Symphonie en noir foncé [validé]

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    ChristinaChristina
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      Bonjour !
      Que diriez-vous d’une petite récréation ? Peut-être que ce mini texte vous plaira, j’ai très envie de le partager avec vous.
      Merci pour votre vote.
      A bientôt,
      Christina

      Symphonie en noir foncé
      « Maman, j’aimerais aller voir la mer ; toi qui es à moitié française, dis-moi quelle côte est la plus belle !
      — La côte la plus belle ? Laisse-moi réfléchir. Je pense que c’est la côte bretonne, ou alors la Normandie. Mais sans aller aussi loin, j’ai souvent passé des week-ends à Honfleur du temps de mon premier mari, c’est un très joli petit port, à deux heures de Paris. Pourquoi tu n’essaierais pas ?
      — Et c’est loin par rapport à ici ?
      — Ah oui, depuis la Suisse, ça fait un bout quand même, regarde sur Google Maps, fais-toi un itinéraire, ça te donnera une idée.
      — Oui, je vois, c’est loin, c’est vrai, ça fait neuf heures de trajet, dix-huit minimum aller-retour, surtout par les petites routes, au fait tu peux me dire ce qu’il me reste sur mon compte ?
      — Bien sûr, il te reste à peine de quoi survivre jusqu’à la fin du mois, sans faire de folies.
      — Oh, mais ça suffit. Si je pars samedi, après le mariage de Bastien je peux rouler dimanche et rentrer lundi puisque c’est férié…
      — Mais… tu ne vas pas faire ça tout seul ???
      — Si, si, c’est bien ce que j’avais prévu, de toute façon personne ne veut venir avec moi ou alors ils n’ont pas les moyens.
      — Non, je t’assure Fils, ne pars pas tout seul, tu vas être épuisé, il peut arriver n’importe quoi, je t’en prie, réfléchis…
      — OK, je vais voir… si je pars je vous redis ! »

      Jamais autant que maintenant je n’ai ressenti mon impuissance. Alors va, mon fils, va. Pars à l’aventure et laisse-moi trembler. Je me souviens de tes premiers pas comme si c’était hier. J’ai dans les yeux la couleur de ton pull, celle du collant que tu portais ce jour-là. Tes deux petits bras levés en recherche d’équilibre, haut par-dessus ta tête, tes boucles magnifiques et ton rire conquérant.
      Oui, pars mon fils et laisse-moi trembler. N’est-ce pas le lot de toutes les mères que de craindre pour leurs fils depuis la nuit des temps ? Je ferai des cauchemars toute la nuit t’imaginant dans ton périple. Ton père me dira : « ne peux-tu donc pas l’imaginer savourant son voyage, assis sur une plage, heureux et serein ? » Non, je ne peux pas. NON. Pas tant que je reverrai en pensées tous ces jolis bouquets que les parents de garçons et de filles, de 18 ou de 20 ans (tu sais, ceux qui, presque comme le nôtre, viennent de passer leur permis), accrochent aux arbres dans l’impitoyable côte qui descend vers la plaine, chaque année à la même époque. Ça n’arrive pas qu’aux autres ! Je me passerai l’Homme sans passé de Aki Kaurismaki en boucle. Surtout le début, quand le héros est endormi sur un banc public, épuisé par une longue journée de marche, et où il se fait attaquer, tabasser et détrousser par trois nazillons armés de battes de base-ball. Très évocateur les battes de base-ball, très efficace pour la paranoïa. Je te pleurerai, mon fils chéri, couché dans un fossé, couvert de sang, laissé pour mort. Je te cauchemarderai en collision frontale, éjecté de ton véhicule. Je t’imaginerai, accablé de fatigue, perdu dans les sens uniques d’une banlieue hostile, la tête en feu et la peur au ventre.
      Que dois-je faire dis-moi ?
      Te retenir par les pans de ton T-shirt ? M’accrocher à toi comme ces mères (juives) antiques, toutes de noir vêtues, couvertes de cendres et barbouillées de larmes ? Te couper les c…, les ailes ? Dois-je te dire mes peurs, mes craintes, mes angoisses, en trois mots t’empoisonner la vie ?
      Depuis que je te l’ai transmise, cette vie, j’ai dû apprendre à faire le deuil de toi. Apprendre à te rendre libre. À te donner le courage de partir. À survivre sans moi. À être heureux sans moi. À être responsable. Et maintenant que tu es tout cela, j’aurais bien mauvaise grâce de ne pas te faire confiance n’est-ce pas ? D’autant que depuis deux ans que tu nous as quittés, ton père et moi, tu t’es toujours montré extraordinairement sérieux.
      Comme tous les petits garçons du monde tu vas faire ta vie et personne ne pourra t’en empêcher. Tout ce que je souhaite c’est qu’elle soit longue et belle ta vie, et que je n’en voie pas la fin… de mon vivant.

      Épilogue
      Après deux jours d’angoisses j’ai fini par me calmer et lâcher prise. Heureusement que mon âme sœur, mon alter ego, le père de mon fils prodige s’est montré (une fois de plus) extraordinaire de patience et de tolérance, de tendresse, de compréhension et d’humour. De fait, samedi soir j’étais revenue à mon état normal de béatitude myope.
      Sans nouvelles, je me suis dit qu’il avait dû réfléchir et que, voyant qu’il n’avait pas les moyens de ses ambitions, il aura laissé tomber cette idée farfelue. Je me suis couchée sereine, sans pour autant me plonger dans un Stephen King.
      Notre fils est passé lundi soir, en coup de vent. Il nous a raconté ses aventures. Samedi soir après le mariage auquel il était invité, il est passé chez lui prendre deux ou trois affaires. Puis il a pris la route, vers une heure trente. A trois heures du matin il était à Annecy. Il a dormi une heure sur le bord de la route, puis il a repris, par les petites routes toujours, le chemin de Saint-Tropez, il s’est arrêté à Sainte-Maxime, a plongé une tête dans l’eau, mangé un morceau et retour…
      À minuit, il était dans son lit !
      Pour une fois qu’il se couche tôt !

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