WHARTON, Edith – Fièvre romaine

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      Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
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        Fièvre romaine

        Traduit par Vincent de l'Epine

        I.

        Deux dames Américaines, d’âge mûr mais élégantes, quittèrent la table où elles venaient de prendre leur repas, traversèrent l’agréable terrasse du restaurant romain, s’accoudèrent au parapet, et après s’être d’abord regardées l’une l’autre, contemplèrent les gloires passées du Palatin et du Forum, avec une même expression de vague mais bienveillant contentement.

        Alors qu’elles se penchaient ainsi, une voix de jeune fille se fit gaiement entendre depuis l’escalier qui menait à la cour en-dessous. « Mais venez donc » criait-elle, pas aux deux femmes mais à une invisible compagne, « laissons les jeunes à leur tricot », et une voix aussi jeune lui répondit en riant : « «Oh, écoutez, Babs, ce n’est pas vraiment du tricot –», « mais je parlais au figuré » répondit la première. « Après tout, nous ne laissons pas vraiment d’autre occupation à nos pauvres parents ! » et la conversation se perdit quand elles eurent tourné l’escalier.

        Les deux dames se regardèrent à nouveau, cette fois avec un soupçon de sourire embarrassé, et celle qui était la plus petite et la plus pâle hocha la tête et rougit légèrement.

        « Barbara ! » murmura-t-elle, dans une réprimande qui n’atteignit même pas la voix moqueuse dans l’escalier.

        L’autre dame, qui était plus grande et plus colorée, avec un petit nez décidé et de forts sourcils noirs, rit avec bonne humeur. « Voici ce que nos filles pensent de nous. »

        Sa compagne répondit d’un geste désapprobateur. « Pas de nous personnellement. Il faut nous en souvenir. Il s’agit juste du concept moderne de Mères. Et vous voyez –» et d’un air à moitié coupable elle sortit de son élégant sac à main noir une pelote de soie cramoisie traversée de deux fines aiguilles. « On ne sait jamais » murmura-t-elle. « Le nouveau système nous a certainement donné beaucoup de temps à tuer, et parfois le simple fait de regarder me fatigue – même regarder ça. Son geste désignait maintenant le stupéfiant paysage à leurs pieds.

        La dame brune rit à nouveau, et elles reportèrent leur attention sur la vue, la contemplant en silence, avec cette sorte de sérénité diffuse qui doit venir de l’éclat printanier des cieux romains. L’heure du repas était passée depuis longtemps, et elles avaient pour elles deux toute l’extrémité de la vaste terrasse. A l’autre bout, quelques groupes, retenus pas un dernier regard à la vaste cité, ramassaient leurs guides touristiques ou cherchaient de quoi laisser un pourboire.  Enfin le dernier groupe se dispersa, et les deux dames restèrent seules dans l’air des hauteurs.

        « Eh bien, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas juste rester là », dit Mrs Slade, la dame au teint coloré et aux sourcils énergiques. Deux chaises en osier étaient restées abandonnées tout près, et elle les poussa dans l’angle du parapet, s’installa sur l’une d’elles, et contempla le Palatin. « Après tout, c’est toujours le plus beau paysage du monde. »

        « Il le sera toujours pour moi », approuva son amie Mrs Ansley, en appuyant si légèrement sur le « moi » que Mrs Slade, bien qu’elle l’ait remarqué, se demanda si ce n’était pas purement accidentel, comme ces mots soulignés un peu partout dans les correspondances d’antan.

        « Grace Ansley a toujours été vieux-jeu », pensa-t-elle, et elle ajouta à haute voix, avec un sourire  : « C’est un paysage auquel nous sommes toutes deux habituées depuis de nombreuses années. Quand nous nous sommes rencontrées ici pour la première fois, nous étions plus jeunes que nos filles ne le sont maintenant. Vous vous souvenez ! »

        « Oh, oui, je me souviens », murmura Mrs Ansley, avec la même tension indéfinissable – « Il y a un maître d’hôtel là-bas qui attend » s’interrompit-elle. Elle était évidemment beaucoup moins sûre d’elle que sa compagne quant aux droits qu’elle avait en ce monde.

        « Je vais lui apprendre à attendre » dit Mrs Slade, tendant le bras vers un sac aussi discrètement opulent que celui de Mrs Ansley. Faisant signe au maître d’hôtel, elle lui expliqua qu’elle et son amie étaient des amoureuses de longue date de Rome, et auraient aimé passer le reste de l’après-midi à profiter de la vue – c’est-à-dire, si cela ne perturbait pas le service. Le maître d’hôtel, s’inclinant devant le pourboire, l’assura que ces deux dames étaient les bienvenues, et le seraient d’autant plus si elles voulaient bien rester dîner. Une nuit de pleine lune, elles s’en souviendraient…

        Les sourcils noirs de Mrs Slade se froncèrent, comme si cette référence à la lune était déplacée et même inopportune. Mais elle chassa d’un sourire cette attitude tandis que le maître d’hôtel se retirait. « Eh bien pourquoi pas ! Nous pourrions faire pire. Je suppose qu’on ne sait pas quand les filles rentreront. Savez-vous-même d’où elles rentreront ? Pas moi ! »

        Mrs Ansley rougit encore légèrement. « Je pense que ces deux jeunes aviateurs italiens que nous avons rencontrés à l’ambassade les ont invités à voler jusqu’à Tarquinia pour le thé. Je suppose qu’elles voudront attendre et faire le vol de retour sous la pleine lune. »

        « La pleine lune, la plein lune !  Quel rôle elle continue à jouer. Croyez-vous que nos filles soient aussi sentimentales que nous l’étions ? »

        « J’en suis arrivée à la conclusion que je ne sais pas le moins du monde ce qu’elles sont » dit Mrs Ansley. « Et peut-être n’en savions-nous pas plus l’une sur l’autre. »

        « Peut-être en effet. »

        Son amie lui lança un timide regard. « Je ne vous aurais jamais crue sentimentale, Alida ».

        « Peut-être ne l’étais-je pas. » Mrs Slade ferma les paupières en y réfléchissant, et l’espace d’un instant les deux dames, qui avaient été intimes depuis l’enfance, réalisèrent combien peu elles se connaissaient. Chacune, bien sûr, avait un qualificatif tout prêt à accoler au nom de l’autre ; Mrs Delphin Slade, par exemple, aurait pu se dire, ou répondre à quiconque l’aurait interrogée, que Mrs Horace Ansley, il y a vingt-cinq ans, avait été extrêmement belle – non, vous ne le croiriez pas, n’est-ce pas ! bien qu’elle soit bien sûr encore charmante et distinguée… Eh bien, jeune fille, elle était exquise, beaucoup plus belle que sa fille, Barbara… même si certainement Babs, selon les standards modernes, était plus efficace – elle avait plus de piquant, comme on dit. Bizarre, avec de telles nullités comme parents. Oui, Horace Ansley était bien l’exacte copie de sa femme. Des spécimens de musée du vieux New York. Bien sur eux, irréprochables, exemplaires. Mrs Slade et Mrs Ansley avaient vécu l’une en face de l’autre – au propre comme au figuré – pendant des années. Quand les rideaux du dressing du 20 East Seventy-third street étaient changés, le numéro 23, de l’autre côté de la rue, en était toujours averti. Comme de tous les déplacements, achats, voyages, anniversaires, maladies – la terne chronique d’un couple bien sous tous rapports. Peu de choses échappaient à Mrs Slade. Mais elle s’en était déjà lassée lorsque son mari réussit son gros coup à Wall Street, et quand ils achetèrent en haut de Park Avenue elle commençait déjà à penser : « j’aimerais autant habiter en face d’un speakeasy pour changer, au moins on pourrait y voir les descentes de police ». L’idée de voir Grace embarquée par la police était si amusante qu’avant son déménagement elle en avait parlé au cours d’un dîner d’amies. La saillie amusa et tout le monde s’en empara – elle s’était demandée quelquefois si elle avait traversé la rue et atteint Mrs Ansley. Elle espérait que non, mais ne s’en souciait guère. C’était au temps où la respectabilité commençait à moins compter, et cela ne faisait pas grand mal de se moquer un peu de gens aussi irréprochables.

        Quelques années plus tard, et à peu de mois d’intervalle, les deux dames avaient perdu leurs maris. Il y eut l’échange de couronnes mortuaires et de condoléances approprié, et un bref renouveau de leur intimité dans la pénombre de leur deuil commun, et maintenant, après un autre intervalle, elles s’étaient retrouvées par hasard à Rome, dans le même hôtel, chacune devenue la modeste suivante de sa fille. La similarité de leur sort les avait à nouveau rapprochées, et leur permettait de plaisanter sur le fait que si jadis il était épuisant de suivre les jeunes filles, il aurait été encore plus ennuyeux, de nos jours, de ne pas même essayer.

        Il était certain, pensait Mrs. Slade, qu’elle ressentait son propre désœuvrement avec plus d’intensité que ne le ressentirait jamais la pauvre Grace. Il y avait une grande différence entre être la femme de Delphin Slade, et sa veuve. Elle avait toujours pensé, avec une certaine fierté conjugale, qu’elle était l’égale de son mari quant à ses qualités sociales, et qu’elle contribuait pleinement à la réalisation du couple exceptionnel qu’ils formaient ; mais la différence après sa mort fut irrémédiable. En tant que femme du célèbre avocat d’affaires toujours entre deux affaires internationales, chaque jour avait apporté son lot d’obligations excitantes et imprévues : s’occuper à l’improviste d’éminents collègues étrangers, partir précipitamment en voyages d’affaires à Londres, Paris ou Rome, où ils étaient reçus avec les mêmes égards, et même s’amuser à entendre sur son passage : « quoi, cette femme élégante avec ces vêtements charmants et ces beaux yeux est Mrs. Slade – La femme de Slade ! Vraiment ! Les femmes des célébrités sont pourtant souvent si quelconques ! »

        Oui, être la veuve de Slade était bien fade après cela. Se hisser à la hauteur de son mari avait mobilisé toutes ses facultés ; maintenant elle n’avait plus à se soucier que de sa fille, car le fils qui semblait avoir hérité des talents de son père était mort subitement pendant l’enfance. Elle avait réussi à traverser cette horreur parce que son mari était là, qu’il avait besoin de son aide, aussi bien qu’il lui apportait la sienne ; maintenant, après la mort du père, la pensée de ce fils lui était devenue insupportable. Il n’y avait plus qu’à être la mère de sa fille, et cette chère Jenny était une fille si parfaite qu’elle avait à peine besoin d’une mère. « Avec Babs Ansley je ne crois pas que je serais aussi tranquille » pensait parfois Mrs. Slade, à demi envieuse. Mais Jenny, qui était plus jeune que sa brillante amie, avait cette rare particularité de rendre d’une certaine façon sa beauté et sa jeunesse aussi inutiles que si elle en était dépourvue. C’était très déconcertant – et pour Mrs. Slade, un peu ennuyeux. Elle espérait que Jenny tomberait amoureuse – même de l’homme qu’il ne fallait pas, et qu’elle doive la surveiller, contrer ses manigances, venir à son secours. Et au lieu de cela, c’était Jenny qui prenait soin de sa mère, la protégeait des courants d’air, s’assurait qu’elle avait bien pris son fortifiant…

        Mrs. Ansley était moins précise que son amie, et l’image qu’elle se faisait de Mrs. Slade était plus diffuse, faite de touches plus subtiles. « Alida Slade est extrêmement brillante, mais moins brillante qu’elle ne se l’imagine », voilà ce qui aurait le mieux résumé sa pensée. Encore qu’elle aurait ajouté, pour mieux éclairer son interlocuteur, que Mrs. Slade avait été une jeune fille vraiment ravissante, bien plus que sa fille, qui était jolie bien sûr, et plutôt futée, mais n’avait pas hérité de sa mère son – comment dire – son éclat, comme l’avait dit quelqu’un à l’époque. Mrs. Ansley aimait à employer de tels mots et à les mettre entre guillemets, comme si cela était d’une audace inouïe.  Non, Jenny n’était pas comme sa mère. Parfois Mrs. Ansley avait l’impression qu’Alida Slade était déçue. Finalement, elle avait eu une vie plutôt triste. Pleine d’échecs et d’erreurs. Mrs. Ansley en avait toujours été bien désolée pour elle…

        Ainsi se percevaient chacune de ces eux dames, qui se regardaient l’une l’autre par le mauvais bout de la lorgnette.

        II.

        Longtemps elles restèrent assises l’une à côté de l’autre sans parler. C’était comme si, pour toutes deux, c’était un soulagement d’abandonner leurs activités plutôt futiles en présence de ce vaste Memento Mori auquel elles faisaient face. Mrs. Slade restait tranquille, les yeux fixés sur les pentes dorées du Palais de Césars, et après un moment Mrs. Ansley cessa de remuer son sac, et s’abandonna à la méditation. Comme beaucoup d’amies intimes, les deux dames n’avaient encore jamais eu l’occasion de rester ensemble silencieuses, et Mrs. Ansley était un peu embarrassée par ce qui ressemblait, après tant d’années, à une nouvelle étape dans leur intimité, une étape dont elle ne savait pas encore bien comment elle devait l’appréhender.

        Soudain l’air se remplit des profondes notes métalliques qui semblaient périodiquement recouvrir Rome d’un toit d’argent. Mrs. Slade jeta un œil à sa montre. « Cinq heures déjà », dit-elle, comme surprise.

        Mrs. Ansley hasarda : « Il y a un bridge à l’ambassade à cinq heures ». Pendant longtemps Mrs. Slade ne répondit pas. Elle semblait s’être abîmée dans la contemplation, et Mrs. Ansley pensa que la remarque lui avait échappée. Mais après un moment elle dit, comme s’éveillant d’un rêve : « Un bridge, vous disiez ! Non, sauf si vous y tenez… mais je ne le crois pas, vous savez. »

        « Oh, non », se hâta de l’assurer Mrs. Ansley. « Je ne m’en soucie guère. C’est si charmant ici ; et tellement plein de vieux souvenirs, comme vous dites. » Elle s’installa dans le fauteuil, et, presque furtivement, sortit son tricot. Mrs. Slade le remarqua du coin de l’œil, mais ses mains soignées restèrent immobiles sur ses genoux.

        « J’étais en train de penser », dit-elle lentement, « à tout ce que Rome peut évoquer de différent pour chaque génération de voyageurs. Pour nos grand-mères, c’était le danger de la Fièvre Romaine, pour nos mères, des dangers d’ordre sentimental – comme nous étions bien gardées alors ! – et pour nos filles, pas plus de danger qu’en plein milieu de Main Street. Elles ne savent pas ce qu’elles manquent ! »

        La longue lumière dorée commençait à faiblir, et Mrs. Ansley approcha un peu son tricot de ses yeux. « Oh oui, comme nous étions bien gardées ! »

        « J’ai toujours pensé » continua Mrs. Slade, « que nos mères avaient eu la tâche bien plus difficile que nos grand-mères. Quand on risquait d’attraper la fièvre romaine dans les rues, il devait être comparativement plus facile de faire revenir les filles à l’heure du danger ; mais quand vous et moi étions jeunes, devant tant de beauté, avec l’excitation de la désobéissance, et pas plus de risque que de prendre froid dans l’heure qui suit le coucher du soleil, nos mères devaient avoir bien du mal à nous retenir, n’est-ce pas ! »

        Elle se tourna à nouveau vers Mrs. Ansley, mais celle-ci avait atteint un point délicat de son tricot. « Un, deux trois, deux de passées ; oui, en effet » approuva-t-elle, sans lever les yeux.

        Les yeux de Mrs. Slade restèrent fixés sur le tricot avec une profonde attention. « Elle peut tricoter – en face de tout cela ! Comment peut-elle… »

        Mrs. Slade se pencha en arrière, rêveuse, son regard parcourant les ruines qui lui faisaient face, la grande combe verte du Forum, la façade de l’église au-delà éclairée par les derniers rayons du soleil,  et l’immensité lointaine du Colisée. Soudain elle pensa : « C’est bien joli de dire que nos filles en ont fini avec les sentiments et le clair de lune. Mais si Babs Ansley n’est pas sortie pour mettre la main sur ce jeune aviateur (celui qui est un Marchese), alors c’est que je ne sais rien de rien. Et Jenny, elle, n’a pas une chance. Je le sais bien  aussi. Je me demande même si ce n’est pas la raison pour laquelle Grace Ansley aime tellement les voir sortir ensemble ! Ma pauvre Jenny est un faire-valoir ! » Mrs. Slade fit entendre un rire à peine audible, et Mrs. Ansley en reposa son tricot.

        « Eh bien ? »

        « Oh, rien. Je pensais seulement à quel point tout réussit à votre Barbara. Ce garçon, Campolieri, est un des meilleurs partis de Rome. Ne prenez pas cet air innocent, ma chère – vous savez que c’est le cas. Et je me demandais, avec tout le respect que je vous dois, vous comprenez… je me demandais comment deux personnes aussi exemplaires qu’Horace et vous avez pu engendrer quoi que ce soit d’aussi dynamique. ». Mrs. Slade rit à nouveau, avec une nuance de rudesse.

        Les mains de Mrs. Ansley restaient inertes entre ses aiguilles à tricoter. Elle regardait tout droit ces témoignages de passions et de splendeurs accumulés à ses pieds. Mais son petit profil restait presque dénué d’expression. Elle finit par dire : « Je crains que vous ne surestimiez Babs, ma chère. »

        Mrs. Slade se sentit plus à l’aise. « Non ; je l’apprécie. Et il se peut même que je vous envie. Oh, ma fille est parfaite ; si j’étais une invalide chronique, eh bien, je crois que je préfèrerais être entre les mains de Jenny. Il doit y avoir des fois… mais non, j’ai toujours voulu une fille brillante… et je n’ai jamais bien compris pourquoi j’avais un ange à la place. »

        Mrs. Ansley fit écho à son rire par un léger murmure. « Babs est un ange aussi. »

        « Bien sûr – bien sûr !  mais avec des ailes couleurs d’arc-en-ciel. Bon, elles sont en mer avec ces jeunes gens, et nous nous sommes assises ici… voilà qui rappelle le passé avec un peu trop de précision. »

        Mrs. Ansley avait repris son tricot. On aurait presque pu penser (pour quelqu’un qui la connaîtrait moins, pensa Mrs. Slade) que, pour elle également, de trop nombreux souvenirs remontaient des ombres croissantes de ces nobles ruines. Mais non, elle était simplement absorbée dans son travail. De quoi pouvait-elle bien avoir à se soucier ! Elle savait que Babs quand elle reviendrait serait presque certainement fiancée au très convoité Campolieri. « Et elle vendra la maison de New York, pour s’installer près d’eux à Rome, mais sans jamais les envahir… elle a beaucoup trop de tact pour cela. Mais elle aura un excellent cuisinier, et juste les gens qu’il faut pour le bridge et pour les cocktails… et une vieillesse parfaite et paisible parmi ses petits-enfants. »

        Mrs. Slade éprouva un brusque dégoût de soi qui mit fin à ses rêveries prophétiques. Il n’y avait personne dont elle avait moins le droit de penser du mal que Grace Ansley. Ne pourrait-elle jamais cesser de l’envier ! Peut-être avait-elle commencé trop longtemps auparavant.

        Elle se leva et s’accouda au parapet, emplissant ses yeux troublés de la tranquillité magique de l’instant. Mais au lieu de la tranquilliser, la vue sembla augmenter son exaspération. Elle tourna son regard vers le Colisée. Déjà son flanc doré s’enfonçait dans une ombre pourpre, et au-dessus, le ciel s’étendait dans une clarté de cristal, sans lumière ni couleur. C’était le moment où l’après-midi et le soir se rejoignaient au milieu des cieux.

        Mrs. Slade se retourna et posa la main sur le bras de son amie. Le geste était si brusque que Mrs. Ansley leva les yeux, surprise.

        « Le soleil se couche. N’avez-vous pas peur, ma chère ? »

        « Peur ? »

        « De la fièvre romaine, ou de la pneumonie ! Je me souviens combien vous aviez été malade cet hiver-là. Jeune fille vous aviez une gorge bien délicate, n’est-ce pas ? »

        « Oh, nous sommes très bien ici.  En bas, sur le Forum, un froid mortel survient d’un seul coup c’est vrai… mais pas ici. »

        « Ah, bien sûr, vous le savez, parce que vous deviez être tellement prudente. » Mrs. Slade se retourna vers le parapet. Elle pensait : « Je dois faire encore un effort pour ne pas la haïr. » et à haute voix elle dit : « Chaque fois que je regarde le Forum là-bas, je me souviens de cette histoire d’une grand-tante à vous, c’est bien cela ? Cette grand-tante tellement malfaisante ? »

        « Oh, oui, Grand-tante Harriet. Celle dont on dit qu’elle avait envoyé sa jeune sœur au Forum après le coucher du soleil lui cueillir une fleur qui ne s’ouvre que la nuit pour son album. Toutes nos grand-tantes et grand-mères avaient des albums de fleurs séchées. »

        Mrs. Slade approuva. « Mais en réalité elle l’y avait envoyée parce qu’elles étaient amoureuses du même homme… »

        « Eh bien c’est ce qu’on dit dans la famille. On dit que Tante Harriett l’a avoué des années plus tard. Il est vrai que la pauvre petite sœur attrapa la fièvre et mourut. Mère utilisait cette histoire pour nous effrayer quand nous étions enfants. »

        « Et vous aussi vous m’avez effrayée avec elle quand vous et moi étions jeunes filles. Cet hiver où je me suis fiancée avec Delphin. »

        Mrs. Ansley rit faiblement. « Oh vraiment ! Je vous ai réellement effrayée ? Je ne vous crois pas facile à effrayer. »

        « Pas souvent, mais cette-fois-là je l’étais. J’étais facile à effrayer parce que j’étais tellement heureuse. Je me demande si vous savez ce que cela veut dire ? »

        « Je… oui… » bafouilla Mrs. Ansley.

        « Eh bien, je suppose que c’est la raison pour laquelle l’histoire de votre méchante tante avait fait une telle impression sur moi. Et je pensais : « Il n’y a plus de fièvre romaine, mais il fait un froid mortel au Forum une fois le soleil couché – surtout après une chaude journée. Et le Colisée est même encore plus froid et plus humide. »

        « Le… Colisée ? »

        « Oui. Il n’était pas facile d’y entrer, une fois les portes fermées pour la nuit. Pas facile du tout. Mais en ce temps-là on pouvait y arriver, et même souvent. Les amoureux qui ne pouvaient se retrouver ailleurs s’y donnaient rendez-vous. Vous le saviez ? »

        « Je… je ne saurais dire. Je ne me souviens plus. »

        « Vous ne vous souvenez plus ? Vous ne vous souvenez plus avoir visité une ruine ou une autre, un soir, et y avoir attrapé froid ! Vous étiez sensée être sortie pour contempler le lever de la lune. On a toujours dit que cette expédition était la cause de votre maladie. »

        Il y eut un moment de silence ; puis Mrs. Ansley reprit : « Vraiment ? C’était il y a tellement longtemps. »

        « Oui. Et vous vous êtes rétablie – donc c’était sans importance. Mais je suppose que ça a étonné vos amis – la raison avancée pour votre maladie. Je veux dire – parce que chacun savait que vous étiez très prudente avec votre gorge, et votre mère prenait tellement soin de vous… et pourtant vous avez fait cette sortie si tard, n’est-ce pas, cette nuit-là. »

        « Peut-être bien. Les filles les plus prudentes ne sont pas toujours prudentes. Qu’est-ce qui vous fait penser à cela maintenant ? »

        Mrs. Slade semblait n’avoir aucune réponse toute prête.  Mais après un moment elle éclata :

        « Parce que je ne peux pas supporter ça plus longtemps ! »

        Mrs. Ansley releva vivement la tête. Ses yeux étaient pâles et grand ouverts. « Vous ne pouvez plus supporter quoi ? »

        « Eh bien, que vous ne sachiez pas que j’ai toujours su pourquoi vous étiez sortie. »

        « Pourquoi je suis sortie ? »

        « Oui. Vous pensez que je bluffe, n’est-ce pas ? Vous êtes sortie pour rencontrer l’homme à qui j’étais fiancée – et je peux vous répéter chaque mot de la lettre qui vous y a conduit. »

        Tandis que Mrs. Slade parlait, Mrs. Ansley s’était levée en titubant. Son sac, son tricot et ses gants, dans la panique, glissèrent à terre. Elle regardait Mrs. Slade comme si elle regardait un fantôme.

        « Non, non, ne faites pas ça » bagaya-t-elle.

        « Et pourquoi pas ? Ecoutez, si vous ne me croyez pas. ‘Mon Amour, nous ne pouvons continuer ainsi. Je dois vous voir seule. Venez au Colisée demain immédiatement après la tombée de la nuit. Il y aura quelqu’un qui vous fera entrer. N’ayez crainte, personne ne soupçonnera rien’ – mais peut-être avez-vous oublié ce que disait la lettre ? »

        Mrs. Ansley affronta ce défi avec un aplomb imprévu. Se calant dans son fauteuil, elle regarda son amie, et répondit : « Non, je la connais pas cœur moi aussi. »

        « Et sa signature ? Seulement ‘A vous seule, D.S.’. C’était bien cela ? J’ai bien raison, n’est-ce pas ? C’est bien la lettre qui vous a fait sortir ce soir-là après la tombée de la nuit ? »

        Mrs Ansley la regardait toujours. Il semblait à Mrs. Slade que derrière le masque volontairement sous contrôle de son petit visage calme, elle se livrait à une lutte intérieure. « Je n’aurais jamais cru qu’elle puisse aussi bien garder le contrôle », pensa Mrs. Slade, presque avec ressentiment. Mais à ce moment, Mrs. Ansley se mit à parler. « Je ne sais pas comment vous avez su. J’ai brûlé cette lettre immédiatement. »

        « Evidemment vous l’avez brûlée, vous êtes si prudente ! » Elle ricanait ouvertement maintenant. « Et si vous avez brûlé la lettre, alors vous vous demandez comment j’ai bien fait pour savoir ce qu’elle contenait. C’est bien ça, n’est-ce pas ? »

        Mrs. Slade attendit, mais Mrs. Ansley ne parla pas.

        « Eh bien ma chère, je sais ce que contenait cette lettre, parce que c’est moi qui l’ai écrite ! ».

        « Vous l’avez écrite ? »

        « Oui. »

        Les deux femmes restèrent debout à se regarder l’une l’autre aux dernières lueurs dorées du crépuscule. Puis Mrs. Ansley se laissa retomber dans son fauteuil. « Oh » murmura-t-elle, et elle se couvrit le visage de ses mains.

        Mrs. Slade attendait nerveusement un autre mot ou un mouvement. Rien ne vint, et à la fin elle éclata : « Je vous fais horreur ! »

        Les mains de Mrs. Ansley retombèrent sur ses genoux, découvrant un visage ruisselant de larmes. « Je ne pensais pas à vous. Je pensais – c’est la seule lettre que j’aie jamais reçue de lui ! »

        « Et c’est moi qui l’ai écrite. Oui ; je l’ai écrite ! Mais j’étais la fille à laquelle il était fiancé ! Est-ce que vous vous souvenez de ça ? »

        Le visage de Mrs. Ansley s’affaissa à nouveau. « Je ne cherche pas à me trouver d’excuses. Je me souvenais… »

        « Et pourtant vous y êtes allée ? »

        « Pourtant j’y suis allée. »

        Mrs. Slade posa son regard sur la petite silhouette recroquevillée à ses côtés. La flamme de sa colère s’était déjà éteinte, et elle se demandait comment elle avait jamais pu penser qu’elle éprouverait une quelconque satisfaction à blesser ainsi sans raison son amie. Mais il lui fallait se justifier.

        « Comprenez-vous ? J’avais tout découvert, et je vous haïssais, je vous haïssais ! Je savais que vous étiez amoureuse de Delphin – et j’avais peur, peur de vous, de vos manières tranquilles, de votre douceur… Eh bien, je voulais me débarrasser de vous, voilà tout. Juste pour quelques semaines, jusqu’à ce que je sois sûre de lui. Alors, prise d’une rage aveugle, j’ai écrit cette lettre… Je ne sais pas pourquoi je vous le dis maintenant… »

        « Je suppose » dit lentement Mrs. Ansley, « que c’est parce que vous m’avez toujours détestée. »

        « Peut-être. Ou parce que je voulais évacuer tout cela de mon esprit. » Elle fit une pause. « Je suis heureuse que vous ayez détruit la lette. Evidemment, je n’ai jamais pensez que vous auriez pu en mourir. »

        Mrs. Ansley restait profondément silencieuse, et Mrs. Slade, penchée au-dessus d’elle, avait conscience d’un étrange sentiment d’isolement, comme si elle était coupée du chaud courant de la compassion humaine. « Vous pensez que je suis un monstre ! »

        « Je ne sais pas… C’était la seule lettre de lui que j’aie eue, et vous dites qu’il ne l’a pas écrite. »

        « Ah, comme vous vous souciez encore de lui ! »

        « Je chérissais ce souvenir » dit Mrs. Ansley.

        Mrs. Slade continuait à la regarder. Elle semblait avoir été physiquement amoindrie par le choc – comme si, se levant, elle eût pu être emportée par le vent comme une poignée de poussière. La jalousie de Mrs. Slade se réveilla à cette vue. Pendant toutes ces années, cette lettre avait empli toute la vie de cette femme. Combien elle devait l’avoir aimé, pour vénérer ainsi le souvenir de ses cendres ! La lettre de l’homme qui était fiancé à son amie. N’était-ce pas elle, le monstre ?

        « Vous avez fait de votre mieux pour l’éloigner de moi, n’est-ce pas ? Mais vous avez échoué ; c’est moi qui l’ai gardé. C’est tout. »

        « Oui. C’est tout. »

        « Et maintenant j’aurais préféré ne rien vous avoir dit. Je n’avais aucune idée de la façon dont vous alliez réagir ; je pensais que cela vous aurait amusée. C’est arrivé il y a si longtemps, comme vous dites ; et vous devez me rendre justice de vous souvenir que je n’avais aucune raison de penser que vous le prendriez aussi sérieusement. Comment pouvais-je le penser, alors que vous vous êtes mariée avec Horace Ansley deux mois plus tard ? Dès que vous avez pu quitter votre lit, votre mère vous a envoyée à Florence pour vous y marier. Tout le monde était plutôt surpris – on se demandait pourquoi une telle précipitation – mais moi je croyais le savoir. Je me disais que vous l’aviez fait par dépit – pour pouvoir vous dire que vous étiez allée plus vite que Delphin et moi. Les jeunes ont toujours les raisons les plus sottes pour faire les choses les plus sérieuses. Et votre mariage si rapide a fini de me convaincre que tout cela n’avait jamais eu tellement d’importance pour vous. »

        « Oui, je suppose » reconnut Mrs. Ansley.

        La voute du ciel au-dessus d’elles avait perdu tout son éclat doré. Le crépuscule s’y étendait, assombrissant soudain les sept collines. Ici ou là des lumières commençaient à scintiller à travers le feuillage à leurs pieds. On entendait des pas qui allaient et venaient sur la terrasse déserte – des serveurs se montraient à la porte en haut de l’escalier, puis réapparaissaient, portant des plateaux, des serviettes et des flacons de vin. Des tables furent déplacées, des chaises rangées. Les faibles ampoules électriques finirent par s’éteindre. Une dame corpulente en manteau de voyage apparut soudainement, demandant dans un mauvais italien si quelqu’un avait vu l’élastique qui lui servait à fermer son vieux guide Baedecker. Sous le regard des serveurs, elle cherchait avec sa canne à l’endroit où elle avait dîné.

        Le coin de la terrasse où se trouvaient Mrs. Slade et Mrs. Ansley était toujours sombre et désert. Pendant longtemps, aucune des deux ne parla. Enfin, Mrs. Slade reprit : « Je suppose que c’était comme une sorte de farce… »

        « Une farce ? »


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        Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
        Maître des clés

          « Oui, les filles sont féroces quelquefois, vous savez. Les filles amoureuses tout spécialement. Et je me souviens avoir bien ri toute seule ce soir-là à l’idée que vous étiez en train d’attendre là-bas dans le noir, restant bien hors de vue, écoutant chaque son, essayant d’entrer – bien sûr j’étais navrée quand j’ai appris que vous aviez été malade par la suite. »

          Mrs. Ansley n’avait pas bougé depuis un certain temps. Mais elle se retourna lentement vers sa compagne. « Mais je n’ai pas attendu. Il avait tout arrangé. Il était là. On nous a fait entrer tout de suite » dit-elle.

          Mrs. Slade se leva soudainement. « Delphin était là ! Ils vous ont laissés entrer ! Ah, là, vous mentez ! » éclata-t-elle avec violence.

          La voix de Mrs. Ansley s’éclaircit, pleine d’étonnement.  « Mais bien sûr il était là. Bien sûr qu’il est venu… »

          « Venu ? Et comment savait-il qu’il vous trouverait là ? Vous délirez ! »

          Mrs. Ansley hésita, comme si elle réfléchissait. « Mais j’avais répondu à sa lettre. Je lui avais dit que je serais là. Alors il est venu. »

          Mrs. Slade plongea son visage dans ses mains. « Oh, mon Dieu – vous avez répondu ! Je n’avais pas prévu cela… »

          « Il est curieux que vous n’y ayez pas pensé, puisque c’est vous qui avez écrit la lettre. »

          « En effet. J’étais aveuglée par la rage. »

          Mrs. Ansley se leva, et rajusta son écharpe de fourrure. « Il fait froid ici. Nous ferions bien d’y aller… Je suis désolée pour vous », dit-elle, tandis qu’elle refermait la fourrure autour de sa gorge.

          Ces mots inattendus frappèrent Mrs . Slade. « Oui, nous ferions mieux d’y aller. » Elle ramassa son sac et son manteau. « Mais je ne vois pas vraiment pourquoi vous pourriez être désolée pour moi », murmura-t-elle.

          Mrs. Ansley était restée à regarder au loin la masse ténébreuse du Colisée. « Eh bien – parce que je n’ai pas eu à attendre cette nuit-là. »

          Mrs. Slade laissa entendre un rire agité. « Oui, là vous avez marqué un point. Mais je crois que j’aurais mauvaise grâce à vous envier. Après toutes ces années. Après tout, c’est moi qui ai tout eu ; je l’ai eu lui pour vingt-cinq ans. Et vous vous n’avez rien eu, si ce n’est cette unique lettre qu’il n’avait même pas écrite. »

          Mrs. Ansley resta à nouveau silencieuse. Elle finit par faire un pas vers la porte de la terrasse, puis se retourna, face à son amie, et avant de la précéder en direction de l’escalier, elle lui dit :

          « J’ai eu Barbara ».

           

           

           

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