DAUDET, Alphonse – Cinq contes et légendes

Accueil Forums Textes DAUDET, Alphonse – Cinq contes et légendes

  • Ce sujet contient 5 réponses, 1 participant et a été mis à jour pour la dernière fois par VictoriaVictoria, le il y a 15 années.
6 sujets de 1 à 6 (sur un total de 6)
  • Auteur
    Messages
  • #142614
    VictoriaVictoria
    Participant
      #149489
      VictoriaVictoria
      Participant

        Daudet, Alphonse – Cinq contes et légendes

        La Figue et le Paresseux



        Dans l’indolente et voluptueuse petite ville de Blidah, quelques années avant l’invasion des Français, vivait un brave Maure qui, du nom de son père, s’appelait Sidi Lakdar et que les gens de sa ville avaient surnommé le Paresseux.

        Vous saurez que les Maures d’Algérie sont les hommes les plus indolents de la terre, ceux de Blidah surtout; sans doute à cause des parfums d’oranges et des limons doux dont la ville est noyée. Mais, en fait de paresse et de nonchaloir, entre tous les Blidiens, pas un ne venait à la ceinture de Sidi Lakdar. Le digne seigneur avait élevé son vice à la hauteur d’une profession. D’autres sont brodeurs, cafetiers, marchands d’épices. Sidi Lakdar, lui, était paresseux.

        A la mort de son père, il avait hérité d’un jardinet sous les remparts de la ville, avec de petits murs blancs qui tombaient en ruines, une porte embroussaillée qui ne fermait pas, quelques figuiers, quelques bananiers et deux ou trois sources vives luisant dans l’herbe. C’est là qu’il passait sa vie, étendu de tout son long, silencieux, immobile, des fourmis rouges plein sa barbe. Quand il avait faim, il allongeait le bras et ramassait une figue ou une banane écrasée dans le gazon près de lui; mais s’il eût fallu se lever et cueillir un fruit sur sa branche, il serait plutôt mort de faim. Aussi, dans son jardin, les figues pourrissaient sur place, et les arbres étaient criblés de petits oiseaux.

        Cette paresse effrénée avait rendu Lakdar très populaire dans son pays. On le respectait à l’égal d’un saint. En passant devant son petit clos, les dames de la ville qui venaient de manger des confitures au cimetière, mettaient leurs mules au pas et se parlaient à voix basse sous leurs masques blancs. Les hommes s’inclinaient pieusement, et, tous les jours, à la sortie de l’école, il y avait sur les murailles du jardin toute une volée de gamins en vestons de soi rayée et bonnets rouges, qui venaient essayer de déranger cette belle paresse, appelaient Lakdar par son nom, riaient, menaient du train, lui jetaient des peaux d’orange.

        Peine perdue ! Le paresseux ne bougeait pas. De temps en temps on l’entendait crier du fond de l’herbe: « Gare, gare tout à l’heure, si je me lève ! » mais il ne se levait jamais.

        Or, il arriva qu’un de ces petits drôles, en venant comme cela faire des niches au paresseux, fut en quelque sorte touché par la grâce, et, pris d’un goût subit pour l’existence horizontale, déclara un matin à son père qu’il entendait ne plus aller à l’école et qu’il voulait se faire paresseux.

        « Paresseux, toi ?… fit le père, un brave tourneur de tuyaux de pipe, diligent comme une abeille et assis devant son tour dès que le coq chantait… Toi, paresseux ?… En voilà une invention ! »

        — Oui, mon père, je veux me faire paresseux… comme Sidi Lakdar…

        — Point du tout, mon garçon. Tu seras tourneur comme ton père, ou greffier au tribunal du Cadi comme ton oncle Ali, mais jamais je ne ferai de toi un paresseux… Allons, vite, à l’école; ou je te casse sur les côtes ce beau morceau de merisier tout neuf… Arri, bourriquot ! »

        En face du merisier, l’enfant n’insista pas et feignit d’être convaincu; mais, au lieu d’aller à l’école, il entra dans un bazar maure, se blottit à la devanture d’un marchand, entre deux piles de tapis de Smyrne, et resta là tout le jour, étendu sur le dos, regardant les lanternes mauresques, les bourses de drap bleu, les corsages à plastrons d’or qui luisaient au soleil, et respirant l’odeur pénétrante des flacons d’essence de rose et des bons burnous de laine chaude. Ce fut ainsi désormais qu’il passa tout le temps de l’école…

        Au bout de quelques jours, le père eut vent de la chose: mais il eut beau crier, tempêter, blasphémer le nom d’Allah et frotter les reins du petit homme avec tous les merisiers de sa boutique, rien n’y fit. L’enfant s’entêtait à dire : « Je veux être paresseux… je veux être paresseux », et toujours on le trouvait étendu dans quelque coin.

        De guerre lasse, et après avoir consulté le greffier Ali, le père prit un parti.

        « Écoute, dit-il à son fils, puisque tu veux être paresseux à toute force, je vais te conduire chez Lakdar. Il te passera un examen, et, si tu as réellement des dispositions pour son métier, je le prierai de te garder chez lui, en apprentissage.

        — Ceci me va », répondit l’enfant.

        Et, pas plus tard que le lendemain, ils s’en allèrent tous les deux, parfumés de verveine et la tête rasée de frais, trouver le paresseux dans son petit jardin.

        La porte était toujours ouverte. Nos gens entrèrent sans frapper, mais, comme l’herbe montait très touffue et très haute, ils eurent quelque peine à découvrir le maître du clos. Ils finirent pourtant par apercevoir, couché sous les figuiers du fond, dans un tourbillon de petits oiseaux et de plantes folles, un paquet de guenilles jaunes qui les accueillit d’un grognement.

        « Le Seigneur soit avec toi, Sidi Lakdar, dit le père en s’inclinant, la main sur la poitrine. Voici mon fils qui veut absolument se faire paresseux. Je te l’amène pour que tu l’examines, et que tu voies s’il a la vocation. Dans ce cas, je te prie de le prendre chez toi comme apprenti. Je paierai ce qu’il faudra.  »

        Sidi Lakdar, sans répondre, leur fit signe de s’asseoir près de lui, dans l’herbe. Le père s’assit, l’enfant se coucha, ce qui était déjà un fort bon signe. Puis tous les trois se regardaient sans parler.

        C’était le plein midi du jour ; il faisait une chaleur, une lumière !… Tout le petit clos avait l’air de dormir. On n’entendait que le crépitement des genêts sauvages crevant leurs cosses au soleil, les sources chantant sous l’herbe et les oiseaux alourdis qui voletaient entre les feuilles avec un bruit d’éventail ouvert et refermé. De temps en temps, une figue trop mûre se détachait et dégringolait de branche en branche. Alors, Sidi Lakdar tendait la main, et, d’un air fatigué, portait le fruit jusqu’à sa bouche. L’enfant, lui, ne prenait pas même cette peine. Les plus belles figues tombaient à ses côtés sans qu’il tournât seulement la tête. Le maître, du coin de l’œil, observait cette magnifique indolence; mais il continuait à ne souffler mot.

        Une heure, deux heures se passèrent ainsi… Pensez que le pauvre tourneur de tuyaux de pipe commençait à trouver la séance un peu longue. Pourtant il n’osait rien dire, et demeurait là, immobile, les yeux fixes, les jambes croisées, envahi lui-même par l’atmosphère de paresse qui flottait dans la chaleur du clos avec une vague odeur de banane et d’orange cuites.

        Tout à coup, voilà une grosse figue qui tombe de l’arbre et vient s’aplatir sur la joue de l’enfant. Belle figue, par Allah! rose, sucrée, parfumée comme un rayon de miel. Pour la faire entrer dans sa bouche, l’enfant n’avait qu’à la pousser du doigt; mais il trouvait cela encore trop fatigant, et il restait ainsi, sans bouger, avec ce fruit qui lui embaumait la joue. A la fin, la tentation devint trop forte; il cligna de l’œil vers son père et l’appela d’une voix dolente:

        « Papa, dit-il, papa… mets-la-moi dans la bouche… »

        A ces mots, Sidi Lakdar qui tenait une figue à la main la rejeta bien loin, et s’adressant au père avec colère :

        « Et voilà l’enfant que tu viens m’offrir pour apprenti ! Mais c’est lui qui est mon maître ! C’est lui qui doit me donner des leçons ! »

        Puis, tombant à genoux, la tête contre terre, devant l’enfant toujours couché:

        « Je te salue, dit-il, ô père de la paresse ! »

        #149490
        VictoriaVictoria
        Participant

          DAUDET, Alphonse – Cinq contes et légendes

          L'Élixir du révérend père Gaucher (Lettres de mon moulin)

          — Buvez ceci, mon voisin ; vous m’en direz des nouvelles.

          Et, goutte à goutte, avec le soin minutieux d’un lapidaire comptant des perles, le curé de Graveson me versa deux doigts d’une liqueur verte, dorée, chaude, étincelante, exquise… J’en eus l’estomac tout ensoleillé.

          — C’est l’élixir du Père Gaucher, la joie et la santé de notre Provence, me fit le brave homme d’un air triomphant ; on le fabrique au couvent des Prémontrés, à deux lieues de votre moulin… N’est-ce pas que cela vaut bien toutes les chartreuses du monde ? … Et si vous saviez comme elle est amusante, l’histoire de cet élixir ! Écoutez plutôt…

          Alors, tout naïvement, sans y entendre malice, dans cette salle à manger de presbytère, si candide et si calme avec son Chemin de la croix en petits tableaux et ses jolis rideaux clairs empesés comme des surplis, l’abbé me commença une historiette légèrement sceptique et irrévérencieuse, à la façon d’un conte d’Érasme ou de d’Assoucy :

          — Il y a vingt ans, les Prémontrés, ou plutôt les Pères blancs, comme les appellent nos Provençaux, étaient tombés dans une grande misère. Si vous aviez vu leur maison de ce temps-là, elle vous aurait fait peine.

          Le grand mur, la tour Pacôme, s’en allaient en morceaux. Tout autour du cloître rempli d’herbes, les colonnettes se fendaient, les saints de pierre croulaient dans leurs niches. Pas un vitrail debout, pas une porte qui tînt. Dans les préaux, dans les chapelles, le vent du Rhône soufflait comme en Camargue, éteignant les cierges, cassant le plomb des vitrages, chassant l’eau des bénitiers. Mais le plus triste de tout, c’était le clocher du couvent, silencieux comme un pigeonnier vide ; et les Pères, faute d’argent pour s’acheter une cloche, obligés de sonner matines avec des cliquettes de bois d’amandier ! …

          Pauvres Pères blancs ! Je les vois encore, à la procession de la Fête-Dieu, défilant tristement dans leurs capes rapiécées, pâles, maigres, nourris de citres et de pastèques, et derrière eux monseigneur l’abbé, qui venait la tête basse, tout honteux de montrer au soleil sa crosse dédorée et sa mitre de laine blanche mangée des vers. Les dames de la confrérie en pleuraient de pitié dans les rangs, et les gros porte-bannière ricanaient entre eux tout bas en se montrant les pauvres moines :

          — Les étourneaux vont maigres quand ils vont en troupe.

          Le fait est que les infortunés Pères blancs en étaient arrivés eux-mêmes à se demander s’ils ne feraient pas mieux de prendre leur vol à travers le monde et de chercher pâture chacun de son côté.

          Or, un jour que cette grave question se débattait dans le chapitre, on vint annoncer au prieur que le frère Gaucher demandait à être entendu au conseil… Vous saurez pour votre gouverne que ce frère Gaucher était le bouvier du couvent ; c’est-à-dire qu’il passait ses journées à rouler d’arcade en arcade dans le cloître, en poussant devant lui deux vaches étiques qui cherchaient l’herbe aux fentes des pavés. Nourri jusqu’à douze ans par une vieille folle du pays des Baux, qu’on appelait tante Bégon, recueilli depuis chez les moines, le malheureux bouvier n’avait jamais pu rien apprendre qu’à conduire ses bêtes et à réciter son Pater noster ; encore le disait-il en provençal, car il avait la cervelle dure et l’esprit comme une dague de plomb. Fervent chrétien du reste, quoique un peu visionnaire, à l’aise sous le cilice et se donnant la discipline avec une conviction robuste, et des bras !

          Quand on le vit entrer dans la salle du chapitre, simple et balourd, saluant l’assemblée la jambe en arrière, prieur, chanoines, argentier, tout le monde se mit à rire. C’était toujours l’effet que produisait, quand elle arrivait quelque part, cette bonne face grisonnante avec sa barbe de chèvre et ses yeux un peu fous ; aussi le frère Gaucher ne s’en émut pas.

          — Mes révérends, fit-il d’un ton bonasse en tortillant son chapelet de noyaux d’olives, on a bien raison de dire que ce sont les tonneaux vides qui chantent le mieux. Figurez-vous qu’à force de creuser ma pauvre tête déjà si creuse, je crois que j’ai trouvé le moyen de nous tirer tous de peine.

          « Voici comment. Vous savez bien tante Bégon, cette brave femme qui me gardait quand j’était petit. (Dieu ait son âme, la vieille coquine ! elle chantait de bien vilaines chansons après boire.) Je vous dirai donc, mes révérends pères, que tante Bégon, de son vivant, se connaissait aux herbes de montagnes autant et mieux qu’un vieux merle de Corse. Voire, elle avait composé sur la fin de ses jours un élixir incomparable en mélangeant cinq ou six espèces de simples que nous allions cueillir ensemble dans les Alpilles. Il y a belles années de cela : mais je pense qu’avec l’aide de saint Augustin et la permission de notre père abbé, je pourrais— en cherchant bien— retrouver la composition de ce mystérieux élixir. Nous n’aurions plus alors qu’à le mettre en bouteilles, et à le vendre un peu cher, ce qui permettrait à la communauté de s’enrichir doucettement, comme ont fait nos frères de la Trappe et de la Grande…

          Il n’eut pas le temps de finir. Le prieur s’était levé pour lui sauter au cou. Les chanoines lui prenaient les mains. L’argentier, encore plus ému que tous les autres, lui baisait avec respect le bord tout effrangé de sa cucule… Puis chacun revint à sa chaire pour délibérer ; et, séance tenante, le chapitre décida qu’on confierait les vaches au frère Thrasybule, pour que le frère Gaucher pût se donner tout entier à la confection de son élixir.

          Comment le bon frère parvint-il à retrouver la recette de tante Bégon ? au prix de quels efforts ? au prix de quelles veilles ? L’histoire ne le dit pas. Seulement, ce qui est sûr, c’est qu’au bout de six mois, l’élixir des Pères blancs était déjà très populaire. Dans tout le Comtat, dans tout le pays d’Arles, pas un mas, pas une grange qui n’eut au fond de sa dépense, entre les bouteilles de vin cuit et les jarres d’olives à la picholine, un petit flacon de terre brune cacheté aux armes de Provence, avec un moine en extase sur une étiquette d’argent. Grâce à la vogue de son élixir, la maison des Prémontrés s’enrichit très rapidement. On releva la tour Pacôme. Le prieur eut une mitre neuve, l’église de jolis vitraux ouvragés ; et, dans la fine dentelle du clocher, toute une compagnie de cloches et de clochettes vint s’abattre, un beau matin de Pâques, tintant et carillonnant à la grande volée.

          Quant au frère Gaucher, ce pauvre frère lai dont les rusticités égayaient tant le chapitre, il n’en fut plus question dans le couvent. On ne connut plus désormais que le Révérend Père Gaucher, homme de tête et de grand savoir, qui vivait complètement isolé des occupations si menues et si multiples du cloître, et s’enfermait tout le jour dans sa distillerie, pendant que trente moines battaient la montagne pour lui chercher des herbes odorantes… Cette distillerie, où personne, pas même le prieur, n’avait le droit de pénétrer, était une ancienne chapelle abandonnée, tout au bout du jardin des chanoines. La simplicité des bons pères en avait fait quelque chose de mystérieux et de formidable ; et si, par aventure, un moinillon hardi et curieux, s’accrochant aux vignes grimpantes, arrivait jusqu’à la rosace du portail, il en dégringolait bien vite, effaré d’avoir vu le Père Gaucher, avec sa barbe de nécroman, penché sur ses fourneaux, le pèse-liqueur à la main ; puis, tout autour, des cornues de grès rose, des alambics gigantesques, des serpentins de cristal, tout un encombrement bizarre qui flamboyait ensorcelé dans la lueur rouge des vitraux…

          Au jour tombant, quand sonnait le dernier Angélus, la porte de ce lieu de mystère s’ouvrait discrètement, et le révérend se rendait à l’église pour l’office du soir. Il fallait voir quel accueil quand il traversait le monastère ! Les frères faisaient la haie sur son passage. On disait :

          — Chut ! … il a le secret ! …

          — L’argentier le suivait et lui parlait la tête basse… Au milieu de ces adulations, le père s’en allait en s’épongeant le front, son tricorne aux larges bords posé en arrière comme une auréole, regardant autour de lui d’un air de complaisance les grandes cours plantées d’orangers, les toits bleus où tournaient des girouettes neuves, et, dans le cloître éclatant de blancheur, — entre les colonnettes élégantes et fleuries, — les chanoines habillés de frais qui défilaient deux par deux avec des mines reposées.

          — C’est à moi qu’ils doivent tout cela ! se disait le révérend en lui-même ; et chaque fois cette pensée lui faisait monter des bouffées d’orgueil.

          Le pauvre homme en fut bien puni. Vous allez voir…

          Figurez-vous qu’un soir, pendant l’office, il arriva à l’église dans une agitation extraordinaire : rouge, essoufflé, le capuchon de travers, et si troublé qu’en prenant de l’eau bénite il y trempa ses manches jusqu’au coude. On crut d’abord que c’était l’émotion d’arriver en retard ; mais quand on le vit faire de grandes révérences à l’orgue et aux tribunes au lieu de saluer le maître-autel, traverser l’église en coup de vent, errer dans le chœur pendant cinq minutes pour chercher sa stalle, puis une fois assis, s’incliner de droite et de gauche en souriant d’un air béat, un murmure d’étonnement courut dans les trois nefs. On chuchotait de bréviaire à bréviaire :

          — Qu’a donc notre Père Gaucher ? … Qu’a donc notre Père Gaucher ?

          Par deux fois le prieur, impatienté, fit tomber sa crosse sur les dalles pour commander le silence… Là-bas, au fond du chœur, les psaumes allaient toujours ; mais les répons manquaient d’entrain…

          Tout à coup, au beau milieu de l’Ave verum, voilà mon Père Gaucher qui se renverse dans sa stalle et entonne d’une voix éclatante :

          Dans Paris, il y a un Père blanc, Patatin, patatan, tarabin, taraban…

          Consternation générale. Tout le monde se lève. On crie :

          — Emportez-le… il est possédé !

          Les chanoines se signent. La crosse de monseigneur se démène… Mais le Père Gaucher ne voit rien, n’écoute rien ; et deux moines vigoureux sont obligés de l’entraîner par la petite porte du chœur, se débattant comme un exorcisé et continuant de plus belle ses patatin et ses taraban.

          Le lendemain, au petit jour, le malheureux était à genoux dans l’oratoire du prieur, et faisait sa coulpe avec un ruisseau de larmes :

          — C’est l’élixir, Monseigneur, c’est l’élixir qui m’a surpris, disait-il en se frappant la poitrine. Et de le voir si marri, si repentant, le bon prieur en était tout ému lui-même.

          — Allons, allons, Père Gaucher, calmez-vous, tout cela séchera comme la rosée au soleil… Après tout, le scandale n’a pas été aussi grand que vous pensez. Il y a bien eu la chanson qui était un peu… hum ! hum ! … Enfin il faut espérer que les novices ne l’auront pas entendue… À présent, voyons, dites-moi bien comment la chose vous est arrivée… C’est en essayant l’élixir, n’est-ce pas ? Vous aurez eu la main trop lourde… Oui, oui, je comprends… C’est comme le frère Schwartz, l’inventeur de la poudre : vous avez été victime de votre invention… Et dites-moi, mon brave ami, est-il bien nécessaire que vous l’essayiez sur vous-même, ce terrible élixir ?

          — Malheureusement, oui, Monseigneur… l’éprouvette me donne bien la force et le degré de l’alcool ; mais pour le fini, le velouté, je ne me fie guère qu’à ma langue…

          — Ah ! très bien… Mais écoutez encore un peu que je vous dise… Quand vous goûtez ainsi l’élixir par nécessité, est-ce que cela vous semble bon ? Y prenez-vous du plaisir ?

          — Hélas ! oui, Monseigneur, fit le malheureux Père en devenant tout rouge… Voilà deux soirs que je lui trouve un bouquet, un arôme ! … C’est pour sûr le démon qui m’a joué ce vilain tour… Aussi je suis bien décidé désormais à ne plus me servir que de l’éprouvette. Tant pis si la liqueur n’est pas assez fine, si elle ne fait pas assez la perle…

          — Gardez-vous-en bien, interrompit le prieur avec vivacité. Il ne faut pas s’exposer à mécontenter la clientèle… Tout ce que vous avez à faire maintenant que vous voilà prévenu, c’est de vous tenir sur vos gardes… Voyons, qu’est-ce qu’il vous faut pour vous rendre compte ? … Quinze ou vingt gouttes, n’est-ce pas ? … mettons vingt gouttes… Le diable sera bien fin s’il vous attrape avec vingt gouttes… D’ailleurs, pour prévenir tout accident, je vous dispense dorénavant de venir à l’église. Vous direz l’office du soir dans la distillerie… Et maintenant, allez en paix, mon Révérend, et surtout… comptez bien vos gouttes.

          Hélas ! le pauvre Révérend eut beau compter ses gouttes… le démon le tenait, et ne le lâcha plus.

          C’est la distillerie qui entendit de singuliers offices !

          Le jour, encore, tout allait bien. Le Père était assez calme : il préparait ses réchauds, ses alambics, triait soigneusement ses herbes, toutes herbes de Provence, fines, grises, dentelées, brûlées de parfums et de soleil… Mais, le soir, quand les simples étaient infusés et que l’élixir tiédissait dans de grandes bassines de cuivre rouge, le martyre du pauvre homme commençait.

          — … Dix-sept… dix-huit… dix-neuf… vingt ! …

          Les gouttes tombaient du chalumeau dans le gobelet de vermeil. Ces vingt-là, le père les avalait d’un trait, presque sans plaisir. Il n’y avait que la vingt et unième qui lui faisait envie. Oh ! cette vingt et unième goutte ! … Alors, pour échapper à la tentation, il allait s’agenouiller tout au bout du laboratoire et s’abîmait dans ses patenôtres. Mais de la liqueur encore chaude il montait une petite fumée toute chargée d’aromates, qui venait rôder autour de lui et, bon gré mal gré, le ramenait vers les bassines… La liqueur était d’un beau vert doré… Penché dessus, les narines ouvertes, le père la remuait tout doucement avec son chalumeau, et dans les petites paillettes étincelantes que roulait le flot d’émeraude, il lui semblait voir les yeux de tante Bégon qui riaient et pétillaient en le regardant…

          — Allons ! encore une goutte !

          Et de goutte en goutte, l’infortuné finissait par avoir son gobelet plein jusqu’au bord. Alors, à bout de forces, il se laissait tomber dans un grand fauteuil, et, le corps abandonné, la paupière à demi close, il dégustait son péché par petits coups, en se disant tout bas avec un remords délicieux :

          — Ah ! je me damne… je me damne…

          Le plus terrible, c’est qu’au fond de cet élixir diabolique, il retrouvait, par je ne sais quel sortilège, toutes les vilaines chansons de tante Bégon : Ce sont trois petites commères, qui parlent de faire un banquet… ou : Bergerette de maître André s’en va-t-au bois seulette… et toujours la fameuse des Pères blancs : Patatin patatan.

          Pensez quelle confusion le lendemain, quand ses voisins de cellule lui faisaient d’un air malin :

          — Eh ! eh ! Père Gaucher, vous aviez des cigales en tête, hier soir en vous couchant.

          Alors c’étaient des larmes, des désespoirs, et le jeûne, et le cilice, et la discipline. Mais rien ne pouvait contre le démon de l’élixir ; et tous les soirs, à la même heure, la possession recommençait.

          Pendant ce temps, les commandes pleuvaient à l’abbaye que c’était une bénédiction. Il en venait de Nîmes, d’Aix, d’Avignon, de Marseille… De jour en jour le couvent prenait un petit air de manufacture. Il y avait des frères emballeurs, des frères étiqueteurs, d’autres pour les écritures, d’autres pour le camionnage ; le service de Dieu y perdait bien par-ci par-là quelques coups de cloches ; mais les pauvres gens du pays n’y perdaient rien, je vous en réponds…

          Et donc, un beau dimanche matin, pendant que l’argentier lisait en plein chapitre son inventaire de fin d’année et que les bons chanoines l’écoutaient les yeux brillants et le sourire aux lèvres, voilà le Père Gaucher qui se précipite au milieu de la conférence en criant :

          — C’est fini… Je n’en fais plus… Rendez-moi mes vaches.

          — Qu’est-ce qu’il y a donc, Père Gaucher ? demanda le prieur, qui se doutait bien un peu de ce qu’il y avait.

          — Ce qu’il y a, Monseigneur ? … Il y a que je suis en train de me préparer une belle éternité de flammes et de coups de fourche… Il y a que je bois, que je bois comme un misérable…

          — Mais je vous avais dit de compter vos gouttes.

          — Ah ! bien oui, compter mes gouttes ! c’est par gobelets qu’il faudrait compter maintenant… Oui, mes Révérends, j’en suis là. Trois fioles par soirée… Vous comprenez bien que cela ne peut pas durer… Aussi, faites faire l’élixir par qui vous voudrez… Que le feu de Dieu me brûle si je m’en mêle encore !

          C’est le chapitre qui ne riait plus.

          — Mais, malheureux, vous nous ruinez ! criait l’argentier en agitant son grand-livre.

          — Préférez-vous que je me damne ?

          Pour lors, le prieur se leva.

          — Mes Révérends, dit-il en étendant sa belle main blanche où luisait l’anneau pastoral, il y a moyen de tout arranger… C’est le soir, n’est-ce pas, mon cher fils, que le démon vous tente ?

          — Oui, monsieur le prieur, régulièrement tous les soirs… Aussi, maintenant, quand je vois arriver la nuit, j’en ai, sauf votre respect, les sueurs qui me prennent, comme l’âne de Capitou quand il voyait venir le bât.

          — Eh bien ! rassurez-vous… Dorénavant, tous les soirs, à l’office, nous réciterons à votre intention l’oraison de saint Augustin, à laquelle l’indulgence plénière est attachée… Avec cela, quoi qu’il arrive, vous êtes à couvert… C’est l’absolution pendant le pêché.

          — Oh bien ! alors, merci, monsieur le prieur !

          Et, sans en demander davantage, le Père Gaucher retourna à ses alambics, aussi léger qu’une alouette.

          Effectivement, à partir de ce moment-là, tous les soirs, à la fin des complies, l’officiant ne manquait jamais de dire :

          — Prions pour notre pauvre Père Gaucher, qui sacrifie son âme aux intérêts de la communauté… Oremus Domine…

          Et pendant que sur toutes ces capuches blanches, prosternées dans l’ombre des nefs, l’oraison courait en frémissant comme une petite bise sur la neige, là-bas, tout au bout du couvent, derrière le vitrage enflammé de la distillerie, on entendait le père Gaucher qui chantait à tue-tête :

          Dans Paris il y a un Père blanc, Patatin, patatan, taraban, tarabin ; Dans Paris il y a un Père blanc Qui fait danser des moinettes, Trin, trin, trin, dans un jardin ; Qui fait danser des…

          … Ici le bon curé s’arrêta plein d’épouvante :

          — Miséricorde ! si mes paroissiens m’entendaient !




          #149491
          VictoriaVictoria
          Participant

            DAUDET, Alphonse – Cinq contes et légendes

            Jarjaille chez le Bon Dieu

            Jarjaille, un portefaix de Saint-Rémy, s’est laissé mourir un beau matin et le voilà tombant dans l’éternité… Roule que rouleras! L’éternité est vaste, noire comme la poix, profonde et démesurée à faire peur. Jarjaille ne sait où aller: il erre dans la nuit, claquant des dents, tirant des brassées à l’aveuglette. A la fin, à la longue, il aperçoit une petite lumière là-haut, tout en haut. Il y va. C’était la porte du bon Dieu.

            Jarjaille frappe : Pan ! pan !

            « Qui est là ? crie saint Pierre.

            — C’est moi.

            — Qui, toi ?

            — Jarjaille.

            — Jarjaille de Saint-Rémy ?

            — Tout juste.

            — Mais, galopin, lui dit saint Pierre, tu n’as pas honte de vouloir entrer au Paradis, toi qui depuis vingt ans n’es pas une seule fois allé à la messe! Toi qui mangeais gras le vendredi quand tu pouvais, et le samedi quand tu en avais !… Toi qui, par moquerie, appelais le tonnerre le tambour des escargots, parce que les escargots viennent pendant l’orage… ! Toi qui, aux saintes paroles de ton père : «J arjaille, le bon Dieu te punira », répondais le plus souvent : « Le bon Dieu ? Qui l’a vu ? quand on est mort, on est bien mort. » Toi, enfin, qui le reniais et blasphémais à faire frémir ; se peut-il que tu te présentes ici, abandonné de Dieu ? »

            Le pauvre Jarjaille répondit :

            « Je ne dis pas le contraire. Je suis un pécheur, un misérable pécheur. Mais qui se serait douté, qu’après la mort, il y aurait encore tant de mystères ? Enfin, je me suis trompé, et voilà le vin tiré ; maintenant il faut le boire. Mais au moins, grand saint Pierre, laissez-moi voir un peu mon oncle, pour lui conter ce qui se passe à Saint-Rémy.

            — Quel oncle ?

            — Mon oncle Matéri, qui était pénitent blanc.

            — Ton oncle Matéri ? Il est au purgatoire pour cent ans.

            — Pour cent ans !… Et qu’est-ce qu’il avait fait ?

            — Tu te rappelles qu’il portait la croix aux processions… Un jour, quelques joyeux copains se donnèrent le mot, et il y en eut un qui se mit à dire : « Vois Matéri, qui porte la croix ! » Un peu plus loin, un autre recommence : « Vois Matéri, qui porte la croix ! » Finalement, un troisième le montre en disant : « Vois, vois Matéri ce qu’il porte !… » Matéri, dépatienté, répliqua : « Ce que je porte ?… si je te portais, toi, je porterais bien sûr un fier viédaze… » Là-dessus, il eut un coup de sang et mourut sur sa colère.

            — Pauvre Matéri… Alors faites-moi voir ma tante Dorothée, qui était si… si dévote…

            — Elle doit être au diable, je ne la connais pas.

            — Oh ! ben ! si celle-là est au diable ça ne m’étonne pas. Figurez-vous qu’avec ses grands airs dévotieux…

            — Jarjaille, je n’ai pas le temps. Il faut que j’aille ouvrir la porte à un pauvre balayeur des rues que son âne, d’un coup de pied, vient d’envoyer en Paradis.

            — Ô grand saint Pierre, d’abord que vous avez tant fait et que la vue n’en coûte rien, laissez-moi le voir un peu votre paradis. On dit que c’est si beau…

            — Té ! pardi !… Plus souvent que je vais laisser entrer un vilain huguenot comme toi…

            — Allons, grand saint ! songez que mon père, qui est marinier du Rhône, porte votre bannière aux processions…

            — Eh bien ! soit, dit le saint. Pour ton père, je te l’accorde… mais tu sais, collègue, c’est bien convenu. Tu passeras seulement le bout du nez, juste ce qu’il faut pour voir.

            — Pas davantage. »

            Donc le céleste porte-clefs entre-bâille la porte, et dit à Jarjaille : « Tiens ! regarde… » Mais tout d’un temps virant l’échine, voilà mon Jarjaille qui entre à reculons dans le Paradis.

            « Qu’est-ce que tu fais ? lui dit saint Pierre.

            — La grande lumière m’aveugle, répond l’homme de Saint-Rémy, il faut que j’entre de dos. Mais, soyez tranquille, selon votre parole, quand j’aurai mis le nez je n’irai pas plus loin.

            — Allons ! pensa le bienheureux, je me suis pris le pied dans ma musette. Et mon gredin est dans le Paradis.

            — Oh ! dit Jarjaille, comme vous êtes bien ici ! Comme c’est beau ! Quelle musique ! »

            Au bout d’un moment, le saint portier lui dit : « Quand tu auras assez regardé… puis après tu sortiras, je suppose… C’est que je n’ai pas le temps, moi, de rester là.

            — Ne vous gênez pas, répondit Jarjaille, si vous avez quelque chose à faire, allez-y. Moi, je sortirai… quand je sortirai. Rien ne presse.

            — Ouais ! mais ce n’est pas cela qui avait été convenu.

            — Mon Dieu ! saint homme, vous voilà bien ému ! C’est différent, si vous n’aviez pas de large ici… mais je rends grâces à Dieu ! ce n’est pas la place qui manque.

            — Et moi je te dis de sortir, que si le bon Dieu passait…

            — Oh ! puis arrangez-vous comme vous voudrez. J’ai toujours entendu dire : « Qui est bien, qu’il s’y tienne ! » Je suis ici, j’y reste. »

            Saint Pierre branlait la tête, frappait du pied… Il va trouver Saint Yves.

            « Yves, lui dit-il, toi qui es avocat, il faut que tu me donnes un conseil.

            — Deux, si tu es as besoin, répond Saint Yves.

            — Tu sais qu’il m’en arrive une bonne ? Je me trouve dans tel cas, comme ça… comme ça… maintenant qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

            — Il te faut, dit saint Yves, prendre un bon avoué, et faire comparaître par huissier ledit Jarjaille devant Dieu. »

            Ils cherchent un avoué; mais des avoués en Paradis, jamais personne n’en a vu. Ils cherchent un huissier ; encore moins.

            Saint Pierre ne savait plus de quel bois faire flèche.

            Vient à passer Saint Luc.

            « Qu’est-ce que tu as, mon pauvre Pierre ? Comme tu fais la lippe. Est-ce que Notre-Seigneur t’aurait encore saboulé ?

            — Oh ! dit-il, mon homme, tais-toi. Il m’arrive un cas de la malédiction. Il y a un certain nommé Jarjaille qui est entré par surprise en Paradis, et je ne sais plus comment le mettre dehors.

            — Et d’où est-il celui-là ?

            — De Saint-Rémy.

            — De Saint-Rémy! dit Saint Luc. Eh  mon Dieu ! que tu es bon ! Pour le faire sortir ce n’est rien du tout… Écoute : Je suis, comme tu sais, l’ami des bœufs et le patron des bouviers ; à ce titre, je cours la Camargue, Arles, Nîmes, Beaucaire, Tarascon, et je connais tout ce brave peuple, et je sais comme il faut le prendre. Ces gens-là, vois-tu, sauteraient dans le feu pour voir une course de taureaux… Attends un peu. Je me charge de l’expédier, ton Jarjaille. »

            A ce moment passait par là un vol de petits anges tout joufflus.

            « Petits! leur fait Saint Luc, pst ! pst !… »

            Les angelots descendent.

            « Allez-vous en doucement dehors du Paradis, et quand vous serez devant la porte, vous passerez en courant et vous crierez comme à Saint-Rémy aux courses de taureaux : Les bœufs ! les bœufs !… Oh ! té ! Oh ! té ! Les fers ! les fers !… »

            C’est ce que font les anges. Ils sortent du Paradis, et quand ils sont devant la porte, ils se précipitent en criant : « Les bœufs !… Oh ! té !… Oh ! té !… »

            En entendant cela, Jarjaille, mon bon Dieu ! se retourne stupéfait : « Tron de l’èr!

            Ici, aussi, on fait courir les bœufs ! Vite… vite… » Et il se lance vers la porte comme un fou, et il sort du Paradis, le pauvre !

            Saint Pierre vitement pousse la porte sur lui, met la barre, et passant ensuite la tête au fenestron :

            « Eh bien ! Jarjaille, lui dit-il en riant, comment te trouves-tu, maintenant ?

            — Oh ! réplique Jarjaille, c’est égal! si ç’avait été les bœufs, je n’aurais pas regretté ma part de Paradis. »

            Et, ce disant, il pique une tête dans l’éternité.

            #149492
            VictoriaVictoria
            Participant

              DAUDET, Alphonse – Cinq contes et légendes

              Le Nouveau Maître

              Elle est bien changée notre petite école, depuis le départ de M. Hamel. De son temps, nous avions toujours quelques minutes de grâce le matin, en arrivant. On se mettait en rond autour du poêle pour se dégourdir un peu les doigts, secouer la neige, ou le grésil attaché aux habits. On causait doucement en se montrant les uns aux autres, ce qu’on avait dans son panier. Cela donnait, à ceux qui habitent au bout du pays, le temps d’arriver pour la prière et l’appel… Aujourd’hui ce n’est plus la même chose. Il s’agit d’arriver juste à l’heure. Le prussien Klotz, notre nouveau maître, ne plaisante pas. Dès huit heures moins cinq, il est debout dans sa chaire, sa grosse canne à côté de lui, et malheur aux retardataires. Aussi il faut entendre les sabots se dépêcher dans la petite cour, et les voix essoufflées crier dès la porte : « Présent ! »

              C’est qu’il n’y a pas d’excuses avec ce terrible Prussien. Il n’y a pas à dire : « J’ai aidé ma mère à porter le linge au lavoir… Le père m’a emmené au marché avec lui. » M. Klotz ne veut rien entendre. On dirait que pour ce misérable étranger nous n’avons ni maison, ni famille, que nous sommes venus au monde écoliers, nos livres sous le bras, tout exprès pour apprendre l’allemand et recevoir des coups de trique. Ah ! j’en ai reçu ma bonne part dans le commencement. Notre scierie est si loin de l’école, et il fait jour si tard en hiver ! A la fin, comme je revenais toujours le soir avec des marques rouges sur les doigts, sur le dos, partout, le père s’est décidé à me mettre pensionnaire, mais j’ai eu bien du mal à m’y habituer.

              C’est qu’avec M. Klotz les pensionnaires ont aussi Mme Klotz, qui est encore plus méchante que lui, et puis une foule de petits Klotz, qui vous courent après dans les escaliers, en vous criant que les Français sont tous des bêtes, tous des bêtes. Heureusement que le dimanche, quand ma mère vient me voir, elle m’apporte toujours des provisions, et comme tout ce monde-là est très gourmand, je suis assez bien vu dans la maison.

              Un que je plains de tout mon cœur, par exemple, c’est Gaspard Hénin. Celui-là couche aussi dans la petite chambre sous les toits. Voilà deux ans qu’il est orphelin, et que son oncle le meunier, pour se débarrasser de lui, l’a mis à l’école tout à fait. Quand il est arrivé, c’était un gros garçon de dix ans qui en paraissait bien quinze, habitué à courir et à jouer en plein air tout le jour, sans se douter seulement qu’on apprenait à lire. Aussi, les premiers temps, ne faisait-il que pleurer et sangloter avec des plaintes de chien à l’attache; très bon malgré cela, et des yeux doux comme ceux d’une fille. A force de patience, M. Hamel, notre ancien maître, était parvenu à l’apprivoiser, et, quand il avait une petite course à faire aux environs, il envoyait Gaspard, tout heureux de se sentir à l’air libre, de s’éclabousser aux ruisseaux et d’attraper de grands coups de soleil sur sa figure hâlée. Avec M. Klotz, tout a changé.

              Le pauvre Gaspard, qui avait déjà eu tant de mal à se mettre au français, n’a jamais pu apprendre un mot d’allemand. Il se butte des heures entières sur la même déclinaison, et l’on sent bien, dans ses sourcils froncés, encore plus d’entêtement et de colère que d’attention. A chaque leçon, la même scène recommence : « Gaspard Hénin, levez-vous !…» Hénin se lève en boudant, se balance sur son pupitre, puis se rassied sans dire une parole. Alors le maître le bat, Mme Klotz le prive de manger. Mais ça ne le fait pas apprendre plus vite. Bien souvent, le soir, en montant dans la petite chambre, je lui ai dit : « Ne pleure donc pas, Gaspard, fais comme moi. Apprends à lire l’allemand, puisque ces gens-là sont les plus forts. » Mais lui me répondait toujours : « Non, je ne veux pas… je veux m’en aller, je veux m’en retourner chez nous. » C’était son idée fixe.

              Sa languitude des commencements lui était revenue encore plus forte, et le matin, au petit jour, quand je le voyais assis sur son lit, les yeux fixes, je comprenais qu’il pensait au moulin en train de s’éveiller à cette heure, et à la belle eau courante dans laquelle il a barboté toute sa vie d’enfant. Ces choses l’attiraient de loin, et les brutalités du maître ne faisaient que le pousser vers sa maison encore plus vite et le rendre tout à fait sauvage. Quelquefois, après les coups de trique, en voyant ses yeux bleus se foncer de colère, je me disais qu’à la place de M. Klotz j’aurais peur de ce regard-là. Mais ce diable de Klotz n’a peur de rien. Après les coups, la faim; il a encore inventé la prison, et Gaspard ne sort presque plus. Pourtant, dimanche dernier, comme il n’avait pas pris l’air depuis deux mois, on l’emmena avec nous dans la prairie communale, hors du village.

              Il faisait un temps superbe, et nous, nous courions de toutes nos forces dans de grandes parties de barres, heureux de sentir la bise froide, qui nous faisait penser à la neige et aux glissades. Comme toujours, Gaspard se tenait à l’écart de la lisière du bois, remuant les feuilles, coupant des branches, et se faisant des jeux à lui tout seul! Au moment de se mettre en rang pour partir, plus de Gaspard. On le cherche, on l’appelle. Il s’était échappé. Il fallait voir la colère de M. Klotz. Sa grosse figure était pourpre, sa langue s’embarrassait dans les jurons allemands. C’est nous qui étions contents. Alors après avoir renvoyé les autres au village, il prit deux grands avec lui, moi et un autre, et nous voilà partis pour le moulin Hénin. La nuit tombait. Partout des maisons fermées, chaudes du bon feu et du bon repas du dimanche, un petit filet de lumière glissait sur la route et je pensais qu’à cette heure-là on devait être bien à table et à l’abri.

              Chez les Hénin le moulin était arrêté, la palissade fermée, tout le monde rentré, bêtes et gens. Quand le garçon vint nous ouvrir, les chevaux, les moutons remuèrent dans leur paille; et sur les perchoirs du poulailler, il y eut de grands coups d’ailes et des cris de peur comme si tout ce petit peuple avait reconnu M. Klotz. Les gens du moulin étaient attablés en bas dans la cuisine, une grande cuisine bien chauffée, bien éclairée et toute reluisante, depuis les poids de l’horloge jusqu’aux chaudrons. Entre le meunier Hénin et sa femme, Gaspard, assis au haut bout de la table, avait la mine épanouie d’un enfant heureux, choyé, caressé.

              Pour expliquer sa présence, il avait inventé je ne sais quelle fête d’archiduc, une vacance prussienne, et l’on était en train de célébrer son arrivée. Quand il aperçut M. Klotz, le malheureux regarda tout autour de lui, cherchant une porte ouverte pour s’échapper; mais la grosse main du maître s’appuya sur son épaule, et, en une minute, l’oncle fut informé de l’escapade. Gaspard avait la tête levée et non plus son air honteux d’écolier pris en faute. Alors lui, qui d’habitude parlait si rarement, retrouva sa langue tout à coup : « Eh bien, oui, je me suis échappé ! Je ne veux plus aller à l’école. Je n’apprendrai jamais l’allemand, une langue de pillards et d’assassins. Je veux parler français comme mon père et ma mère. » Il tremblait, il était terrible.

              « Tais-toi, Gaspard…» lui disait l’oncle; mais rien ne pouvait l’arrêter. « C’est bon… c’est bon… Laissez-le… Nous viendrons le chercher avec les gendarmes…» Et M. Klotz ricanait. Il y avait un grand couteau sur la table; Gaspard le prit avec un geste terrible qui fit reculer le maître :

              « Eh bien ! amenez-les vos gendarmes. »

              Alors l’oncle Hénin, qui commençait à prendre peur, se jeta sur son neveu, lui arracha le couteau des mains, et je vis une chose affreuse. Comme Gaspard criait toujours : « Je n’irai pas… je n’irai pas ! » on l’attacha solidement. Le malheureux mordait, écumait, appelait sa tante qui était remontée toute tremblante et pleurant. Puis, pendant qu’on attelait le char à bancs, l’oncle voulut nous faire manger. Moi, je n’avais pas faim, vous pensez ; mais M. Klotz se mit à dévorer, et tout le temps le meunier lui faisait des excuses pour les injures que Gaspard lui avait dites à lui et à Sa Majesté l’empereur d’Allemagne. Ce que c’est que d’avoir peur des gendarmes !

              Quel triste retour ! Gaspard, étendu au fond de la charrette sur de la paille, comme un mouton malade, ne disait plus un mot. Je le croyais endormi, affaissé par tant de colères et de larmes, et je pensais qu’il devait avoir bien froid, nu-tête et sans manteau comme il était; mais je n’osais rien dire de peur du maître. La pluie était froide.

              M. Klotz, son bonnet fourré bien descendu jusqu’aux oreilles, tapait le cheval en chantonnant. Le vent faisait danser la lumière des étoiles et nous allions, nous allions sur la route blanche et gelée. Nous étions déjà loin du moulin. On n’entendait presque plus le bruit de l’écluse, quand une voix faible, pleurante, suppliante, monta tout à coup du fond de la charrette et cette voix disait, dans notre patois d’Alsace : « Losso mi fort gen, herr Klotz… Laissez-moi m’en aller, monsieur Klotz » C’était si triste à entendre que les larmes m’en vinrent aux yeux. M. Klotz, lui, souriait méchamment, et continuait de chanter en fouettant sa bête.

              Au bout d’un moment, la voix recommença : « Losso mi fort gen, herr Klotz…» et toujours le même ton bas, adouci, presque machinal. Pauvre Gaspard ! on aurait dit qu’il récitait une prière.

              Enfin la voiture s’arrêta. Nous étions arrivés. Mme Klotz attendait devant l’école avec une lanterne, et elle était si en colère contre Gaspard Hénin, qu’elle avait envie de le battre. Mais le Prussien l’en empêcha, disant avec un mauvais rire : « Nous réglerons son compte demain… Pour ce soir, il en a assez. » Oh! oui, il en avait assez le malheureux enfant! Ses dents claquaient, il tremblait de fièvre. On fut obligé de le monter dans son lit. Et moi aussi, cette nuit-là, je crois bien que j’avais la fièvre; tout le temps je sentais le cahot de la voiture et j’entendais mon pauvre ami dire de sa voix douce : « Laissez-moi m’en aller, monsieur Klotz ! »

              #149493
              VictoriaVictoria
              Participant

                DAUDET, Alphonse – Cinq contes et légendes

                Premier habit

                Comment l’avais-je eu, cet habit ? Quel tailleur des temps primitifs, quel inespéré Monsieur Dimanche s’était, sur la foi de fantastiques promesses, décidé à me l’apporter, un matin, tout flambant neuf, et artistement épinglé dans un carré de lustrine verte ? Il me serait bien difficile de le dire. De l’honnête tailleur, je ne me rappelle rien— tant de tailleurs depuis ont traversé ma vie !— rien, si ce n’est, dans un lumineux brouillard, un front pensif avec de grosses moustaches. L’habit, par exemple, est là, devant mes yeux. Son image, après vingt ans, reste encore dans ma mémoire comme sur l’impérissable airain. Quel collet, jeunes gens, et quels revers ! Quels pans, surtout, taillés en bec de flûte ! Il participait à la fois des grâces troubadouresques de la Restauration et de la sévérité spartiate du premier Empire. Il me sembla, quand je l’endossai, que, reculant d’un demi-siècle, j’endossais la peau doctrinaire de l’illustre Benjamin Constant. Mon frère, homme d’expérience, avait dit : « Il faut un habit quand on veut faire son chemin dans le monde ! » Et le cher garçon comptait beaucoup sur cette défroque pour ma gloire et mon avenir.

                Quoi qu’il en soit de mon habit, Augustine Brohan en eut l’étrenne ! Voici dans quelles circonstances dignes de passer à la postérité :

                Mon premier livre venait d’éclore, virginal et frais dans sa couverture rose. Quelques journaux avaient parlé de mes rimes. L’Officiel lui-même avait imprimé mon nom. J’étais poète, non plus en chambre, mais édité, lancé, s’étalant aux vitres. Je m’étonnais que la foule ne se retournât pas lorsque mes dix-huit ans vaguaient par les rues. Je sentais positivement sur mon front la pression douce d’une couronne en papier faite d’articles découpés.

                On me proposa, un jour, de me faire inviter aux soirées d’Augustine. — Qui, ON ?— ON, parbleu ! Vous le voyez d’ici : l’éternel quidam qui ressemble à tout le monde, l’homme aimable, providentiel, qui, sans rien être par lui-même, sans être bien connu nulle part, va partout, vous conduit partout, ami d’un jour, ami d’une heure, dont personne ne sait le nom, un type essentiellement parisien.

                Si j’acceptai, vous pouvez le croire ! Être invité chez Augustine, Augustine, l’illustre comédienne, Augustine, le rire aux dents blanches de Molière, avec quelque chose du sourire plus modernement poétique de Musset ; car, — si elle jouait les soubrettes au Théâtre Français, Musset avait écrit sa comédie de Louison chez elle; Augustine Brohan enfin, dont Paris célébrait l’esprit, citait les mots, et qui déjà portait au chapeau non encore trempée dans l’encre, mais toute prête et taillée d’un fin canif, la plume d’oiseau bleu couleur du temps dont elle devait signer les Lettres de Suzanne.

                « Chançard, me dit mon frère en m’enfournant dans le vaste habit, maintenant, ta fortune est faite. »

                Neuf heures sonnaient, je partis.

                Augustine Brohan habitait alors rue Lord-Byron, tout en haut des Champs-Élysées, un de ces coquets petits hôtels dont les pauvres diables provinciaux à l’imagination poétique rêvent d’après les romanciers. Une grille, un petit jardin, un perron de quatre marches sous une marquise, des fleurs plein l’antichambre, et tout de suite le salon, un salon vert très éclairé, que je revois si bien…

                Comment je montai le perron, comment j’entrai, comment je me présentai, je l’ignore. Un domestique annonça mon nom, mais ce nom, bredouillé d’ailleurs, ne produisit aucun effet sur l’assemblée. Je me rappelle seulement une voix de femme qui disait:

                « — Tant mieux, un danseur ! » Il paraît qu’on en manquait. Quelle entrée pour un lyrique !

                Terrifié, humilié, je me dissimulai dans la foule. Dire mon effarement !… Au bout d’un instant, autre aventure : mon étrange habit, mes longs cheveux, mon œil boudeur et sombre provoquaient la curiosité publique. J’entendais chuchoter autour de moi : « Qui est-ce ?… regardez donc…» et l’on riait. Enfin quelqu’un dit : « C’est le prince valaque ! — Le prince valaque ?… ah ! oui, très bien… » Il faut croire que, ce soir-là, on attendait un prince valaque. J’étais classé, on me laissa tranquille. Mais c’est égal, vous ne sauriez croire combien, pendant toute la soirée, ma couronne usurpée me pesa. D’abord danseur, puis prince valaque. Ces gens-là ne voyaient donc pas ma lyre ?

                Enfin, les quadrilles commencèrent. Je dansai, il le fallut ! Je dansai même assez mal, pour un prince valaque. Le quadrille fini, je m’immobilisai, sottement bridé par ma myopie, trop peu hardi pour arborer le lorgnon, trop poète pour porter lunettes, et craignant toujours au moindre mouvement de me luxer le genou à l’angle d’un meuble ou de planter mon nez dans l’entre-deux d’un corsage. Bientôt la faim, la soif s’en mêlèrent; mais pour un empire, je n’aurais osé m’approcher du buffet avec tout le monde. Je guettais le moment où il serait vide. En attendant, je me mêlais aux groupes des politiqueurs, gardant un air grave, et feignant de dédaigner les félicités du petit salon d’où m’arrivait, avec un bruit de rires et de petites cuillers remuées dans la porcelaine, une fine odeur de thé fumant, de vins d’Espagne et de gâteaux. Enfin, quand on revient danser, je me décide. Me voilà entré, je suis seul… Un éblouissement, ce buffet! c’était, sous la flamme des bougies, avec ses verres, ses flacons, une pyramide en cristal, blanche, éblouissante, fraîche à la vue, de la neige au soleil. Je prends un verre, frêle comme une fleur ; j’ai bien soin de ne pas serrer par crainte d’en briser la tige. Que verser dedans ? Allons! du courage, puisque personne ne me voit. J’atteins un flacon en tâtonnant, sans choisir. Ce doit être du kirsch, on dirait du diamant liquide. Va donc pour un petit verre de kirsch ; j’aime son parfum qui me fait rêver de grands bois, son parfum amer et un peu sauvage. Et me voilà versant goutte à goutte, en gourmet, la claire liqueur. Je hausse le verre, j’allonge les lèvres. Horreur ! De l’eau pure, quelle grimace ! Soudain retentit un double éclat de rire: un habit noir, une robe rose que je n’ai pas aperçus, en train de flirter dans un coin, et que ma méprise amuse. Je veux replacer le verre; mais je suis troublé, ma main tremble, ma manche accroche je ne sais quoi. Un verre tombe, deux, trois verres ! Je me retourne, mes basques s’en mêlent, et la blanche pyramide roule par terre avec les scintillations, le bruit d’ouragan, les éclats sans nombre d’un iceberg qui s’écroulerait.

                La maîtresse de maison accourut au vacarme. Heureusement elle est aussi myope que le prince valaque, et celui-ci peut s’évader du buffet sans être aperçu. C’est égal ! ma soirée est gâtée. Ce massacre de petits verres et de carafons me pèse comme un crime. Je ne songe plus qu’à m’en aller. Mais la maman Dubois, éblouie par ma principauté, s’accroche à moi, ne veut pas que je parte sans avoir fait danser sa fille, comment donc! ses deux filles. Je m’excuse tant bien que mal, je m’échappe, je vais sortir, lorsqu’un grand vieux au sourire fin, tête d’évêque et de diplomate, m’arrête au passage. C’est le docteur Ricord, avec qui j’ai échangé quelques mots tout à l’heure et qui me croit Valaque, comme les autres. — « Mais, prince, puisque vous habitez l’hôtel du Sénat et que nous sommes tout à fait voisins, attendez-moi. J’ai une place pour vous dans ma voiture. » Je voudrais bien, mais, je suis venu sans pardessus. Que dirait Ricord d’un prince valaque privé de fourrures et grelottant dans son habit ? Évadons-nous vite, rentrons à pied, par la neige, par le brouillard, plutôt que de laisser voir notre misère. Toujours myope et plus troublé que jamais, je gagne la porte et me glisse au dehors, non sans m’empêtrer dans les tentures. « Monsieur ne prend pas son pardessus ? » me crie un valet de pied.

                Me voilà, à deux heures du matin, loin de chez moi, lâché par les rues, affamé, gelé, et la queue du diable dans ma poche. Tout à coup, la faim m’inspira, une illumination me vint : « Si j’allais aux halles. » On m’avait souvent parlé des halles et d’un certain G…, ouvert toute la nuit, chez lequel on mangeait pour trois sous des soupes aux choux succulentes. Parbleu, oui, j’irai aux halles. Je m’attablerai là comme un vagabond, un rôdeur de nuit. Mes fiertés sont passées. Le vent glace, j’ai l’estomac creux. « — Mon royaume pour un cheval », disait l’autre ; moi je dis tout en trottinant : « Ma principauté, ma principauté valaque pour une bonne soupe dans un endroit chaud ! »

                C’était un vrai bouge par l’aspect, cet établissement de G… qui s’enfonçait poisseux et misérablement éclairé sous les piliers des vieilles halles. Bien souvent depuis, quand le noctambulisme était à la mode, nous avons passé là des nuits entières, entre futurs grands hommes, coudes sur la table, fumant et causant littérature. Mais la première fois, je l’avoue, je faillis reculer malgré ma faim, devant ces murs noirs, ces gens attablés, ronflant le dos au mur ou lapant leur soupe comme des chiens, ces casquettes de don Juan du ruisseau, ces énormes feutres blancs des forts de la halle, et la blouse saine et rugueuse du maraîcher près des guenilles grasses du rôdeur de barrière. J’entrai pourtant, et je dois dire que tout de suite mon habit noir trouva de la compagnie. Ils ne sont pas rares à Paris, passé minuit, les habits noirs sans pardessus l’hiver, et qui ont faim de trois sous de soupe aux choux ! Soupe aux choux exquise d’ailleurs; odorante comme un jardin et fumante comme un cratère. J’en repris deux fois, quoique cette habitude, inspirée par une salutaire défiance, d’attacher fourchettes et cuillers à la table avec une chaînette, me gênât un peu. Je payai, et le cœur raffermi par cette solide pâtée, je repris la route du quartier latin.

                Imaginez-vous ma rentrée, la rentrée du poète remontant au trot la rue de Tournon, le col de son habit relevé, voyant danser devant ses yeux, que la fatigue ensommeille, les ombres élégantes d’une soirée mondaine mêlées aux silhouettes affamées de chez Chose, et cognant, pour en détacher la neige, ses bottines contre la borne de l’hôtel du Sénat, tandis qu’en face les lanternes blanches d’un coupé illuminent la face d’un vieil hôtel, et que le cocher du docteur Ricord demande :

                « — Porte, s’il vous plaît ! » La vie de Paris est faite de ces contrastes.

                « Soirée perdue ! me dit mon frère le lendemain. Tu as passé pour prince valaque, et tu n’as pas lancé ton volume. Mais rien n’est encore désespéré. Tu te rattraperas à la visite de digestion. » La digestion d’un verre d’eau, qu’elle ironie ! Il fallut bien deux mois pour me décider à cette visite. Un jour pourtant, je pris mon parti. En dehors de ses mercredis officiels, Augustine Brohan donnait le dimanche des matinées plus intimes. Je m’y rendis résolument.

                A Paris, une matinée qui se respecte ne saurait décemment commencer avant trois et même quatre heures de l’après-midi. Moi, naïf, prenant au sérieux ce mot de matinée, je me présentai à une heure précise, croyant d’ailleurs être en retard.

                « Comme tu viens de bonne heure, monsieur, me dit un garçonnet de cinq ou six ans, blondin, en veston et en pantalon brodé, qui se promenait à travers le jardin verdissant, sur un grand cheval mécanique. Ce jeune homme m’impressionna. Je saluai les cheveux blonds, le cheval, le velours, les broderies, et, trop timide pour rebrousser chemin, je montai. Madame achevant de s’habiller, je dus attendre tout seul une demi-heure. Enfin, madame arrive, cligne des yeux, reconnaît le prince valaque et pour dire quelque chose, commence : « — Vous n’êtes donc pas à la Marche, mon prince ? » A la Marche, moi qui n’avais jamais vu ni courses ni jockeys ! A la fin, cela me fit honte, une bouffée subite me monta du cœur au cerveau ; et puis ce clair soleil, ces odeurs de jardin au printemps entrant par la fenêtre ouverte, l’absence de solennité, cette petite femme souriante et bonne, mille choses me donnaient courage, et j’ouvris mon cœur, je dis tout, j’avouai tout en une fois : comme quoi je n’étais ni Valaque, ni prince, mais simple poète, et l’aventure de mon verre de kirsch, et mon lamentable retour, et mes peurs de province, et ma myopie, et mes espérances, tout cela relevé par l’accent de chez nous. Augustine Brohan riait comme une folle. Tout à coup, on sonne :

                « — Bon ! mes cuirassiers », dit-elle.

                « — Quels cuirassiers ? »

                « — Deux cuirassiers qu’on m’envoie du camp de Châlons et qui ont, paraît-il, d’étonnantes dispositions pour jouer la comédie. »

                Je voulais partir.

                « — Non pas, restez ; nous allons répéter le Lait d’ânesse, et c’est vous qui serez le critique influent. Là, près de moi, sur ce divan ! »

                Deux grands diables entrent, timides, sanglés, cramoisis ; l’un deux, je crois bien, joue la comédie quelque part aujourd’hui. On dispose un paravent, je m’installe et la représentation commence.

                « — Ils ne vont pas trop mal, me disait Augustine Brohan à mi-voix, mais quelles bottes !… Monsieur le critique, flairez-vous les bottes ! » Cette intimité avec la plus spirituelle comédienne de Paris me ravissait au septième ciel. Je me renversais sur le divan, hochant la tête, souriant d’un air entendu… Mon habit en craquait de joie.

                Le moindre de ces détails me paraît énorme aujourd’hui. Voyez pourtant ce que c’est que l’optique: j’avais raconté à Sarcey l’histoire comique de mes débuts dans le monde. Sarcey, un jour, la répéta à Augustine Brohan. Eh bien ! cette ingrate Augustine — que depuis vingt ans je n’ai d’ailleurs pas revue — jura sincèrement ne connaître de moi que mes livres. Elle avait tout oublié ! mais là, tout, de ce qui a tenu tant de place dans ma vie, les verres cassés, le prince valaque, la répétition du Lait d’ânesse, et les bottes des cuirassiers !

              6 sujets de 1 à 6 (sur un total de 6)
              • Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.
              Veuillez vous identifier en cliquant ici pour participer à la discution.
              ×