KOWKA – Lulu

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        Lulu

        A l'époque, je devais avoir vingt-huit ans et je venais d'installer mes pénates en Féronstrée. L'inauguration datait de septembre. Je commençais à me faire un nom et pour la bonne suite de mes affaires, il était bien vu et de bon ton d'être dans le quartier des antiquaires. Un triangle constitué de la place Saint-Barthélemy du bout de la rue Féronstrée et de la rue Saint-Thomas. Pour ma part, j'avais repris une boutique juste dans le dos du Curtius et j'étais ainsi entouré de mes confrères. Ne m'occupant que de numismatique antique et d'objets de vitrine, je ne faisais de l'ombre à aucun de ces négociants en meubles anciens ou brocanteurs.

         Sur le quai, à un jet de pierre de mon nouveau magasin, le long de la Meuse, il y avait plusieurs boutiques animalières; chez nous, à Liège, on les appelait des oiselleries, mais plus souvent on disait chez Humblet ou chez Jamar. Ma préférée était de loin chez Jamar. Il vendait entre autre des batraciens et des reptiles, ce qui à l'époque était mon jardin secret. C'est pour cette raison que je passais tous les mercredis chez Monsieur René voir les nouveautés et, lorsqu'il n'y en n'avait pas, voir simplement l'agencement des vivariums, car Monsieur René était un artiste. Le montage savant des souches, mousses ou cailloux était élevé au rang d'œuvre d'art, pourtant monsieur René n'avait jamais entendu parler d'ikebana ou de tout autre forme d'art. C'était inné chez lui, il existait une communion entre ces décors, le batracien ou le reptile et lui, qui relevait d'une alchimie naturelle. Sa boutique était pourtant des plus simples vue de l'extérieur. Une grande vitrine divisée en trois, contenant dans la première partie de la sciure avec des chatons qui batifolaient à qui mieux mieux, au centre, une grande volière emplie de perruches dites inséparables, et dans la troisième section, sur une nappe de copeaux de bois, deux trois chiots sans race que les voisins apportaient plus pour s'en débarrasser que pour les vendre. Chaque mercredi Lulu venait également regarder l'étalage de Maître René, Lucien n'était intéressé que par les chiots, il les regardait, leur parlait, leur faisait des signes ou des grimaces, il ne pouvait savoir que de l'intérieur on ne voyait que lui.

        Je connaissais bien Lulu ou plutôt sa grand-mère. J'avais l'habitude de prendre mon repas de midi dans un bistrot du bout de la rue, un café chantant ne fonctionnant que le Week-End; le patron était tout content de pouvoir servir pour un prix modique un repas des plus simples mais complet (pommes de terre, viande et un légume vert, un verre d'eau, l'ensemble pour 100 francs), le tout sortant de la cuisine de la patronne. Un jour, Mauricette, une gagneuse de la rue du Mont-de-Piété – une dame de plus de soixante-trois ans qui avait gardé pour ses vieux jours quelques fermiers bien nantis de Hesbaye, friands de spécialités qu'elle était la seule à encore prodiguer pour un prix hors du commun , avait demandé à la patronne si elle aussi pouvait bénéficier de ce repas maison, cela lui évitait de cuisiner chez elle. De fil en aiguille, nous avons fini par partager la même table, tous les midis. Au départ pour des raisons de commodité(s) puis tout simplement par amitié. Nous avons même plusieurs fois joué une partie d'échecs, jeu où elle était imbattable.

        Mauricette était une souris grise. Effectivement tout était gris chez elle. Certains jours, ses cheveux étaient gris rose, d'autres jours gris bleu, c'était selon son humeur ou celui de sa coiffeuse. Elle avait des yeux gris, perçants et curieux, avec une note de gris tendre dans la prunelle comme si, d'avance, elle pardonnait la méchanceté ou la médiocrité qu'elle allait rencontrer. Le gris avait même débordé sur ses vêtements. En effet, elle s'habillait uniquement de gris : blouse, foulard, jupe ou robe, même ses hauts bas. Elle avait la couleur des villes flamandes noyées dans les brumes dont elle était originaire. Son nom n'en était que la dernière fumée.

        Autant Mauricette était grise, autant Lulu, lui, était roux. Cheveux rouges ébouriffés, de ce rouge nommé poil de carotte, crollés comme on dit chez nous. Deux grands yeux rieurs de couleur noisette mouchetés de grains d'or lui envahissaient tout le visage, lui-même parsemé de taches de son.

        C'est comme ça que j'ai fait la connaissance de Lucien, son petit-fils, qui venait la chercher tous les mercredis dès sa sortie de l'école après être passé à l'oisellerie.

        Ils partaient ensemble, elle dans son imper en plastique gris imitation panthère, lui claudiquant sensiblement vu sa jambe gauche légèrement plus courte que l'autre. C'était le seul jour de la semaine où nous ne dînions pas ensemble.

        Elle partait fièrement avec son petit-fils qui lui racontait par le menu tous les événements de la semaine écoulée et ils allaient comme chaque mercredi à la Brasserie de la place du Marché manger leur filet américain-frites, mayonnaise pour elle, ketchup pour lui.

        C'était la trêve des confiseurs, cette période entre Noël et Nouvel-an, période des jours courts, où la nuit commence à tomber dès que le jour se lève tellement l'horizon est bas, la période où la Meuse est triste et roule ses eaux abondantes en silence. C'est aussi la période calme dans mon commerce car les cadeaux sont déjà offerts. Je tuais le temps en attendant midi en passant une heure chez Jamar, étudiant de près le savant et extraordinaire agencement que Maître René avait créé de toutes pièces dans un vivarium pour une salamandre parturiente. A l'occasion des fêtes de fin d'année, Maître René s'était surpassé et c'est ainsi que j'assistai involontairement à la scène suivante.

        Par extraordinaire, Lulu était entré dans l'oisellerie. Lui aussi était en vacances. Tout affairé, le visage rouge d'excitation, il demanda très poliment à acheter un chiot, expliquant à René qu'il n'avait pas beaucoup de sous.

        – Bonjour Monsieur, je voudrais un des petits chiens qui sont dans la vitrine, celui qui m'a fait signe.

        – Bien sûr fiston, ils sont là pour ça, combien as-tu ?

        – Ben, euh, j'ai 7 francs et septante-cinq centimes, est-ce suffisant ? dit-il sur un ton manifestement angoissé.

        – Hélas non, je suis désolé, je ne peux vraiment pas te vendre un chien pour ce prix-là. Je ne les vends pas cher, mais là c'est largement insuffisant.

        – Pourtant j'aurais vraiment bien aimé acheter celui-là, vous voyez, celui près de la fenêtre, c'est lui qui m'a fait signe et il m'a même fait un clin d'œil, bien involontaire je suppose, mais moi j'ai compris, il m'appelait, il me disait “Prends-moi, je t'aime déjà.”

        – Ah, celui-là, mais alors là c'est différent. Il a une malformation à la patte arrière droite et je ne peux pas le vendre, je l'ai laissé avec ses frères pour qu'il ne s'ennuie pas tout seul.

        – Ecoutez, Monsieur, c'est pourtant bien celui-là que je veux et aucun autre.

        – Ecoute, petit, cela change tout, je ne peux pas vendre ce chien, mais je peux te l'offrir, si tu me promets de bien l'aimer, car je sais qu'il ne demande que ça.

        – Oh oui, Monsieur, mais j'ai bien dit que je voulais l'acheter; voici donc les sept francs septante cinq centimes que je possède, c'est tout ce que j'ai dans ma tirelire, comme ça je suis sûr qu'il est à moi. C'est bien celui que je veux. Vous savez, pour moi, il vaut tout l'or du monde. Merci beaucoup, Monsieur.

        Il posa le chien à ses pieds, à côté de lui, et sortit du magasin. Le chiot frétillant de la queue le suivit avec des jappements de joie. Nul ne pouvait se tromper sur la joie et l'amitié qui unissaient déjà ces deux êtres. On entendit, René comme moi, que, tout en s'éloignant de l'oisellerie, Lulu disait à son chiot : “Tu vois, je m'appelle Clic clac, enfin ce sont mes camarades de classe qui m'appellent ainsi car je boite un peu quand je marche, je crois que toi et moi on va bien se comprendre”.

        Effectivement, Lulu et son chiot retournaient vers la rue Féronstrée, l'un en penchant légèrement à droite à chaque pas, l'autre à gauche. L'image semblait cocasse vue comme ça, mais René et moi savions maintenant tout le bonheur qu'elle représentait pour ces deux composantes.

        Je crois que je n'oublierai jamais cette image, d'Epinal peut-être, pleine de promesses.


         

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