KOWKA – Dix Jours sur le Batty

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    CocotteCocotte
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      CocotteCocotte
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        Dix jours sur le Batty  KOWKA

        Onze jours sur le Batty

        Batty, terrain banal, vague, servant de place publique. Endroit où on rassemblait les troupeaux avant leur départ.

        24/09/2011 – 23h30

        Nous rentrons au village, la lune gibbeuse éclaire le Batty. Arrivés sur la place. Ô surprise, sur tout le tour de la grande pelouse, tapies dans l'herbe, plus de cent voitures semblent nous attendre. J'avais oublié, cette nuit, c'est bal à “la Voix de la jeunesse”. Ces autos toutes éclaboussées du reflet blafard et froid de la lune scintillent de myriades de gouttes cristallines par la jeune nuit déjà déposées. Rangées ainsi l'une à côté de l'autre, au milieu de nulle part, elles ont quelque chose d'inquiétant. Elles observent le monde de leur grand œil rectangulaire et aveugle. Je crois que si elles savaient parler, elles nous en diraient, des choses, et pas des plus gentilles.

        25/09/2011 – 7H

        C'est étonnant, à peine est-ce l'aube que notre place est vivante. Une agitation sans pareil secoue les maisons voisines qui sont, pour la plupart, encore endormies. Le soleil est levé et souligne de ses pâles rayons matinaux l'abondante rosée déposée par la lune. Il fait terriblement froid. Un monde hétéroclite se démène, gesticule, se bouscule, c'est la brocante annuelle de la Saint Michel. Les voitures reculent, mettent en place leurs remorques dans un tintamarre de klaxons et de rugissements de moteurs. Les motor-home ouvrent leurs portes, ils ont dormi sur place. Les voitures, leurs coffres grands ouverts, vomissent leurs entrailles constituées de caisses à bananes, de cartons de toutes formes et de sacs contenant mille secrets. Le claquement des grandes bâches bleues ou vertes remplace le roucoulement habituel des pigeons. On monte les tables, les étals, on installe les chaises, on étale la camelote. On dirait un grand pique-nique festif et surréaliste. Subitement, comme si un couperet venait de tomber, s'installe un bruit feutré de conversations à mi-voix. Cette faune d'un nouveau genre est prête et attend maintenant le chaland. Je fais en vitesse un tour, on pourrait dire un tour en chine où je peux tout à mon aise admirer cet étalage à la Prévert. Un ancien album de Bécassine côtoie une carte Michelin flambant neuve de l'Espagne. Plus loin une boite métallique ayant contenu des cigarettes égyptiennes laisse entrevoir par son couvercle légèrement bâillant une série de boutons de culottes dépareillés. Un vénérable missel empli d'images pieuses trône dans une gamelle en aluminium de la légion étrangère.

        26/09/2011 – 16 h

        Le soleil tape ferme, nous avons vraiment un superbe début d'automne. Les enfants sortent de l'école avec leurs cris coutumiers, décuplés par l'ambiance de la kermesse. Les flonflons habituels donnent le signal du départ et le manège pour bambins démarre, pas bête le forain !. Ce carrousel aux couleurs clinquantes et riantes est un vrai monde en miniature. Marnix de la rue de l'Amante conduit l'autocar avec, assise à l'arrière, Léa de la rue de la Salle. Il imite sans le savoir son père, qu'il admire, lui est cariste de profession. L'autocar poursuit sans jamais l'atteindre, heureusement pour lui, le gros tank Sherman aux couleurs de l'armée américaine qui le précède et le car est lui-même poursuivi par deux vélos dont les occupants sont vraisemblablement des futurs champions du Tour de France. Vient ensuite, et c'est très comique, un beau voilier de plaisance mené de main de maître par Déborah, la fille de la nouvelle épouse de mon voisin, une petite Gabonaise des plus charmantes et dans son sillage, comme dans le film de Jean-Paul Belmondo, c'est Bastien à bord de l'hélicoptère qui essaye, mais en vain, de la rattraper. Puis vient un cheval, on ne sait d'où, ni ce qu'il fait perdu ici au milieu d'une telle débauche d'engins motorisés. Et pour finir voilà Kévin qui conduit la décapotable rouge au moteur soi-disant rugissant. Tous les enfants du village, du plus petit au plus grand, participent et vivent ici leurs rêves, cela se lit sur leur visage rouge où l'intensité du moment laisse sa marque. Et puis, j'allais l'oublier, le ballon et sa terrible “floche” qui descend et monte au gré du forain et qui subitement tombe comme offert dans les mains d'une petite fille au visage hilare, qui ne peut croire à son bonheur. Cette “floche” va lui valoir un tour gratuit. Le bruit caractéristique du tir aux pipes accompagne de son tic tac monotone les refrains délivrés par le carrousel, une suite de morceaux désuets, régulièrement répétée et à la longue un peu lassante. C'est la fête villageoise dans toute sa splendeur comme dirait notre regretté Adamek disparu il y a maintenant déjà trois semaines.

        27/09/2011 – 19h45L

        a messe est dite, le camion est acculé au petit manège dont la toile de toit est déjà démontée ainsi que la guirlande de lampions, les engins aux couleurs un peu criardes ont déjà été avalés par le gros-cul. Seule la plate forme jaune citron et le mât central laissent deviner que quelques instants plus tôt, il y avait là un carrousel.
        La pêche aux canards est fermée, l'eau de la rivière vidée, le filet, devant les lots, tendu; on baisse l'auvent qui maintenant devient ainsi le côté de la remorque. Ce paradis chatoyant de canetons jaunes, virevoltant sur l'eau qu'il faut attraper au moyen d'une canne à pêche et que les enfants adorent tant, est devenu une remorque totalement anonyme et un peu triste.
        Le même cinéma pour le tir aux pipes. Les deux remorques sont attachées au camion auquel on ajoute la petite “aubette” du carrousel qui maintenant dévoile ses roues. Il est 20h 15, la nuit tombe, péniblement le trinqueballe démarre cahin-caha. Deux trois enfants regardent les feux rouges arrière disparaître doucement dans la descente du cimetière, en route vers une autre kermesse. On peut lire dans leurs yeux toute la tristesse de la fête finie, toute la tristesse d'un monde enchanté qui s'effondre et le retour à la monotonie un peu triste, un peu grise, des jours d'avant. C'est la tête basse qu'ils retournent chez eux, il va falloir attendre un an avant de revoir les forains et la magie de leurs manèges. En à peine trois jours de nouvelles habitudes avaient été prises.
        Demain matin, je le sais pour l'avoir déjà vécu plusieurs fois, une voiture de forte cylindrée viendra chercher la caravane laissée comme une âme perdue, seule, sur le parking.

        28/09/2011 – 16h

        Je ne sais qui fane, mais les senteurs du foin fraîchement retourné embaument l'air. Plus tard, vers dix-huit heures, je saurai que c'est la prairie de Saturnin en-dessous du cimetière qui est à l'origine de ce parfum bucolique, les andins sont alignés en longues lignes sinueuses régulièrement espacées, à flanc de coteaux, sagement rangées les unes à côté des autres, partout le même écart, elles sont comme d'extraordinaires courbes de niveau surréalistes, soulignant la rotondité de cette belle pâture. C'est ainsi qu'elles attendent le pick-up pour être ramassées et rentrées au fenil, ce foin est un véritable festival de parfums plus odorants les uns que les autres.
        Aujourd'hui c'est le jour des poubelles. Tous les habitants du Batty ont sorti le sac gris transparent, laissant voir tous les déchets d'une semaine, dévoilant tous les secrets de leur table. Certains ont également mis le petit sac blanc en amidon avec les déchets compostables. On dirait que le Batty a vu pousser en une nuit des agarics géants. La pelouse a gardé les traces de la brocante de dimanche. Notre grand carré vert est couvert de profondes gerçures brunes, ce n'est pas demain qu'il en sera guéri. Sauf si le cantonnier passe soigner ses terribles blessures, mettre un emplâtre sur les profondes meurtrissures. Mais y-a-t-il encore un cantonnier? Quel calme !

        29/09/2011 – 22h

        Je rentre au village, je suis allé à Barvaux écouter Armel Job expliquer son parcours de romancier et surtout comment il construit ses romans. La nuit est tombée et je rentre par la route qui monte du terrain de foot en passant devant le cimetière. Dans notre commune, toutes les églises sont éclairées la nuit par de gros spots orange en lumière rasante. La nôtre, Saint-Michel, ne fait pas exception, c'est d'ailleurs aujourd'hui sa fête. Sa “dicasse” comme on dit par chez nous.
        La lumière rasante soulignant les murs de l'église fait disparaître, par effet d'optique, le clocher dans le noir de la nuit. Le ciel profond, habillé de milliers d'étoiles, l'église éclairée, la perte de son clocher pointu, nous plonge un instant dans une ambiance de vacances. On se croirait dans le midi, notre église subitement prend des allures et le cachet des vieilles pierres méridionales. On dirait une de ces nombreuses chapelles romanes nichées dans les collines et parsemant la campagne provençale. Je me suis arrêté un instant, puis j'ai repris ma route. Dès l'arrivée sur le Batty, l'illusion charmante disparaît, le clocher réapparaît. Oui, je suis bien chez moi, oui, je suis bien en Ardenne.

        30/09/2011 – 10h30

        Pas un bruit, un silence absolu, pas de chant d'oiseaux, pas de murmure d'eaux, même la fontaine se tait. Seul le bruit du crayon sur la feuille blanche trouble la sérénité du Batty où je suis assis sur le banc.
        Voilà maintenant six jours qu'il fait plein soleil et cela se sent. Chaque jour, nous gagnons un ou deux degrés, ici ça compte, sur cette grande place carrée sans ombre, si ce n'est celle du clocher de l'église qui profite de la situation pour admirer sa silhouette ainsi profilée. A nouveau cette image de la Provence me vient à l'esprit, même douceur de l'air, même limpidité du ciel, heureusement la fraîcheur, la verdeur de l'herbe nous rappellent que nous sommes bien dans un pays d'eau.
        Pas une âme, oh j'ai parlé trop vite, Mathias passe à vélo de l'autre côté, il me fait un grand signe de la main, c'est son bonjour. C'est le fils de mes voisins de derrière.
        J'entends une voix, mais il m'est impossible de déterminer son origine, elle vient de nulle part, et je ne sais pas non plus à qui elle appartient, les mots tombent devant moi indistincts, à peine audibles.
        En remontant vers la maison, je passe dans l'ombre fraîche du marronnier, celui de la place du monument, petite excroissance du Batty, encastré entre les fermes.
        Les deux bulles d'Intradel, la verte et la blanche, brillent, étincelantes sur le parking. Elles attendent placidement, sans impatience, la bonne âme qui daignera leur offrir de la verroterie, plus tard peut-être ! En attendant, elles sont là, comme deux sentinelles, surveillant la cabine téléphonique.
        A l'horizon un petit nuage blanc, comme de la chantilly, pointe son museau tout frais, il souligne par contraste le bleu du ciel. Même l'église scintille de toutes ses pierres dans l'air qui tremble de chaud, très méridional, ma foi.

        01/10/2011 – 11 heure 45

        Le grand camion blanc des services du prêt provincial vient de se garer face au Batty. De l'arrière, un plateau descend doucement chargé d'un piano à queue engoncé dans une énorme couverture bien rembourrée et renforcée de coins en cuir. Il est posé sur un plateau à roulettes. Pourtant c'est bien à quatre que nous l'avons poussé dans l'église, non sans peine, car le seuil est fait de gros pavés de guingois.

        Si tôt arrivés dans le chœur, nous lui avons remis ses pieds, l'avons basculé vers l'avant et mis en place sur son tapis persan. Le chauffeur retourne continuer ses livraisons et de suite l'accordeur s'empare du monument noir. Il lui ouvre les entrailles et il fait jouer chaque note, la règle à son oreille au moyen d'une clé qui n'est pas de musique. De temps en temps, il tape de l'ongle l'une des trois cordes qui donne la note , il l'écoute religieusement, ne sommes-nous pas dans une église!. Voilà, tout est prêt pour le concert de musique de chambre de dimanche.

        03/10/2011 – 16h30

        Il fait toujours soleil et ciel bleu, cela tient du miracle. Sous nos  latitudes, c'est vraiment exceptionnel d'avoir un début d'automne aussi agréable. Tellement agréable que l'on doit chercher l'ombre pour lire. Comme Marie-Claire avec son chat sur les genoux qui lit un livre à la couverture claire, un Gallimard vraisemblablement. Sa lecture est profonde et seulement troublée par la chute d'une pomme de temps à autre. Son pommier est rouge non de honte mais bien de fruits et régulièrement une reinette étoilée par la pesanteur touchée décide de choir de tout sa hauteur dans l'herbe folle qui la reçoit avec douceur et amortit le choc de l'atterrissage. A chaque chute, le chat ouvre un œil, tend l'oreille, regarde sa maîtresse comme pour lui demander “est-ce dangereux ?”. Devant le silence qui lui est rendu, il se rendort, tranquillisé par le calme de la lectrice.

        Je remonte à la maison, sur le parking, Axel achève le graissage de l'énorme abatteuse-ébrancheuse des entreprises Noirhomme descendue de son camion pour l'occasion. Ici aussi le calme règne, seul le chuintement de la pompe à graisse trouble le silence. Je m'arrête chez Marie qui va aller faire sa promenade quotidienne, cinquante mètres à gauche, puis retour et cinquante mètres à droite puis à nouveau retour. Il faut dire que la marche lui est devenue tellement douloureuse, mais elle lutte, c'est une battante. Moi, à ma grande honte, je m'assieds dans le fauteuil de façade et je me laisse bercer par les bruits ténus indéfinissables qui m'entourent.

        Comme je suis bien, comme la vie est belle aujourd'hui. Un avion de ligne laisse sa trace blanche dans l'azur (on aurait dit, il n'y a pas si longtemps encore, une vraie publicité pour SABENA), il laisse également arriver jusqu'au sol un très léger bourdonnement, un ronronnement doux, un véritable appel aux vacances. Mais moi je reste ici, je suis trop bien. Mais peut-être que demain, s'il pleut, aurais-je aussi envie de changer d'air ?

        04/10/2011 – 10h

        Oh, ce matin il fait gris, doux, même très doux mais gris. Les douze jours de soleil que nous venons d'avoir ont été une véritable récompense après un long été maussade. L'herbe du Batty prend directement une autre couleur, totalement différente de ce vert lumineux qui rayonnait sous le ciel bleu. Elle est maintenant d'un vert sombre, cul de bouteille. Même la route goudronnée longeant la place, les ardoises habillant les maisons sont aussi touchées par cette sorte de nouvelle maladie, l'absence du soleil, elles sont tristes et grises. Hier encore le gris était chaud, scintillant parfois. Aujourd'hui avec l'humidité qui nous tombe du ciel, ces coloris s'assombrissent et virent presque au noir franc.

        Je comprends mieux l'agitation de la soirée d'hier, le va-et-vient des tracteurs. Ils rentraient les derniers foins, le dernier regain qui pouvait encore traîner de ci de là. Les fermiers du village, eux, savaient que ce matin, un petit crachin tout fin, malsain nous accueillerait dès l'aube de cette nouvelle journée. Je vais profiter de ce temps de saison, ma foi, pour descendre en ville.

        05/10/2011 – 16h

        Aujourd'hui aussi, il fait gris mais toujours aussi doux. Je descends rue de l'Amante “Li couleye di dzos – La coulée d'en dessous comme ils disent ici”, je vais à la Grange de l'Amante inaugurée il y a peu. Je vais voir l'exposition de Marie-Rose.

        Devant chez Michel (le propriétaire de la grange) un figuier s'épanouit, toutes ses figues offertes aux regards concupiscents des passants, hem.

        En rentrant à la maison je m'assieds sur le banc du Batty, celui à côté du grand abreuvoir rempli de têtards de tritons.

        Le ciel est extraordinaire, un moutonnement insensé de blanc et de gris, et même en certains endroits d'un gris violet, chargé de pluie. Heureusement, par intermittences, une lucarne bleu azur s'ouvre comme pour dire: je suis là, au-dessus, ce sont les nuages qui me cachent. Cette fenêtre ouverte sur l'espoir donne un relief extraordinaire aux nues.

        Soudain un vol de bernaches en grand double V passe, faisant résonner le Batty de leurs voix criardes. Subitement, une grande tristesse descend en moi, je rentre. Aujourd'hui, je hais le Batty.

         


         

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