RETBI, Shmuel – L’Olifant

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    Daniel LuttringerDaniel Luttringer
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      Daniel LuttringerDaniel Luttringer
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        L'OLIFANT, nouvelle polhistorique

         



        Chapitre 1



        Le Vicomte Gaston releva la visière de son casque et s'épongea le front d'un vigoureux revers de manche :

        « Il fait une chaleur à crever, dans ce bled ! »

        Le Chevalier Tancrède le regarda avec un soupçon de mécontentement :

        «  Che fous temande pien pardon, mais che ne fous comprends pas.

          – Ah oui, oh ! pardon, mon pote !  Je dis : Il fait très chaud, hot warm, very much !

          – Ah ! Chaud ! Che comprends, très très chaud, yo yo ! »



        Après six mois de siège, Saragosse allait enfin tomber. Les deux guerriers sentaient que l'heure était venue. Les Sarrazins allaient capituler d'un moment à l'autre. Gaston de Béarn observait le lourd pont-levis qui allait bientôt leur livrer le passage vers la ville tant convoitée par le Roi Alphonse. Tous ses efforts pour soudoyer les habitants de la ville tenus en otage par les troupes ennemies n'avaient abouti à aucun résultat. Les gens semblaient avoir plus peur du lendemain inconnu que du quotidien blafard. Gaston se tourna vers le Chevalier normand :



        « Mon vieux Tancrède, tu sais comment on appelle les enfants des Sarrazins ? des Sara-gosses. Trève de blague, il va falloir faire gaffe…

          – Gaffe, c'est quoi, ça gaffe ?

          – Faire attention, je veux dire. Je crains une sortie, exit aus dem dorf. you see, boy ?

          – Ich sehe perfectly, une brexit, mon Ficomte. Ils font tenter un coup de kopf ; de tête, che feux dire…

          – Exactly, un coup de kopf, mais nous les attendons, n'est-ce pas ?

          – De pied verme, Ficomte.



        Comme cet étrange dialogue parvenait à sa fin, le pont-levis s'abattit dans un fracas de tonnerre et une troupe de combattants sarrazins montés sur de vigoureux chevaux arabes  se précipita, le sabre levé, vers le campement des Croisés. Leur chef portait une armure revêtue d'une mante rouge et il sonnait du cor à s'en faire crever les poumons. Il devançait d'une vingtaine de toises le gros du peloton et fonçait droit sur Gaston de Béarn. Sans doute avait-il eu l'occasion de le remarquer en observant le campement des Chrétiens pendant les six mois qu'avait duré le siège. Gaston piqua des deux, la lance solidement tenue au bout de son bras vigoureux. Avant que le cavalier maure n'ait eu le temps d'abattre son sabre, la pointe de la lance trouait l'armure à la hauteur du coeur et transperçait le corps. Le Vicomte lâcha son arme et tira la bride de son cheval de côté de façon à éviter le choc.  Tancrède le dépassa, sa lance à la main. Les Sarrazins, vyant leur chef terrassé, jugèrent prudent de tourner bride et disparurent derrière le pont-levis qui se relevait déjà. Décidément, ce siège exaspérant touchait enfin à son terme.

        Descendus de cheval, le Gascon et le Normand se penchèrent sur le cadavre du guerrier et se partagèrent le butin. Gaston, noble de caractère et sentimental incorrigible, ne prit que le cor dont il tira une mélopée lugubre. Tancrède gardait pour lui la mante, l'armure, les bagues, les éperons, le sabre et une lime à ongles en or massif. Rentrés au campement, ils évaluèrent le prix relatif des objets recueillis sur le cadavre. Le cor fit l'objet d'un examen attentif. C'était une sorte de corne toute blanche, très longue et nettement courbée. Tancrède estimait qu'il s'agissait d'une corne de renne comme on en trouve une fois tous les deux cents ans dans son pays natal. Gaston fit venir l'érudit Jehan Grimois, qui savait lire et écrire le latin et parlait couramment l'occitan.

        « Qu'est-ceci ?

          – Ceci, c'est… Cela me semble…

          – Alors, ça vient, ou je te transforme en passoire, vieux crabe !

          – Si vous le prenez sur ce ton aimable, mon Commandant, c'est tout autre chose… »



        Deux minutes plus tard, Gaston de Béharn et le Chevalier Tancrède savaient tout ce qu'un gentilhomme doit savoir sur l'Inde lointaine et sur ses éléphants aux longues défenses d'ivoire. Le Vicomte était maintenant possesseur d'une défense d'olifant, finement évidée, dont on avait fait… un olifant, tout simplement.



        Le Vicomte de Béarn batailla ainsi de gauche et de droite, son épée au flanc et son olifant à la main, ou le contraire, selon la situation et suivant sa bonne humeur. En tant que sauveur de Saragosse, il en reçut le commandement qu'il conserva jusqu'à sa mort. Il y fit bâtir la Cathédrale de Saint-Sauveur en précisant que toute ressemblance ou affinité avec une personne existante n'était que fortuite. On l'enterra dans la Cathédrale, son épée au flanc. Mais on préféra conserver l'olifant au frais dans un petit oratoire bien caché des regards indiscrets. Les siècles passèrent.

         

        Chapitre 2

        Accoudés à une table du Café des Quatre Sergents, Julio et Roméo se taisaient, le nez plongé dans leurs verres de bière. Roméo rompit le silence :



        « Mais dis-moi, Docteur, pourquoi tu me raconte tout ça ? Tu trouves qu'il ne fait pas assez chaud comme ça ? »



        Julio regarda son acolyte d'un air navré :



        « Je vois, d'abord que tu manques totalement d'imagination, et ensuite, que tu ne lis pas les journaux. »



        Roméo prit un air de chien battu, indiquant ainsi son acquiescement total. Son docte ami continua :

        « Commençons par la fin. Le 12 juillet 2017, la Posta de Sarragossa annonce en page 4 : la police locale enquête sur un vol qualifié effectué dans la Cathédrale Saint-Sauveur. On aurait emporté entre autres objets de culte, un missel du XVIe siècle et le fameux olifant de Gaston de Béarn. L'effraction semble avoir eu lieu il y a plusieurs semaines, de sorte que le cambrioleur a eu tout loisir de quitter le pays avec son butin. L'archevêque de la ville et le sacristain se sont déclarés incapables de donner le moindre détail permettant d'identifier les deux pièces mentionnées ici et invitent la population à prier pour leur restitution. Etc. etc… »

          – Et alors ?

          – Alors ? il se trouve que le type qui a fait le coup est un bon ami à moi. Maintenant, comme il se trouve dans le besoin, je lui ai proposé mon assistance, ou plutôt, notre assistance, pour écouler la cornemuse. Le missel est déjà vendu à un client brésilien qui a quitté Paris il y a déjà trois mois. Mais pour l'olifant, c'est plus délicat. J'ai besoin de toi, car à nous trois, nous ne serons pas de trop.


          Roméo n'avait pas les capacités intellectuelles permettant la compréhension des paroles subtiles de son maître à penser et à agir. Il lui faisait une entière confiance et accepta sans discuter la remise ultérieure d'un quart des revenus. Julio exposa son plan à son acolyte :



        « L'opération consiste à écouler la clarinette dans un premier temps, puis à la récupérer avec intérêt dans un second. En un troisième temps, nous opérons la liquidation d'un véritable arsenal de brocante et de vieux mobilier. Une affaire qui ne se rencontre qu'une fois par siècle, mon vieux Roméo. »

        Le vieux Roméo ferma les yeux pour mieux observer le défilé des meubles anciens dans son cerveau mal dépoli. Une question le gênait :

         « Il va y avoir de la casse ? »

        Julio hésita avant de répondre :

        « On ne fait pas de spaghetti sans moudre le blé. »

         

         

        Chapitre 3

        L'assistance leva son verre en un geste théâtral. Le grand salon contenait sans peine les cinquante personnes réunies pour fêter le quatre-vingt-treizième anniversaire de la maîtresse de maison. Amélie Chandron avait hérité de la fortune immense de feu l'entrepreneur Chandron. Ce dernier avait accumulé les millions dès les premières années de la Société Chandron qui achetait, vendait, démolissait et reconstruisait dans toute la région parisienne et sur la côte atlantique. la vieille dame vivait maintenant seule dans un somptueux hôtel particulier de Passy, assistée par une cuisinière, un valet de pied et une dame de compagnie. Cette demeure cossue tenait à la fois du Musée du Louvre, de la Salle Drouot et de la caverne d'Ali Baba. On ne pouvait faire un pas sans se heurter réellement ou virtuellement à quelque bibelot posé sur un guéridon, quelque tableau de maître accroché à un mur ou quelque meuble ancien reposant sur un tapis de prix. Les personnes sensibles devaient se garder d'entrer dans la place sous crainte d'en ressortir avec des nausées, des vertiges et des maux de têtes. L'opulence, la richesse et le luxe bavaient de tout côté. Si Amélie Chandron ne trônait pas au milieu du salon, avec tous es invités évoluant autour d'elle, on aurait eu beaucoup de mal à croire que cette jolie blonde entre deux âges fût âgée de plus de neuf décennies. Le matin même, elle avait invectivé un adolescent qui lui avait volé son tour au bureau de poste :

        « Dites donc, vous ne pouvez pas montrer un peu plus de respect envers les vieux, vous ? »



        Le garçon l'avait scrutée de haut en bas et avait lâché :



        « Vous n'êtes pas vieille, vous. Cinquante ans, c'est pas vieux. »



        Quand Amélie avait raconté cette anecdote, montrant ses belles dents blanches éblouissantes et ses longs cils soyeux derrière ses lunettes à la monture d'or, tout le monde avait éclaté de rire et on avait porté un toast à la bonne humeur et à la bonne santé de la vieille dame. À sept heures, le calme revenait dans l'hôtel, avec la sortie des derniers invités. Une demi-heure plus tard, la dame de compagnie faisait passer à Mme Chandron une carte ainsi libellée :

        « Docteur Julio Ramirez, spécialiste d'Histoire médiévale »

        « Qu'est-ce qu'il veut ?

          – Il voudrait intéresser Madame à un objet qu'il prétend tout particulier mais il n'a rien ajouté de plus.

          – Faites toujours entrer. »



        Au lieu d'un visiteur, il en parut deux. Le premier, âgé d'une cinquantaine d'années, portait un costume de bonne coupe et une cravate sobre sur une chemise blanche et il tenait une petite mallette à la main. Le second, un peu plus jeune et plus vulgaire d'apparence semblait gêné dans tous ses mouvements. Le Docteur annonça avec un léger accent méditerranéen :

        « Bonsoir, très chère Madame ! C'est un honneur et un plaisir pour moi que de vous présenter mes respectueux hommages vespéraux ! »

        La vieille dame sembla ravie de cette entrée en matière. Elle sourit affablement et invita ses hôtes à s'asseoir. Le Docteur Ramirez remarqua que son regard s'attachait un moment à la personne du second visiteur.

        « Je vous présente Roméo. Roméo est pour ainsi dire… mon collaborateur. Il vient du fond de l'Andalousie, il n'a pas de famille et, pardonnez-lui, pas beaucoup d'instruction. Mais c'est un garçon charmant, je vous l'assure. »

        Un hochement de tête aimable et un joli sourire renforcèrent le Docteur dans le sentiment de bonne impression qu'avait provoquée son entrée.

        « Roméo, j'ai à parler à Madame, ne nous dérange pas, veux-tu ? »

        L'interpellé se leva d'un air bourru et se mit à tourner à pas lents dans le salon, contemplant les divers objets qui s'y trouvaient exposés. Le Docteur continua :

        « Chère Madame, je sais l'intérêt que vous portez à toutes les belles choses Je sais que vous appréciez à leur juste valeur les meubles anciens et les bibelots du temps jadis. J'ai passé dix ans de ma vie à fouiller l'Histoire du sud de la France et du nord de mon pays qui, comme vous le savez, sont liés par des liens étroits et sempiternels. Le hasard m'a amené à étudier la face cachée d'un événement généralement connu sous le nom de « la bataille de Roncevaux ». »



        Le Docteur Ramirez se tut et attendit la réaction de son interlocutrice. Celle-ci tira un mouchoir de satin de sa poche, ôta lentement ses lunettes, et s'essuya doucement les yeux :



        « Monsieur, vous réveillez chez moi des souvenirs anciens si douloureux. Il y a de cela plus de quatre-vingts ans, je pleurais en lisant les vers si attendrissants de la Chanson de Roland… Ah ! Quel malheur ! Pensez donc ! Tous ces pauvres soldats massacrés parce que le noble Roland refusait de sonner de l'olifant ! Et quand il se décida à le faire, c'était trop tard. Ses tempes éclatèrent avant qu'un seul son ne sorte de la corne ! Oh, quel malheur ! »



        Julio respecta l'émotion de la vieille dame et ne repartit de plus belle qu'après s'être assuré que les larmes avaient cessé de couler sus ces belles joues pâles. Roméo attendait en silence, planté à côté d'une Vénus décapitée mais encore bien conservée pour son âge.



        « Je suis hanté moi aussi, depuis des années, chère Madame, par cette tragédie épouvantable. Plus de mille deux cents ans ont passé et je ne m'en suis pas encore remis. C'est pourquoi, j'ai voué ma vie à percer le secret qui se cache dans cette légende. J'ai fouillé dans toutes les bibliothèques, j'ai visité tous les musées, j'ai effectué des randonnées à pied, à cheval et en voiture. J'ai tout lu, tout vu, tout compris. »

        Encore un long silence. La vieille dame semblait suspendue aux lèvres du savant Docteur et buvait passionnément ses paroles. Julio continua :



        « Après quelques mois d'étude, un phénomène bizarre attira mon attention. Ce col de Roncevaux où Roland avait trouvé la mort se trouvait à une altitude de près de mille-cent mètres au dessus du niveau de la mer. Or, au cours des âges, le nom de l'endroit a évolué. On l'appelait « Roncidevallibus », « Roncisdevalles », « Roncisvalle », « Roscidavallis », « Runciavalle », et finalement « Rainchevaux », puis « Roncevaux ». Tous ces noms avaient quelque chose en commun : leur syllabe finale. Comment se faisait-il que le vocable « Val » revint si souvent alors qu'il s'agissait d'un col ? Un journal de voyages du douzième siècle fait état d'une plaine de genièvre dans la région. Je décidais de chercher de ce côté. Un beau jour, je trouvais. »



        Nouveau long silence. La vérité allait jaillir de la bouche de ce chercheur invétéré.



        « Un jour, comme je marche le long de la Nève, j'ai l'idée de lever les yeux du côté du flan de montagne et je découvre, caché par des touffes de genêts et de lavande touffue, un orifice qui ressemble à l'entrée d'une grotte. Roméo, qui m'accompagne, passe le premier, dégageant l'entrée à l'aide d'une machette. J'allume ma torche électrique et un spectacle incroyable s'offre à nos yeux. »

        Ceux de la vieille dame avaient grossi de façon démesurée et elle buvait les paroles du savant Docteur sans oser l'interrompre. Celui-ci poursuivit :



        « Au milieu de la grotte, à même le sol, une large pierre plate grossièrement polie indique visiblement l'emplacement d'une sépulture. Le faisceau de ma lanterne nous montre des inscriptions gravées sur la dalle. Je lis :



        « Cis gist Roland, noble prince et nevel de Karl der Gross ». Nous nous agenouillons, Roméo et moi, la gorge serrée par l'émotion. Je baisse la tête et pleure entre mes deux mains crispées. Et c'est alors que j'aperçois la chose… »



        Un long silence suit cette déclaration pleine d'un élan patriotique et historique fort louable. La vieille dame, toute frémissante d'une émotion contenue, retient sa respiration pour ne rien perdre du récit. Julio enclenche et démarre :

        « La Chanson de Roland nous a menti, Madame. Non, Roland n'a pas brisé son olifant comme on a voulu nous le faire croire. Les amis du Prince ont emporté son corps et l'ont enterré dans cette grotte où ils ont aussi caché Durandal et l'olifant. L'épée malheureusement a disparu. Je n'ai retrouvé que le fourreau, jeté dans un coin. Il semble que des brigands ou des pilleurs de sarcophage sont arrivés à la grotte avant nous et on opéré un nettoyage minutieux; Mais ils n'ont pas vu le cor pendu dans l'ombre, près de l'entrée de la grotte. Je me lève, tout tremblant sur mes jambes flageolantes et je titube vers l'entrée. J'hésite, je regarde mes mains : vais-je oser ? Puis-je toucher cet objet vénérable, cet objet de culte, dirais-je ? En ai-je le droit ? Suis-je assez pur et assez noble pour exercer ce droit, ou plutôt ce devoir ? Le sens moral l'emporte et je lève la main. Je touche l'objet et sans hésiter davantage, je le décroche de son clou planté dans la paroi. »

        Julio Ramirez, ou Michel Dupont, Jacques Dubois, Louis Durand, appelez-le comme vous voulez, passe au stade final de sa diatribe :

        jJ'ai en ma possession l'olifant de Roland. Que dois-je en faire ? Le remettre aux autorités françaises, à la Couronne espagnole, au Musée du Louvre, aux héritiers de Charlemagne ? Non ! Ce serait absurde ! La France et l'Espagne ne sont pas dignes de cette merveille ! Le Louvre a déjà dépossédé les honnêtes gens de tous les objets de valeur qu'ils ont acquis légalement. Quant aux héritiers de Charlemagne, ils sont trop nombreux pour que je puisse faire un partage équitable entre eux tous. Alors, j'ai pensé que je ne commettrais certes pas un crime trop grave contre l'Humanité si je remettais cet objet entre des mains sûres et capables de l'apprécier. »

        Amélie se serra les mains d'émotion et balbutia :

        « Et vous avez pensé à moi ?

          – Oui, Madame.

          – Vous m'honorez, Monsieur. Je ne sais quoi dire ni quoi penser. La tête me tourne.

          – Remettez-vous, Madame. Je comprends votre émotion.

          – Puis-je le voir, je vous en prie ?



        Encore une étape de franchie. Julio posa sa mallette sur ses genoux et l'ouvrit d'un geste lent et solennel. Avec un soin méticuleux et des effets de prestidigitateur, il se saisit d'un long objet enveloppé de plusieurs couches d'un tissu moelleux. L'olifant apparut, brillant d'un blanc éclatant.

        La vieille dame se leva à demi et éclata en sanglots :

        « Oh… La merveille ! Mon Dieu ! Roland, Roland ! »

        Julio et Roméo échangèrent un regard complice. La dernière barrière venait de tomber. Le Docteur Ramirez attendit que le calme revint dans cette âme tourmentée et déclara, non sans embarras :

        « Madame, une Mécène comme vous, une protectrice des Arts et des Lettres, doit savoir comme le Monde dans lequel nous vivotons est difficile. Vous n'ignorez pas que la Science n'éveille aujourd'hui que mépris et dédain. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il est bien difficile à qui a voué sa vie à la recherche et au savoir de vivre à sa faim…

        – Monsieur, je ne voudrais vous vexer en vous disant : je vous l'achète. Votre honneur en serait certainement flétri. Dites-moi à combien vous estimez cette huitième Merveille du Monde et je veillerai à ce que votre art et votre savoir n'aient plus à souffrir de l'incompréhension de vos contemporains.

        – Madame, vous me voyez comblé de bonheur… Je dois réfléchir. Je ne puis vous donner une réponse sur le champ.

        – Disons… Vendredi, par exemple ? Jeudi soir, je ne peux pas tellement, mes gens sont tous de sortie.

        – Vendredi, c'est impossible. Justement, jeudi soir me conviendrait davantage…

        Eh bien, va pour jeudi soir, à sept heures. Je vous verserai le montant comptant, vous ne le regretterez pas, je vous l'assure. »

        Julio, magnanime et généreux, laissa l'olifant entre les mains tremblantes de la veuve Chandron et les deux associés prirent congé.

         

        Chapitre 4



        Le jeudi suivant, à six heures trente, un camion de belle taille manoeuvrait tant bien que mal pour se faire une petite place à côté de l'Hôtel Chandron. On pouvait lire sur les portes avant gauche et droite l'inscription suivante, écrite en gros caractères multicolores :

        « Quick Move – Déménagements en tous genres . »



        Trois débardeurs fumaient en silence, debout sur le trottoir. À sept heures moins cinq, Julio et Roméo arrivaient sans se presser et s'arrêtaient devant le portail. Roméo chercha le regard des trois déménageurs et le trouva. Julio sonna à la grille qui s'ouvrit presque instantanément. Les deux hommes montèrent les marches du perron et entrèrent sans attendre qu'on les invite à le faire. À part la maîtresse de maison, il n'y avait personne dans l'hôtel et les deux acolytes pouvaient agir en toute tranquillité. Ils se rendirent directement dans le petit salon où ils avaient été reçus quelques jours plus tôt. Roméo avait reçu l'ordre de se faire le plus petit possible. Il constituait clairement le maillon faible de la chaîne. Julio ne présentait pas mal du tout, avec son beau costume d'apparat et sa cravate bouffante où luisait une belle épingle d'or sertie d'un joli rubis.

        Amélie Chandron entra d'un pas assuré et s'installa dans son fauteuil de prédilection. Julio s'assit devant elle tandis que Roméo se dirigeait nonchalamment vers la porte, coupant ainsi toute possibilité de retraite. Julio cherchait l'olifant d regard mais ne le vit nulle part dans l'imbroglio qui régnait dans la pièce. Il toussota d'un air gêné et se lança :



        « Chère Madame Chandron, mal gré mon mépris des questions d'argent, qui n'ont pour moi aucune importance, je crois le moment venu de vous demander combien vous m'offrez pour cet objet unique.

          – Absolument, absolument. Ah ! Ce pauvre Roland ! Mon dieu ! Quel malheur ! Quelle perte pour le Royaume ! Et puis, ce malheureux Olivier ! Quelle tragédie !

          – Oui, bien sûr, mais tout cela, c'est de l'Histoire ancienne. Je vous parle maintenant affaires, c'est pourtant bien clair. »

           

        Visiblement, la patience ne faisait pas partie des qualités prépondérantes du digne Docteur. Il se pencha sur la vieille dame et annonça d'un ton où il n'y avait plus ni déférence ni respect :

        « Bon, on a assez joué au chat et à la souris. Combien ? »



        Amélie écarquilla les yeux et montra des signes de panique. Roméo accourut à toutes jambes et la regarda de près :

        « Patron, elle va tourner de l'oeil, il va falloir faire un peu attention. »

        Julio se leva précipitamment et remplit un verre d'eau sur un guéridon voisin. Il revint s'asseoir et tendit le breuvage à son hôtesse :

        « Avalez ça, ma bonne dame, ça va vous remettre. »

        Amélie prit le verre qu'on lui tendait et but avidement. Elle sourit et annonça :



        « Eh bien ! ça va mieux ! Vous m'avez fait peur ! Bon… Disons deux cents euros ! »



        Les deux visiteurs se regardèrent en silence. Julio laissa tomber :



        « Roméo, au travail. »



        Roméo s'avança vers le fauteuil de Madame Chandron et sortit de sa poche un objet allongé qu'il ouvrit. Il s'agissait d'un rasoir de coiffeur, comme on en voyait encore dans les vieux salons de banlieue. Il posa la pointe de l'objet sur la gorge de la veuve. Julio demanda :



        « Vous vous moquez de nous, ce me semble ? Il va falloir rajouter au moins trois zéros à la somme indiquée, sinon Roméo va devoir utiliser son rasoir et je vous préviens, il sait s'en servir. »

        Amélie leva la main en signe de soumission :

        « Si vous le prenez sur ce ton, va pour deux cents mille mais enlevez cette chose qui me fait froid dans le dos. »

        Roméo retira la main mais Julio lui fit signe de reposer la pointe du rasoir sur la glotte de la vieille dame.



        « Je vous félicite pour ce bel effort mais cela ne suffit pas. Il me faut la clé du coffre-fort et le chiffre, sans quoi, Roméo va appuyer. »



        Avec un sursaut de révolte, Amélie cria à pleins poumons :



        « Olifant ! »

        Les deux hommes se regardèrent interloqués. Mais n'eurent guère le temps de réagir. Deux portes s'ouvraient simultanément et une demi-douzaine d'agents de police commandés par un jeune homme en civile firent irruption dans le salon et maîtrisèrent les deux malfaiteurs.

        L'homme en civil se présenta :

        « Commissaire Chandron. Je vous arrête pour tentative de meurtre, vol qualifié, extorsion de fonds par la force et autres litiges spécifiés par le code pénal. Votre avocat pourra vous rendre visite dès demain. »

        Puis, se tournant vers la vieille dame :



        « Dis-donc, Mamélie, t'as bien joué ton rôle. Tu n'as pas eu peur ? »

          – Je t'avoue que je n'ai pas l'habitude de me faire raser les poils du cou de cette façon. Mais ça va.

          – Mais comment as-tu eu l'idée de nous appeler ?

          – Vois-tu, Guillaume, je ne suis pas née d'hier. Je reçois au moins une fois par semaine la visite d'amateurs de ce genre qui essaient de me faire gober des imitations pour de l'ancien, alors, tu comprends ? Mais là, ils ont exagéré. Le coup de Roland dans sa grotte funéraire, c'était trop fort de café. J'ai jeté leur cornemuse à la poubelle. C'était un un bout de plastique chinois dont on joue les soirs de fête chez les petits bourgeois.

          – Dommage, une pièce à conviction de perdue. Mais enfin, nous avons quand même le rasoir et le camion de déménagement avec les trois bandits. Ne t'inquiète pas, tout ce beau monde est déjà en route pour le dépôt. « 



        Le petit-fils d'Amélie et ses hommes emmenèrent leurs captifs et la maison revint à son calme habituel. Vers onze heures, Amélie entendit la porte d'entrée s'ouvrir. Elle appela :



        « Bella ! Bella ! Venez, s'il vous plaît ! »



        La dame de compagnie fit son entrée :



        « Madame n'est pas encore couchée ?

          – Comme vous voyez. J'ai quelque chose d'amusant à vous raconter et quelque chose d'intéressant à vous montrer. »

           

        Elle raconta par le menu les événements de la soirée. À la fin de son récit, elle ouvrit le petit  tiroir d'une table gigogne placée près d'elle et en sortit un petit objet étincelant :



        « Ma chère Bella, regardez ce que j'ai chopé sur la cravate de ce brigand. C'est pour vous. J'estime que vous pourrez en tirer au moins deux ou trois mille euros. Soyez gentille, après la vente, veuillez gratifier  Henri et Julie de deux cents euros chacun et gardez le reste pour vous. Vous l'avez bien mérité. Ah ! J'oubliais : demain matin, soyez assez aimable pour appeler l'Archevêché de Saragosse et parlementez avec eux pour arriver à un accord amiable et discret concernant la restitution de l'olifant de Gaston de Béarn. Décidément, je n'ai pas la vocation ni le talent de la receleuse modèle. »



        FIN



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