TOLSTOI, Léon – Trois Morts

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      Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
      Maître des clés

        Léon Tolstoï (1828-1910)

        TROIS MORTS (1859)

        Traduction de J.-Wladimir BIENSTOCK (1868-1933)

        C'ETAIT l'automne. Deux équipages trottaient rapidement sur la grande route. Deux femmes étaient assises dans la première voiture. L'une, la maîtresse, était maigre et pille, l'autre, la femme de chambre, rouge, luisante et grosse. Des cheveux courts, secs, s'échappaient de son chapeau démodé; de sa main rouge, au gant déchiré, elle les rajustait prestement.

        Sa forte poitrine, couverte d'un plaid, respirait la santé. Les yeux mobiles, noirs, suivaient, à travers les vitres, les champs qui fuyaient, ou regardaient timidement la maitresse, ou bien jetaient un regard inquiet dans le coin de la voiture. Devant le nez de la femme de chambre, se balançait le chapeau de la maîtresse attaché au filet ; sur ses genoux, elle tenait un petit caniche; ses jambes, soulevées par les caisses qui encombraient le véhicule, les frappaient à peu prés en mesure, selon le balancement bruyant des ressorts et le tremblement des vitres.

        Les mains croisées sur les genoux, les yeux clos, la maîtresse se balançait faiblement sur les coussins placés derrière son dos; elle fronçait un peu les sourcils, toussait d'une manière contenue. Elle avait sur la tête un bonnet de nuit blanc, et un fichu bleu s'attachait sous son cou délicat et blanc. Une raie droite, qui se perdait sous le bonnet, divisait ses cheveux blonds très plats et pommadés, et la blancheur de cette large raie avait quelque chose de sec et de livide.

        La peau fanée, un peu jaunâtre, ne serrait pas trop les traits fins et polis de son visage et prenait un reflet rouge sur les pommettes. Les lèvres étaient sèches et agitées, les cils rares et droits. Le manteau de voyage, en drap, faisait des plis raides sur la poitrine creusée. Bien que les yeux fussent fermés, le visage de la malade exprimait la fatigue, l'irritation et la souffrance continue.

        Le valet, appuyé sur son siège, sommeillait. Le postillon criait et fatiguait bravement ses quatre grands chevaux en sueur et se retournait quelquefois vers le postillon qui conduisait l'autre voiture. Les traces larges et parallèles des roues s'allongeaient régulièrement sur la boue de terre glaise de la chaussée. Le ciel était gris et froid. Le brouillard humide tombait sur les champs et sur la route. Dans la voiture, l'air était suffocant, imprégné d'une odeur d'eau de Cologne et de poussière.
        La malade tourna la tête et, lentement, ouvrit les yeux. Ils étaient grands, brillants et d'une belle couleur foncée.

        « Encore » dit-elle en repoussant nerveusement de sa main maigre, jolie, le pan du manteau de la femme de chambre qui frôlait à peine sa jambe ; et sa bouche esquissa une moue de malade. Matriocha prit à deux mains le manteau, se souleva sur ses fortes jambes et s'assit plus loin. Son frais visage se couvrit d'une rougeur plus vive.
        Les beaux yeux sombres de la malade suivaient avec anxiété les mouvements de la femme de chambre. La maîtresse s'appuya des deux mains sur le siège et voulut se soulever pour s'asseoir plus haut, mais ses forces la trahirent. Sa bouche se crispa et tout son visage prit une expression d'ironie méchante et impuissante : «  Si encore tu m'aidais… Ah! ce n'est pas la peine! Je peux m'en passer ; seulement, ne mets pas sur moi tous ces sacs, je t'en prie! … Ne me touche pas plutôt si tu ne comprends pas ! »
        La maitresse ferma les yeux, et de nouveau, relevant rapidement les paupières, regarda la femme de chambre. Matriocha la regardait en mordant sa lèvre rouge. Un gros soupir s'échappa de la poitrine de la malade, mais le soupir, sans se terminer, se transforma en toux. Elle se détourna, fit une grimace, et se prit la poitrine deux mains. Quand la toux cessa, elle referma les yeux et derechef se tint immobile.

        Le coupé et la calèche arrivèrent au village, Matriocha dégagea sa grosse main de son fichu et se signa,
        « Qu'est-ce ? » demanda la maîtresse.
        – Le relais, madame.
        – Pourquoi te signes-tu, je te le demande?
        – L'église, madame. »
        La malade se tourna vers la portière et lentement se signa en regardant, avec de grands yeux,
        La haute église du village que contournait la voiture.
        Les équipages s'arrêtèrent ensemble près du relais.
        De la calèche, sortirent le mari de la dame et le docteur. Ils s'approchèrent du coupé.

        «  Comment vous sentez-vous? demanda le docteur en lui tâtant le pouls.
        – Eh bien, mon amie, comment vas-tu ? Tu n'es pas fatiguée ? demanda en français le mari. Ne veux-tu pas descendre ? »
        Matriocha arrangeait les paquets et se serrait dans le coin pour ne pas gêner la conversation.
        « Rien … toujours pareil, répondit la malade. Je ne descendrai pas. »
        Le mari resta un instant près du coupé puis entra au relais. Matriocha, bondissant de la voiture, courut dans la boue sur la pointe des pieds, jusqu'à la porte cochère.
        « Si je me sens mal, ce n'est pas une raison pour que vous ne déjeuniez pas », dit la malade, avec un faible sourire, au docteur qui se tenait près de la portière.
        « Aucun d'eux ne s'intéresse à moi », se dit-elle pendant que le docteur, qui s'éloignait, gravissait rapidement les marches du relais. « Ils vont bien, alors tout leur est égal; oh ! mon Dieu ! »
        « Eh bien, Edouard Ivanovitch, dit le mari en allant au-devant du docteur et se frottant les mains avec un sourire gai. J'ai ordonné d'apporter la cantine, qu'en pensez-vous ?
        – Ça ira, répondit le docteur.
        – Eh bien, comment va-t-elle ? demanda le mari en soupirant, baissant la voix et soulevant les sourcils.
        – J'ai toujours dit qu'elle ne pourrait supporter le voyage jusqu'en Italie, mais Dieu veuille qu'elle aille jusqu'à Moscou, surtout par un pareil temps !
        – Que faut-il donc faire? Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Le mari se cacha les yeux avec la main.
        – Donne ! fit-il au valet qui apportait la cantine.
        – Il fallait rester, prononça le docteur en haussant les épaules.
        – Mais que pouvais-je faire ? reprit le mari. J'ai tout fait pour la retenir. J'ai tout objecté : nos ressources, les enfants que nous devons laisser à la maison, mes affaires -, elle n'a rien voulu entendre. Elle fait des plans pour notre séjour à l'étranger comme si elle se portait bien. Quant à lui révéler son état, ce serait la tuer.
        – Mais elle est déjà perdue, vous devez le savoir, Vassili Dmitriévitch. On ne peut vivre sans poumons, et les poumons ne repoussent pas. C'est triste, c'est pénible, mais qu'y faire ? Mon affaire et la vôtre, c'est seulement d'adoucir le plus possible ses derniers jours. Un confesseur serait nécessaire.
        – Ah ! mon Dieu. Mais comprenez donc ma situation, si je lui rappelle les suprêmes devoirs. II en arrivera ce qui pourra, mais je ne lui en parlerai pas. Vous savez comme elle est bonne.
        – Cependant, essayez de la persuader de rester jusqu'à l'hiver, sinon un malheur peut arriver en route… dit le docteur d'un ton important, en hochant la tête. »
        « Axioucha ! Axioucha ? » criait d'une voix perçante la fille du maître de poste en jetant un fichu sur sa tête et en courant sur le perron malpropre de l'escalier de service. « Allons regarder la dame de Chirkino, on dit qu'on l'emmène à l'étranger pour guérir son mal de poitrine. Je n'ai jamais vu de poitrinaire ! »
        Axioucha bondit sur le seuil, et toutes deux, se tenant par la main, coururent derrière la porte cochère. Elles passèrent devant la voiture en ralentissant le pas et regardèrent par la vitre baissée.
        La malade avait le visage tourne de leur côté mais, en remarquant les curieuses, elle fronça les sourcils et se détourna.
        « Mes petites mères » dit la fille du maître de relais en tournant rapidement la tête. Quelle beauté c'était et qu'est-elle devenue maintenant ?.. . C'est affreux. As-tu vu? As-tu vu, Axioucha?
        – Oui, qu'elle est maigre ! affirma celle-ci. Allons encore regarder une fois, comme si nous allions vers le puits. Tu vois, elle se détourne, mais j'ai quand même pu la voir. Que c'est triste, Macha !
        – Quelle boue ! » fit Macha ; et toutes deux franchirent en courant le seuil de la porte cochère.
        « Je suis sans doute devenue effrayante, se dit la malade. Vite, oh ! le plus vite à l'étranger ! Là-bas, je me remettrai bientôt. »
        «  Eh bien, comment vas-tu, mon amie ? » demanda son mari en s'approchant de la voiture, tout en mâchant quelque chose.
        « Toujours la même question, pensa la malade, mais, lui, il mange ! »
        « Bien, dit-elle les dents serrées.
        – Sais-tu, mon amie, je crains que la route ne te fatigue encore plus, et Edouard Ivanovitch est du même avis. – Ne faudrait-il pas mieux rentrer chez nous ? »
        Elle se tut, irritée.
        « Le temps se remettra, la route sera peut-être meilleure, tu iras mieux et nous partirons tous ensemble.
        – Excuse-moi. Si je ne t'avais pas écouté, depuis longtemps je serais à Berlin et tout à fait guérie.
        – Mais que veux-tu, mon ange ?… C'était impossible, tu le sais, et si maintenant tu attendais un mois, tu te reposerais bien, je terminerais mes affaires et nous emmènerions les enfants.
        – Les enfants se portent bien, moi pas.
        – Mais, mon amie, comprends donc, si par le temps qu'il fait tu te sens plus mal en route… à la maison du moins.
        – Quoi ! quoi ! à la maison !… Mourir à la maison ! » répondit aigrement la malade. Mais le mot mourir l'effrayait visiblement. Elle regarda son mari d'un air suppliant et interrogateur. Lui baissa les yeux et se tut. La bouche de la malade se courba tout à coup comme chez les enfants et des larmes coulèrent de ses yeux. Le mari s'enfouit le visage dans son mouchoir et, silencieux, s'éloigna de la voiture.
        « Non, je partirai », dit la malade en levant les yeux au ciel.

        Elle joignit les mains et se mit à murmurer des paroles incompréhensibles.
        « Mon Dieu ! Pourquoi ? » disait-elle, et ses larmes coulaient plus abondantes. Elle pria longtemps, ardemment, mais, dans sa poitrine, quelque chose de douloureux l'oppressait encore.
        Le ciel, les champs, fa route étaient également gris et sombres ; le même brouillard d'automne tombait toujours également sur la boue de la route, sur les toits, sur la voiture, sur les touloupes des postillons qui, s'interpellant gaiement à haute voix, graissaient et astiquaient la voiture…

        *
        **

        L'équipage était prêt, mais le postillon tardait encore. Il était dans l'isba des postillons.
        L'isba était sombre, la chaleur y était étouffante, l'air très lourd, on y sentait l'odeur d'habitation, de pain frais, de choux et de peau de mouton.
        Quelques postillons étaient là. La cuisinière était près du poêle, sur lequel était couché un malade couvert de peaux de mouton.
        «  Oncle Fédor ! Hé ! oncle Fédor ! dit un jeune garçon, le postillon en touloupe, le fouet à la ceinture, en entrant dans la chambre et s'adressant au malade.
        – Que veux-tu à Fedka, bavard? fit l'un des postillons. Tu vois, on t'attend à la voiture.
        – Je veux lui demander ses bottes, j'ai usé les miennes », répondit le garçon en secouant sa chevelure et en rattachant ses moufles à sa ceinture.
        « Est-ce qu'il dort ? Hé ! l'oncle Fédor ? répéta-t-il en s'approchant du poêle.
        – Quoi ? » prononça une voix faible. Et un visage roux et maigre émergea de dessus le poêle. La main large, décharnée, décolorée, remonta l'armiak sur l'épaule pointue couverte d'une chemise sale.
        « A boire, frère ! Que veux-tu ? »
        Le garçon tendit un petit gobelet avec de l'eau.
        «  Mais quoi, Fédia ! dit-il en hésitant, je pense que maintenant tu n'as plus besoin de bottes neuves ; donne les-moi. Je crois que tu ne marcheras plus guère. »
        Le malade, penchant sa tête fatiguée vers le gobelet, et mouillant dans l'eau trouble ses moustaches rares, pendantes, but à petits coups, mais avec avidité. Sa barbe était embroussaillée, malpropre, ses yeux enfoncés, vitreux se levaient avec difficulté vers le visage du garçon. Quand il eut fini de boire, il voulut lever la main pour essuyer ses lèvres mouillées, mais il n'y parvint pas et s'essuya sur la manche de l'armiak. Sans rien dire, en respirant lourdement du nez, il regardait droit dans les yeux du garçon, et rassemblait ses forces.
        « Tu les as peut-être déjà promises à quelqu'un ? Alors, tant pis, prononça le garçon. Le principal, pour moi, c'est que la route est mouillée et qu'il me faut aller au travail, alors, j'ai pensé à demander ses bottes à Fedka, puisqu'elles ne lui étaient plus utiles. Si tu en as besoin, dis-le… »
        Quelque chose se mit à rouler, à ronfler dans la poitrine du malade; il se pencha, étouffé par une toux gutturale qu'il ne pouvait vaincre.
        «  En quoi lui seraient-elles utiles? V'là le deuxième mois qu'il ne décolle pas du poêle, s'écria spontanément la cuisinière, d'une voix coléreuse qui emplit l'isba. Tu vois, il râle. J'en ai même mal là-dedans, quand je l'entends. Quel besoin aurait-il encore de ses bottes ? On ne l'ensevelira pas avec des bottes neuves, et il est temps enfin qu'il s'en aille, que Dieu me pardonne! Tu vois comme il souffre; il faut le transporter dans une autre isba ou n'importe où ! On dit qu'il y a en ville des hôpitaux ; et puis, n'est-ce pas insupportable ? Il occupe tout le coin, il n'y a plus de place, et avec ça, on exige de la propreté !
        – Hé ! Sérioja ! Va, les maîtres t'attendent ! » cria du dehors le chef du relais.
        Sérioja allait partir sans attendre la réponse, mais le malade, qui toussait, lui fit signe des yeux qu'il voulait répondre.
        «  Sérioja, prends les bottes », dit-il en suffoquant ; puis se reposant un peu : «  Seulement, écoute, achète une pierre tombale, quand je mourrai, ajouta-t-il en grommelant.
        – Merci, I'oncle ; alors, je les prends, et la pierre, je te jure que je l'achèterai.
        – Voilà, les  gars vous avez entendu ! » prononça encore le malade ; et, de nouveau, il se pencha et commença à râler.
        « Bon, nous avons entendu, dit l'un des postillons.
        – Va vite, Sérioja, voilà le chef qui court de nouveau. C'est la maîtresse de Chirkino qui attend. »
        Sérioja ôta vivement ses immenses bottes déchirées, et les jeta sous le banc. Les bottes neuves de l'oncle Fédor étaient justes à ses pieds, et Sérioja, en le regardant, se dirigea vers la voiture.
        « Quelles belles bottes ! Donne, je les graisserai »,dit le postillon qui tenait la graisse à la main, pendant que Sérioja montait sur le siége et prenait les guides. « T'en a-t-il fait cadeau ?
        – En es-tu jaloux ? fit Sérioja en se levant et en enveloppant ses jambes des pans de son armiak.
        Laisse ! Hé ! vous, les amis ! » cria-t-il aux chevaux.
        Il brandit son fouet, et les voitures, avec les passagers, leurs valises, leurs paquets, disparurent dans le brouillard gris d'automne, en roulant rapidement sur la route mouillée.

        Le postillon malade, lui, restait dans l'isba étouffante, sur le poële, et, ne pouvant pas cracher, se retournait avec effort de l'autre côté, puis se calmait. Dans l'isba, jusqu'au soir, ce furent des allées et venues : on parlait, on mangeait, on n'entendait pas le malade. Avant la nuit, la cuisinière monta sur le poêle et lui tira la touloupe sur les jambes.
        « Ne te fâche pas aprés moi, Nastassia, prononça le malade, bientôt ton coin sera débarrassé.
        – Bon, bon, ça ne fait rien, murmura Nastassia. Mais, l'oncle, dis donc où tu as mal.
        – Tout l'intérieur est malade. Dieu sait ce qu'il y a.
        – La gorge aussi doit te faire mal quand tu tousses ?
        – J’ai mal partout, c’est la mort qui est rendue, voilà ! Oh ! Oh ! Oh ! gémit le malade.
        – Couvre tes pieds… tiens… comme ça », dit Nastassia en le couvrant de l'armiak et descendant du poêle.
        Pendant la nuit, une veilleuse éclairait faiblement l'isba. Nastassia et une dizaine de postillons, qui ronflaient haut, dormaient sur le sol et sur les bancs. Le malade seul geignait faiblement, toussotait et s'agitait sur le poêle. Vers le matin, il se calma tout à fait.
        «  J'ai fait un drôle de rêve cette nuit, dit la cuisinière, en s'étirant dans le demi-jour du matin, J’ai vu l'oncle Fédor qui descendait du poêle, il allait fendre du bois. « Donne, disait-il, Nastia, je  t'aiderai », et moi je lui répondais. « Mais tu ne pourras pas fendre le bois » ; mais lui, il prend la hache et les copeaux volent, volent… « assez,  dis-je, t'es malade ! – Non, dit-il, je vais bien. »
        Et quand il se lève, la peur me saisit, je crie et je m'éveille. Il est peut-être mort… Oncle Fédor!
        Hé ! oncle Fédor ! »
        Fédor ne répondait pas.
        « En effet, il est peut-être mort. Faut regarder », dit l'un des postillons en se levant.
        La main maigre, couverte de poils roux, pendait du poêle, elle était froide et décolorée.
        « Faut aller prévenir le chef. On dirait qu'il est mort », dit un postillon.
        Fédor n'avait pas de parents ; il était de loin.
        Le lendemain on l'enterra au nouveau cimetière, derrière le bois, et Nastassia, pendant plusieurs jours, racontait à chacun son rêve et disait s'être aperçue la première de la mort de l'oncle Fédor.

        *
        **

        Le printemps arriva. En ville, dans les rues mouillées, des ruisselets rapides dévalaient au milieu des petits glaçons couverts de fumier. Les habits étaient clairs et les voix des gens qui circulaient sonnaient gaiement. Dans les jardins, derrière les haies, se gonflaient les premiers bourgeons, et les branches, à peine visibles, se balançaient sous un vent frais. Partout  coulaient et tombaient des gouttes transparentes… Les moineaux pépiaient et voltigeaient sur leurs petites ailes. Du côté ensoleillé des haies, des maisons et des arbres, tout s'agitait et brillait. Dans le ciel, sur la terre et dans le cœur de l'homme tout était jeune et joyeux.

        Dans rune des rues principales, de la paille fraîche avait été répandue devant une grande maison de maîtres. Dans la maison se trouvait cette même malade, cette mourante, qui se hâtait pour aller à l'étranger.
        Près de la porte fermée de la chambre se tenaient le mari et une femme âgée. Le prêtre assis sur un divan, les yeux baissés, tenait un objet recouvert de l’étole. Dans un coin, une vieille femme, la mère de la malade, était allongée dans un fauteuil Voltaire et pleurait amèrement. Près d'elle, une femme de chambre tenait à la main un mouchoir propre en attendant qu'elle le demandât. Une autre frottait les tempes de la vieille et, par-dessous un bonnet, éventait sa tête grise :

        «  Que le Christ vous aide, mon amie ! disait le mari à la femme âgée qui était debout avec lui, près de la porte. Elle a en vous une telle confiance, et vous savez si bien lui parler. Exhortez-la bien, ma colombe, allez. »
        Il voulut lui ouvrir la porte, mais la cousine le retint. Elle porta plusieurs fois son mouchoir à ses yeux et secoua la tête. « Maintenant, on ne voit plus que j'ai pleuré ?»
        dit-elle. Et, ouvrant la porte, elle entra.
        Le mari était très ému et semblait brisé. Il se dirigea vers la vieille mais, à quelques pas d'elle, il se détourna, marcha dans la chambre et s'approcha du prêtre. Celui-ci le regarda, leva les yeux au ciel et soupira. Sa petite barbiche épaisse, grise, se souleva aussi puis s'abaissa.
        « Mon Dieu ! mon Dieu ! dit le mari.
        – Que faire ? dit en soupirant le prêtre ; et de nouveau ses sourcils et sa petite barbiche se soulevèrent et s'abaissèrent.
        « Et sa mère qui est ici! Elle ne le supportera pas ! dit le mari presque désespéré. L'aimer comme elle l'aimait ! Oh ! je ne sais pas… Peut-être parviendrez-vous à la calmer, mon père ; à la convaincre ne pas rester ici. »
        Le prêtre se leva et s'approcha de la vieille dame. « C'est vrai, personne ne peut apprécier le cœur d'une mère, dit-il. Cependant, Dieu est miséricordieux. »
        Le visage de la vieille, tout à coup, commença à trembler en proie à un hoquet d'origine nerveuse.
        « Dieu est miséricordieux, continua le prêtre, quand elle se calma un peu. Je vous dirai que dans une paroisse il y avait un malade, pire que Maria Dmitrievna. Eh bien, un simple boutiquier l'a guérie en un rien de temps avec des herbes. Et même cet homme est maintenant à Moscou. Je le disais à Vassili Dmitrievitch, on pourrait au moins essayer, ce serait une consolation pour la malade. Tout est possible au Bon Dieu.
        – Non, elle est perdue ! prononça la vieille. Au lieu de moi, c'est elle que Dieu prend. »
        Et le hoquet nerveux devenant plus fréquent, elle perdit connaissance.
        Le mari cacha son visage dans ses mains et sortit de la chambre.
        La première personne qu'il rencontra dans le couloir fut le garçon de six ans, qui, tout en courant, tâchait d'attraper sa sœur cadette.
        « Eh bien ! Vous n'ordonnez pas de mener les enfants près de leur maman? demanda la vieille bonne.
        – Non, elle ne veut pas les voir. Ça la fatigue. »
        Le garçon s'arrêta un moment et regarda fixement le visage de son père ; et aussitôt, en gambadant et poussant des cris joyeux, il courut plus loin. « C'est le cheval noir, papa », cria-t-il, en montrant sœur.
        Cependant, dans l'autre chambre, la cousine était assise près de la moribonde, et, par une conversation habilement conduite, s'efforçait de la préparer à l'idée de la mort. Le docteur, près de l'autre fenêtre, préparait une potion.
        La malade, en camisole blanche, tout entourée de coussins, était assise sur le lit et, silencieuse, regardait sa cousine.
        « Hé ! mon amie, dit-elle en l'interrompant, ne me préparez pas. Ne me considérez pas comme une enfant. Je suis chrétienne. Je sais tout. Je sais que je ne vivrai plus longtemps. Je sais que si mon mari m'avait écoutée plus tôt, je serais en Italie, et que peut-être, sûrement même je serais guérie. Tout le monde le lui disait. Mais que faire, c'est évidemment la volonté de Dieu. Nous sommes tous des pêcheurs, je sais cela, mais j'espère qu'avec la grâce de Dieu, tout sera pardonné, tout doit être pardonné. J'essaie de me comprendre, car moi aussi j'ai des pêchés sur la conscience, mon amie ; mais aussi, combien ai-je souffert ! J'ai essayé de supporter patiemment mes souffrances…
        – Alors, faut-il appeler le prêtre, mon amie? Après la communion, vous vous sentiriez mieux. La malade inclina la tête en signe de consentement.
        « Dieu, pardonnez-moi mes péchés », murmura-t-elle.
        La cousine sortit et fit signe au prêtre.
        « C'est un ange », dit-elle au mari, les larmes aux yeux.  Le mari se mit à pleurer. Le prêtre entra dans la chambre ; la vieille était encore sans connaissance ; la première chambre était toute silencieuse.
        Cinq minutes après, le prêtre franchit la porte, ôta son étole et remit en ordre ses cheveux.
        « Grâce à Dieu elle est maintenant plus calme et désire vous voir, dit-il.
        La cousine et le mari entrèrent. La malade pleurait doucement en regardant l'icône.
        « Je te félicite, mon amie, dit le mari.
        – Merci! Comme je me sens bien, maintenant. Quelle douceur incomparable j'éprouve. » Et un sourire léger jouait sur ses lèvres. « Comme Dieu est miséricordieux ! N'est-ce pas ? Il est miséricordieux et tout-puissant ! »
        Et de nouveau, avec une piété avide, les yeux pleins de larmes, elle regarda l'icône.

        Puis, tout à coup, elle parut se rappeler quelque chose et, d'un signe, elle appela son mari.
        « Tu ne veux jamais faire ce que je te demande… dit-elle d'une voix faible et mécontente.
        Le mari allongeait le cou et l'écoutait docilement. « Quoi, mon amie ?
        – Combien de fois t'ai-je dit que ces docteurs ne savent rien ; il y a des remèdes simples qui guérissent… Voilà… le prêtre disait… un homme du peuple, envoie…
        – Qui chercher, mon amie ?
        – Mon Dieu! il ne veut rien comprendre… »
        Et la malade se crispa et ferma les yeux.
        Le docteur s'approcha d'elle et lui prit la main.
        Le pouls était de plus en plus faible. Il cligna les yeux vers le mari. La malade remarqua ce signe et se retourna effrayée. La cousine se détourna et se mit à pleurer.
        « Ne pleures pas, tu nous tourmentes, et toi et moi, et cela m’ôte la suprême tranquillité.
        – Tu es un ange ! dit la cousine en lui baisant la main.
        – Non, embrasse-moi ici. On ne baise à la main que les morts. Mon Dieu ! Mon Dieu ! »
        Le même soir, la malade n'était plus qu'un cadavre, et ce cadavre était mis en un cercueil placé dans la salle de réception. Dans la grande pièce aux portes fermées, un diacre, assis, nasillait monotonement les psaumes de David. La lumière claire des cierges tombait de hauts chandeliers d'argent sur le front pâle de la morte, sur ses mains inertes, cireuses et sur les plis pétrifiés du linceul, que soulevaient lugubrement les genoux et les doigts de pieds. Le diacre, sans comprendre les paroles, les débitait de sa voix monotone, et dans la chambre les sons résonnaient étrangement et s'étouffaient.
        De temps en temps, d'une chambre éloignée, arrivaient les voix des enfants et leurs piétinements.

        «  Caches-tu ta face : elles sont troublées. Retires-tu leur souffle : elles défaillent et retournent en leur poudre. Mais si tu renvoies ton Esprit, elles sont créées, de nouveau, et tu renouvelles la face de la terre.
        « Que la gloire de I'Eternel soit célébrée à toujours. »
        (Psaume 103, versets 29-30-31. Version Osterwald.)

        Le visage de la morte était sévère et majestueux.
        Ni sur le front pur, glacé, ni sur les lèvres serrées, pas un mouvement.
        Elle était tout attention! Comprenait-elle au moins, maintenant, ces grandes paroles ?

        *
        **

        Un mois plus tard, une chapelle dé pierre s'élevait sur la tombe de la défunte. Sur celle du postillon il n'y avait pas encore de pierre, et seule l'herbe verte poussait sur le petit tertre, unique indice d'une existence humaine disparue.
        « Ce sera un péché, Sérioja, si tu n'achètes pas la pierre pour Fédor, dit un jour la cuisinière.
        Autrefois tu disais : « A l'hiver » ; l'hiver est passé et maintenant, pourquoi ne tiens-tu pas ta parole ? J'en suis le témoin. Il est déjà venu une fois te la demander ; si tu ne l'achètes pas, il reviendra et t'étouffera.
        – Mais je ne refuse pas, répondit Sérioja. J'achèterai la pierre, c'est sûr, je l'achèterai pour un rouble et demi. Je ne l'ai pas oublié; mais il faut la porter. Dès qu'il y aura une occasion d'aller à la ville, je l'achèterai.
         – Si au moins tu y mettais une croix, voilà qui serait bien, autrement c'est mal, dit un vieux postillon… Enfin, tu portes ses bottes !…
        – Mais où prendre une croix ? On ne peut pas la faire avec des bûches.
        – Que dis-tu ! On n'en fait pas avec des bûches, mais prends une hache et va dans le bois, de bon matin, et tu en feras une. Tu couperas un frêne et ça fera une croix ; autrement il faut encore donner de l'eau-de-vie au gardien ; si l'on voulait donner de l'eau-de-vie à chaque canaille, on n'en finirait pas. Tiens, récemment, j'ai cassé une volige, alors j'en ai coupé une nouvelle, superbe, et personne ne m'a rien dit. »
        Le matin, à l'aube, Sérioja prit une hache et gagna le bois.

        Tout était couvert d'une froide rosée qui tombait encore et n'était pas éclairée par le soleil. L'orient s'éclairait peu à peu et reflétait sa lumière faible sur la voûte du ciel couvert de légers nuages. Au sol, pas un brin d'herbe ne remuait; au sommet des arbres, pas une feuille ne tremblait. Seuls les bruits d'ailes, qu'on entendait parfois dans l'épaisseur du bois, ou leur frottement sur le sol, rompaient le silence de la forêt. Tout à coup, un son étrange… et la nature éclata et s'embrasa à la lisière de la forêt. Mais de nouveau les bruits retentirent et se répétèrent en bas près des troncs immobiles.
        La cime d'un arbre tremblait extraordinairement, ses feuilles semblaient murmurer quelque chose, et la fauvette perchée sur l'une des branches voleta deux fois en sifflant, et, en agitant sa petite queue, s'installa sur un autre arbre.
        En bas, la hache frappait de plus en plus fort. De gros copeaux blancs tombaient sur l'herbe humide de rosée ; chaque coup était accompagné d'un craquement léger. L'arbre vacillant tout entier se penchait vivement, se redressait en ébranlant profondément ses racines. Pour un moment, tout devint calme, mais de nouveau l'arbre se courba, son tronc craqua, et, brisant les taillis, écrasant ses branches et ses feuilles, son sommet toucha le sol humide.
        Les sons de la hache et ceux des pas se turent.
        La fauvette, en sifflant, sauta plus haut, la petite branche qu'elle accrocha avec ses ailes se balança un moment et s'arrêta, comme les autres, avec toutes ses feuilles. Les arbres avec leurs branches immobiles se dressèrent encore plus joyeux sur l'espace élargi.
        Les premiers rayons du soleil, en perçant les nuages transparents, brillaient sur le ciel et se dispersaient sur la terre et le ciel. Le brouillard, par ondes, commençait à glisser dans les ravins. La rosée brillait en se jouant dans la verdure; de petits nuages blancs, transparents, blanchissaient et couraient sur la voûte bleue. Les oiseaux s'ébattaient dans le fourré et comme éperdus gazouillaient quelque chose d'heureux. Les feuilles luisantes, calmes, murmuraient dans les cimes, et les branches des arbres vivants s'agitaient lentement, majestueusement au-dessus de l'arbre abattu, mort.

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