WEINBAUM, Stanley G. – Adaptation ultime

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        Stanley G. Weinbaum

        Adaptation Ultime

        Traduit par Vincent de l’Epine pour Littératureaudio.com (The Adaptative Ultimate, 1935)



        Le Docteur Daniel Scott, ses profonds yeux noirs brillants de la flamme de l’enthousiasme, se tut enfin et se mit à regarder la ville, ou la portion de la ville qui était visible depuis la fenêtre du bureau d’Herman Bach – Le Docteur Herman Bach, du Grand Mercy Hospital. Il y eut un moment de silence ; le vieil homme sourit avec une certaine indulgence, et même avec quelque mélancolie, en regardant le jeune biochimiste.

        « Continuez, Dan », dit-il. « Donc vous pensez que le fait de se remettre d’une maladie ou d’une blessure n’est rien d’autre qu’une forme d’adaptation – et ensuite ? »

        « Eh bien » lança l’autre, « Je me suis mis à chercher quel était l’organisme vivant doté des meilleures capacités d’adaptation. Et lequel est-ce ? Les insectes ! Les insectes, bien sûr. Coupez une aile, elle repousse. Coupez la tête, recollez-la sur le corps sans tête d’un autre individu de la même espèce, et il revit. Et quel est le secret de leur extraordinaire capacité d’adaptation ? »

        Le Dr. Bach haussa les épaules. « Oui, quel est-il ? »

        Scott prit soudain un air sombre. « Je n’en suis pas certain » murmura-t-il. « C’est glandulaire, bien sûr – une question d’hormones. » Il s’enthousiasma à nouveau. « Mais je suis sur la piste. Et donc, je recherche l’insecte le plus adaptable. Et quel est-il ? »

        « La fourmi ? » suggéra le Dr. Bach. « L’abeille ? Le termite ? »

        « Bah ! Ce sont les plus évolués, pas les plus adaptables. Non, il y a un insecte qui est connu pour produire un plus grand pourcentage de mutants que tous les autres, plus de monstres, plus de types biologiques. Celui que Morgan a utilisé pour ses expériences sur les effets des rayons X sur l’hérédité – la mouche drosophile, la drosophile ordinaire. Vous vous souvenez ? Elles ont les yeux rougeâtres, mais exposées aux rayons X, elles produisent une descendance aux yeux blancs – et il s’agissait d’une véritable mutation, car les spécimens aux yeux blancs avaient la capacité de se reproduire ! Des caractéristiques acquises ne peuvent pas se transmettre, mais celles-ci l’ont été. En conséquence… »

        « Je sais » interrompit le Dr. Bach.

        Scott retint son souffle. « Donc j’ai utilisé des drosophiles », reprit-il. J’ai putréfié leurs corps, injecté un additif, et j’ai fini par obtenir un sérum, après des semaines à clarifier le produit à l’albumine, à l’évaporer in vacuo, à le rectifier avec – mais les aspects techniques ne vous intéressent pas. J’ai obtenu un sérum. Je l’ai essayé sur des cochons d’Inde atteints de tuberculose, et » – il fit une pause dramatique – « ils ont été guéris ! Ils se sont adaptés au bacille de la tuberculose. Je l’ai essayé sur un chien enragé. Il s’est adapté. Je l’ai essayé sur un chat qui s’était brisé l’épine dorsale. Elle s’est ressoudée. Et maintenant, je vous demande de me donner l’occasion de l’essayer sur un être humain ! »

        Le Dr. Bach fronça les sourcils. « Vous n’êtes pas prêt », grogna-t-il. Vous ne serez pas prêt avant deux ans. Essayez-le sur un anthropoïde. Puis essayez-le sur vous-même. Je ne peux pas risquer une vie humaine pour une expérience qui n’en est qu’à ce stade. »

        « Oui, mais je n’ai rien sous la main qui ait besoin d’être soigné, et pour un anthropoïde, allez voir le comité pour lui demander des fonds pour acheter un singe, si vous pouvez. J’ai essayé. »

        « Adressez-vous à la Fondation Stoneman, alors. »

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        « Pour voir le Grand Mercy Hospital perdre tout son crédit auprès de la fondation ? Ecoutez, Dr. Bach, je vous demande juste une chance – un indigent – tout ce que vous voudrez.

        « Les indigents sont des êtres humains ». Le vieil homme regarda ses mains d’un air renfrogné. « Ecoutez, Dan, je ne devrais même pas vous en donner autant, parce que cela va à l’encontre de l’éthique médicale, mais si je trouve un cas sans espoir – absolument sans espoir, vous comprenez – et si le patient y consent, alors je serai d’accord. Et c’est mon dernier mot. »

        Scott grogna. « Essayez un peu de trouver un cas comme ça. Si le patient est conscient, vous penserez qu’il y a de l’espoir, et s’il ne l’est pas, comment pourra-t-il donner son accord ? Il n’y a pas de solution ! »

        Mais il y en eut une. Moins d’une semaine plus tard, Scott entendit soudain le haut-parleur dans le coin de son petit laboratoire grésiller son nom. « Dr. Scott. Dr. Scott. Dr. Scott. Dans le bureau du Dr. Bach. »

        Il termina son titrage, nota les chiffres, et se précipita dans le bureau de Bach. Le vieil homme arpentait nerveusement le sol quand Scott entra.

        « J’ai votre cas, Dan », murmura-t-il. « C’est contre toute forme d’éthique – et pourtant je ne peux pas imaginer que vous puissiez lui faire le moindre mal. Mais vous feriez bien de vous dépêcher. Venez – dans la chambre d’isolement. »

        Ils se hâtèrent. Dans la petite pièce cubique Scott s’arrêta horrifié. « Une fille ! » murmura-t-il.

        Physiquement, elle n’avait sans doute jamais été que terne et quelconque, mais, étendue là, avec la pâleur de la mort déjà sur ses joues, elle avait une apparence de sombre douceur. Mais c’était là se seul charme qu’elle eût jamais pu avoir ; ses courts cheveux noirs étaient gras, en désordre et filasses, ses traits sans relief et peu attirants. Elle respirait d’un souffle râpeux presque inaudible, et ses yeux étaient clos.

        « Considérez-vous que ce soit un cas pertinent ? » demanda Scott. « Elle est presque morte. »

        Le Dr. Bach acquiesça. « Tuberculose », dit-il, « au stade terminal. Ses poumons sont hémorragiques – c’est une question d’heures. »

        La fille toussa, des éclaboussures de sang apparurent sur les lèvres pâles. Elle ouvrit des yeux ternes, d’un bleu délavé.

        « Alors » dit Bach, « Consciente, hein ? Voici le Dr. Scott. Dan, voici, euh – il jeta un oeil sur la carte qui était au pied du lit – Miss – euh – Kyra Zelas. Le Dr. Scott a mis au point un produit, Miss Zelas. Comme je vous en ai avertie, il ne sera probablement pas efficace, mais je ne vois pas comment il pourrait vous faire du mal. Y consentez-vous ? »

        Elle répondit d’une voix faible. « Bien sûr, je suis fichue de toute façon. Quels sont les risques ? »

        « Très bien. Vous avez la seringue, Dan ? » Bach prit le tube de sérum, clair comme de l’eau. « Un point particulier pour l’injection ? Non ? Alors donnez-moi le bras. »

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        Il enfonça l’aiguille dans le bras de la fille. Dan remarqua qu’elle ne tressaillit même pas à la piqure de la pointe d’acier, mais resta stoïque et passive tandis que trente centimètres cubes de liquide étaient injectés dans ses veines. Elle toussa à nouveau, puis ferma les yeux.

        « Sortons d’ici », ordonna Bach d’un ton bourru, tandis qu’ils retournaient dans le hall. « Du diable si j’aime ça. Je me sens aussi sale qu’un chien. »

        Il semblait se sentir moins mal, toutefois, le jour suivant. « La patiente est toujours en vie. », annonça-t-il à Scott. « Si j’osais en croire mes yeux, je dirais qu’elle va un peu mieux. Un tout petit peu mieux. Son cas reste toutefois désespéré. »

        Mais le jour suivant, Scott se retrouva dans le bureau de Bach, dont les yeux gris fatigués avaient une expression vraiment déconcertée. « Zelas va mieux » murmura-t-il. « Pas de doute là-dessus. Mais gardez votre sang-froid, Dan. De tels miracles se sont déjà produits, et sans l’aide de sérums. Attendez que nous l’ayons gardée suffisamment longtemps en observation. »

        A la fin de la semaine, il devint évident que la période d’observation ne serait pas longue. Kyra Zelas semblait refleurir sous leurs yeux comme une variété de plante tropicale à croissance rapide. Curieusement, elle n’avait rien perdu de sa pâleur, mais les contours anguleux de son visage s’adoucissaient, et une étincelle semblait croître dans son regard.

        « Les taches sur ses poumons disparaissent », murmura Bach. « Elle a arrêté de tousser, et il n’y a plus trace d’aucune bactérie dans ses cultures. Mais la chose la plus étrange, Dan – et je n’arrive pas à me l’expliquer – c’est la façon dont elle réagit aux écorchures et aux piqures. Hier j’ai prélevé un échantillon de sang pour un test de Wasserman, et – ça a l’air complètement fou – la trace de piqure s’est refermée juste après que j’aie pu tirer un centimètre cube ! Refermée et complètement guérie ! »

        Une semaine plus tard : « Dan, je ne vois plus aucune raison de garder Kyra ici. Elle va bien. Toutefois je souhaiterais que nous puissions la garder en observation. Il y a un vrai mystère autour de votre sérum. Et de plus, je n’aime pas l’idée de la renvoyer aux habitudes de vie qui l’ont conduite ici. »

        « Que faisait-elle ? »

        « De la couture. Travail à la tâche dans quelque atelier clandestin, quand elle arrivait à trouver du travail. Une fille terne, laide et sans éducation, mais il y a quelque chose d’intéressant chez elle. Elle s’adapte vite. »

        Scott lui lança un étrange regard. « Oui », dit-il, « elle s’adapte vite. »

        « Donc », reprit Bach, « il m’est venu à l’esprit qu’elle pourrait s’installer chez moi. Nous pourrions la garder en observation, vous comprenez, et elle pourrait aider la femme de ménage. Cela m’intéresse – bon Dieu, cela m’intéresse sacrément. Je pense que je vais lui donner cette chance. »

        Scott était présent lorsque le Docteur Bach fit cette suggestion à la fille. Kyra sourit. « Bien sûr », dit-elle, son visage pâle et sans attrait s’éclairant. « Merci. »

        Bach lui donna l’adresse. « Mrs. Getz vous accueillera. Ne faites rien cet après-midi. En fait, cela ne vous ferait pas de mal de simplement vous promener dans le parc pendant quelques heures. »

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        Scott regardait la fille tandis qu’elle traversait le hall vers l’ascenseur. Elle avait repris un peu de poids, mais elle était toujours maigre, presque émaciée, au point que son vieux tailleur noir pendait sur elle comme sur un portemanteau. Une fois qu’elle fut partie, il retourna pensivement à ses tâches habituelles, et un quart d’heure plus tard descendit à son laboratoire.

        Au rez-de-chaussée, c’était le tumulte. Deux policiers portaient le corps de quelque vieil homme, dont la tête n’était plus qu’une ruine sanglante. C’était un chaos de voix surexcitées, et il vit une foule amassée sur l’escalier extérieur.

        « Que se passe-t-il ? » cria-t-il. « Un accident ? »

        « Un accident ! » aboya un policier. « Un meurtre, vous voulez dire. Une femme marche vers ce vieux gars, ramasse une lourde pierre sur le muret du parc, le frappe, et prend son portefeuille. Tout juste comme je vous le dis ! »

        Scott regarda par la fenêtre. Le panier à salade faisait marche arrière parmi la foule sur le bord de la rue.

        Deux policiers massifs encadraient une mince silhouette en noir, la poussant vers les portes du véhicule. Scott poussa un cri de surprise. C’était Kyra Zelas !

        Une semaine plus tard, le Dr. Bach regardait fixement l’âtre de la cheminée de sa salle à manger. « Ce n’est pas notre affaire » répéta-t-il. « Mon Dieu ! » éclata Scott. « Pas notre affaire ! Comment savez-vous que nous ne sommes pas responsables ? Comment savez-vous si notre injection n’a pas dérangé son esprit ? Les hormones peuvent faire cela. Notre affaire est une histoire d’hormones. Peut-être l’avons-nous rendue folle ! »

        « Très bien » dit Bach. « Ecoutez. Nous assisterons au procès demain, et si cela se présente mal pour elle, nous contacterons son avocat et lui dirons de nous appeler à la barre. Nous attesterons qu’elle venait juste de sortir après une longue et dangereuse maladie, et qu’elle ne peut être considérée comme pleinement responsable. Ce qui est l’entière vérité. »

        Le lendemain, en milieu de matinée, ils étaient entassés sur les bancs de la salle d’audience bondée. Le procès commença. Trois personnes avaient été témoins de l’évènement.

        « Ce vieux il achète des graines pour les pigeons. Ouais, j’lui en vends tous les jours… ou, j’lui en vendais. Mais ce coup-là il avait pas de monnaie, alors y sort son portefeuille, et j’vois qu’il est rempli d’billets. Et une minute après je vois la dame qui ramasse la pierre et qui le frappe avec. Et puis elle prend le fric – »

        « Décrivez-la, s’il vous plaît. »

        « Elle est maigre, et habillée en noir. C’est pas une beauté, d’ailleurs. Les cheveux châtain foncé, les yeux foncés, je sais plus s’ils étaient bleu foncé ou noirs. »

        « C’est à vous ! » interrompit le procureur.

        « Un jeune homme nerveux – avocat commis d’office, avaient dit les journaux – se leva. « Vous dites », dit-il d’une voix hésitante, « que l’agresseur avait des cheveux bruns et des yeux sombres ? »

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        « Ouais. »

        « L’accusée veut-elle bien se lever ? »

        Kyra Zela tournait le dos à Scott et Bach lorsqu’elle se leva, mais Scott se raidit. Il y avait quelque chose d’étrangement différent dans son apparence. Son vieux tailleur noir ne pendait plus aussi librement sur son corps maigre. Et ce qu’il put apercevoir de son visage avait l’air – eh bien, magnifique.

        « Veuillez enlever votre chapeau, Miss Zelas » demanda l’avocat d’une voix de fausset.

        Scott poussa un cri. La masse de cheveux qu’elle révélait était aussi brillante que de l’aluminium !

        « Je constate, votre honneur, que l’accusée n’a pas une chevelure sombre, ni, si vous voulez bien regarder attentivement, des yeux sombres. Je suppose qu’on peut admettre qu’elle se soit teint les cheveux pendant qu’elle était en détention, et en conséquence – il brandit une paire de ciseaux – je suggère qu’une mèche de ses cheveux soit soumise à des tests par tout chimiste qui sera choisi par la cour. La pigmentation est entièrement naturelle. Et en ce qui concerne les yeux – mon honorable adversaire suggérera-t-il aussi qu’ils ont été chimiquement éclaircis ? »

        Il se retourna vers les témoins, qui étaient bouche bée.

        « Cette dame est-elle celle que vous prétendez avoir vue commettre le crime ? »

        L’homme fit les yeux ronds. « Heu… Je… Je sais pas. »

        « Etait-ce elle ? »

        « N… Non ! »

        L’avocat sourit. « Ce sera tout. Voulez-vous venir à la barre, Miss Zelas ? »

        La jeune femme avait la démarche souple d’une panthère. Lentement elle se retourna, et fit face à la cour. Scott avait le cerveau en ébullition, et ses doigts s’enfoncèrent dans le bras de Bach. Des yeux couleur d’argent, une chevelure d’aluminium, un teint d’albâtre, la jeune femme à la barre était sans aucun doute la plus magnifique créature qu’il ait jamais vue ! »

        L’avocat parlait à nouveau. « Expliquez à la cour avec vos propres mots ce qui est arrivé, Miss Zelas. »

        Avec beaucoup de naturel, elle croisa ses bras sveltes et commença à parler. Sa voix était basse, sonore, excitante. Scott devait se faire violence pour se concentrer sur le sens des mots plutôt que sur le son de sa voix.

        « Je venais de quitter le Grand Mercy Hospital » dit-elle, « où j’avais été malade pendant de longs mois. Je traversais le parc lorsque soudain une femme en noir s’est précipitée sur moi, m’a plongé un portefeuille vide dans les mains, et a disparu. Un moment plus tard j’étais entourée d’une foule hurlante, et – eh bien, c’est tout. »

        « Un portefeuille vide, dites-vous ? » demande l’avocat. « Et qu’en est-il de l’argent trouvé dans votre propre sac, et dont mon éminent collègue prétend qu’il était volé ? »

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        « Il était à moi », répondit-elle, « à peu près sept cent dollars. »

        Bach siffla. « C’est un mensonge. Elle avait deux dollars et trente-trois cents sur elle lors de son admission à l’hôpital. »

        « Voulez-vous dire qu’il s’agit de la même Kyra Zelas qui était à l’hôpital ? » balbutia Scott.

        « Je ne sais pas. Je n’y comprends rien, mais si jamais je revois un jour votre satané sérum – Regardez ! Regardez, Dan ! » murmura-t-il d’une voix tendue.

        « Quoi ? »

        « Sa chevelure ! Quand elle est au soleil ! »

        Scott regarda plus attentivement. Par hasard, un rayon du soleil au zénith filtrait par une fenêtre haute, et par instants, du fait du balancement d’un store, il effleurait la métallique radiance des cheveux de la jeune femme. Scott finit par se rendre compte que, de façon subtile mais certaine, chaque fois que le soleil la touchait, la chevelure passait d’une teinte d’aluminium brillant à un blond doré.

        Un déclic se produisit dans son cerveau. Il y avait là un indice – mais il ne pouvait le trouver. Les pièces du puzzle étaient là, mais elles étaient impossibles à assembler. La jeune femme à l’hôpital et sa réaction aux incisions, et la jeune femme et ses réactions à la lumière.

        « Il faut que je la voie », murmura-t-il. « Il y a quelque chose… Ecoutez ! »

        L’avocat plaidait. « Et nous demandons le classement de l’affaire, Votre Honneur, du fait que l’accusation a totalement échoué ne serait-ce qu’à identifier ma cliente. »

        Le marteau du juge s’abattit. Pendant un moment son regard de vieil homme s’attarda sur la fille aux yeux d’argent avec cette incroyable chevelure, puis : « Affaire classée ! » aboya-t-il. « Le jury peut disposer ! »

        Il y eut un grand tumulte de voix, des flashes crépitants. La femme sur le banc des témoins se leva avec une parfaite élégance, sourit de ses lèvres adorables et innocentes, et s’en alla. Scott attendit qu’elle passe à sa portée et l’appela : « Miss Zelas ! »

        Elle s’arrêta. Ses étranges yeux argentés s’éclairèrent tandis qu’elle les reconnaissait. « Dr. Scott ! » dit-elle de sa voix de clochette. « Et le Dr. Bach ! »

        C’était elle. C’était la même fille. C’était cette fille terne et négligée de la salle de quarantaine, cette créature étrange et magnifique aux couleurs exotiques. Bouche bée, Scott parvenait maintenant à reconnaître ses traits, mais ils étaient transformés comme par enchantement.

        Il se fraya un passage à travers les photographes, les journalistes, et les curieux. « Avez-vous un endroit où aller ? » lui demanda-t-il. « L’offre du Dr. Bach est toujours valable. »

        Elle sourit. « Je vous en suis très reconnaissante » murmura-t-elle, et ensuite, à la foule des reporters : « Le docteur est un de mes vieux amis. » Elle était tout à fait à l’aise, calme, et ne montrait pas le moindre trouble.

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        Quelque chose attira le regard de Scott. Il acheta un journal, et regarda fébrilement la photo, celle qui avait été prise au moment où la fille avait retiré son chapeau. Il sursauta : sa chevelure était absolument brune ! Il y avait aussi un commentaire sous la photo, qui disait que « sa chevelure étonnante semblait plus sombre sur les photos qu’elle n’en avait l’air à l’oeil nu ».

        Il fronça les sourcils. « Par ici », lui dit-il, puis il écarquilla nouveau les yeux de surprise. Car au soleil de midi, son teint n’était plus d’un blanc d’albâtre, mais délicatement bronzé, comme si elle s’était exposée de longues heures au soleil. Ses yeux étaient d’un violet profond, et ses cheveux – cette petite boucle qui n’était pas cachée par son chapeau – étaient aussi noirs que les colonnes de basalte de l’enfer !

        Kyra avait insisté pour s’arrêter afin de remplacer son vieux tailleur noir, et avait finalement acheté une tenue complète. Elle était maintenant assise sur le vieux Davenport devant la cheminée de la bibliothèque du Dr. Bach, vêtue de soie noire depuis sa gorge blanche jusqu’à ses petits escarpins noirs. Elle était presque inhumaine dans son étrange beauté, avec sa chevelure aluminium, ses yeux d’argent, et sa peau d’une pâleur de marbre couverte de soie noire.

        Elle regardait innocemment Scott. « Et pourquoi pas ? » demanda-t-elle. La Cour m’a rendu mon argent ; je peux acheter ce qui me plait. »

        « Votre argent ? » bredouilla-t-il. « Vous aviez moins de trois dollars quand vous avez quitté l’hôpital. »

        « Mais c’est mon argent maintenant. »

        « Kyra », dit-il abruptement. « Où avez-vous eu cet argent ? »

        Son visage avait la pureté d’une sainte. « Je l’ai pris au vieil homme. »

        « Vous – vous l’avez assassiné ! »

        « Mais oui, évidemment. »

        Il accusa le coup. « Mon Dieu ! » souffla-t-il. « Vous rendez-vous compte que nous devrons le dire ? »

        Elle secoua la tête doucement en souriant, les regardant tour à tour. « Non, Dan. Vous ne direz rien, car que pourrait-il en résulter de bon ? Je ne puis être jugée deux fois pour le même crime. Pas en Amérique. »

        « Mais pourquoi, Kyra ? Pourquoi avez-vous – »

        « Voudriez-vous que je reprenne la vie qui m’a conduite entre vos mains ? J’avais besoin d’argent ; il y en avait, je l’ai pris. »

        « Mais un meurtre ! »

        « C’était la façon la plus directe. »

        « Pas si vous devez être punie pour ça », répondit-il sèchement.

        « Mais je ne l’ai pas été » lui rappela-t-elle doucement.

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        Il grogna. « Kyra » dit-il, changeant soudain de sujet. « Pourquoi vos yeux, votre peau et vos cheveux deviennent-ils plus foncés lorsqu’ils sont explosés à la lumière des flashes ? »

        Elle sourit. « Vraiment ? » demanda-t-elle. « Je n’avais pas remarqué. » Elle bailla, étira ses bras et ses jambes fines. « Je crois que je ferais mieux d’aller me coucher. » Elle promena son magnifique regard sur eux, se leva, et disparut dans la chambre que le Dr. Bach avait mise à sa disposition – sa propre chambre.

        Scott regarda le vieil homme, ses traits reflétant une intense émotion. « Vous voyez ? » siffla-t-il. « Seigneur, est-ce que vous comprenez ? »

        « Et vous, Dan ? »

        « En partie. En partie, au moins. »

        « Moi aussi. »

        « Eh bien », dit Scott, « Voici ce que je comprends. Ce sérum – ce maudit sérum que j’ai conçu – a d’une façon ou une autre accru les capacités d’adaptation de cette fille à un degré inimaginable. Qu’est-ce qui différencie la vie de la matière non-vivante ? Deux choses : le stimulus et l’adaptation. La vie s’adapte à son environnement, et plus les capacités d’adaptation sont fortes, plus l’organisme prospère. »

        « Maintenant » continua-t-il, « tous les êtres humains ont une capacité d’adaptation considérable. Quand nous nous exposons au soleil, notre peau se pigmente – nous bronzons. Il s’agit d’une adaptation à un environnement qui comporte du soleil. Quand un homme perd sa main droite, il apprend à utiliser la gauche. Voilà une autre adaptation. Quand la peau est percée, elle guérit et se répare, et c’est un autre aspect d’une même chose. Les régions ensoleillées produisent des peuples à la peau noire et aux cheveux sombres ; les régions du nord produisent des blonds – et c’est toujours une question d’adaptation.

        Eh bien, ce qui est en train d’arriver à Kyra Zelas, par quelque aberration que je ne comprends pas, c’est que ses capacités d’adaptation ont été poussées à l’extrême. Elle s’adapte instantanément à son environnement. Quand elle est touchée par le soleil, elle bronze immédiatement, et une fois à l’ombre elle blanchit à nouveau. Au soleil, ses yeux et sa chevelure sont ceux d’une race tropicale ; quand elle est à l’ombre, ce sont ceux d’une race nordique. Et – mon Dieu, je m’en rends compte maintenant – quand elle a rencontré un danger dans la salle d’audience, face à un juge et un jury qui étaient des hommes, elle s’est adaptée à cela également ! Elle a affronté ce danger, pas seulement en changeant d’apparence, mais en devenant tellement belle, qu’elle n’aurait jamais pu être condamnée ! » Il fit une pause. « Mais comment, comment ? »

        « Peut-être la médecine peut-elle répondre à cette question » dit Bach. Sans aucun doute, l’être humain est le produit de ses glandes. Les différences entre les races – Blancs, Rouges, Noirs, Jaunes – viennent assurément du système glandulaire. Et sans doute, les agents les plus efficaces de l’adaptation sont le cerveau humain et le système nerveux, qui sont contrôlés en partie par une petite masse grisâtre à la base du troisième ventricule du cerveau, devant le cervelet, là où les anciens pensaient voir le siège de l’âme.

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        Je veux parler, bien sûr, de la glande pinéale. Je soupçonne votre sérum de contenir de la pinéaline, la fameuse hormone qu’on recherche depuis longtemps, et qui a causé l’hypertrophie de la glande pinéale de Kyra. Et, Dan, vous rendez-vous compte que si ses capacités d’adaptation sont parfaites, alors elle n’est pas seulement invincible, mais invulnérable ? »

        « C’est vrai ! » s’étrangla Scott. « Oui, elle ne pourrait pas être électrocutée, parce qu’elle s’adapterait immédiatement à un environnement contenant de l’électricité, et elle ne pourrait être abattue d’une balle, parce qu’elle s’y adapterait aussi rapidement qu’à vos piqures d’aiguilles. Et le poison – mais il doit tout de même y avoir une limite ! »

        « Sans aucun doute » observa Bach. « Je doute fortement qu’elle soit capable de s’adapter à un environnement qui comprendrait une locomotive de cinquante tonnes qui lui passerait sur le corps. Et d’ailleurs il y a un point important que nous n’avons pas pris en considération. Il y a deux sortes d’adaptation. »

        « Deux sortes ? »

        « Oui. L’une est biologique ; l’autre, humaine. Naturellement, un biologiste préfèrerait n’avoir à se préoccuper que de la première, et de même, un chirurgien du cerveau comme moi ne tiendrait compte que de la seconde. L’adaptation biologique, ce sont tous les attributs de la vie – plantes, animaux, humains – qui s’adaptent tout simplement à l’environnement. Un caméléon, par exemple, montre les mêmes capacités que Kyra, et il en est de même, à un moindre degré, du renard arctique, blanc en hiver, et brun en été, ou le lapin des neiges, ou la martre. Toute forme de vie se conforme à son environnement dans une large mesure, parce que si elle ne le fait pas, elle meurt. Mais l’être humain fait plus que cela. »

        « Plus ? »

        « Bien plus. L’adaptation humaine ne se contente pas de se conformer à l’environnement, mais elle permet de changer celui-ci pour qu’il soit plus à même de subvenir aux besoins des humains ! Le premier homme des cavernes qui a quitté sa caverne pour construire une cabane en roseaux a changé son environnement, et ainsi ont fait, de la même façon, Steinmetz, Edison, et même Jules César ou Napoléon. En fait, Dan, toute l’inventivité des hommes, leur génie, leurs conquêtes militaires trouvent leur source dans cette seule volonté de changer leur environnement au lieu de s’y adapter. »

        Il fit une pause, puis continua : « Bien. Nous savons que Kyra possède des capacités d’adaptation biologique. Se cheveux et ses yeux nous le prouvent. Mais supposons qu’elle maîtrise l’autre capacité d’adaptation au même degré. Si tel est le cas, Dieu seul sait ce qui en résultera. Nous ne pouvons que regarder et voir quelle direction elle va prendre – regarder et espérer. »

        « Mais je ne vois pas » bredouilla Scott, « comment cela pourrait être glandulaire. »

        « Tout peut être glandulaire. Chez un mutant – et Kyra est tout aussi mutante que le sont vos drosophiles – tout est possible. » Il fronça les sourcils, réfléchissant. « Si j’osais une interprétation philosophique, je dirais que Kyra représente peut-être une étape dans l’évolution humaine. Une mutation. Si on va jusque-là, alors c’est que de Vries et Weissman ont raison. »

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        « La théorie de l’évolution par mutation, vous voulez dire ? »

        « Tout à fait. Vous voyez, Dan, même s’il est évident, par l’étude des fossiles, qu’il y a eu évolution, il reste très facile de prouver qu’elle n’a pas eu lieu. »

        « Comment ? »

        « Eh bien, elle n’a pas pu se produire lentement, comme Darwin le pense, et ceci pour de nombreuses raisons. Prenez l’oeil, par exemple. Darwin pense que très graduellement, sur des milliers de générations, une créature marine a développé sur sa peau un endroit sensible à la lumière, et que cela lui a donné un avantage sur ses congénères aveugles. En conséquence, celle-ci a survécu tandis que les autres périssaient. Mais pensons-y un peu. Si cet oeil s’est développé lentement, comment les tout premiers, ceux qui ne pouvaient pas encore voir, auraient-ils eu de meilleures chances que les autres ? Et les ailes. A quoi peut servir une aile tant que vous ne pouvez pas vous en servir pour voler ? Le simple fait qu’un lézard sauteur dispose d’une petite bande de peau entre l’avant-bras et la poitrine ne le rend pas capable de survivre quand les autres périssent. Qu’est-ce qui a permis à l’aile de se développer jusqu’à un point où elle a fini par devenir utile ? »

        « Oui, qu’est-ce qui l’a permis ? »

        « Rien, selon De Vries et Weissman. Ils affirment que l’évolution doit avoir progressé par sauts successifs, et ainsi lorsque l’oeil est apparu, il était déjà suffisamment efficace pour avoir un effet sur la capacité à survivre, et ainsi en était-il également de l’aile. Ces sauts, ils les nomment des mutations. Et en ce sens, Dan, Kyra est une mutation, un saut de l’homme vers… autre chose. Peut-être le surhomme. »

        Scott secoua la tête avec perplexité. Il était tout à fait interloqué, dérouté, et même passablement énervé. Un moment après il souhaita bonne nuit à Bach, rentra chez lui, et resta des heures à réfléchir sans trouver le sommeil.

        Le jour suivant, Bach parvint à obtenir une autorisation d’absence de l’hôpital pour eux deux, et Scott s’installa chez lui. C’était en partie en raison de sa fascination pour le cas de Kyra Zelas, mais aussi pour des raisons altruistes. Elle lui avait confessé avoir assassiné un homme : il vint à l’esprit de Scott qu’elle pourrait, avec la même absence totale de remords, assassiner le Dr. Bach, et il voulait être en mesure d’intervenir.

        Il n’était en compagnie de la jeune femme que depuis quelques heures, lorsque les paroles de Bach sur l’évolution et les mutations prirent tout leur sens. Ce n’était pas seulement la couleur de peau changeante de Kyra, ni ses traits étrangement purs et célestes, ni même son incroyable beauté. Il y avait quelque chose de plus ; il ne put pas tout de suite identifier quoi, mais décidément la jeune femme n’était pas vraiment humaine.

        Il eut cette révélation à la suite d’un évènement qui survint en fin d’après-midi. Bach était sorti pour quelque affaire personnelle, et Scott interrogeait la jeune femme sur ses propres impressions sur l’expérience qu’elle avait vécue.

        « Mais ne vous rendez-vous pas compte que vous avez changé ? » lui demanda-t-il. « Ne voyez-vous pas les différences ? »

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        « Ce n’est pas moi qui ai changé. C’est le monde. »

        « Mais vous aviez les cheveux bruns. Maintenant ils sont clairs comme de la cendre. »

        « Vraiment ? »

        Il poussa un grognement exaspéré. « Kyra », dit-il, « Vous devez pourtant savoir quelque chose à votre sujet. »

        Ses yeux exquis posèrent sur lui leur regard argenté. « Mais oui » dit-elle. « Je sais que ce que je veux est à moi, et – un sourire s’épanouit sur ses belles lèvres – je pense que je vous veux, Dan. »

        Et il lui avait semblé qu’elle avait changé à ce moment-là. Sa beauté n’était plus tout à fait la même, mais elle était d’une certaine façon devenue encore plus ensorcelante. Il comprit ce que cela signifiait : son environnement comprenait maintenant un homme dont elle était amoureuse, ou dont elle pensait être amoureuse, et elle s’adaptait à cela également. Elle devenait, et il en frémissait intérieurement – irrésistible !

        Bach devait se rendre compte de la situation, mais il ne dit rien. Quant à Scott, il était soumis à la torture, car il ne comprenait que trop bien que la fille qu’il aimait était un monstre, une anomalie biologique, et pire encore, un assassin de sang froid, et une créature qui n’était pas complètement humaine. Pourtant, pendant les quelques jours qui suivirent, tout se passa bien. Kyra se soumit facilement à la routine du quotidien ; elle se prêtait volontiers à leurs interrogatoires et à leurs investigations.

        Puis Scott eut une idée. Il amena l’un des cobayes auxquels il avait injecté le sérum, et constata que l’animal réagissait aux coupures de la même façon que Kyra. Ils le tuèrent en le coupant littéralement en deux avec une hache, et Bach examina son cerveau.

        « C’est bien ça ! » dit-il enfin. « Hypertrophie de la glande pinéale. » Il regarda Scott intensément. « Supposez » dit-il, « que nous puissions atteindre la glande pinéale de Kyra et corriger cette hypertrophie. Pensez-vous que cela pourrait la ramener à un état normal ? »

        Scott réprima un accès de terreur. « Mais pourquoi ? Elle ne peut rien faire de mal tant que nous la gardons ici. Pourquoi devrions-nous jouer ainsi avec sa vie ? »

        Bach eut un rire bref. « Pour la première fois de ma vie, je suis heureux d’être un vieil homme » dit-il. « Ne comprenez-vous pas que nous devons faire quelque chose ? Elle est une menace. Elle est dangereuse. Dieu seul sait à quel point. Nous devons essayer. »

        Scott maugréa mais finit par reconnaître qu’il avait raison. Une heure plus tard, prétextant une expérience, il regardait Bach injecter une dose de morphine dans le bras de la jeune femme ; il la vit froncer les sourcils, cligner des yeux – et s’adapter. La drogue était sans effets.

        Bach eut son idée suivante en pleine nuit. « Le chlorure d’Ethyle » chuchota-t-il. « L’anesthésiant instantané. Peut-être ne peut-elle pas s’adapter au manque d’oxygène. Nous allons essayer. »

        Kyra était endormie. Silencieusement, prudemment, les deux hommes se faufilèrent dans sa chambre, et Scott fut fasciné par la terrible beauté des traits de son visage, plus pâle encore à la faible clarté de la nuit. Avec beaucoup de précautions, Bach maintint le cône au-dessus du visage

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        endormi, et, goutte par goutte, il y versa le liquide volatile à l’odeur douceâtre. Les minutes passèrent.

        « Il y a de quoi anesthésier un éléphant ! » souffla-t-il enfin tandis qu’il appliquait le cône sur son visage.

        Elle s’éveilla. Des doigts qui étaient comme de minces tiges de fer se refermèrent sur son poignet, et forcèrent sa main à s’éloigner. Scott s’empara alors du cône, mais la main de la jeune femme le saisit par le poignet de la même façon, avec une force étonnante.

        « C’est stupide » dit-elle calmement tandis qu’elle s’asseyait. « C’est inutile – regardez ! »

        Elle saisit un coupe-papier sur la table de chevet, dégagea sa gorge, pâle sous le clair de lune, puis soudainement, enfonça le coupe-papier jusqu’à la garde dans sa poitrine !

        Scott frémit d’horreur tandis qu’elle la retirait. Il n’y avait qu’une petite trace de sang sur sa peau. Elle l’essuya, et sa peau était pâle, belle, sans la moindre cicatrice.

        « Sortez » dit-elle doucement, et les deux hommes s’en allèrent.

        Le lendemain, elle ne fit aucune référence à l’incident. Scott et Bach passèrent une matinée pleine d’angoisse dans le laboratoire ; ils ne travaillèrent pas et se contentèrent de discuter. Ce fut une erreur, car quand ils retournèrent dans la bibliothèque, elle était partie ; selon Mrs. Getz elle avait simplement franchi la porte et était sortie. Une recherche rapide et frénétique dans les patés de maison voisins ne permit pas de la retrouver.

        A la tombée de la nuit, elle revint. Elle s’arrêta sur le seuil, sans chapeau, pour que Scott, qui était seul à ce moment, pût contempler le changement miraculeux qui s’opérait en elle tandis qu’elle quittait les rayons du soleil couchant pour l’intérieur de la maison, sa chevelure passant de la couleur de l’ébène à celle de l’aluminium.

        « Hello ! » dit-elle en souriant. « J’ai tué un enfant. »

        « Quoi ? Mon Dieu, Kyra ! »

        « C’était un accident. Certainement, vous n’allez pas me dire que je dois être punie pour un accident, Dan, n’est-ce pas ? »

        Il la contemplait, paralysé par l’horreur. « Comment… »

        « Oh, j’avais décidé de marcher un peu. Après un ou deux blocs, je fus prise d’une envie de conduire. Il y avait une voiture garée là, avec les clés sur le contact, et le conducteur discutait sur le trottoir, alors je suis entrée dans le véhicule, l’ai démarré, et je suis partie. Bien sûr je conduisais plutôt vite, car il hurlait derrière moi, et au second carrefour, j’ai heurté un petit garçon. »

        « Et… Vous ne vous êtes pas arrêtée ? »

        « Bien sûr que non. J’ai tourné au coin de la rue, puis j’ai traversé un ou deux autres carrefours, puis je me suis garée et suis revenue à pied. Le garçon avait disparu, mais la foule était encore là.

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        Personne ne m’a remarquée. » Elle arborait son sourire de sainte. « Nous ne craignons rien. Il leur est impossible de me retrouver. »

        Scott se prit la tête entre les mains avec un gémissement. « Je ne sais pas quoi faire ! » murmura-t-il. « Kyra, vous devez vous présenter à la police. »

        « Mais c’était un accident », dit-elle doucement, ses yeux lumineux et argentés posant sur Scott un regard plein de compassion.

        « Peu importe. Vous devez y aller. »

        Elle posa sa blanche main sur la tête de Scott. « Peut-être demain », dit-elle. « Dan, j’ai compris une chose. Ce qui est nécessaire en ce monde, c’est le pouvoir. Tant qu’il y aura au monde des personnes plus puissantes que moi, j’aurai affaire à eux. Ils continueront à essayer de me punir avec leurs lois… et pourquoi ? Leurs lois ne sont pas faites pour moi. Ils ne peuvent me punir. »

        Il ne répondit pas.

        « En conséquence » dit-elle doucement, « demain je sortirai d’ici en quête de pouvoir. Je serai plus puissante que toutes les lois qui peuvent exister. »

        Cela le fit réagir. « Kyra ! » cria-t-il. « Vous ne devez plus essayer de sortir d’ici. » Il la prit fermement par les épaules. « Promettez-le-moi ! Jurez que vous ne ferez plus un pas dehors sans moi ! »

        « Bon, si vous voulez », dit-elle calmement.

        « Mais jurez ! Jurez sur tout ce que vous avez de plus sacré ! »

        Les yeux d’argent de son visage qui évoquait un ange de marbre se plantèrent fermement dans les siens. « Je le jure », murmura-t-elle. « Je le jure sur tout ce que vous voulez, Dan. »

        Et le matin suivant, elle était partie, avec tout l’argent liquide qu’elle avait pu trouver dans le portefeuille de Scott, et dans celui de Bach. Et, comme ils le découvrirent plus tard, dans celui de Mrs. Getz.

        « Mais si vous aviez pu la voir ! » murmura Scott. « Elle m’a regardé droit dans les yeux et m’a promis, et son visage était aussi pur que celui d’une sainte. Je n’arrive pas à croire qu’elle m’ait menti. »

        « Le mensonge en tant que mécanisme d’adaptation » dit Bach, «mérite plus d’attention qu’il n’en a reçu jusqu’ici. Sans doute, les premiers menteurs étaient ces plantes et ces animaux qui pour se protéger imitaient d’autres êtres vivants : des serpents inoffensifs imitant des serpents venimeux, des mouches prenant l’apparence d’abeilles. Tous sont des mensonges vivants. »

        « Mais elle n’a pas pu… »

        « Mais si. Ce que vous m’avez dit sur sa soif de pouvoir le prouve amplement. Elle est entrée dans une deuxième phase d’évolution – adapter son environnement à elle-même plutôt qu’elle-même à son environnement. Jusqu’où la conduira sa folie – ou son génie ? Il y a très peu de différence entre les deux, Dan. Et que pouvons-nous faire, à part la surveiller ? »

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        « La surveiller ? Comment ? Où est-elle ? »

        « Si je ne m’abuse, ce sera facile à partir du moment où elle approchera de son objectif. Où qu’elle soit, je pense que nous – et le reste du monde également – le saurons bien assez tôt. »

        Mais plusieurs semaines s’écoulèrent sans aucun signe de Kyra Zelas. Scott et Bach reprirent leur travail au Grand Mercy Hospital, et dans son laboratoire au sous-sol, le biochimiste se débarrassa des restes de trois cochons d’Inde, d’un chat et d’un chien, dont la mise à mort avait été aussi pénible qu’épuisante. Dans le crématoire, il jeta aussi un tube de sérum incolore.

        Puis un jour, il fut appelé dans le bureau de Bach, où il trouva le vieil homme penché sur un exemplaire du Post Record.

        « Regardez ! » dit-il, indiquant un article intitulé : « Les tourbillons de Washington ».

        Et Scott lut : « Et la surprise de la soirée fut de voir le soi-disant célibataire endurci du cabinet, le bon John Callan, en émoi devant la splendide Kyra Zelas, la dame qui arbore une perruque noire le jour et une perruque blanche la nuit. Certains se souviendront qu’elle fut acquittée dans un procès pour meurtre. »

        Scott leva les yeux. « Callan, hein ? Secrétaire au trésor, rien de moins ! Quand elle parlait de pouvoir, elle n’exagérait pas, apparemment. »

        « Mais s’arrêtera-t-elle là ? fit Bach sinistrement. « J’ai le sentiment qu’elle ne fait que commencer. »

        « Eh bien, jusqu’où une femme peut-elle aller ? »

        Le vieil homme le regarda. « Une femme ? Il s’agit de Kyra Zelas, Dan. Ne fixez pas trop vite vos limites. Nous n’avons pas fini d’entendre parler d’elle. »

        Bach avait raison. On commença à entendre son nom de plus en plus souvent. Au début on parlait surtout de ses relations, mais bientôt elle fut associée à des rumeurs d’intrigues secrètes et de manipulations. « A qui la presse fait-elle référence quand elle parle du dixième ministre ? » pouvait-on lire. Ou encore « Et pourquoi pas un ministre des relations personnelles ? Elle en a le pouvoir, donnons-lui le titre ! ». Et encore : « Il faut remonter à l’Egypte antique pour trouver un pays dont les finances étaient gérées par une femme. Et Cléopâtre ruina celui-ci. »

        Scott sourit un peu tristement en constatant que les attaques se faisaient de plus en plus indirectes, comme si la presse elle-même devenait de plus en plus prudente. C’était le signe d’un pouvoir qui allait croissant, car personne n’est plus sensible à cette sorte de signes que les correspondants de presse de Washington. Les mentions de Kyra dans les publications commencèrent à se limiter à des questions purement mondaines, et généralement en lien avec John Callan, le secrétaire au trésor célibataire de quarante-cinq ans.

        Qu’il soit endormi ou éveillé, Scott ne passait pas un instant sans penser à elle, car il y avait autour de Kyra quelque chose de mystique, qu’elle soit une folle ou une femme de génie, qu’elle soit un monstre ou une femme aux pouvoirs extraordinaires. La seule chose qu’il parvenait à oublier, c’était cette fille maigre aux traits tirés et aux cheveux bruns grisonnants, qui crachait le sang étendue sur une paillasse dans une salle d’isolement de l’hôpital.

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        Ni Scott ni le Dr. Bach ne furent surpris quand, rentrant un soir chez Bach pour y discuter quelques heures, ils y trouvèrent Kyra Zelas, assise confortablement comme si elle n’était jamais partie. Elle avait assez peu changé d’apparence. Scott contemplait fasciné sa chevelure incroyable et ses grands yeux argentés et innocents. Elle fumait une cigarette, et elle lui sourit en exhalant un long nuage de fumée bleue.

        « C’est gentil à vous de nous honorer de votre présence », dit-il d’un ton dur et froid. « Quelle est la raison de votre visite ? Etes-vous à court d’argent ? »

        « D’argent ? Bien sûr que non. Comment pourrais-je être à court d’argent ? »

        « Impossible en effet, tant que vous pourrez vous renflouer de la même façon que vous l’avez fait en partant d’ici. »

        « Oh, ça ! » dit-elle dédaigneusement. Elle ouvrit son sac à main, montrant une masse de billets verts. « Je vais tout rendre, Dan. Combien cela faisait-il ? »

        « Au diable votre argent ! » s’emporta-t-il. « Ce qui me choque, c’est la façon dont vous avez menti. En me regardant droit dans les yeux, aussi innocente qu’un bébé qui vient de naître, et sans jamais cesser de mentir ! »

        « Vraiment ? » demanda-t-elle. « Je ne vous mentirai plus jamais, Dan. Je vous le promets. »

        « Je ne vous crois pas » dit-il amèrement. « Allons, dîtes-moi ce que vous faites ici. »

        « Je voulais vous voir. Je n’ai pas oublié ce que je vous ai dit, Dan. » Tout en parlant, elle semblait devenir plus belle que jamais, et se perdre dans ses pensées.

        « Et avez-vous renoncé à vos idées de pouvoir ? » lui lança soudain Bach.

        « Pourquoi rechercherais-je le pouvoir ? » répliqua-t-elle innocemment, le fixant de ses yeux magnifiques.

        « Mais vous avez dit » commença Scott impatiemment, « que vous… »

        « Vraiment ? » Et l’ombre d’un sourire s’attarda sur ses lèvres exquises. « Je ne vous mentirai pas, Dan » continua-t-elle en riant. « Si je veux le pouvoir, je n’ai qu’à le prendre – plus de pouvoir que vous ne pouvez l’imaginer. »

        « A travers John Callam ? » grinça-t-il.

        « C’est un moyen simple d’y parvenir » dit-elle impassible. « Supposez, par exemple, que dans un jour ou deux il publie une déclaration, particulièrement insultante, concernant les dettes de guerre. L’administration ne pourrait se permettre de le réprimander ouvertement, car la plupart des électeurs pensent qu’une telle déclaration est nécessaire. Et si elle était suffisamment insultante – et je peux vous assurer qu’elle le serait -, vous verriez l’animosité de toute l’Europe se tourner vers l’ouest.

        Et maintenant, si cette déclaration était de celles qu’aucun gouvernement ne peut ignorer s’il ne veut pas perdre la face vis-à-vis de son peuple, elle provoquerait immanquablement des réactions très

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        violentes. Et il y a trois nations – vous savez lesquelles aussi bien que moi – qui n’attendent qu’une diversion de cette sorte. Ne comprenez-vous pas ? » Elle fronça les sourcils.

        « Comme vous êtes stupides tous les deux ! » murmura-t-elle. Puis, étirant son splendide visage en un bâillement : « Je me demande quelle sorte d’impératrice je ferais. Excellente, j’imagine. »

        Mais Scott était horrifié. « Kyra, voulez-vous dire que vous pourriez inciter Callan à faire une aussi colossale sottise ? »

        « L’inciter ! » répéta-t-elle avec mépris. « Je l’obligerai. »

        « Voulez-vous dire que vous allez le faire ? »

        « Je n’ai pas dit cela » répondit-elle en souriant. Elle bailla à nouveau, et lança sa cigarette dans l’âtre. « Je vais rester ici un ou deux jours » ajouta-t-elle gaiement en se levant. « Bonne nuit. »

        Scott se tourna vers le Dr. Bach tandis qu’elle disparaissait dans la chambre du vieil homme. « Qu’elle soit maudite ! » explosa-t-il. « Si je croyais qu’elle est sérieuse… »

        « Vous feriez mieux d’y croire », dit Bach.

        « Impératrice ! Rien que ça ! Impératrice de quoi ? »

        « Du monde, peut-être bien. On ne peut fixer aucune limite à la folie ou au génie. »

        « Nous devons l’arrêter ! »

        « Comment ? Nous ne pouvons la garder enfermée ici. D’abord, elle développerait sans doute dans ses poignets la force musculaire suffisante pour briser les serrures des portes, et même sans cela, elle n’aurait qu’à appeler à l’aide par la fenêtre. »

        « Nous pouvons la faire interner ! » rugit Scott. « Nous pouvons faire en sorte qu’elle soit enfermée là d’où elle ne pourra pas s’échapper ni appeler à l’aide ! »

        « Oui, nous pourrions. Nous pourrions, si nous parvenions à la présenter à la Commission de Santé Mentale. Et même si nous y parvenions, quelle chance croyez-vous que nous aurions ? »

        « Très bien », dit Scott lugubrement. « Nous allons devoir trouver son talon d’Achille. Son adaptabilité ne peut pas être infinie. Elle est insensible aux drogues et aux blessures, mais elle ne peut aller au-delà des lois fondamentales de la biologie. Ce que nous devons faire, c’est trouver de laquelle de ces lois nous avons besoin. »

        « Trouvez-là, alors » répondit sinistrement Bach.

        « Mais nous devons faire quelque chose. Au moins, prévenir les gens… » Il s’interrompit, réalisant l’absurdité de son idée.

        « Prévenir les gens ! » se moqua Bach. « Et contre quoi ? C’est nous qui nous retrouverons alors devant la Commission de Santé Mentale. Callan nous ignorerait avec dignité, et Kyra nous lancerait son petit rire méprisant, et ce serait tout. »

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        Scott, désespéré, haussa les épaules. « Je reste ici ce soir », dit-il. « Au moins, nous pourrons lui parler à nouveau demain ».

        « Si elle est encore là » fit remarquer Bach ironiquement.

        Mais ce fut le cas. Elle entra dans la bibliothèque alors que Scott y était installé seul, lisant les journaux du matin. Elle s’assit en face de lui en silence, vêtue d’un pyjama de soie noir, qui faisait avec sa peau d’albâtre et son incroyable chevelure un contraste saisissant. Il observa que sa peau et ses cheveux prenaient une teinte dorée dans la lumière du matin. D’une certaine façon, il était furieux qu’elle puisse être à la fois aussi belle et aussi impitoyable.

        Il fut le premier à parler. « Vous n’avez commis aucun meurtre depuis notre dernière rencontre, j’espère. » Son ton était particulièrement agressif.

        Elle sembla ne pas y prêter attention. « Pourquoi en aurai-je commis ? Cela n’a pas été nécessaire. »

        « Vous savez, Kyra », dit-il d’un ton égal, « vous mériteriez d’être tuée. »

        « Mais pas par vous, Dan. Vous m’aimez. »

        Il ne répondit pas. C’était trop évident pour qu’il pût le nier.

        « Dan », dit-elle doucement, « si seulement vous aviez autant de courage que moi, il n’y aurait pas de limite à ce que nous pourrions accomplir. Pas de limite – si vous aviez seulement le courage d’essayer. C’est pour cela que je suis revenue ici, mais… » Elle haussa les épaules. « Je retourne à Washington demain. »

        Plus tard dans la journée, Scott s’entretint seul avec Bach. « Elle part demain ! » dit-il nerveusement. « Quoi que nous fassions, il faut le faire cette nuit. »

        Le vieil homme fit un geste d’impuissance. « Que pouvons-nous faire ? Croyez-vous qu’il y ait une loi qui limite les capacités d’adaptation ? »

        « Non, mais… » Il s’arrêta soudain. « Mon Dieu ! » cria-t-il. « Ca y est ! J’y suis ! »

        « Quoi ? »

        « La loi ! La loi biologique fondamentale qui constitue forcément la faiblesse de Kyra ! »

        « Mais laquelle ? »


        #163410
        Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
        Maître des clés

          « Voilà : Aucun organisme ne peut vivre dans ses propres déchets ! Pour n’importe quelle forme de vie, ses propres déchets sont un poison ! »

          « Mais… »

          « Ecoutez. Le dioxyde de carbone est un déchet du corps humain. Kyra ne peut pas s’adapter à une atmosphère de dioxyde de carbone ! »

          Bach le regarda, interdit. « Par le ciel ! » cria-t-il. « Mais même si vous avez raison, comment… »

          20

          « Attendez une minute. Vous pouvez vous procurer une ou deux bouteilles de gaz carbonique au Grand Mercy. Pouvez-vous trouver un moyen d’injecter le gaz dans sa chambre ? »

          « Eh bien, c’est une vieille maison. Il y a un trou dans le mur qui sépare sa chambre de la mienne, là où passe le tuyau du radiateur. Il n’est pas bouché ; nous pourrions y faire passer un tube de caoutchouc. »

          « Très bien ! »

          « Mais la fenêtre ! Sa fenêtre sera ouverte. »

          « Ne vous inquiétez pas de ça. Veillez juste à ce qu’elle coulisse bien et qu’on puisse la fermer facilement, c’est tout. »

          « Mais même si ça marche… Dan, vous ne parlez pas de la tuer ? »

          Il secoua la tête. « J’en serais… incapable » lâcha-t-il dans un souffle. « Mais une fois qu’elle sera à notre merci, quand elle sera maîtrisée – si elle l’est jamais – vous l’opérerez. Cette opération de la glande pinéale dont vous avez eu l’idée. Puisse le ciel me pardonner ! »

          Scott souffrit mille morts ce soir-là. Kyra, s’il était possible, était plus belle que jamais, et pour la première fois elle semblait même s’appliquer à être séduisante. Sa conversation était tout simplement brillante ; elle était étincelante, et plus le temps passait, plus Scott était fasciné et pensait que la trahison qu’il avait combinée était une monstruosité. Cela semblait presque un blasphème de faire usage de violence contre un être dont l’apparence respirait à ce point la pureté, l’innocence et la sainteté.

          « Mais elle n’est pas totalement humaine ! » se disait-il. « Elle n’est pas un ange, mais un démon femelle, comment les appelle-t-on ? Un succube ! »

          Malgré lui, quand Kyra finit par bailler voluptueusement et poser ses pieds délicats sur le sol pour prendre congé, il lui demanda de rester encore quelques instants.

          « Mais il est encore tôt » dit-il, « et demain vous partez. »

          « Je reviendrai, Dan. Ce n’est pas la fin pour nous. »

          « Je l’espère, murmura-t-il, misérable, en regardant la porte de sa chambre qui se refermait.

          Il regarda Bach. Le vieil homme, après un instant de silence, chuchota : « Elle va certainement dormir presque tout de suite. C’est cela aussi, l’adaptabilité. »

          Pendant un moment de silence tendu, il regarda la fine ligne de lumière en bas de la porte fermée. Scott sursauta violemment quand, après un bref moment, il vit passer l’ombre de Kyra avant que la lumière ne s’éteigne.

          « Allez » dit-il sombrement. « Finissons-en. »

          Il suivit Bach dans la pièce voisine. Là se trouvaient, froids et métalliques, les cylindres gris qui contenaient le gaz comprimé. Il regarda le vieil homme y raccorder un long tuyau, puis faire passer celui-ci à travers l’ouverture, et bourrer l’espace restant avec du coton humide.

          21

          Puis Scott s’attela à ses propres tâches. Il se rendit en silence dans la bibliothèque, puis avec la plus grande discrétion, il essaya d’ouvrir la porte de la chambre de Kyra ; comme il s’y attendait, elle était ouverte, car la jeune femme avait une confiance absolue en sa propre invulnérabilité.

          Pendant un long moment, il resta à contempler la masse brillante de cheveux argentés sur l’oreiller, puis, avec force précautions, il posa une petite bougie sur le fauteuil près de la fenêtre, afin qu’elle se trouve à peu près au niveau du lit. Il l’alluma avec son briquet, ôta la clé de la serrure, et sortit.

          Il referma la porte de l’extérieur, et puis bourra les interstices avec du coton. C’était loin d’être totalement étanche à l’air, mais cela importait peu, songeait-il, car il fallait bien que l’atmosphère qui allait être remplacée puisse s’échapper.

          Il retourna dans la chambre de Bach. « Laissez-moi une minute » murmura-t-il. « Puis ouvrez la vanne. »

          Il se dirigea vers une fenêtre. A l’extérieur, il y avait un rebord de pierre de deux pieds de large, et il monta sur ce précaire perchoir. Il était visible depuis la rue en contrebas, mais on avait peu de chances de le remarquer, car il se trouvait juste au-dessus de l’espace qui séparait la maison de Bach de celle de son voisin. Il pria pour ne pas attirer l’attention.

          Il progressa avec précaution le long du rebord. Les deux fenêtres de la chambre de Kyra étaient grandes ouvertes, mais Bach avait bien travaillé : Scott parvint à les baisser sans faire le moindre bruit, puis il se colla à la vitre pour observer l’intérieur.

          Dans la pièce luisait vaillamment la flamme de sa petite bougie. Tout à côté de lui, à portée de main s’il n’y avait eu de vitre, Kyra était là, tout à fait visible dans la pénombre. Elle était étendue sur le dos, un bras au-dessus de son incroyable chevelure, et son corps n’était recouvert que d’un drap. Il pouvait la voir respirer, tranquille, calme et en paix.

          Après un temps qui lui parut très long, il lui sembla qu’il pouvait entendre le léger sifflement du gaz depuis la chambre de Bach, mais il savait que ce devait être une illusion. Dans la chambre, il ne constatait rien de particulier : la merveilleuse Kyra dormait, de la même façon qu’elle faisait toute chose : simplement, paisiblement, et en toute confiance.

          Puis il y eut un signe. La flamme de la petite bougie, qui brûlait toute droite dans l’air immobile, se mit soudainement à vaciller. Il la regarda attentivement, certain maintenant que sa couleur avait changé. A nouveau, elle vacilla, puis devint plus vive un moment, et mourut. Une étincelle rouge brilla sur la mèche pendant un bref instant, et ce fut fini.

          La flamme de la bougie avait été étouffée. Cela impliquait, à la température de la pièce, une concentration de dioxyde de carbone de huit ou dix pour cent – bien trop élevée pour permettre à la vie ordinaire de se maintenir. Et pourtant, Kyra était en vie. A part le fait que sa respiration semblait s’être alourdie, elle ne montrait pas le moindre signe d’inconfort. Elle s’était adaptée au manque d’oxygène.

          Mais il devait y avoir des limites à ses pouvoirs. Il écarquilla les yeux pour mieux voir dans l’obscurité. Sans nul doute, sa respiration s’accélérait. Il en était certain maintenant, des halètements convulsifs

          22

          soulevaient sa poitrine, et quelque part dans son esprit affolé, le scientifique qui était en lui prit note de ce fait.

          « Respiration de Cheyne-Stokes » murmura-t-il. Dans un moment, la violence de cette réaction la réveillerait.

          Et ce fut le cas. Soudain, les yeux argentés s’ouvrirent. Elle porta la main à sa bouche, puis à sa gorge. Réalisant immédiatement qu’elle était en danger, elle bondit sur ses pieds, et il aperçut ses jambes nues tandis qu’elle sortait du lit. Mais elle devait être confuse, car elle se tourna d’abord en direction de la porte.

          Il remarqua qu’elle se mouvait avec quelque hésitation. Elle tourna la poigné de la porte, puis la tira frénétiquement ; alors elle se retourna et se mit à tituber d’une démarche chancelante à travers l’air vicié, et parvint à atteindre la fenêtre. Leurs visages étaient très proches, mais il doutait qu’elle pût le voir, car les yeux de la jeune femme étaient écarquillés et montraient de la peur, et sa bouche et sa gorge révélaient la lutte violente à laquelle elle se livrait pour respirer. Elle leva la main dans l’intention de briser la vitre ; elle parvint à porter un coup, mais faiblement ; la fenêtre vibra, mais sans se briser.

          A nouveau elle leva le bras, mais ce coup-là ne fut jamais porté. Pendant un moment elle resta immobile et chancelante. Alors ses yeux magnifiques se voilèrent, puis finalement se fermèrent ; elle tomba à genoux, et finalement s’abattit mollement sur le sol.

          Scott attendit durant un long moment d’angoisse, puis il souleva la fenêtre. Le soudain afflux d’air mortel le fit chanceler dangereusement, dans la précaire position où il se trouvait, et il dut se cramponner à l’encadrement de la fenêtre. Alors, grâce à la faible brise qui circulait entre les bâtiments, il parvint à s’éclaircir les idées.

          Il entra avec précaution dans la chambre. Il étouffait, mais en restant à côté de la fenêtre ouverte, il parvenait à respirer. Il tapa deux fois contre le mur qui le séparait de Bach.

          Le sifflement du gaz cessa. Il prit le corps de Kyra dans ses bras, attendit jusqu’à ce qu’il entendît tourner la clé, puis se précipita à travers la chambre jusqu’à la bibliothèque.

          Bach regardait fixement, comme fasciné, les traits purs de la jeune femme. « Une déesse vaincue », dit-il. « Il y a quelque chose de terrible dans la part que nous avons pris à tout cela. »

          « Dépêchons-nous ! » lui dit sèchement Scott. « Elle est inconsciente, pas anesthésiée. Dieu seul sait à quelle vitesse elle va pouvoir s’adapter. »

          Mais elle n’avait toujours pas repris ses esprits lorsque Scott la déposa sur la table d’opération dans le bureau de Bach, et passa les sangles autour de ses bras, de son corps, et de ses minces jambes nues. Son regard tomba sur le visage tranquille et pâle de la jeune femme, et il sentit son coeur se contracter de douleur en voyant la brillante chevelure prendre une teinte légèrement plus sombre, en réaction à la vive lumière, riche en rayons actiniques, qui l’éclairait.

          « Vous aviez raison » lui dit-il, sachant qu’elle ne pouvait l’entendre. « Si j’avais eu autant de courage que vous, il n’est rien que nous n’eussions pu réaliser ensemble. »

          23

          Bach lui demanda soudain : « Nasal ? Ou dois-je la trépaner ? »

          « Nasal. »

          « Mais j’aimerais avoir l’occasion d’examiner sa glande pinéale. C’est un cas unique et … »

          « Nasal ! » rugit Scott. « Je ne veux pas qu’elle ait de cicatrice ! »

          Bach soupira et se mit au travail. Scott, malgré sa longue expérience à l’hôpital, réalisa qu’il était incapable d’assister à l’opération. Il tendait au vieil homme les instruments dont il avait besoin, mais son regard évitait de se poser sur le visage charmant et immobile de la jeune femme.

          « Bien ! » dit enfin Bach. « C’est fait. » Et pour la première fois, il eut le temps d’examiner les traits de Kyra.

          Il sursauta vivement. Disparue, l’exquise couleur aluminium de la chevelure, remplacée par la toison filasse, noire et grasse de la fille de l’hôpital ! Il souleva sa paupière : là non plus, plus d’argent, mais seulement un bleu pâle. De toute cette beauté, il ne restait plus que… que restait-il ? Une trace, peut-être, une trace de la pureté de madone de son pâle visage, dans le modelé de ses traits. Mais la flamme s’était éteinte : elle n’était plus une déesse, mais une mortelle – un être humain. La femme aux pouvoirs extraordinaires n’était plus qu’une fille qui souffrait.

          Le cri qu’il s’apprêtait à pousser fut arrêté par la voix de Scott.

          « Comme elle est belle ! » murmura-t-il. Bach le regarda longuement. Il réalisa soudain que Scott ne la voyait pas telle qu’elle était, mais telle qu’elle avait été. A ses yeux, teintés d’amour, elle était toujours Kyra la Magnifique.

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