœur et l’âme reprennent une vie nouvelle. Ces repentirs sont rares, bien rares, il est vrai, mais ce n’est pas une grâce sans exemple et vous êtes là pour le prouver. Ce qui jadis n’apparaissait chez vous que par de rares intervalles, est devenu une pensée bien vraie, bien profonde ; vous avez appris à aimer Dieu et ses créatures. Je suis une de ces créatures favorisées, et j’en bénis le bon Dieu du fond de mon âme.

    Julien ne se trompa pas ; Giselle ne vit plus pour le monde ; elle se consacra tout entière au bonheur de son mari, de ses enfants et de ses parents, qui ne la quittent pas ; ils n’ont d’autre chagrin que le souvenir du passé, dont ils s’accusent avec raison. Les enfants, arrivés déjà au nombre de trois, sont parfaitement élevés. L’aîné, qui est une fille, annonçait une fâcheuse ressemblance de caractère avec sa mère, mais une répression ferme et sage efface tous les jours des aspérités d’humeur dont s’alarme Giselle. Julien rit de ses frayeurs, parce qu’il compte sur l’éducation pour faire disparaître ce qui est défectueux.

    M. et Mme de Néri ont marié leur fille Isabelle avec leur cousin Jacques, et tout annonce que le mariage sera heureux.

    Georges veut faire comme son beau-frère Jacques et comme son cousin Julien, se marier un peu tard, pour être un mari raisonnable et un père éclairé ; il a vingt-sept ans, et se trouve encore trop jeune.

    Quand Julien veut taquiner Giselle, il dit en parlant de sa petite Léontine : Quel amour d’enfant !

    Giselle :

    Oh ! Julien, je t’en prie, ne l’appelle pas ainsi ; si mon père et maman t’entendaient, ils seraient peinés ; tu sais que c’est le nom qu’ils me donnaient dans le temps où j’étais si méchante !

    Julien riait ; mais, une fois qu’il l’avait répété sans voir sa belle-mère qui venait d’entrer, elle pleura si amèrement que Julien en fut désolé et qu’il promit à Giselle de ne plus jamais rappeler ce funeste souvenir.


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