WHARTON, Edith – Xingu

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    Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
    Maître des clés
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      Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
      Maître des clés

        Xingu

        Traduit par Vincent d l'Epine

        I.

        Mrs. Ballinger est une de ces dames qui chassent la culture en meute, comme s’il était dangereux de l’affronter seule. A cette fin, elle a fondé le Lunch Club, une association composée d’elle-même, et de quelques autres incomptables chasseresses érudites. Le Lunch Club, après trois ou quatre hivers de dîners et de débats, était tellement reconnu localement, qu’inviter des étrangers distingués était devenu l’une de ses fonctions, et c’est tout naturellement que la célèbre Osric Dane, le jour de son arrivée à Hillbridge, se retrouva conviée à sa prochaine réunion.
        Le club devait se réunir chez Mrs. Ballinger. Les autres membres, derrière son dos, déploraient unanimement son refus céder ses droits à Mrs. Plinth, dont la maison constituait un cadre beaucoup plus impressionnant pour y recevoir des célébrités ; puisque, comme le soulignait Mrs. Leveret, on pouvait toujours se rabattre sur la galerie de peintures.
        Mrs. Plinth ne cachait pas qu’elle partageait cette opinion. Elle avait toujours considéré comme une de ses obligations de recevoir les invités de marque du Lunch Club. Mrs. Plinth était presque aussi fière de ses obligations qu’elle l’était de sa galerie de peintures. Elle était en fait convaincue que l’une impliquait l’autre, et que seule une femme ayant sa fortune pouvait s’élever à des standards aussi élevés que les siens. Un sens du devoir général, à peu près adaptable à n’importe quel but, voilà à son sens ce que la Providence pouvait exiger des plus humbles ; mais les puissances qui avaient prédestiné Mrs. Plinth à se faire servir, exigeaient aussi qu’elle assume un plus haut niveau responsabilité. Il était d’autant plus regrettable que Mrs. Ballinger, dont les relations sociales se limitaient au point de vue étroit de ses deux femmes de chambre, pût s’accrocher avec une telle ténacité au privilège de recevoir Osric Dane.
        La question de la visite de cette dame avait profondément remué les membres du Lunch Club depuis un mois. Ce n’est pas tellement qu’elles ne se sentaient pas égales entre elles au regard de cette tâche, mais leur sens de l'opportunité les plongeait dans cette incertitude agréable de la dame qui fait un choix dans une garde-robe bien pourvue. Si les membres du club les plus périphériques comme Mrs. Leveret s’agitaient à l’idée d’échanger des idées avec l’auteur des « Ailes de la Mort », aucun pressentiment ne venait perturber la consciencieuse satisfaction de Mrs. Plinth, Mrs. Ballinger et Miss Van Vluyck. « Les Ailes de la Mort » avait, en fait, été choisi pour être le sujet de discussion du dernier rendez-vous du club, à la suggestion de Miss Van Vluyck, et chaque membre avait ainsi pu exprimer son opinion, et indiquer ce qui lui semblait pertinent dans les commentaires des autres.
        Mrs. Roby seule s’était abstenue de profiter de cette opportunité ; mais il était maintenant de notoriété publique qu’en tant que membre du Lunch Club, Mrs. Roby avait été une erreur. « Voilà ce qui arrive » avait dit Miss Van Vluyck, « quand on accepte une femme sur les recommandations d’un homme. » Mrs. Roby, rentrant à Hillbridge après un séjour prolongé dans des pays exotiques – les autres dames ne se souciaient plus de se rappeler où – avait été décrite par le biologiste distingué, le Professeur Foreland, comme la femme la plus agréable qu’il ait jamais rencontrée ; et les membres du Lunch Club, impressionnées par ces louanges qui avaient valeur de diplôme, et pensant un peu rapidement que les sympathies du Professeur suivraient ses inclinations professionnelles, avaient saisi au vol la chance de mettre la main sur une biologiste. Leur désillusion fut complète. A la première mention par Miss Van Vluyck d’un ptérodactyle, Mrs. Roby avait vaguement murmuré : « Je sais tellement peu de choses sur le système métrique – », et après ce douloureux aveux de son incompétence, elle s’était prudemment retirée de la gymnastique mentale du club.
        « Je suppose qu’elle a flatté le professeur » conclut Miss Van Vluyck – « ou alors c’est cette façon qu’elle a d’arranger ses cheveux. »
        Les dimensions de la salle à manger de Miss Van Vluyck ayant restreint les effectifs du club à six.  La faible participation de l’un des membres était donc un sérieux obstacle à l’échange des idées, et il avait déjà été suggéré que Mrs. Roby ferait bien de profiter au mieux, pour ainsi dire, du capital intellectuel de ses compagnes. Ce sentiment avait encore été renforcé quand elles avaient découvert qu’elle n’avait pas encore lu « Les ailes de la Mort ». Elle avait déjà entendu prononcer le nom d’Osric Dane, mais – aussi incroyable que cela puisse paraître – là se limitaient ses relations avec la célèbre romancière. Les dames ne purent contenir leur surprise ; mais Mrs. Ballinger, qui était tellement fière du club qu’elle voulait que même Mrs. Roby apparaisse sous son meilleur jour, avança que même si elle n’avait pas encore eu le temps de se familiariser avec « Les Ailes de la Mort », elle devait au moins connaître son prédécesseur non moins remarquable, « L’Instant Suprême ».
        Mrs. Ruby fronça ses clairs sourcils en un consciencieux effort de mémoire, à l’issue duquel elle se souvint que, oui, elle avait vu le livre chez son frère, quand elle habitait avec lui au Brésil, et qu’elle l’avait même emmené avec elle pour le lire un jour à l’occasion d’une promenade en bateau, mais ils avaient commencé à chahuter sur le bateau, et le livre était passé par-dessus bord, ce qui fait qu’elle n’avait jamais eu la chance –
        Les images évoquées par cette anecdote n’améliorèrent pas le crédit de Mrs. Roby au club, et il y eut une pause douloureuse, qui fut interrompue par une remarque de Mrs. Plinth :
        « Je peux comprendre que, parmi toutes vos autres activités, vous ne puissiez trouver plus de temps pour lire, mais je pensais que vous aviez compris que vous auriez dû au moins lire « Les Ailes de la Mort » avant la visite d’Osric Dane. »
        Mrs. Roby prit cette remontrance avec bonne humeur. Elle reconnut qu’elle avait eu l’intention de jeter un œil au livre, mais elle avait été tellement absorbée par un roman de Trollope, que –
        « Plus personne ne lit Trollope maintenant » l’interrompit Mrs. Ballinger.
        Mrs. Roby avait l’air peinée. « Je commence seulement » avoua-t-elle.
        « Et est-ce qu’il vous intéresse ? » s’enquit Mrs. Plinth.
        « Il m’amuse. »
        « L’amusement, dit Mrs. Plinth, ce n’est pas vraiment ce que je recherche quand je choisis mes livres. »
        « Oh, certainement, « Les Ailes de la Mort » n’est pas un livre amusant », risqua Mrs. Leveret, qui mettait en avant ses opinions comme un aimable vendeur qui dispose de tout un assortiment de vêtements différents si le premier qu’il vous propose ne vous convient pas.
        « Est-il sensé l’être ? » demanda Mrs. Plinth, qui aimait tellement poser des questions qu’elle ne permettait à personne d’autre qu’elle-même d’y répondre. « Assurément non. »
        « Assurément non, c’est ce que j’allais dire », approuva Mrs. Leveret, remballant bien vite son opinion pour en proposer une autre. « Il est censé – nous… nous élever. »
        Miss Van Vluyck ajusta ses lunettes comme si elles étaient la cagoule du bourreau. « J’ai du mal à comprendre » répliqua-t-elle, « comment un livre emprunt du pessimisme le plus amer pourrait nous élever, bien qu’il puisse assurément nous instruire. »
        « Je voulais dire instruire, bien sûr », dit Mrs. Leveret, perturbée par cette distinction inattendue entre deux termes qu’elle avait supposés synonymes. L’enthousiasme de Mrs. Leveret pour le Lunch Club était fréquemment marqué par de telles déconvenues, et, ignorant que sa seule valeur aux yeux des autres dames était de leur renvoyer comme un miroir leur propre suffisance, elle était parfois troublée par des doutes quant à sa capacité à se joindre aux débats. Seul le fait d’avoir une sœur ignorante qui la croyait savante la sauvait d’un terrible sentiment d’infériorité.
        « Est-ce qu’ils se marient à la fin ? » interrompit Mrs. Roby.
        « Est-ce qu’ils – quoi ? » s’exclama collectivement le Lunch Club.
        « Eh bien, la fille et l’homme. C’est un roman, non ? J’ai toujours pensé que c’était ça qui comptait. S’ils se séparent, ça me gâche mon dîner. »
        Mrs. Plinth et Mrs.Ballinger échangèrent des regards scandalisés, et la dernière dit : « Je ne puis que vous recommander fortement de ne pas lire « Les Ailes de la Mort » dans cet esprit. Pour ma part, quand il y a tant de livres à lire, je me demande comment on peut trouver du temps pour ceux qui sont juste amusants. »
        « Le plus beau » murmura Laura Glyde, « c’est certainement cela : que personne ne puisse dire comment « Les Ailes de la Mort » finit. Osric Dane, dépassée elle-même par la terrible signification de son propre message, a eu la clémence de le dissimuler, peut-être même à elle-même – tel Apelle, devant le sacrifice d’Iphigénie, voilant la face d’Agamemnon ».
        « C’est quoi, de la poésie ? » chuchota Mrs. Leveret à Mrs. Plinth, qui, dédaignant de répondre directement, lui dit froidement : « Cherchez dans le dictionnaire. Je mets toujours un point d’honneur à regarder dans le dictionnaire. » Et le ton qu’elle avait pris sous-entendait : « Bien que naturellement je puisse facilement le faire faire par mon valet de pied. »
        « J’allais dire », reprit Miss Van Vluyck, « qu’il est toujours intéressant de savoir si un livre peut vous instruire sans élever votre âme. »
        « Oh – » murmura Mrs. Leveret, se sentant maintenant complètement perdue.
        « Je ne sais pas » dit Mrs. Ballinger, sentant dans le ton de Miss Van Vluyck une tendance à vouloir déprécier son statut envié d’hôte d’Osric Dane ; « si on peut sérieusement se poser une telle question au sujet d’un livre qui a plus attiré l’attention des gens instruits que tout autre roman depuis « Robert Elsmere. »
        « Oh, mais ne voyez-vous pas, s’exclama Laura Glyde, que c’est justement ce sombre désespoir – ce merveilleux ton sur ton de noirs – qui en fait un tel aboutissement artistique ? Cela m’a rappelé ce que j’ai éprouvé quand j’ai lu la « Manière Noire » du Prince Rupert…le livre est une esquisse, pas une peinture, et pourtant on y ressent tellement l’intensité des couleurs… »
        « Qui est-ce ? » murmura Mrs. Leveret à sa voisine. « Quelqu’un qu’elle a rencontré à l’étranger ? »
        « Ce qu’il y a de merveilleux dans ce livre », concéda Mrs. Bellinger, « c’est qu’on peut le voir de tant de points de vue différents. J’ai entendu dire qu’en tant qu’étude du déterminisme, le Professeur Lupton le mettait au même niveau que « Les Principes de l’Ethique ».
        « On m’a dit qu’Osric Dane avait passé dix ans en études préparatoire avant de commencer à l’écrire », dit Mrs. Plinth. « Elle examine tout, vérifie tout. Cela a toujours été un de mes principes, comme vous le savez. Rien ne pourrait m’inciter à abandonner un livre avant que je l’aie fini, juste parce que je peux m’en payer autant que je veux.
        « Et que pensez-vous des « Ailes de la Mort ? » lui demanda abruptement Mrs. Roby.
        C’était le genre de question qu’on aurait pu qualifier de « hors de propos », et les dames se regardèrent l’une l’autre comme pour affirmer qu’elles n’avaient aucune part dans un tel manque de discipline. Elles savaient toutes qu’il n’y avait rien qui puisse plus déplaire à Mrs. Plinth qu’on lui demande son opinion sur un livre. Les livres étaient écrits pour être lus : si vous les lisiez, que pouvait-on attendre de plus ? Qu’on puisse la questionner sur le contenu d’un livre lui semblait un outrage aussi grave que si on la fouillait à la recherche de dentelles de contrebande dans un bureau de douane. Le club avait toujours respecté cette particularité de Mrs. Plinth. Ses opinions sur de tels sujets s’imposaient et ne pouvaient être contestés : son esprit, comme sa maison, était orné de meubles monumentaux qu’il ne fallait pas déranger ; c’était l’une des règles non écrites du Lunch Club que chacun chez soi était libre de penser comme il le voulait. La réunion se termina donc avec le sentiment croissant, de la part des autres dames, que Mrs. Roby n’avait décidément aucun espoir de devenir un jour une des leurs.

        II.

        Mrs. Leveret, le jour de l’évènement, arriva tôt chez Mrs. Ballinger, son volume des « Citations Appropriées » dans la poche.
        Cela troublait toujours Mrs. Leveret d’être en retard au Lunch Club : elle aimait à rassembler ses pensées et à rechercher, tandis que les autres s’assemblaient,  des indices lui indiquant le tour qu’allait prendre la conversation. Ce jour-là, toutefois, elle se sentait complètement perdue, et même le contact familier avec son exemplaire des « Citations Appropriées », collé à elle tandis qu’elle s’asseyait, ne parvenait pas à la rassurer. C’était un magnifique petit volume, une compilation permettant de faire face à toutes les urgences en société, que ce soit à l’occasion d’anniversaires joyeux ou tristes, de banquets, sociaux ou municipaux, de baptêmes de l’église d’Angleterre ou d’une autre religion, afin que son possesseur ne soit jamais à court de citations pertinentes. Mrs. Leveret, bien qu’elle ait pendant des années parcouru ses pages avec ferveur, l’appréciait plus pour son support moral que pour les services pratiques qu’il pouvait lui rendre : en effet, même si dans l’intimité de sa chambre, elle commandait à une armée de citations, celles-ci l’abandonnaient invariablement au moment critique, et la seule phrase qu’elle pouvait retenir (« Peux-tu attraper un Léviathan avec un hameçon ? ») n’avait jamais pu être utilisée en aucune occasion.
        Ce jour-là, elle pensait que même une connaissance exhausitve du volume n’aurait pu lui apporter une complète maîtrise d’elle-même ; car elle pensait que même si elle parvenait miraculeusement à se souvenir d’une citation, ce ne serait que pour découvrir qu’Osric Dane utilisait une édition différente (Mrs. Leveret pensait en effet que toutes les personnes lettrées se promenaient avec leur propre recueil), et qu’en conséquence elle ne reconnaîtrait même pas  ladite citation.
        L’impression qu’avait Mrs. Leveret d’être à la dérive était amplifiée par l’apparence de la salle à manger de Mrs. Ballinger. Pour un œil non exercé, son aspect était inchangé ; mais ceux qui connaissaient bien la façon qu’avait Mrs. Ballinger d’organiser ses livres auraient immédiatement détecté les signes d’un changement récent. Le domaine de Mrs. Ballinger, en tant que membre du Lunch Club, c’était le « Livre du jour ». A propos celui-ci, quel qu’il soit, roman ou psychologie expérimentale, elle était toujours au courant de tout, avec assurance et autorité. Ce que devenaient les livres de l’année dernière, ou même de la semaine dernière, ce qu’elle avait fait des sujets qu’elle avait abordés auparavant avec une autorité toujours égale, personne ne l’avait encore découvert. Son esprit était un hôtel où les faits allaient et venaient comme des voyageurs en transit, sans laisser leur adresse, et souvent sans payer pour leur séjour. C’était la fierté de Mrs. Ballinger que d’être toujours au fait de la « pensée du jour », et de faire montre de cette position avancée par les livres qui se trouvaient sur sa table. Ces volumes, fréquemment renouvelés, et presque toujours fraîchement sortis des imprimeries, portaient des noms généralement inconnus de Mrs. Leveret. Lorsqu’elle les regardait à la dérobée, ils lui donnaient un aperçu décourageant des nouveaux champs de savoir qu’il lui faudrait parcourir, épuisée, dans le sillage de Mrs. Ballinger. Mais ce jour-là, un certain nombre de volumes plus anciens étaient adroitement mêlés avec les dernières nouveautés des imprimeurs : Karl Marx y côtoyait le professeur Bergson, et les « Confessions de Saint-Augustin » se trouvaient à côté des derniers travaux sur le « Mendelisme » : il était donc clair, même dans l’esprit embrûmé de Mrs. Leveret, que Mrs. Ballinger ne savait pas le moins du monde de quoi Osric Dane pourrait bien parler, et s’était préparée à tout. Mrs. Leveret se sentait comme le passager d’un steamer auquel on aurait dit qu’il n’y avait aucun danger immédiat, mais qu’il valait mieux quand même mettre son gilet de sauvetage.
        Ce fut un soulagement que d’être libérée de ces appréhensions par l’arrivée de Miss Van Vluyck.
        « Eh bien ma chère », demanda vivement la nouvelle venue à son hôtesse. « De quels sujets discuterons-nous aujourd’hui ? »
        Mrs. Ballinger était occupée à remplacer furtivement un volume de Wordsworth par un Verlaine. « Je n’en sais rien » répondit-elle nerveusement. « Peut-être vaut-il mieux nous en remettre aux circonstances. »
        « Aux circonstances ? » répondit sèchement Miss Van Vluyck. « Cela veut dire, je suppose, que Laura Glyde va occuper tout le terrain comme d’habitude, et que nous allons nous retrouver sous un déluge de littérature. »
        La philanthropie et les statistiques étaient la spécialité de Miss Van Vluyck, et elle s’élevait contre toute tentative de détourner l’attention de leur invitée de ces sujets.
        Mrs. Plinth apparut à ce moment.
        « La littérature ? » protesta-t-elle d’un ton de reproche. « Mais c’est tout à fait inadéquat. J’avais compris que nous parlerions du roman d’Osric Dane ».
        Mrs. Ballinger grimaça à cette critique, mais la laissa passer. « Nous pouvons difficilement en faire notre sujet principal – ou tout au moins, pas trop ouvertement », suggéra-t-elle. Bien sûr nous pouvons laisser glisser nos échanges vers cette direction, mais nous devons avoir un autre sujet en guise d’introduction, et c’est sur ce point que je souhaitais vous consulter. Le fait est que nous en savons si peu sur les goûts et les centres d’intérêt d’Osric Dane qu’il est difficile de se préparer à quelque chose de précis. »
        « C’est peut-être difficile », dit Mrs. Plinth d’un air décidé, « mais c’est nécessaire. Je sais à quoi mènent ces principes de laisser-aller. Comme l’a dit une de mes nièces l’autre jour, une dame doit toujours être préparée à certaines éventualités. Il est choquant de rendre une visite de condoléances avec des vêtements de couleur, ou de porter une robe de l’année dernière quand la rumeur court que votre mari fait de mauvaises affaires ; et il en est de même pour la conversation. Tout ce que je demande, c’est de savoir par avance de quoi nous allons parler, et alors je me fais fort de pouvoir dire des choses appropriées. »
        « Je suis tout à fait d’accord avec vous », reconnut Mrs. Ballinger, « mais – »
        Et à cet instant, annoncée par la voix émue de la femme de chambre, Oscric Dane apparut sur le seuil.
        Mrs . Leveret raconta plus tard à sa sœur qu’elle avait deviné dès le début ce qui allait se passer. Elle vit qu’Osric Dane n’allait pas faire les choses à moitié. Cette personne distinguée était entrée comme si elle était venue là contre son gré, et ne semblait pas précisément disposée à rendre aisé l’exercice de l’hospitalité. C’était comme si elle était là pour se faire photographier pour une nouvelle édition de son livre.
        Le désir d’honorer une divinité est généralement inversement proportionnel à ce qu’elle est visiblement désireuse d’accorder, et le sentiment de découragement produit par l’entrée d’Osric Dane augmenta visiblement le désir du Lunch Club de lui plaire. Toute idée qu’elle ait pu se sentir le moins du monde redevable envers ses invités, fut instantanément oubliée au vu de ses manières : comme le dit plus tard Mrs. Leveret à sa sœur, elle avait une façon de vous regarder qui vous faisait vous demander si vous aviez votre chapeau de travers. Cette preuve de supériorité produisit une telle impression sur ces dames, qu’un frisson de terreur les parcourut quand Mrs. Roby, tandis que leur hôtesse menait le grand personnage dans la salle à manger, se retourna pour murmurer aux autres : « Quelle brute ! »
        L’heure passée autour de la table ne fit rien pour changer ce verdict. Tandis qu’Osric Dane avalait silencieusement le menu de Mrs. Ballinger, les membres du club rivalisaient de platitudes que leur invitée semblait avaler aussi négligemment que les plats successifs du déjeuner.
        La réticence de Mrs. Ballinger à choisir un sujet avait plongé le club dans un désarroi qui s’amplifia encore quand elles retournèrent au salon, où la véritable discussion devait commencer. Chacune des dames attendait qu’une autre prenne la parole, et il y eut une déception générale lorsque leur hôtesse ouvrit la conversation par une question douloureusement banale : « Est-ce votre première visite à Hillbridge ? »
        Même Mrs. Leveret avait conscience que c’était une mauvaise entrée en matière, et une vague impulsion poussa Miss Glyde à se déprécier en ajoutant : « Bien sûr, c’est tout petit ici. »
        Mrs. Plinth s’irrita. « Nous avons beaucoup de personnes très représentatives », dit-elle, du ton de quelqu’un qui défend les siens.
        Osric Dane se tourna vers elle et demanda « Et que représentent-elles ? »
        L’aversion viscérale qu’éprouvait toujours Mrs. Plinth lorsqu’on lui posait une question était cette fois renforcée par son sentiment d’impréparation ; et elle passa la question à Mrs. Ballinger d’un regard lourd de reproches.
        « Eh bien », dit cette dernière en regardant tour à tour les autres membres, je pense qu’il n’est pas exagéré de dire que notre communauté réunie ici représente la culture. »
        « L’art » ajouta Miss Glyde.
        « L’art et la littérature », concilia Mrs. Ballinger.
        « Et la sociologie aussi, je crois » dit hâtivement Miss Van Vluyck.
        « Nous avons un but » dit Mrs. Plinth, se sentant soudain sûre d’elle sur le terrain des généralités, et Mrs Leveret, pensant qu’il y avait de la place pour plusieurs dans un espace aussi large, trouva le courage de murmurer : « Oh, c’est certain, nous avons un but. »
        « L’objectif de notre petit club » reprit Mrs. Ballinger, c’est de concentrer les aspirations les plus élevées de Hillbridge – de centraliser et canaliser ses efforts intellectuels ».
        Cela semblait tellement bien senti que les dames poussèrent un soupir de soulagement presque audible.
        « Nous aspirons », continua la présidente, «  à rester en contact avec ce qu’il y a de plus élevé dans l’art, la littérature et l’éthique ».
        Osric Dane se tourna à nouveau vers elle. « Quelle éthique ? »
        Un frémissement d’appréhension parcourut la pièce. Aucune de ces dames n’avait besoin d’une quelconque préparation pour donner un avis sur une question de morale, mais quand on parlait d’éthique, c’était différent. Les membres du club, l’ « Encyclopaedia Britannica », le « Reader’s Handbook » ou le « Classical dictionnary » de Smith bien en tête, pouvaient aborder avec confiance n’importe quel sujet. Mais quand elles avaient été prises au dépourvu, elles s’étaient déjà retrouvées à définir l’agnosticisme comme une hérésie ancienne, ou le Professeur Froude comme un histologiste distingué, et des membres mineurs comme Mrs. Leveret continuaient à voir dans l’éthique quelque chose de vaguement païen.
        Même pour Mrs. Ballinger, cette question était vaguement déstabilisante, et il y eut un sentiment général de gratitude quand Laura Glyde se pencha en avant pour dire, avec un accent de sympathie des plus prononcés : « Vous devez nous excuser, Mrs. Dane, de ne pas être capables pour l’instant de parler d’autre chose que des « Ailes de la Mort ».
        « Oui », dit Miss Van Vluyck, dans une soudaine résolution de porter la guerre dans le camp de l’ennemi.  « Nous sommes tellement impatientes de savoir ce que vous aviez en tête lorsque vous avez écrit ce formidable livre ».
        « Vous verrez », ajouta Mrs. Plinth, « que nous ne sommes pas des lectrices superficielles. »
        « Nous avons hâte que vous nous disiez » continua Miss Van Vluyck, « si la tendance pessimiste du livre est une expression de vos propres convictions ou si… »
        « Ou simplement », s’imposa Miss Glyde, « un sombre arrière-plan esquissé pour mettre encore plus en relief vos personnages. Votre travail n’est-il pas avant tout plastique ? »
        « J’ai toujours soutenu », ajouta Mrs. Ballinger, « que vous représentez la méthode purement objective… »
        Osric Dane se servit du café d’un air critique. « Comment définissez-vous Objective ? » demanda-t-elle.
        Il y eut une pause terrible avant que Laura Glyde ne murmure avec intensité : « Quand nous lisons, nous ne définissons pas, nous ressentons. »
        Osric Dane sourit. « Le cervelet », remarqua-t-elle, n’est généralement pas le siège des émotions littéraires. » Et elle prit un second morceau de sucre.
        L’attaque que cette remarque semblait vaguement contenir fut presque neutralisée par la satisfaction qu’on leur parlât dans un langage aussi technique.
        « Ah, le cervelet », dit Miss Van Vluyck complaisamment. « Le club a suivi un cours de psychologie l’hiver dernier ».
        « Quelle psychologie ? » demande Osric Dane.
        Il y eut une pause qui fut une agonie durant laquelle chaque membre du club déplora secrètement la désespérante inefficacité des autres. Seule Mrs. Roby sirotait paisiblement sa chartreuse. Enfin Mrs. Ballinger dit, d’une voix qui se voulait forte : « Eh bien, vraiment, vous savez, c’était l’an dernier ces cours de psychologie, et cet hiver nous avons été tellement absorbées par… »
        Elle s’interrompit, essayant nerveusement de se souvenir des discussions du club ; mais ses facultés semblaient paralysées par le regard terrifiant d’Oscric Dane. Par quoi le club avait-il été absorbé ? Mrs. Ballinger, dans le vague espoir de gagner du temps, répéta lentement : « Nous avons été si intensément absorbées par… »
        Mrs. Roby posa son verre de liqueur et s’approcha du groupe en souriant.
        « Par Xingu ? » compléta-t-elle avec douceur.
        Un frisson parcourut les autres membres. Elles échangèrent des coups d’œil confus, puis enfin, posèrent ensemble sur leur sauveur un regard où se mêlaient le soulagement et l’interrogation.  L’expression de chacune exprimait une phase différente d’une même émotion. Mrs. Plinth fut la première à redonner à son visage un air de complète assurance : après un moment de rapide ajustement, son regard suggérait presque que c’était elle qui avait soufflé le mot à Mrs. Ballinger.
        « Xingu, bien sûr ! » s’exclama cette dernière avec sa promptitude accoutumée, tandis que Miss Van Vluyck et Laura Glyde semblaient explorer les tréfonds de leur mémoire, et Mrs. Leveret, pensant avec appréhensions aux « Citations Appropriées », était un peu rassurée de sentir la pression inconfortable du volume contre sa personne.
        Le changement de contenance d’Osric Dane n’était pas moins frappant que celui de ses interlocutrices. Elle aussi posa sa tasse de café, mais avec un air contrarié ; elle aussi prit, un bref instant, ce que Mrs. Roby décrirait plus tard comme « l’air de quelqu’un qui cherche quelque chose tout au fond de sa mémoire » ; et avant qu’elle n’ait pu dissimuler ces signes de faiblesse momentanés, Mrs. Roby s’était tournée vers elle avec un sourire plein de déférence et lui avait dit : « Et nous espérions tellement que vous pourriez nous dire aujourd’hui ce que vous en pensez. »
        Osric Dane reçut l’hommage de ce sourire comme allant de soi, mais la question qui l’accompagnait l’embarrassait évidemment, et il devint clair pour tous ceux qui l’observaient qu’elle n’était pas capable de changer rapidement l’expression de son visage. C’était comme si sa contenance avait été depuis longtemps tellement figée dans une expression de supériorité incontestée, que les muscles s’étaient atrophiés et refusaient d’obéir à ses ordres.
        « Xingu » dit-elle, comme si elle cherchait à son tour à gagner du temps.
        Mrs. Roby poussa son avantage. « Sachant à quel point le sujet est absorbant, vous comprendrez comment il se fait que le club ait pu laisser tomber tout le reste pour l’instant. Depuis que nous avons abordé Xingu, je pourrais presque dire que  – mis à part vos livres – plus rien d’autre ne valait la peine qu’on s’y intéresse.
        Les traits ternes d’Osric Dane furent assombris plutôt qu’éclairés, par un sourire incertain. « Je suis heureuse d’entendre que vous faites une exception », murmura-t-elle les lèvres serrées.
        « Oh, bien sûr » répondit aimablement Mrs. Roby, « mais comme vous nous avez montré que – et c’est bien naturel – vous n’avez pas envie de parler de vous, nous ne pouvons vraiment pas vous laisser partir sans nous avoir dit exactement ce que vous pensez de Xingu, surtout », ajouta-t-elle avec un sourire encore plus persuasif  « que certains disent que l’un de vos derniers livres en était littéralement saturé. »
        Ainsi donc c’était une chose – cette certitude se répandit comme une trainée de poudre dans l’esprit épuisé des autres membres. Dans leur empressement à glaner le plus petit indice concernant Xingu, elles oublièrent presque leur plaisir à assister à la déconfiture de Mrs. Dane.
        Cette dernière rougit nerveusement devant le défi lancé par son adversaire. « Puis-je vous demander, bafouilla-t-elle, auquel de mes livres vous faites référence ? »
        Mrs . Roby ne bafouilla pas. « C’est justement ce que je souhaiterais que vous nous disiez ; parce que, bien que j’aie été présente, je n’y ai pas participé ».
        « Présente à quoi ? » répliqua Mrs. Dane, et pendant un instant les membres terrifiés du Lunch Club pensèrent que le Champion dont la Providence leur avait fait don, avait perdu un point. Mais Mrs. Roby s’expliqua gaiement : « A la discussion, bien sûr. Et donc nous sommes terriblement impatientes de savoir de quelle façon vous êtes entrée dans le Xingu. »
        Il y eut une pause de mauvais augure, un silence tellement lourd de dangers incalculables que tous les membres du club, d’un commun accord, retinrent les mots qu’ils s’apprêtaient à prononcer, comme des soldats qui lâchent leurs armes pour regarder le combat singulier entre leurs chefs. Alors Mrs. Dane donna corps à leurs plus indicibles terreurs en disant d’une voix acérée : « Ah – vous dites donc Le Xingu ? »
        Mrs. Roby sourit témérairement. « Oui, c’est un peu pédant, n’est-ce pas ? Personnellement, je n’utilise jamais l’article ; mais je ne sais pas ce que les autres membres en pensent. »
        Les autres membres la regardèrent comme si elles se seraient volontiers passées de cet appel à leur opinion, et Mrs. Roby, après avoir embrassé tout le groupe de son regard brillant, poursuivit : « Elles pensent probablement, comme moi, que rien ne compte véritablement à part la chose elle-même – Xingu ».
        Aucune réponse immédiate ne sembla venir à l’esprit de Mrs. Dane, et Mrs. Ballinger rassembla son courage pour dire : « Certainement, tout le monde doit penser cela à propos de Xingu. »
        Mrs. Plinth vint à son secours avec un lourd murmure d’assentiment, et Laura Glyde soupira avec émotion : « Je connais des cas où cela a changé une vie entière. »
        « Cela m’a fait tellement de bien » ajouta Mrs. Leveret, et elle sembla se souvenir que, soit elle en avait pris l’hiver dernier, soit elle l’avait lu.
        « Bien sûr » admit Mrs. Roby, la difficulté c’est que l’on doit y consacrer tellement de temps. C’est vraiment très long. »
        « Je ne peux pas imaginer » dit Miss Van Vluyck, qu’on puisse compter le temps qu’on consacre à un pareil sujet. »
        « Et tellement profond à certains passages ! » poursuivit Mrs. Roby (il s’agissait donc d’un livre !) « et il ne faut rien sauter ! »
        « Je ne saute jamais rien » répondit dogmatiquement Mrs. Plinth.
        « Ah, ce serait dangereux avec Xingu. Même au début, il y a des passages où ce n’est pas possible. On peut juste… patauger. »
        « Je n’appellerais pas ça patauger » dit sarcastiquement Mrs. Ballinger.
        Mrs. Roby lui lança un regard intéressé. « Ah, vous trouvez qu’on n’y patauge jamais, qu’on y est toujours à son aise ? »
        Mrs. Ballinger hésita. « Bien sûr, il y a des passages difficiles » concéda-t-elle.
        « Oui, certains ne sont pas clairs du tout – même » ajouta Mrs. Roby, « si  on est habitué à l’original ».
        « Comme vous l’êtes vous-même, je suppose ? » interrompit Osric Dane, la défiant soudain du regard.
        Mrs. Roby balaya cette remarque d’un geste. « Oh, ce n’est vraiment pas difficile jusqu’à un certain point ; bien que certaines ramifications soient très peu connues ; et il est presque impossible de remonter à la source. »
        « Avez-vous déjà essayé ? » s’enquit Mrs. Plinth, qui avait encore des doutes quant à l’habileté de Mrs. Roby.
        Mrs. Roby resta silencieuse un moment ; puis elle répondit, les paupières baissées : « Non – mais un de mes amis a essayé ; un homme très brillant ; et il m’a dit qu’il valait mieux pour les femmes – ne pas… »
        Un frisson parcourut la salle. Mrs. Leveret se mit à tousser afin que la femme de chambre, qui offrait des cigarettes, n’entendît pas ; le visage de Mrs. Van Vluyck prit une expression nauséeuse, et Mrs. Plinth prit l’air de quelqu’un qui croise dans la rue une personne qu’il ne désire pas saluer. Mais le  plus remarquable fut l’effet produit par les mots de Mrs. Roby sur l’honorable invité du Lunch Club. Les traits impassibles d’Osric Dane se radoucirent soudain en une expression de chaleureuse humanité, et approchant sa chaise de celle de Mrs. Ruby, elle demanda : « L’a-t-il vraiment fait ? Et vous, trouvez-vous qu’il ait eu raison ? »
        Mrs. Ballinger, à qui l’inhabituel ascendant pris par Mrs. Roby commençait à faire oublier la gratitude qu’elle lui devait pour l’aide qu’elle venait d’apporter au club, ne pouvait consentir à la laisser monopoliser, par des moyens aussi douteux, l’attention de leur invitée. Si Osric Dane n’avait pas assez d’amour-propre pour reprocher à Mrs. Roby sa désinvolture, au moins, le Lunch Club allait le faire en la personne de sa Présidente.
        Mrs. Ballinger posa la main sur le bras de Mrs. Roby. « Nous ne devons pas oublier » dit-elle avec une amabilité glaciale, « qu’aussi absorbant que Xingu puisse l’être pour nous, cela peut être beaucoup moins intéressant pour… »
        « Oh, non, au contraire, je vous assure » intervint Osric Dane.
        « …pour les autres » termina Mrs. Ballinger avec fermeté. « et nous ne devons pas permettre que notre petite réunion se termine sans que nous ayons pu convaincre Mrs. Dane de nous dire quelques mots sur le sujet qui, aujourd’hui, est bien plus présent dans nos esprits. Je parle, bien sûr, des ‘Ailes de la Mort’ ».
        Les autres membres, mus à des degrés divers par le même sentiment, et encouragés par l’air un peu plus aimable de leur redoutable invitée, emboîtèrent le pas à Mrs. Ballinger : « Oh, oui, vous devez vraiment nous parler un peu de votre livre. »
        Le visage d’Osric Dane prit une expression aussi ennuyée que lorsqu’on avait précédemment abordé le sujet, même si elle était moins hautaine. Mais avant qu’elle ait pu répondre à Mrs. Ballinger, Mrs. Roby s’était levée de son siège, et abaissait sa voilette sur son petit nez espiègle.
        « Je suis vraiment désolée » dit-elle, tendant la main à son hôtesse, « mais avant que Mrs. Dane ne commence, je crois que je ferais bien d’y aller. Malheureusement, comme vous le savez, je n’ai pas lu ses livres, alors je serais très mal à l’aise parmi vous, et par ailleurs, j’ai un engagement pour une partie de bridge. »
        Si Mrs. Roby en avait simplement appelé à son ignorance des ouvrages d’Osric Dane pour se retirer, le Lunch Club, au vu de ses récentes prouesses, aurait pu approuver une telle preuve de discrétion ; mais en plus de cette excuse, clamer haut et fort qu’elle abandonnait le privilège qui s’offrait à elle pour se joindre à une partie de bridge, ce n’était qu’une preuve de plus de son déplorable manque de jugement.
        Ces dames étaient disposées toutefois, à penser que son départ – maintenant qu’elle avait rendu l’unique service qui pouvait être attendu d’elle – rendrait probablement à la discussion qui s’annonçait tout son sérieux et sa dignité, et de plus les délivrerait de ce sentiment d’insécurité qu’elles éprouvaient toujours mystérieusement en sa présence. Mrs. Ballinger se limita donc à un murmure de regret purement formel, et les autres membres se regroupaient déjà confortablement autour d’Osric Dane quand cette dernière, à leur profond désarroi, se leva du sofa sur lequel elle était installée.
        « Oh attendez, mais attendez, je vais avec vous ! » lança-t-elle à Mrs. Roby, et elle se mit à serrer la main aux membres du club, complètement déconcertées, avec l’empressement mécanique d’un contrôleur poinçonnant des tickets.
        « Je suis désolée, j’avais presque oublié » leur cria-t-elle depuis le hall ; et elle rejoignit Mrs. Roby, qui s’était retournée toute surprise à son appel, et ces dames furent mortifiées de l’entendre dire, sans même se donner la peine de baisser la voix : « Si vous permettez que je fasse un petit bout de chemin avec vous, j’aimerais tellement vous poser quelques questions de plus sur Xingu… »

        III.

        L’incident avait été si rapide que la porte se referma sur les deux femmes avant que les autres membres ne réalisent ce qui venait de se passer. Puis elles furent tiraillées entre un sentiment d’indignation dû à la fuite sans cérémonie d’Osric Dane, et l’impression confuse d’avoir été privées de leur dû sans savoir exactement comment ou pourquoi.
        Il y eut un silence, pendant lequel la main experte de Mrs. Ballinger ajusta les livres savamment arrangés sur lesquels son éminente invitée n’avait pas même posé un regard ; puis Miss Van Vluyck dit aigrement : « Eh bien, je ne puis dire que je considère le départ d’Osric Dane comme une grosse perte. »
        Cette confession donna corps au ressentiment des autres membres, et Mrs. Leveret s’exclama : « Je crois bien qu’elle n’est venue que pour être désagréable ! »
        Mrs. Plinth était d’avis que l’attitude d’Oscric Dane envers le Lunch Club aurait été très différente si on l’avait accueillie dans les majestueux salons des Plinth, mais ne désirant pas faire de remarque sur la modestie de la demeure de Mrs. Ballinger, elle chercha une autre forme de satisfaction en soulignant  son manque de prévoyance.
        « J’avais dit depuis le début que nous aurions dû avoir un sujet tout prêt. C’est ce qui arrive toujours lorsqu’on n’est pas préparé. Si au moins nous avions préparé Xingu… »
        Le club avait toujours admis avec indulgence la lenteur des processus mentaux de Mrs . Plinth, mais cette fois c’en était trop pour le sang-froid de Mrs. Ballinger.
        « Xingu ! » se moqua-t-elle. « Mais voyons, c’est le fait que nous en savions beaucoup plus qu’elle sur le sujet, même si nous n’étions pas préparées, qui a rendu Osric Dane aussi furieuse. Il me semblait que cela était évident pour tout le monde ! »
        Cette répartie impressionna même Mrs. Plinth, et Laura Glyde, mue par un accès de générosité, dit : « Oui, nous devrions vraiment être reconnaissantes à Mrs. Roby pour avoir introduit le sujet. Cela a peut-être rendu Osric Dane furieuse, mais au moins cela l’a rendue polie. »
        « Je suis heureuse que nous ayons pu lui montrer » ajouta Miss Van Vluyck, « qu’on peut rencontrer des gens cultivés et au courant ailleurs que dans les grands centres intellectuels ».
        Cela accrut la satisfaction des autres membres, et elles commencèrent à oublier leur animosité envers Osric Dane dans le plaisir qu’elles éprouvaient d’avoir participé à sa déconfiture.
        Miss Van Vluyck essuyait pensivement ses lunettes. « Ce qui l’a surpris le plus » continua-t-elle, « c’est que Fanny Roby en sache autant sur Xingu. »
        Cette remarque jeta un froid, mais Mrs. Ballinger dit avec un air d’indulgente ironie : « Mrs. Roby a toujours le chic pour tirer le meilleur parti de peu de choses ; toutefois, je suppose que nous devons lui être reconnaissantes pour s’être souvenue qu’elle avait entendu parler de Xingu. » Et ceci fut ressenti par les autres membres comme une façon élégante de se libérer une fois pour toutes des obligations que pouvait avoir le club envers Mrs. Roby.
        Même Mrs. Leveret trouve le courage de lancer une timide pointe d’ironie. « J’imagine qu’Osric Dane ne s’attendait pas vraiment à recevoir une leçon de Xingu à Hillbridge ! »
        Mrs. Ballinger sourit. « Quand elle m’a demandé ce que nous représentions – vous vous souvenez ? – j’aurais dû simplement lui répondre que nous représentions Xingu ! »
        Toutes ces dames rirent de bon cœur à cette saillie, à l’exception de Mrs. Plinth, qui dit, après un moment de réflexion : « Je ne suis pas certaine que cela aurait été bien prudent de notre part. »
        Mrs. Ballinger, qui avait l’impression d’avoir elle-même adressé à Osric Dane la répartie qui venait seulement de lui venir à l’esprit, se retourna vers Mrs. Plinth et lui demanda ironiquement « Et puis-je savoir pourquoi ? »
        Mrs. Plinth la regarda d’un air grave. « Bien sûr », dit-elle, « d’après ce qu’a dit Mrs. Roby, j’ai compris que c’était un sujet qu’il ne fallait pas explorer trop profondément ? »
        Miss Van Vluyck apporta une précision : « Je crois que cela s’appliquait seulement aux investigations concernant les origines du – du… » et soudain elle se rendit compte que sa mémoire habituellement sans faille lui faisait défaut. « C’est une partie du sujet que je n’ai jamais moi-même étudié » conclut-elle.
        « Moi non plus » dit Mrs. Ballinger.
        Laura Glyde se pencha vers elles en ouvrant de grands yeux. « Et pourtant il semble – n’est-ce pas ? – que c’est cette partie qui est la plus riche de fascination ésotérique ? »
        « Je ne sais pas sur quoi vous vous basez pour dire cela » argumenta Miss Van Vluyck.
        « Eh bien, n’avez-vous pas remarqué combien l’intérêt d’Osric Dane s’est accru lorsqu’elle a entendu que ce brillant étranger – il était étranger, n’est-ce pas ? – avait parlé à Mrs. Roby des origines de – des origines du rite – peu importe quel nom vous lui donnez ? »
        Mrs. Plinth lui lança un regard de désapprobation, et Mrs. Ballinger hésita. Puis elle dit : « Il n’est peut-être pas souhaitable d’aborder ce… cette partie du sujet dans une conversation d’ordre général ; mais vu l’importance que cela a évidemment aux yeux d’une femme de la distinction d’Osric Dane, je pense que nous ne devrions pas avoir peur d’en discuter entre nous, sans fards – mais quand même en fermant les portes, si nécessaire. »
        Miss Van Vluyck vint soudain à son secours : « Je suis bien de votre opinion ; à une seule condition ; que nous évitions tout langage grossier. »
        « Oh, je suis certaine que nous pourrons nous comprendre sans y avoir recours » gloussa Mrs. Leveret ; et Laura Glyde ajouta d’un air entendu : « Je crois que nous saurons lire entre les lignes », tandis que Mrs. Ballinger se levait pour vérifier que les portes étaient effectivement fermées.
        Mrs. Plinth n’avait pas encore donné son consentement. « J’ai du mal à voir » commença-t-elle, « quel bénéfice on peut retirer d’investigations concernant des coutumes aussi particulières… »
        Mais la patience de Mrs. Ballinger avait atteint ses limites extrêmes. « Ceci au moins » répliqua-t-elle ; « que nous ne soyons plus jamais placée dans une position aussi humiliante que de nous trouver dépassées par Fanny Roby dans notre propre spécialité ! »
        Cet argument fut décisif, même pour Mrs. Plinth. Elle jeta furtivement un regard circulaire et quitta son ton de commandement pour demander : « Avez-vous un exemplaire ? »
        « Un… exemplaire ? » bagaya Mrs. Ballinger. Elle se rendait compte que les autres membres la regardaient, dans l’expectative, et que sa réponse n’était pas celle qui était attendue ; elle réagit donc en posant à son tour une question : « Un exemplaire de quoi ? »
        Ses compagnes reportètent leur attention sur Mrs. Plinth, qui, à son tour, semblait moins sûr d’elle qu’à l’accoutumée. « Eh bien, du – du – livre » expliqua-t-elle.
        « Quel livre ? » coupa Miss Van Vluyck, d’une voix presque aussi tranchante qu’Osric Dane.
        Mrs. Ballinger regarda Laura Glyde, dont le regard interrogateur restait fixé sur Mrs. Leveret. Le fait d’être consultée était tellement nouveau pour cette dernière qu’elle fut prise d’un accès de folle témérité. « Mais, Xingu, bien sûr ! » s’exclama-t-elle.
        Un profond silence suivit ce défi lancé aux ressources de la bibliothèque de Mrs. Ballinger, et celle-ci, après avoir lancé un regard nerveux aux Livres du Jour, répondit avec dignité : « Ce n’est pas quelque chose qu’on peut laisser traîner partout. »
        « J’espère bien que non ! » s’exclama Mrs. Plinth.
        « C’est donc bien un livre ? » dit Miss Van Vluyck.
        Ceci plongea à nouveau l’assistance dans le désarroi, et Mrs. Ballinger, avec un soupir d’impatience, ajouta : « Mais.. bien sûr – il y a un livre – naturellement… »
        « Mais alors pourquoi Miss Glyde appelle-t-elle cela une religion ? »
        « Laura Glyde sursauta : « Une religion ? Je n’ai jamais… »
        « Si, vous l’avez dit » insista Miss Van Vluyck ; « vous avez parlé de rites, et Mrs. Plinth a dit que c’était une coutume. »
        Miss Glyde faisait évidemment un effort désespéré pour se rappeler ce qu’elle avait dit ; mais la précision dans les détails n’était pas son point fort. Enfin elle commença à murmurer : « Certainement il y avait quelque chose comme ça dans les Mystères Eleusiniens… »
        « Oh » fit Miss Van Vluyck, sur le point de désapprouver ; et Mrs. Plinth protesta : « Je croyais qu’il ne devait pas y avoir de grossièretés ! »
        Mrs. Ballinger ne pouvait plus contrôler son irritation. « Il est vraiment dommage que nous ne soyons pas capables d’aborder ce sujet calmement entre nous. Personnellement, je pense que si l’une d’entre nous veut ne serait-ce qu’aborder Xingu… »
        « Oh, moi aussi ! » cria Miss Glyde.
        « Et je ne vois pas comment on peut l’éviter, si l’on veut se tenir au courant des idées contemporaines… »
        Mrs. Leveret exprima vivement son soulagement : « Oui, c’est cela ! » interrompit-elle.
        « C’est quoi ? » lui répondit la Présidente.
        « Eh bien, c’est une… c’est une idée : je veux dire une philosophie. »
        Cela semblait apporter un certain répit à Mrs. Ballinger et à Laura Glyde, mais Miss Van Vluyck dit : « Excusez-moi de vous dire que vous faites toutes erreur. Il se trouve que Xingu est un langage. »
        « Un langage ! » hurla le Lunch Club.
        « Certainement. Ne vous souvenez-vous pas que Fanny Roby a dit qu’il y avait plusieurs branches, et qu’il était difficile de remonter aux origines de certaines d’entre elles ? A quoi cela pourrait-il s’appliquer si ce n’est à des dialectes ? »
        Mrs. Ballinger ne put contenir plus longtemps un rire dédaigneux. « Vraiment, si le Lunch Club en est au point de se tourner vers Fanny Roby pour obtenir des informations sur un sujet comme Xingu, il ferait presque mieux de cesser d’exister ! »
        « Aussi, si elle avait pu être plus claire » ajouta Laura Glyde.
        Mrs. Ballinger haussa les épaules. « Oh, la clarté et Fanny Roby ! Je suis certaine que nous découvrirons qu’elle s’est fourvoyée sur presque tous les points. »
        « Et pourquoi ne pas regarder dans le dictionnaire ? » dit Mrs. Plinth.
        Habituellement, cette suggestion récurrente de Mrs. Plinth était ignorée dans le feu de la discussion, et on n’y recourait qu’une fois à la maison, à l’abri des regards. Mais en cette occasion, le désir de confronter leur propre confusion d’idées aux assertions vagues et contradictoires de Mrs. Roby poussa les autres membres du Lunch Club à réclamer la consultation d’un livre de référence.
        A ce moment, Mrs. Leveret put expérimenter ce qu’on ressent quand on est au centre de l’action en sortant son volume préféré, mais cela dura un instant seulement, car les Citations Appropriées ne faisaient aucunement mention de Xingu.
        « Oh, ce n’est pas de cela que nous avons besoin ! » s’exclama Miss Van Vluyck. Elle lança un regard désobligeant à l’assortiment littéraire de Mrs. Ballinger, et ajouta impatiemment : « Vous ‘avez donc aucun livre utile ? »
        « Bien sûr que si » répliqua Mrs. Ballinger avec indignation.  « Je les garde dans le cabinet de mon mari. »
        Après un certain temps et quelques difficultés, la femme de chambre rapporta de cette contrée le volume WXYZ d’une encyclopédie, et posa le lourd volume devant Miss Van Vluyck, car c’était elle qui l’avait demandé.
        Il y eut un moment de douloureux suspense tandis que Miss Van Vluyck essuyait ses lunettes, les chaussait, cherchait la lettre Z, puis ce fut un murmure de surprise lorsqu’elle dit « Ca n’y est pas. »
        « Je suppose », dit Mrs. Plinth, « que cela n’a pas sa place dans un livre de référence. »
        « Oh, bien sûr que si ! » s’exclama Mrs. Ballinger. Regardez à X. »
        Miss Van Vluyck tourna en arrière les pages du volume, examinant de ses yeux de myope les pages de haut en bas, lorsque soudain elle devint immobile, comme un chien à l’arrêt.
        « Eh bien, vous l’avez trouvé ? » s’enquit Mrs. Ballinger après un temps considérable.
        « Oui, je l’ai trouvé » dit Miss Van Vluyck d’une voix étrange.
        Mrs. Plinth s’interposa vivement : « Je vous demande de ne pas lire s’il y a quoi que ce soit de choquant. »
        Miss Van Vluyck, sans répondre, continuait à regarder fixement le livre.
        « Alors, qu’est-ce que c’est ? » s’exclama Laura Glyde avec excitation.
        « Dites-nous ! » la pressa Mrs. Leveret, qui se disait qu’elle aurait quelque chose d’affreux à raconter à sa sœur.
        « C’est une rivière. »
        « Une rivière ? »
        « Oui, au Brésil. Est-ce que ce n’est pas là-bas qu’elle a vécu ? »
        « Qui ? Fanny Roby ? Oh, mais vous devez vous tromper. Vous n’avez pas regardé au bon endroit ! » s’exclama Mrs. Ballinger, se penchant sur elle pour s’emparer du volume.
        « C’est le seul Xingu dans l’encyclopédie, et elle a bien vécu au Brésil » insista Miss Van Vluyck.
        « Oui, son frère est consul là-bas. » interrompit Mrs. Leveret.
        « Mais c’est vraiment ridicule ! Je – Nous – Voyons,  nous nous souvenons toutes avoir étudié Xingu l’an passé – ou l’année précédente… » balbutia Mrs. Ballinger.
        « C’est ce que j’ai pensé quand vous l’avez dit » avoua Laura Glyde.
        « J’ai dit ça ? » cria Mrs. Ballinger.

        #160161
        Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
        Maître des clés

          « Oui. Vous avez dit que cela avait chassé toute autre pensée de votre esprit. »
          « Eh bien, vous avez dit que cela avait entièrement changé votre vie ! »
          « D’ailleurs, Miss Van Vluyck a dit qu’elle ne comptait pas le temps qu’elle y consacrait. »
          Mrs. Plinth s’interposa. « J’ai bien dit clairement que je ne savais rien de l’original. »
          Mrs. Ballinger mit fin à la dispute par un gémissement. « Oh, qu’est-ce que cela peut bien faire si elle s’est moquée de nous ? Je crois que Miss Van Vluyck a raison – elle n’a jamais parlé de rien d’autre que de cette rivière ! »
          « Comment aurait-elle pu ? C’est vraiment trop grotesque. »
          « Ecoutez. » Miss Van Vluyck avait repris possession de l’encyclopédie, et elle ajusta ses lunettes sur son nez qui rougissait d’excitation. « Le Xingu, l’une des principales rivières du Brésil, prend sa source sur le plateau du Mato Grosso, et s’écoule vers le nord sur pas moins de mille cent quatre vingt miles, rejoignant l’Amazone à proximité de son embouchure. Le cours supérieur du Xingu est aurifère et comporte nombreux embranchements. Sa source fut découverte en 1884 par l’explorateur allemand Von den Steinen, après une expédition difficile et dangereuse à travers une région habitée par des tribus encore à l’âge de pierre. »
          Les dames reçurent ces informations dans un silence stupéfait que Mrs. Leveret fut la première à rompre. « Elle a sans aucun doute dit qu’il y avait plusieurs embranchements. »
          Ce dernier mot sembla emporter les derniers restes de leur incrédulité. « Et elle a parlé de sa longueur ! » haleta Mrs. Ballinger.
          « Elle a dit que c’était terriblement profond, et que vous ne pouviez rien sauter – que vous pouviez juste y patauger » ajouta Miss Glyde.
          L’idée faisait son chemin plus lentement dans l’esprit compact de Mrs. Pinth. « Comment pourrait-il y avoir quelque chose de malsain à propos d’une rivière ? » demanda-t-elle.
          « Malsain ? »
          « Eh bien, ce qu’elle a dit à propos de la source – corrompue, c’est cela ? »
          « Non, pas corrompue, mais difficile à atteindre », la corrigea Laura Glyde. « Quelqu’un qui y est allé le lui a dit. Je suppose que c’était l’explorateur lui-même – n’est-il pas dit que l’expédition était dangereuse ? »
          « Difficile et dangereuse » relut Miss Van Vluyck.
          Mrs. Ballinger pressa ses mains sur ses tempes palpitantes. « Il n’y a rien de ce qu’elle a dit qui ne pourrait s’appliquer à une rivière – à cette rivière ! » Elle se retourna tout excitée vers les autres membres du club. « Oui, vous vous souvenez qu’elle nous a dit qu’elle n’avait pas fini « L’instant suprême » parce qu’elle l’avait emmené au cours d’une promenade en bateau quand elle était chez son frère et que quelqu’un l’avait balancé par-dessus bord – ‘balancé’ bien sûr, c’était son expression ».
          Les dames s’empressèrent de confirmer que l’expression ne leur avait pas échappée.
          « Oui… et n’a-t-elle pas dit à Osric Dane que l’un de ses livres était tout simplement saturé de Xingu ? Evidemment qu’il l’était, si l’un des amis chahuteurs de Mrs. Roby l’avait lancé dans la rivière ! »
          Cette surprenante reconstruction de la scène à laquelle elles venaient juste de participer laissa les membres du Lunch Club totalement désemparés. Finalement, Mrs. Plinth, après avoir visiblement retourné le problème dans son esprit, dit d’une voix forte : « Osric Dane s’est fait avoir également ».
          Cela redonna du courage à Mrs. Leveret. « Peut-être était-ce l’intention de Mrs. Roby. Elle a dit qu’Osric Dane était une brute ; elle a peut-être voulu lui donner une leçon. »
          « Miss Van Vluyck fronça les sourcils. » « Cela ne valait pas le coup si c’était à nos dépends. »
          « Au moins » dit Miss Glyde avec une touche d’amertume, « elle a réussi à l’intéresser, et c’est plus que ce que nous avons fait. »
          « Quelle chance avions-nous ? » reprit Mrs. Ballinger.  « Mrs. Roby l’a monopolisée depuis le début. Et je n’ai aucun doute, c’était bien son but – donner à Osric Dane une fausse impression de son statut dans notre club. Elle n’a hésité devant rien pour attirer l’attention sur elle : nous savons tous comment elle a attiré le pauvre Professeur Foreland. »
          « Elle s’arrange même pour lui faire organiser ses parties de bridge tous les jeudis » siffla Mrs. Leveret.
          Laura Glyde tapa dans les mains. « Mais oui, c’est aujourd’hui jeudi, et c’est là qu’elle est partie bien sûr, et elle a emmené Osric Dane avec elle ! »
          « Et elles doivent bien rire de nous en ce moment » souffla Mrs. Ballinger entre ses dents.
          « Cette possibilité semblait trop absude pour pouvoir être admise.  « Elle n’oserait sans doute pas » dit Miss Van Vluyck,  « avouer l’imposture à Osric Dane ».
          « Je n’en suis pas si sûre : Il me semble l’avoir vu lui faire un signe quand elle est partie. Si elle n’avait pas fait un signe, pourquoi Osric Dane se serait-elle précipitée ainsi à sa suite ? »
          « Eh bien, vous savez, nous étions toutes à lui dire à quel point Xingu était merveilleux, et elle a dit qu’elle voulait en savoir plus à ce sujet » dit Mrs  Leveret, mue par un tardif sentiment de justice envers l’absente.
          Ce souvenir, loin d’amoindrir la colère des autres membres, lui donna une nouvelle vigueur.
          « Oui – et c’est exactement de cela qu’elles sont en train de rire maintenant » ironisa Laura Glyde.
          Mrs. Plinth se leva et ramena ses coûteuses fourrures autour de ses formes monumentales. « Je ne voudrais pas critiquer » dit-elle, « mais si à l’avenir le Lunch Club n’est pas capable de protéger ses membres contre des scènes… des scènes aussi malvenues que celle-ci, en ce qui me concerne… »
          « Oh, moi aussi ! » approuva Miss Glyde, se levant également.
          Miss Van Vluyck referma l’encyclopédie et entreprit de reboutonner sa veste. « Mon temps est vraiment trop précieux… » commença-t-elle.
          « Je pense que nous sommes toutes du même avis » dit Mrs. Ballinger, cherchant avec insistance le regard de Mrs. Leveret, qui regardait les autres. »
          « Je déteste tout ce qui ressemble à un scandale… » continua Mrs. Plinth.
          « Elle en a été à l’origine aujourd’hui ! » s’exclama Miss Glyde.
          Mrs. Leveret marmonna : « Comment a-t-elle pu ! » et Miss Van Vluyck dit, reprenant son carnet de notes : « Certaines femmes ne s’arrêtent devant rien. »
          « Mais si » continua Mrs. Plinth d’une voix insistante, « une telle chose était arrivée chez moi » (son ton impliquait que cela n’était pas possible), « je me serais sentie obligée soit de demander la démission de Mrs. Roby, soit de démissionner moi-même. »
          « Oh, Mrs Plinth » gémit le Lunch Club.
          « Heureusement pour moi » continua Mrs. Plinth avec une cruelle magnanimité, « cette responsabilité m’a été épargnée quand notre présidente a décidé que le privilège de recevoir des hôtes distingués lui revenait. Et je pense que les autres membres seront d’accord sur le fait que puisqu’elle était la seule à être de cette opinion, elle doit être la seule à décider des meilleurs moyens d’effacer ses – ses conséquences vraiment déplorables. »
          Un profond silence suivit cet épanchement du ressentiment longtemps contenu de Mrs. Plinth.
          « Je ne vois pas pourquoi ce serait à moi de lui demander de démissionner … » commença Mrs. Ballinger après un moment, mais Laura Glyde se retourna pour lui rappeler : « Vous savez qu’elle a réussi à vous faire dire que vous étiez dans Xingu comme un poisson dans l’eau ».
          Un gloussement mal à propos échappa à Mrs. Leveret, et Mrs. Ballinger continua énergiquement : « — Mais vous n’allez pas croire un instant que cela me fait peur ! »
          La porte du salon se referma sur les membres en déroute du Lunch Club.
          La Présidente de cette éminente association, s’asseyant devant son bureau, et poussant une copie des « Ailes de la mort » pour se faire de la place, sortit une feuille de papier à l’en-tête du club, sur laquelle elle commença à écrire : « Ma chère Mrs. Roby… »

          Décembre 1911.

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