CABOT, Thierry – Rêves croisés (Poèmes)

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    Daniel LuttringerDaniel Luttringer
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      Daniel LuttringerDaniel Luttringer
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        Rêves croisés



        Enjoués, souples, las, timides ou sonores,

        Des pas rythment le souffle aveugle des cités.

        Sur la place qui brûle et s’anime, éclatés,

        Dans les regards vingt cieux filent cent métaphores.



        Parmi tant de passants d’âge et de cœur divers,

        Une femme, un vieil homme, une très jeune fille

        Dont quelque rêve fou par saccades pétille,

        Semblent ne contempler que leur propre univers.



        En se croisant, pareils à des ombres fugaces,

        A peine se sont-ils devinés, reconnus.

        A travers six beaux yeux, trois mondes ingénus

        Là magnifiquement éclairent ces trois faces.



        Lequel jusqu’à plus soif hume l’être et le don ?

        Quel infini choyé du fond de leurs prunelles,

        A celles-ci fait voir maintes fleurs éternelles

        Et comble celui-là d’un suprême abandon ?



        Les voilà donc si près… si loin. L’âme candide,

        O trouble ! ils boivent l’heure avec saisissement,

        Tandis qu’en eux s’allume un arc-en-ciel aimant

        Qui nappe de joyaux certain songe splendide.



        Tourbillon, foyer pur où chacun marche seul ;

        Conscience de l’un sourde à celle des autres ;

        D’une envolée unique, ils se font les apôtres,

        Comme si leur voyage exilait tout linceul.



        Avant de t’endormir…



        Avant de t’endormir, pose tes mains de soie

        Longtemps sur mes cheveux déjà lourds de sommeil.

        Laisse, laisse tes mains pour que l’amour s’assoie

        Au bord de ce lit chaud vêtant son drap vermeil.



        La nuit mêlée à nous monte comme une offrande ;

        La lune en demi-teinte irise le balcon ;

        Et dans les jeux du cœur, afin qu’elle se rende,

        L’esprit gagne la chair d’un mouvement fécond.



        Penche vers moi tes yeux dont la couleur ondule ;

        Sur ma peau, fais courir ta lumineuse voix.

        Onze heures… puis minuit rêvent à la pendule.

        O combien je te sens ! O combien je te vois !



        La lampe cajoleuse a des soupirs d’amante ;

        L’étoffe des rideaux croule à longs plis secrets.

        Sous tes doigts, je devine une soif qui m’aimante

        Jusqu’à ne plus savoir quels en sont les attraits.



        Les moments poétiques



        Quand je m’abîmerai dans l’exil du grand âge,

        A l’heure où la nuit même enlaidira mon teint,

        Lorsque pour me frapper chaque fois davantage,

        Des plus jeunes que moi scelleront leur destin ;



        Quand les vieux étendards aux claquements fantômes

        Auront sur le sol mou fini tous en lambeaux,

        Que seule célébrant la vie à pleins arômes,

        La poésie oindra les hymnes les plus beaux ;



        Oui quand sans déployer au ciel la moindre fable,

        Une douceur jamais connue éclatera,

        Une douceur profonde, enjôleuse, ineffable

        Dont je m’habillerai tout à coup de l’aura ;



        Lorsque enfin jusqu’à moi, lumineuses trouées,

        S’éveilleront les bals du sein des temps caducs,

        Que je verrai bondir leurs notes enjouées

        Comme eussent reverdi les princes et les ducs ;



        Alors quelques moments drapés de sortilèges

        Bouillonneront fougueux à travers les ans morts,

        Et triomphal parmi l’assaut des florilèges,

        Le poème d’un jour vêtira ses accords.



        C’est un après-midi si lointain et si proche.

        Entre les murs glacés, des toux désolent l’air.

        Dehors, la bise en rage un peu partout s’accroche

        Aux faméliques pins distendus sous l’hiver.



        Comme est laide à frémir cette salle d’attente.

        Comme chaque regard tisse l’ombre et l’ennui.

        Nul ne bégaie un mot, et la porte battante

        Voit quelqu’un s’éloigner de temps en temps, sans bruit.



        D’une rêveuse main, une assez frêle mère

        Laisse mourir ses doigts jusqu’aux plis d’un berceau.

        L’enfant silencieux dans la torpeur amère,

        Semble dormir, soleil jouant sur le ruisseau.



        Dort-il vraiment ? Tout près, quelque chose le trouble.

        Le voyage là-bas s’estompe à contrecœur.

        Bientôt, les yeux ouverts, le monde apparaît double

        Et son bras pur s’agite, et bat son petit cœur.



        Or voilà que soudain en mouvements de soie,

        Les longs doigts maternels devant lui se font jour.

        Aussitôt le poupon chaviré par la joie,

        Lâche plein de babils délicieux d’amour.



        Puis un beau rire frais venu du fond de l’âme

        Baigne toute la pièce, abolit tous les sons,

        Et ce rire ingénu répand si loin sa flamme

        Que chacun à l’entendre y cueille des frissons.

        La lumière festoie, ivre d’ail et de menthe.

        A la cloche, neuf coups déchirent l’été nu.

        Du lit sort un bras chaud comme une fleur aimante

        Tout enlacée encore aux nœuds de l’inconnu.



        Quel arrachement doux, quelle féconde brise

        La tirent des îlots clairsemés du sommeil ?

        Elle sent que la nuit de toutes parts se brise

        Pour la mêler au jour, le front lisse et vermeil ;



        Le jour dont sur son cou la timide caresse

        Vient asseoir le prestige à chaque effleurement ;

        Mais déjà la voici, mignonne, qui s’empresse

        D’embrasser le tapis d’un jeune pied charmant.



        Autour des volets clos fusent des lueurs blondes.

        Près de moi, silhouette adorée, elle va,

        Conjuguant l’éternel pendant quelques secondes,

        Faire briller un geste inouï de diva.



        Et dans le tremblement moiré de ses épaules,

        Dans le voluptueux roulis de son bassin,

        Comme si c’était là le plus fameux des rôles,

        Le rêve flottera plus charmeur qu’un vent saint ;



        Ainsi je la verrai, la nuque à la fenêtre,

        Pleine d’une adorable et souple nudité,

        Se fondre tout entière, à nouveau pour y naître,

        Avec le fol éclat sensuel de l’été.

        Elle, vingt ans à peine, hirondelle en voyage,

        Montre deux yeux songeurs lourds de joyaux diffus.

        S’il m’en souvient, peut-être ai-je aussi le même âge.

        L’automne au coin d’un banc met des rayons confus.



        Que m’offrent-ils, ces yeux habités à l’extrême,

        Tel un monde sensible entrouvert tout du long ?

        Ne dévoilent-ils pas quelque huit clos suprême

        Où la vie eût du cœur fait jaillir le filon ?



        Octobre qui jamais, jamais ne fut plus tendre,

        Baise une feuille morte envolée à demi.

        Elle songe si loin, sans me voir ni m’entendre,

        Au point de ne goûter que l’ailleurs, son ami.



        Troublantes face à moi, ses prunelles levées

        Par-delà le falot, l’anodin, le banal,

        Mêlent jusqu’à plus soif des fontaines rêvées

        Dont s’exhale, profond, le sanglot virginal.



        Elle songe… et je vole au bout de son errance,

        Aux confins de sa quête, au tréfonds de ses nœuds.

        Crainte, suavité, nostalgie, espérance ;

        Un paysage court, changeant, vertigineux.



        Et l’absente ô combien présente pour moi-même !

        Livre dans ce regard, de chemin en chemin,

        Toute une âme infinie animant le poème

        Mystérieux et cher de l’éternel humain.

        Par on ne sait quel fil, je me rappelle encore

        Le souffle printanier de certain beau jeudi.

        Enfants nobles et purs que la grâce décore,

        Elle et moi sourions à l’éclatant midi.



        Nous ne connaissons point les blessures des hommes ;

        Le seul goût d’être ensemble illumine nos voix ;

        Et comme rien ne peut ternir ce que nous sommes ;

        Aujourd’hui, c’est demain cajolé maintes fois.



        Sept ans. Pas un de plus. Que l’heure semble unique !

        Le sacre nuptial approche en frissonnant.

        Ma fiancée en herbe, ô feu ! me communique

        De sa lèvre un peu rose, un oui tourbillonnant.



        Son doigt pâle et mignon vite orné d’une bague,

        Devient oiseau de cœur, caresse de l’esprit,

        Et l’amour qui chez moi règne, gonfle, divague,

        Parsème ses cheveux d’un arc-en-ciel fleuri.



        Enfin pour la combler, rêve de tous les rêves,

        Tandis que le salon flamboie avec douceur,

        Que submergés sous les délices les moins brèves,

        Nous humons du futur l’onctueuse épaisseur,



        J’enlace à pleine main le rideau couleur neige

        Où je vois notre hymen vibrer de flux ardents,

        Puis en cadeau béni, lumineux sortilège,

        Je lui fais une robe et l’enroule dedans.

        Quatre moments surgis des flots de la mémoire…

        Quatre vieilles saisons comme décor lointain…

        Ma figure trouée ainsi qu’une écumoire,

        Jeune, resplendira de chaque don éteint :



        Un rire de bébé, l’hiver, qui nous étonne,

        Un éveil somptueux se déployant, l’été,

        Un regard automnal plein de fièvre gloutonne,

        Un couple d’angelots qu’avril a transporté.



        Evocation



        Contre les galets blancs se déchiraient les eaux.

        C’était comme une force et qui gonfle et qui roule,

        Une bête allongeant ses humides naseaux

        Dans le sillon d’écume entaillé par la houle.



        Le soir déjà fourbu luttait avec le jour,

        Et la nuit violette à peine encline à naître

        Laissait juste entrevoir au fond de l’éther lourd

        L’ébauche d’une forme ou d’un sanglot peut-être.



        Devant les flots rageurs, elle se souvenait

        De tout, de rien, du monde où s’éteint chaque fête,

        Des trilles où loin, loin, un chant de sansonnet

        L’avait jadis émue à s’étourdir la tête.



        Elle se rappelait plus sensuellement

        Les jamais, les toujours confondus sur sa lèvre.

        Quand on aime, quel choc ! quel éblouissement !

        Le moindre soleil bu nous donne un peu la fièvre.



        Tant d’images montaient face à la mer en deuil ;

        Vagues de souvenirs à l’assaut d’autres vagues ;

        Tout se mêlait sans cesse et tout en un clin d’œil

        Se chargeait de rumeurs nostalgiques et vagues.



        Frisson, fatigue, doute ; au moins quatre-vingts ans

        Contemplaient le flux noir échappé vers le large.

        Alors les doigts bleuis, alors les bras pesants,

        Elle essuya des pleurs, noble, d’un geste large.



        Rêve énorme



        Si faible d’une vie acculée à l’impasse,

        Si fort de mes desseins géants et fabuleux,

        Je me découvrirai semblable au ciel qui passe

        Avec ses moutons gris, ses loups noirs, ses geais bleus.



        Brisant le cadenas des pays en jachère,

        Soutenu, fécondé par de nouveaux printemps,

        J’agiterai ma soif ô combien la plus chère

        Aux secousses d’un hymne ouvert à tous les temps.



        Et comme je n’aurai plus d’âge, plus de forme,

        Comme sur moi viendront se déchaîner sans fin,

        Exquis, des millions d’éléments, rêve énorme,

        Je me ferai matière à chaque place, enfin !



        D’abord sous le feuillage empli de moiteurs chaudes,

        Je serai goutte d’eau, frémissement, duvet.

        Le soleil soufflera des éclats d’émeraudes

        Et cheminera pur, la houle à son chevet.



        Bientôt je serai fleur dans le nid de la brume,

        Source dans les taillis, flamme dans le désert.

        Bientôt dans les sous-bois que le désir allume,

        Je serai fin murmure ingénument disert.



        Quoi que diront les jours à l’étoile fugace,

        Je serai même brise et sable et lune et flots,

        Lorsque la nuit songeuse emmaillote l’espace

        Et que toute ombre douce y brode maints halos.



        Parmi la grâce neuve ou l’odyssée altière,

        Je serai tout autant montagne au rire d’or

        Qui, pleine du baiser profond de la lumière,

        Explosera de fête au cœur de messidor.



        Je serai… je serai tempête, déchirure,

        Ecrasement boueux des plaines sans couleur

        Dont se déferont l’âme ainsi que la parure

        Après cent mille chocs tombés du vent hurleur.



        Puis… puis, charme inconnu, presque fou, délectable,

        Consumant dix coteaux, dévorant cent vallons,

        Je serai lave épaisse unie au sol instable

        Pour napper de sang vif les élans les plus longs.



        Encore, encore là, clair poème du monde,

        Je serai fleuve, mer, océan ; je serai

        Onde gonflée, ô suc ! de la force de l’onde,

        Eau suave toujours d’un infini secret.



        Encore, encore ailleurs, jusqu’au plafond des astres,

        Nu dans le firmament joyeux de refleurir,

        Je serai – bleu cyclone – et naissance et désastres,

        Création suprême, à mourir, à mourir.



        Pour m’être tant blessé…



        Pour m’être tant blessé dans toutes les demeures,

        N’ai-je pas moins de bleu que de gris ou de noir ?

        A mon sein faible et nu, cogne le désespoir

        Qui ne sait rien du jour, qui n’entend rien des heures.



        Quelles heures ? Le temps piétina les meilleures,

        Et demain tend déjà son ignoble miroir

        Comme s’il me fallait de trottoir en trottoir

        Ne croiser que mon ombre et mes quêtes mineures.



        « J’aurais pu… j’aurais pu… » Les regrets malfaisants

        Tachent de sang amer le canevas des ans ;

        A ma montre il est tard et l’aiguille elle-même



        Semble ne point savoir ce qui la fait courir.

        Face à la brume, au deuil que chaque douleur sème,

        Mon Dieu ! ce n’est plus vivre et ce n’est pas mourir.

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