RETBI, Shmuel – Grand’père La Pendule

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    CocotteCocotte
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      CocotteCocotte
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        Shmuel Retbi

         

        Grand-Père La Pendule

        Ou

        Patience et longueur de temps

         

        Mise en garde

                    Depuis des temps immémoriaux, l'Homme s'efforce de remplir ses années et ses journées de la façon la plus efficace possible. Il n'a qu'un seul objectif : accorder à son esprit et à son corps la stabilité nécessaire pour leur permettre de cohabiter dans la meilleure  des harmonies possibles jusqu'à leur séparation définitive. Le héros de cette nouvelle avait compris dès sa plus tendre enfance qu'il fallait penser à l'envers. Au lieu de conserver à son esprit et à son corps leur souplesse juvénile, il s'amusait à rendre le temps plus élastique et ce, au détriment de ses contemporains. On s'apercevra bien vite que si cette attitude a parfois quelque chose de rigolo, elle présente aussi certains aspects fort désagréables. Le lecteur nous pardonnera peut-être une fâcheuse tendance à glisser dans le fantastique. Notons que des romans et des nouvelles de bien meilleure qualité que celle-ci l'ont fait, et personne ne s'en est jamais plaint.

         

        Heure Une : Edouard Jaleur, horloger

                    Agé de quarante-trois ans en 1962, Edouard Jaleur ouvrait sa quatrième  boutique d'horlogerie, Avenue de l'Opéra. On trouvait là tout ce qu'un amateur de montres, de pendules et d'horloges pouvait rechercher, à condition que le prix en fût égal au moins au salaire mensuel d'un professeur du secondaire. M. Jaleur ne s'occupait pas de bijouterie, et pourtant on trouvait chez lui des bracelets montres en or, sertis de pierres de toutes couleurs, tailles et provenances. Il y avait là des pendules en marbre du Labrador, avec leurs fines paillettes d'or et leurs éclats surnaturels. On y voyait des horloges vénérables, ramassées dans des églises d'Europe orientale, et dans des monastères du nord de l'Italie. Des cadrans solaires d'Afrique du Nord et d'Extrême Orient attiraient également le regard des curieux. Il y avait même des pendulettes aux caractères arabes et hébreux dont les aiguilles marchaient de droite à gauche, ou à rebrousse-poil, si l'on préfère. En fait, la réussite de M. Jaleur tenait à la trouvaille du slogan de la maison : “Montres Jaleur, Toujours zà l'heure ! “. La publicité avait aussi aidé, de même que la liaison malheureuse qui aiguisait les débats des linguistes de salon. On parlait un peu partout des montres “toujou ra l'heure” ou “toujours za l'heure”… Par contrecoup, une foule de gens se pressaient dans les boutiques de l'ingénieux “zorloger” à la recherche d'une occasion unique et le chiffre d'affaires montait inlassablement.

                    Dans le courant de cette même année 1962, Edouard Jaleur se décida à fonder un foyer. Il procéda à un examen minutieux des possibilités qui s'offraient à un Monsieur d'une quarantaine d'années, pas encore fripé, sympathique, non dénué d'intelligence et surtout doté d'un revêtement  d'une épaisseur respectable là où il est d'usage de s'asseoir. Le sort tomba finalement sur Madame Veuve Cartier, noble bourgeoise de trente-six ans, présentant bien et dotée elle aussi des qualités susdites. Elle avait continué l'œuvre admirable et persévérante de son mari. Le défunt avait tout simplement mis son nom au profit de l'extension patiente et géométrique de son réseau de bijouteries. Il n'avait rien à voir avec la grande bijouterie Cartier à Paris, mais l'homonyme avait travaillé pour lui. À Lille d'abord, puis à Lyon, Bordeaux, Rennes et enfin dans la banlieue parisienne, il avait ouvert ses petits et grands Cartier partout où les gens pouvaient offrir des bijoux à des proches qui n'en avaient pas besoin. Madame Veuve Cartier constituait donc un excellent parti que Monsieur Jaleur prit avec chaleur. Ils furent heureux et eurent  2 nombreux enfants, Madeleine et Armand. Madeleine, qui à seize ans faisait déjà  un mètre soixante-dix, fut surnommée Grande Aiguille. A vingt ans, elle s'amouracha d'un courtier en diamants qu'elle suivit au Canada. On n'entendra plus parler d'elle dans cette nouvelle,  si ce n'est pour la retrouver un moment à la mort de M. Jaleur, mais n'anticipons pas. Armand, qui par analogie et complémentarité, répondait (quand il le voulait bien) au surnom de Ptit”Aiguille nous intéressera davantage, bien que le véritable héros de cette aventure bizarre sinon loufoque se nomme Edouard Jaleur en chaînes et en or.

                    Le temps a tendance à passer à une vitesse vertigineuse dans les 50 dernières années, vous avez dû le remarquer. Nous retrouvons Edouard Jaleur et Madame, âgés respectivement de soixante-dix-sept et soixante-et-onze ans en 1997. Pourquoi justement en 1997 ? Parce qu'il s'agit de l'année que M. Jaleur avait choisie depuis longtemps comme celle où  allait sonner l'heure de la retraite. Les affaires allaient toute seules.  Les gérants marchaient à la baguette. La machine fonctionnait tout rond, comme un mécanisme de montre suisse. C'était le paradis et l'apogée du petit commerce, qui ne connaissait ni fraudes, ni vol, ni hold-up. Il n'y avait rien à signaler depuis près de trente ans. Le baromètre du compte en banque affichait toujours le beau fixe. La santé ? Touchons du platine, bon pied bon œil bonne tête.

        A l'heure sonnante, Edouard réunit le conseil de famille qui se réduisait à lui, à Mme Edith et à Armand. Ce dernier ne répondait plus au sobriquet de Ptit'Aiguille, depuis un esclandre terrible qu'il avait provoqué en pleine réception mondaine une dizaine d'années auparavant. Le chef de famille avait minutieusement préparé son discours. L'exposé comprenait un historique des affaires Jaleur et Cartier, un inventaire des fonds de commerce aux mains de ce puissant cartel, et une liste des comptes bancaires en possession de la famille, y compris les montants des dossiers clients. La conclusion appelait Armand à prendre la succession de son père à la tête de cette organisation gigantesque et prospère. La réponse ne manqua ni de simplicité ni de franchise :

        ” Non ! “

         

        Heure Deux : Armand Jaleur, site Internet

                    La réplique jeta un froid,  mais non de la surprise. Après un long silence, Edouard Jaleur expliqua que l'affaire marchait toute seule et que la supervision se limitait à donner deux coups de téléphone par semaine aux gérants et à  vérifier les rentrées d'argent, c'était pourtant bien simple.

        ” Si l'affaire marche toute seule, eh bien qu'elle se passe de moi ! “, répondit calmement Armand.

        – Mais enfin”, s'écria Mme Jaleur, “si ton père te demande…

        – Fous-moi la paix, Maman ! “, l'interrompit son fils avec placidité.

                    La seconde partie du discours pouvait maintenant commencer. Elle portait sur la personne d'Armand. Taciturne, solitaire, secret, ne se confiant jamais, le jeune homme avait loupé son bac deux fois et avait déjà beaucoup voyagé.  Il avait ouvert et fermé une petite entreprise de vente de matériel informatique. S'il ne faisait pas le désespoir de ses parents, il n'en faisait pas non plus le bonheur.

        – Evidemment, pour vous deux, le bonheur, c'est d'avoir le derrière au chaud sur cinq millions d'Euros…

        – Six ! “, rectifia le père.

        – Eh bien, moi, j'en ai rien à foutre, de vos millions ! “

                    Le maître de maison attaqua la troisième partie du discours qu'il aborda avec bonhomie sinon bonne humeur. Mme Jaleur avait l'air très éprouvée de la conduite inadmissible de son rejeton. Celui-ci lui fit remarquer qu'il avait déjà trente et un ans, qu'il était majeur et vacciné, fumait un demi paquet par jour et sortait avec des filles.

                    La conclusion arrivait :

        ” Donc, comme nous savons tous les trois ce que nous savons, et comme tu n'as aucune envie d'entrer dans les affaires de tes parents, j'ai décidé de confier la bonne marche de nos affaires à une société de gestion. Je leur accorde d'avance un dixième du capital et ils auront droit à trente-trois pour cent des bénéfices et des pertes aussi, pour le cas zoù … “

                    Armand n'exprima aucune objection. Il se contenta de demander si Madeleine était d'accord. Mais comme personne ne demandait l'avis de  cette brebis égarée, la réponse prit la forme d'un haussement d'épaules.

        ” En ce qui te concerne, et en ce qui nous concerne aussi, ta mère et moi, nous avons chacun une carte de crédit sur les divers comptes et une procuration sur ceux dont chacun d'entre nous n'est pas le propriétaire. “

                    Cette fois, c'est Armand qui haussa les épaules. Il s'était toujours débrouillé sans ne jamais demander d'argent à ses parents et il n'avait utilisé sa carte qu'à de rares occasions et toujours, après avoir demandé l'avis de son père.

        Après ce conseil de famille, le rythme de la vie ne sembla guère se modifier. La compagnie de gestion invitée par l'horloger semblait connaître son métier. Le futur Directeur Général avait l'air assez honnête. Tout indiquait qu'avec une femme, quatre enfants et cinquante ans bien sonnés, il n'aurait guère envie de se faire virer et de chercher un nouvel emploi.

                    Un beau jour de juin 1999, Armand trouva enfin le filon qu'il cherchait depuis dix ans. L'Internet étant devenu l'objet de l'intérêt général, il s'y était mis comme tout le monde, ou plus exactement, il s'y était engagé corps et âme. Il passait près de vingt heures par jour à étudier le sujet, seul ou en compagnie de deux amis sûrs et entreprenants. Il ouvrit son site le quinze du mois. Un peu de pub  à gauche et à droite et on pouvait découvrir le site “J'ai l'heure!” qui offrait en deux ou trois clics furtifs l'heure dans n'importe quel coin du monde. L'idée était excellente. Le site, commandité par “Jaleur, site internet”, se développa très rapidement. Les agences de voyage se mirent à le financer rondement. Si vous vouliez savoir l'heure à Tombouctou  alors que vous habitez Vancouver, on vous proposait en même temps un billet d'avion aller-retour Vancouver Tombouctou et neuf jours d'hôtel dans la jungle africaine avec les lions, les éléphants et les girafes.             Armand tenait son bureau au sous-sol du pavillon qu'il avait acheté à Sèvres sur le conseil de son père, lequel suivait désormais   les progrès de son héritier direct avec une vive satisfaction.

                    En 2001, Armand épousa la fille de la plus grosse boîte européenne de pub internet. La fortune de la famille montrait un rythme satisfaisant de croissance . Le site “J'ai l'heure” s'occupait maintenant de la vente de montres sur Internet, de l'organisation de voyages à travers le monde et même de la vente de parcelles sur la Lune.

         

        Heure Trois : Trois petits Jaleur et puis s'en vont

                    Florence Jaleur mit Marianne au monde en 2004, puis les jumeaux Hervé et Rémy en 2006. Cette même année, Edith succomba à une pneumonie foudroyante. Comme elle avait hérité la totalité de la fortune de son premier mari Cartier, et qu'elle avait désigné Jaleur comme son légataire universel, tout se passa dans un calme olympien du point de vue financier. Edouard, qui allait déjà sur ses quatre-vingt-six ans, ne sembla pas s'émouvoir outre mesure. D'ailleurs, il menait lui-même la maison, faisait les comptes, préparait les repas et jetait les ordures. Une voisine faisait le ménage trois fois par semaine et recevait une rémunération généreuse pour ses services. Le dimanche, Armand et Florence venaient chez Grand-Père, appellation contrôlée, pour ne pas dire VSOP, “very special old person”. On restait une heure ou deux, puis on allait déjeuner au restaurant ou bien l'on commandait un repas chez un traiteur. A six heures du soir, les jeunes levaient le camp. Ce manège   routinier exaspérait la belle-fille. Elle avait le sentiment que tout dans cette famille était réglé comme une pendule atomique. Rien de jamais original, rien qui ne sorte de l'ordinaire. Rien d'amusant, d'intéressant, ni vu, ni lu, ni connu. Rien. Calme plat. Marianne, qui avait maintenant cinq ans, jouait avec Grand-Père. Les deux acolytes jouaient à la bataille et aux dames. Le jacquet était prévu pour l'année suivante. Lorsque Marianne sut compter jusqu'à dix, Grand-Père passa à son jeu favori. Le sport consistait à écouter les tic tac de la pendule sur la cheminée et à compter le plus vite possible. La pendule faisait “tic” et on commençait à compter. Après le “tac, on continuait et on devait s'arrêter au “tic” suivant. C'était toujours Grand-Père qui gagnait. Une fois il était arrivé à douze sans se presser et Marianne avait éclaté en sanglots :

        ” C'est pas de jeu, moi j'sais compter jusqu'à dix, alors je m'suis arrêtée ! “

                    Florence dut se contenir pour ne pas exploser. Elle fit remarquer à Grand-Père qu'on pouvait de temps en temps laisser gagner les enfants, de façon à les encourager au lieu de les écraser. Grand-Père promit de tenir compte de la remarque mais n'en fit rien. Le dimanche suivant, cela recommença. Cette fois, le vieil homme était arrivé à treize sans se presser…

                    Le drame faillit éclater le jour où Marianne, sur les genoux de Grand-Père, lui posait obstinément la main sur les yeux.

         ” Qu'est-ce que tu me veux ? demandait Grand-Père, fiiiche-moi la paix ! “

        Mais la petite main revenait constamment et essayait de fermer les paupières du vieillard. Finalement, la vérité sortit de la bouche de l'enfant :

        ” Maman elle a dit que quand Grand-Père fermerait les yeux, on aurait la paix ! “

                    Florence se mordit les lèvres et attendit. La réponse arriva d'un trait. Ce fut un vigoureux éclat de rire :

        ” Je ne la connaissais pas, celle-là! Elle est pas mauvaise, mais je regrette, c'est pas encore demain la veille ! Va falloir vous armer de patience, ma fille ! “

                    Marianne avait maintenant six ans et les jumeaux quatre. Tous les dimanches, on jouait à tictac et Grand-Père s'appelait maintenant Grand-Papa La Pendule. Il laissa les jumeaux gagner deux ou trois fois au jeu, mais il battait toujours Marianne qui savait déjà compter jusqu'à vingt sans se tromper. A tous les coups, Grand-Papa La Pendule arrivait gagnant, terminant même une fois sur un seize impressionnant, ce qui surprit profondément Armand et Florence. Sur la route du retour, la jeune femme entendit son mari qui déclamait à toute vitesse:

        ” Un deux trois quat … dix onze douze … “

                Ça y est ? tu retombes en enfance toi-aussi ?

        – Pas encore, non, mais je me demande comment il fait, le vieux. Moi je ne suis arrivé qu'à douze et même sans articuler. Je ne comprends pas comment il fait.

        – C'est vrai, c'est bizarre en effet, je n'avais pas remarqué.

        – Oui, mais le plus étrange, c'est que quand il compte, on a l'impression toujours qu'il fait ça sans se presser. Les numéros se suivent gentiment, comme ça, comme s’il les laissait tomber les uns après les autres avec des virgules après.

        – Oui, ça, j'avais noté. Je me demande comment il fait, effectivement. “

        Il y eut un long silence.

        ” Je sais ce que tu penses, prononça enfin Armand. Tu te demandes si ça va encore durer longtemps cette comédie. Tu as raison, il a quand même quatre-vingt-douze ans, le débris. C'est marre, moi aussi j'en ai ma claque. Mais je peux quand même pas l'assassiner, il y  a des limites. L'an dernier, je croyais que ça y était. On lui a trouvé un cancer à l'estomac, je ne voulais pas t'en parler mais tu as dû remarquer que trois dimanche de suite, j'ai trouvé un prétexte pour ne pas aller chez lui.

        – Je me demandais ce qui se passait, en effet

        – Figure-toi que les médecins ont simplement décidé d'opérer. Ils m'ont pris à part et m'ont dit simplement :

        – À cet âge-là, cela vaut la peine de tenter le coup, plutôt que de recourir à la chimiothérapie. Et puis si ça marche pas, eh bien signez là, que nous soyons couverts!

        – Tu as signé ?

        – Évidemment, et alors ils ont opéré. Trois jours plus tard, il sortait de l'hosto. Les pontes n'en revenaient pas. Ils me disaient qu'ils n'avaient jamais vu pareille jeunesse à cet âge-là.

                    Encore un long silence. Les enfants dormaient dans la voiture. A l'arrivée, Armand les porta tour à tour dans leur chambre, petit réveil, petit pipi, bisou de Maman et dodo. C'était bien là le rituel des dimanches soir, rien d'étonnant, rien qui ne sorte de la routine.

        ” Tu aurais peut-être dû me prévenir, quand même, déclara Florence, lassée de la télé.

        – Pour ?

        – Pour l'hôpital.

        – Oui, je regrette, tu as raison, mais d'un autre côté…

                    La même pensée les effleura: Armand n'avait pas voulu faire une fausse joie à sa femme en lui annonçant l'entrée de Grand-Papa La Pendule à l'hôpital.

         

         

        Heure Quatre: La pendule

                       Le mardi matin, vers onze heures et demie, Armand revenait d'un rendez-vous d'affaires. Constatant qu'il passait à proximité de la maison de son père, il clignota vivement et se gara dans la rue déserte. Il sortit de l'auto, verrouilla les portières, se dirigea vers l'entrée et passa la grille. Un calme enchanteur enveloppait le petit jardin de son enfance. Les mêmes oiseaux, les mêmes tourterelles, et les mêmes sons de cloche au loin… Comme si le temps s'était arrêté dans cette petite maison de banlieue dont le côté petit-bourgeois ne trahissait en rien l'opulence formidable qui s'y cachait. Armand entra sans sonner et se dirigea lentement vers le salon. Il savait qu'il y trouverait son père, assis dans son grand fauteuil de cuir près de la cheminée, un livre à la main. Non, non! Cher lecteur, nous ne sommes pas dans un polar à bon marché ni dans un roman de gare mélodramatique ! Il n'y aura pas de meurtre dans cette histoire et Armand ne va pas trucider son vieux papa et toucher l'héritage ! De plus, cela n'arrivera pas même par accident ! Soyez tranquille et calmez-vous ! Armand ressortira d'ici laissant son père bien vivant dans son fauteuil ! Bien, je continue.

                       Armand poussa doucement la porte du salon. Grand-Papa La Pendule, assis devant la cheminée, le dos à la porte, ne remarqua pas l'entrée de son fils. Celui-ci, debout sur le seuil, regardait et écoutait.

        ” 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8… 25, 26, 27 … “

                       Armand écoutait. Une sueur glaciale lui coulait sur le dos. Il écoutait, mais surtout il entendait. Il entendait le tic-tac de l'horloge sur la cheminée. Le tic-tac, le tic-tac, et le pendule qui oscillait derrière la petite vitre. Il regardait, il voyait. Le pendule oscillait, lentement, calmement, à la vitesse des petits gestes et du petit battement de pied du vieil homme qui scandait lentement les numéros les uns après les autres. Les yeux écarquillés, Armand regardait le pendule qui oscillait. Il se frotta les yeux, se massa les oreilles et passa la main sur son front trempé. Non, il ne dormait pas, non, c'était bien cela. Le tic-tac répondait à l'oscillation du pendule et tout cela menait son petit train, à une vitesse vertigineuse. Vertigineusement lente, comme si le temps s'était arrêté dans ce salon, comme si les atomes, les électrons, les neutrons et tout le zoo des particules dormaient ici. Le vieil au bois dormant… A chaque Tic…Tac, le Grand-Père répondait :

        ” 29, 30, 31, 32, 33… “

                       Armand Jaleur referma la porte avec précaution. Il écoutait. A présent, la voix semblait différente. Le jeune homme n'entendait plus le tic-tac de la pendule mais seulement la voix de son père :

        ” 41, 42, 43, 44… “

        Les nombres se succédaient à une vitesse supersonique, mais cette fois, le rythme demeurait incommensurable, comme si le monde tournait maintenant à une vitesse folle et presqu'infinie.

                       Armand rentra chez lui. Florence était à la maison.

        ” Mais qu'est-ce que tu as ? Tu as l'air tout chose !

        – Non, c'est rien, je réfléchis…

        – A quoi encore ?

        – Non, je te dirai… un jour peut-être…

        – La pendule? N'est-ce pas ? C'est la pendule! Tu es allé là-bas et tu as entendu, c'est ça ?

        – Oui, oui! Mais comment sais-tu ?

        – Moi aussi, j'y suis allée la semaine dernière, et j'ai entendu…

        – Nous sommes complétement fous, Florence…

        – J'en ai bien l'impression…

         

         

        Heure Cinq : Enfin!

         

                       Le téléphone sonna. Armand décrocha. La femme de ménage, affolée, parlait à toute allure :

        ” Venez vite, M'sieur vot' père est par terre, il bouge plus !

        – J'arrive ! “, s'écria Armand avant de raccrocher.

        – Qu'est-ce qu'il y a, encore ?!

        – Il a dû se casser la gueule dans le salon, faut que j'y aille !

         

                       La voisine avait eu la présence d'esprit d'appeler une ambulance. Edouard Jaleur reposait sur un brancard, les yeux à demi ouverts. Il vit Armand et sourit :

        ” Ah ben ! Te vlà, toi ?

        – J'allais pas te laisser par terre, quand même !

        – Tu sais, ça me fait plaisir de te voir, j'ai l'impression que cela fait une éternité que tu n'es pas venu !

         

                       On l'emporta. Armand appela Florence :

        ” Le col du fémur, c'est classique !

        – Il s'en sortira ?

        – Cela dépend, il y a des fois où le choc opératoire emporte les gens de son âge, mais les médecins ont bon espoir, il est solide pour son âge.

        – Espérons…

        – Je reste ici cette nuit.  L'opération aura lieu demain matin.

         

                       Le choc post-opératoire se produisit. Grand-Papa La Pendule flotta deux ou trois jours entre la vie et la mort. Armand rentra chez lui et attendit. Le téléphone sonna :

        ” Bonnes nouvelles, M. Jaleur ! Votre père est hors de danger mais nous ne le lâchons pas avant lundi. Et puis, il faudra penser à la physiothérapie … “

        – D'accord, merci, je viendrais le prendre.

         

        Le dimanche soir, Armand emmena sa fille et ses jumeaux à l'hôpital. Il y a des choses que les enfants doivent connaître quand ils sont encore petits, c'est plus facile.

        Grand-Papa La Pendule semblait en pleine forme.: il joua à tic-tac avec les trois gamins et les écrasa. Armand se sentait accablé. Il tendit une main glaciale à son père et annonça :

        ” Tu sors d'ici demain matin.

        – Peut-être bien…

        – Quoi, peut-être bien ?

        – Je me comprends…

         

                       Le lendemain matin, Armand constata que l'infirmière de service ne l'accueillait pas comme à l'habitude et semblait l'éviter. Il la rappela :

        “Mon père sort aujourd'hui ?

                C'est pas sûr, il y a un peu de fièvre…

                       Armand entra dans le couloir mais on l'arrêta. Son père  avait été mis en isolation, il avait attrapé un de ces microbes voraces qui traînent dans les hôpitaux et on l'avait transporté en salle d'urgence.

                       Conformément aux précisions de la première page de cette nouvelle, Madeleine arriva. Son frère et elle se relayaient à l'hôpital et attendaient. Le troisième jour, tout était fini. Le vendredi matin, après l'enterrement tout le monde se retrouva dans le salon de l'ancêtre. L'horloge, muette sur la cheminée de marbre blanc, s'était arrêtée à l'heure de la mort de Grand-Papa La Pendule.

                       Deux mois plus tard, Armand et Madeleine arrivaient à un accord sur le partage de l'héritage  de M. Jaleur. Quelques mois plus tard, ils eurent aussi la consolation  de gagner le procès qu'ils avaient intenté à l'hôpital pour homicide par négligence. Une question resta en litige : Qui hériterait la vieille pendule ?  On constata un fait curieux : il n'y avait plus grand-chose à en tirer car les deux aiguilles manquaient.  Tous les efforts déployés pour les retrouver demeurèrent infructueux. Peut-être une main mystérieuse les avait-elle gardées en souvenir ?

         

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