COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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  • #148482
    Augustin BrunaultAugustin Brunault
    Maître des clés

      Chapitre 14

      “La Sentinelle.” Qui est là?
      “Puck”. Paysans, pauvres gens de France.”
      Shakespeare, “Henri VI.”

      Durant les premières heures de marche, et jusqu'à ce que la troupe eût pénétré bien avant dans la forêt, chacun était trop occupé du péril auquel il venait d'échapper pour hasarder un seul mot, même à voix basse. Le chasseur reprit son poste à l'avant-garde; mais lorsqu'il eut mis une assez grande distance entre lui et ses ennemis, son allure devint plus circonspecte que la veille, en raison de l'ignorance des lieux où il s'engageait. Plus d'une fois il s'arrêta pour consulter les Mohicans, montrant du doigt la lune et examinant l'écorce des arbres avec un soin extrême.
      Pendant ces courtes haltes, Heyward et les deux soeurs, à qui le danger avait donné une plus grande finesse d'ouïe, prêtaient l'oreille aux moindres sons qui auraient pu annoncer l'approche des persécuteurs. Un sommeil éternel semblait peser sur la nature, et dans la forêt nul bruit ne se faisait entendre, si ce n'est le murmure lointain d'une eau courante. Tout paraissait dormir, les oiseaux, les bêtes fauves et les hommes, si toutefois il s'en trouvait dans ce vaste désert. Mais tout faible qu'était le bruit de la rivière, il tira les guides d'un grand embarras et mit fin à leurs incertitudes; ils se dirigèrent de ce côté d'un pas silencieux et diligent.
      Quand on fut arrivé sur ses bords, Oeil de Faucon commanda une nouvelle halte; il ôta ses mocassins et invita le major et David la Gamme à en faire autant. Ils entrèrent tous dans l'eau, en conduisant les chevaux par la bride, et pendant près d'une heure marchèrent dans le lit de la petite rivière afin de ne pas laisser de traces dangereuses de leur passage.
      La lune était cachée derrière un immense rideau de nuages noirs amoncelés à l'horizon du côté de l'occident, lorsqu'ils se détournèrent pour continuer leur route à travers la plaine sablonneuse et boisée. Là, le chasseur sembla se trouver de nouveau en pays de connaissance, car il s'avança d'un pas rapide et assuré, sans plus d'hésitation ni d'embarras. Bientôt le sentier devint plus inégal; les montagnes se rapprochaient à droite et à gauche, et nos voyageurs s'aperçurent qu'ils allaient traverser une gorge.
      Oeil de Faucon suspendit de nouveau la marche, et ayant attendu que les autres l'eussent rejoint, il dit d'un ton précautionneux, que le silence et l'obscurité du site rendaient encore plus solennel:
      “C'est un jeu de découvrir au désert les sentes, fontaines ou ruisseaux; mais qui pourrait dire si une armée puissante n'est pas campée là-bas, parmi ces arbres muets et ces montagnes stériles?
      -Serions-nous déjà,” interrogea le major avec empressement, “dans le voisinage du fort William-Henry?
      -Il y a encore d'ici là un fameux ruban de queue, et qui n'est pas commode; quand et de quel côté nous y arriverons, c'est là le diable. Tenez,” ajouta-t-il, en lui indiquant sous le couvert une petite pièce d'eau dont la calme surface réfléchissait la clarté des étoiles, “voilà la “Mare sanglante.” Nous foulons un terrain que j'ai souvent parcouru et qui m'a vu combattre l'ennemi depuis le lever jusqu'au coucher du soleil.
      -Ah! les eaux funèbres de cet étang ont servi de sépulture à plus d'un brave tombé sur le champ de bataille! Je l'avais entendu nommer, mais c'est pour la première fois que j'en touche les bords.
      -Dans une même journée nous livrâmes trois batailles aux Hollandais et aux Français réunis,” poursuivit le chasseur, se laissant aller au fil de ses souvenirs. “L'ennemi nous attaqua rudement pendant que nous allions dresser une embuscade à son avant-garde; il nous pourchassa comme des daims à travers le défilé, et nous dispersa sur les bords de l'Horican. Ralliés derrière une palissade d'arbres abattus, nous lui tînmes tête sous les ordres de sir William, qui fut fait chevalier pour sa belle conduite, et nous lui rendîmes la monnaie de la déroute du matin. Des centaines de Français virent ce jour-là le soleil pour la dernière fois; et leur chef lui-même, Dieskau, tomba entre nos mains tellement criblé de balles, qu'il retourna dans son pays hors d'état désormais de faire la guerre.
      -Ce fut une journée glorieuse!” s'écria Heyward dans un accès d'enthousiasme juvénile. “Le bruit s'en répandit bientôt jusqu'à notre armée du Midi.
      -Oui, mais ce n'est pas tout. Par l'ordre exprès de sir William, le major Effingham me chargea de tourner le flanc des Français, de traverser la plaine, et de porter la nouvelle de leur désastre au fort placé sur l'Hudson. Dans ce milieu même où vous voyez une hauteur couverte d'arbres, je rencontrai un détachement qui venait à notre secours, et je le conduisis à l'ennemi au moment où il prenait son repas, bien loin de se douter que l'oeuvre de sang ne fût pas encore terminée pour ce jour-là.
      -Et vous les avez surpris?
      -Sans doute, si la mort est une surprise pour des gens qui ne songent qu'à satisfaire leur appétit! Nous leur donnâmes à peine le temps de souffler, car ils nous avaient rossés de belle façon dans le combat du matin, et il y en avait peu des nôtres qui n'eussent à regretter la perte d'un ami ou d'un parent. L'affaire finie, on jeta les morts dans cette mare, et même les mourants, à ce qu'on dit, et j'en vis les eaux teintes de sang, telles que jamais eau ne sortit des entrailles de la terre.
      -Un soldat ne pouvait désirer une tombe plus convenable et plus paisible. Vous avez donc beaucoup servi sur cette frontière?
      -Moi?” dit Oeil de Faucon en se redressant de toute sa hauteur avec un air de fierté martiale. “Il n'y a guère d'échos parmi ces montagnes qui n'aient répété les détonations de ma carabine, et il n'y a pas un mille carré entre l'Horican et l'Hudson où mon perce-daims n'ait abattu quelque être vivant, soit un ennemi, soit un animal. Quant à cette tombe que vous dites si tranquille, c'est une autre affaire. A en croire certains militaires, l'homme, pour reposer en paix, ne doit pas être enterré tant qu'il lui reste un peu de souffle; or, il est certain que, dans la confusion du moment, les chirurgiens n'eurent guère le loisir de distinguer les morts de ceux qui ne l'étaient pas… Hum! ne voyez-vous pas remuer quelque chose au bord de la mare?
      -Il n'est pas probable que d'autres que nous passent la nuit à la belle étoile, dans un endroit si désert.
      -Des êtres de cette espèce se soucient bien de maisons ou d'abris! La rosée de la nuit ne peut pas mouiller un corps qui reste toute la journée dans l'eau.”
      Et sur ce beau raisonnement, le chasseur serra l'épaule d'Heyward avec une force convulsive, qui fit sentir douloureusement au jeune officier qu'une terreur superstitieuse oppressait le coeur de cet homme d'ordinaire si intrépide.
      “De par le ciel!” s'écria Heyward. “Voilà une forme humaine, approche!… Aux armes, mes amis! car nous ne savons pas à qui nous avons affaire.
      -Qui vive?” cria en français une voix forte, qui semblait cartel de l'enfer sorti de ce lieu de désolation. “Qui vive?
      -Que dit-il?” demanda Oeil de Faucon. “Il ne parle ni indien ni anglais.
      -Qui vive?” répéta la même voix.
      En même temps, on entendit le bruit d'un fusil qu'on armait, celui qui le portait prit une attitude menaçante. Le major, sortant du couvert, fit quelques pas en avant et répondit dans la même langue.
      “France!
      -D'où venez-vous? où allez-vous de si bonne heure?
      -Je viens de la découverte, et je vais me coucher.
      -Etes-vous officier du roi?
      -Sans doute, mon camarade; me prends-tu pour un provincial? Je suis capitaine de chasseurs.” Heyward s'était aperçu que le soldat appartenait à un régiment de ligne. “J'ai ici, avec moi, les filles du commandant de la fortification. Ah! tu as dû en entendre parler? Je les ai faites prisonnières près de l'autre fort, et je les conduis au général.
      -Ma foi, Mesdames, j'en suis fâché pour vous,” dit le jeune grenadier en portant la main à son bonnet, non sans une certaine grâce, “mais fortune de guerre! Vous trouverez notre général un brave homme et bien poli avec les dames.
      -C'est le caractère des gens de guerre,” dit Cora avec beaucoup de présence d'esprit. “Adieu, mon ami; je vous souhaiterais un devoir plus agréable à remplir.”
      Le soldat la remercia de son honnêteté par un humble salut; et Heyward ayant ajouté: “Bonne nuit, mon camarade,” ils s'éloignèrent tranquillement. Le soldat continua sa faction le long de la mare, ignorant à quel ennemi audacieux il avait eu affaire, et fredonnant un air de son pays que lui avait sans doute rappelé la vue des dames, et peut-être aussi le souvenir de sa lointaine et belle France:
      “Vive le vin, vive l'amour!”
      “Il est fort heureux que vous ayez compris le jeune drôle!” dit le chasseur lorsqu'il fut à quelque distance, et en remettant son arme sous le bras gauche. “J'ai deviné bien vite qu'il était un de ces diables à quatre de Français, et bien lui en a pris de se montrer poli, sans quoi ses os auraient pu aller rejoindre ceux de ses compatriotes.”
      Il fut interrompu par un long et sourd gémissement qui semblait partir de la pièce d'eau, comme si les âmes des trépassés fussent revenues errer autour de leur tombe liquide.
      “C'était un corps de chair, il n'y a pas de doute,” continua le chasseur; “jamais un esprit n'aurait pu manier ses armes avec tant de fermeté.
      -Oui, c'était un corps de chair; mais que le pauvre gars soit encore de ce monde, voilà qui n'est pas si sûr,” répondit Heyward, qui venait de constater la disparition de Chingachgook.
      Un autre gémissement plus faible que le premier s'éleva encore, puis on entendit comme quelque chose de lourd qui tombait dans l'eau, et tout rentra dans le calme. Pendant qu'ils étaient en proie à une incertitude que chaque seconde rendait plus pénible, ils virent se glisser hors du taillis le vieux Mohican, tenant d'une main la chevelure sanglante du jeune et malheureux Français qu'il attacha à sa ceinture, de l'autre son couteau dégouttant de sang. Il reprit sa place accoutumée sur le flanc de la caravane, avec l'air satisfait d'un homme qui croit avoir fait une action méritoire.
      Oeil de Faucon laissa tomber à terre la crosse de son fusil, et, s'appuyant sur le canon, se plongea dans ses réflexions.
      “De la part d'un Blanc,” murmura-t-il d'une voix attristée, “ce serait cruel et inhumain; mais c'est dans la nature et le train d'un Peau-Rouge. Cela devait être, et il n'y a rien à dire. J'aurais préféré, je l'avoue, que le malheur fût arrivé à un maudit Mingo plutôt qu'à cet enfant du vieux continent, si plein de gaieté et de jeunesse.
      -N'allez pas plus loin,” dit Heyward, qui craignait que ses compagnes ne vinssent à soupçonner la cause de cette halte, et qui cherchait, par des réflexions semblables à celles du chasseur, à surmonter le sentiment d'horreur qu'il éprouvait. “Le mal est fait, et, quoiqu'il eût mieux valu ne pas le faire, on ne peut y remédier… Vous voyez que nous sommes trop rapprochés des sentinelles de l'ennemi. Quelle route devons-nous suivre?
      -Comme vous dites,” reprit Oeil de Faucon en revenant à lui, “la chose est faite, il n'y faut plus penser. Diable! les Français n'ont pas lambiné pour entourer le fort, et leur passer sous le nez sera toute une affaire.
      -Et pour cela,” ajouta Heyward en levant les yeux vers le rideau de vapeurs qui cachait la lune près de se coucher, “il nous reste bien peu de temps.
      -Bien peu, en effet. La chose pourtant est faisable par deux moyens, avec le secours de la Providence, sans laquelle rien n'est possible.
      -Parlez… L'heure presse.
      -Le premier consisterait à faire descendre ces dames et à lâcher leurs chevaux dans la plaine. Les Mohicans partiraient en avant, et nous, en poussant droit aux sentinelles, nous entrerions dans le fort sur leurs cadavres.
      -Impossible, impossible! C'est bon pour un soldat, mais employer la force avec un convoi comme le nôtre!
      -Ce serait en effet une route à meurtrir au sang d'aussi jolis pieds,” répondit le chasseur à qui cet expédient ne répugnait pas moins; “mais j'ai cru qu'il était de ma dignité d'homme de parler ainsi. Notre unique ressource est donc de revenir en arrière et de nous tenir hors de la ligne des avant-postes; puis, tournant à l'ouest, nous entrerons dans les montagnes, où je vous cacherai de manière à dépister pendant des mois entiers tous les limiers du diable à la solde de Montcalm.
      -Qu'il soit fait de la sorte,” dit l'impatient jeune homme, “et sans perdre un instant.”
      Il était inutile de prolonger l'entretien.
      “Suivez-moi!” dit Oeil de Faucon.
      Et, sans plus de paroles, il remonta la route qu'ils venaient de parcourir, et qui les avait conduits dans cette impasse dangereuse.
      Leur marche, comme leur dernier colloque, s'opéra en silence; car à chaque pas ils pouvaient tomber au milieu d'une patrouille ennemie ou d'une embuscade. Au moment où ils repassèrent auprès de l'étang, les deux interlocuteurs, poussés par un mouvement machinal, jetèrent à la dérobée un coup d'oeil sur son onde funèbre et solitaire. Ils y cherchèrent en vain le jeune soldat qu'ils avaient vu monter la garde; une oscillation lente et régulière montrait que l'eau n'avait pas encore repris son immobilité, et attestait par un effrayant témoignage l'acte sanglant dont elle avait été le théâtre. La “Mare sanglante” et ses lugubres souvenirs disparurent dans l'ombre et se confondirent avec la masse des objets qu'on ne distinguait plus et que les voyageurs laissaient bien vite derrière eux.
      Bientôt Oeil de Faucon, changeant de direction, s'avança vers les montagnes qui forment la limite occidentale de l'étroite plaine, et les conduisit d'un pas rapide jusque sous l'ombre épaisse que projetaient leurs âpres sommets.
      Cette partie du trajet devint pénible et lente sur un sol hérissé de rocs et entrecoupé de ravins. Partout ils étaient entourés de hauteurs noires et dénudées, qui les dédommageaient un peu de leurs fatigues par le sentiment de sécurité qu'elles leur inspiraient. Enfin ils commencèrent à gravir lentement une pente escarpée et raboteuse, à la faveur d'un sentier qui serpentait en longs zigzags parmi des arbres et des rochers, contournant les uns et s'appuyant aux autres, ouvrage merveilleux d'hommes exercés de longue main aux arts du désert. A mesure qu'ils s'élevaient au-dessus du niveau des vallées, l'épaisse obscurité qui d'ordinaire précède l'approche du jour commença à se dissiper, et tous les objets apparurent avec les couleurs réelles et palpables qu'ils tenaient de la nature.
      Lorsque, sortant des bois rabougris suspendus au flanc stérile de la montagne, ils atteignirent enfin la plate-forme de roches moussues qui en formait le sommet, leurs yeux saluèrent les premières lueurs de l'aurore, qui s'élevait en rougissant au-dessus des pins d'une montagne située de l'autre côté de la vallée de l'Horican. Le chasseur fit alors descendre les dames de cheval, et ayant débridé et dessellé les pauvres bêtes rendues de fatigue, il les laissa paître en liberté parmi les arbrisseaux et l'herbe chétive.
      “Allez,” leur dit-il, “allez chercher votre nourriture là où la nature vous la donne, et prenez garde de servir vous-mêmes à nourrir les loups affamés de ces parages.
      -Croyez-vous,” demanda Heyward, “qu'il sera possible de se passer de chevaux?
      -Jugez-en vous-même,” dit Oeil de Faucon, en s'avançant vers la crête orientale de la montagne, où il fit signe à ses compagnons de le suivre. “S'il était aussi aisé de lire dans le coeur de l'homme qu'il l'est de découvrir, de l'endroit où nous sommes, tout le camp de Montcalm, les hypocrites deviendraient rares, et la ruse d'un Mingo serait une duperie comparée à l'honnêteté d'un Delaware.”

      #148483
      Augustin BrunaultAugustin Brunault
      Maître des clés

        Quand les voyageurs furent arrivés au bord de l'escarpement, ils virent d'un coup d'oeil que le chasseur disait vrai, et admirèrent la sagacité avec laquelle il les avait conduits jusqu'à ce point dominant.
        La montagne sur laquelle ils se trouvaient dessine un cône d'environ mille pieds de hauteur. Elle est placée un peu en avant de la chaîne qui longe la rive occidentale du lac, et qui, après s'être réunie aux montagnes de la rive opposée, se prolonge jusque vers le Canada, en masses irrégulières et confuses de rochers parsemés çà et là d'arbres verts. Sous les pieds des voyageurs, la rive méridionale de l'Horican traçait un vaste demi-cercle d'une chaîne à l'autre, formant une grève qui aboutissait à un plateau inégal et élevé. Vers le nord s'étalait en un miroir limpide, et qui, vu de cette hauteur, semblait à peine un boyau, le Saint-Lac, coupé de baies multipliées, dentelé de pittoresques promontoires et parsemé d'îles sans nombre. A quelques lieues de distance, le lit des eaux se perdait dans les montagnes, ou se confondait avec des nuages de vapeurs qui roulaient lentement sur sa surface, chassés par la brise légère du matin. Mais, entre les crêtes des sommets, une étroite ouverture indiquait l'endroit par lequel le lac se frayait un passage vers le nord, pour élargir de nouveau sa nappe liquide avant d'en verser le tribut dans les ondes lointaines du lac Champlain. Au sud était le défilé, ou plutôt la plaine inégale et boisée dont nous avons eu tant de fois occasion de parler.
        De ce côté, et pendant plusieurs lieues, les montagnes paraissaient ne céder le terrain qu'à regret; mais on les voyait diverger, et enfin se fondre dans le pays plat et sablonneux où nous avons suivi deux fois nos voyageurs. Le long des deux chaînes qui bordaient les rives du lac et la vallée, des vapeurs légères montaient en spirale des bois inhabités, ou rasaient les pentes avant de se mêler aux brouillards de la plaine. Un nuage blanc flottait seul au-dessus de la vallée, et marquait l'emplacement de la “Mare sanglante.”
        A la base même du lac, plus à l'occident qu'à l'est, s'étendaient au loin les remparts de terre et les constructions basses du fort de William-Henry. Deux de ses bastions faisaient saillie dans l'eau qui baignait leur pied, tandis que leurs flancs étaient défendus par de larges fossés et des marais. Le sol avait été dégarni de bois jusqu'à une certaine distance; partout ailleurs il portait la verte livrée de la saison, excepté les endroits où la vue s'arrêtait sur la claire surface des eaux, ou sur les rochers qui haussaient leurs pointes noirâtres au-dessus des lignes onduleuses de la chaîne de montagnes.
        En face du fort, plusieurs sentinelles surveillaient les mouvements d'un nombreux ennemi, et, dans l'intérieur des murailles, on apercevait des groupes de soldats fatigués d'une nuit de veille. Vers le sud-est, mais en contact immédiat avec le fort, était un camp retranché placé sur une éminence rocheuse, où il eût été bien plus sage de construire le fort même. Là étaient cantonnées les troupes auxiliaires qui avaient récemment quitté les bords de l'Hudson en même temps que nos voyageurs. Du milieu des bois, un peu plus vers le sud, on voyait çà et là s'élever une fumée noire, facile à distinguer des exhalaisons plus pures des sources, et qui, suivant la remarque d'Oeil de Faucon, indiquait que l'ennemi était en forces de ce côté.
        Mais ce qui attira surtout les regards du jeune officier, ce fut le spectacle qui s'offrit à lui à l'occident du lac, tout près de son extrémité méridionale. Sur une langue de terre, paraissant trop étroite pour contenir une telle armée, mais qui ne s'en étendait pas moins dans une largeur de plusieurs centaines de pas, depuis les rives de l'Horican jusqu'au pied de la montagne, on avait installé les tentes blanches et le matériel de guerre d'un camp de dix mille hommes. Des batteries avaient été établies en avant; et tandis que nos spectateurs, du haut du point culminant où ils étaient placés, contemplaient avec des sentiments si divers le panorama qui se déroulait à leurs pieds, les détonations de l'artillerie éclatèrent au sein de la vallée et d'écho en écho se répétèrent jusqu'aux montagnes situées à l'orient.
        “Ils commencent à recevoir là-bas la lumière du matin,” dit le chasseur sur le ton d'un observateur indifférent, “et ceux qui ne dorment pas veulent éveiller les dormeurs au bruit du canon. Nous sommes arrivés quelques heures trop tard, Montcalm a déjà rempli les taillis de ses maudits Iroquois.
        -La place est investie en effet,” répondit le major; “mais n'avons-nous aucun moyen d'y entrer? Mieux vaudrait être pris dans les avant-postes français que de tomber de nouveau entre les mains des rôdeurs.
        -Voyez,” s'écria l'autre en attirant sans le savoir l'attention de Cora sur le logis de son père, “voyez comme ce boulet vient de trouer la maison du commandant! Ah! elle a beau être solide, les Français vont la détruire en moins de temps qu'elle n'a été bâtie!
        -Heyward,” dit Cora, “la vue d'un danger que je ne partage pas m'est insupportable. Allons trouver Montcalm, et demandons-lui passage; il ne refusera pas à des enfants la permission de rejoindre leur père.
        -Il vous serait difficile d'arriver jusqu'à la tente du général avec votre chevelure sur la tête. Si j'avais seulement à ma disposition l'un de ces milliers de bateaux qui sont à vide le long du rivage, la chose serait possible… Ah! le feu va bientôt cesser; car je vois venir un brouillard qui changera le jour en nuit, ce qui rendra la flèche d'un Indien plus dangereuse qu'un boulet de canon. Eh bien, si le coeur vous en dit, suivez-moi: nous allons pousser en avant; je grille de descendre au camp, ne fût-ce que pour balayer quelques chiens de Mingos que je vois rôder là-bas près de ce bouquet de bouleaux.
        -Nous sommes prêtes,” dit Cora d'une voix ferme. “Il n'est pas de danger que nous n'affrontions pour revoir notre père.”
        Le chasseur se tourna vers elle, et répondit avec un sourire de franche et cordiale approbation:
        “Ah! si j'avais là un millier de gaillards ayant des membres robustes, de bons yeux, et craignant aussi peu la mort que vous le faites, avant la fin de la semaine j'aurais renvoyé dans leurs trous tous ces bavards de Français, hurlant comme des chiens à l'attache ou des loups affamés. Mais il est temps d'agir,” ajouta-t-il en s'adressant au reste de la troupe. “Le brouillard s'épaissit avec rapidité, et nous n'avons tout juste que le temps de le rattraper en plaine, où il masquera notre marche. En cas de malheur pour moi, souvenez-vous d'avoir toujours le vent sur la joue gauche, ou plutôt suivez les Mohicans; de nuit ou de jour, ils sauront reconnaître leur chemin à la piste.”
        Il se mit alors à descendre le versant d'un pas assuré. Heyward aida aux deux soeurs à marcher, et au bout de quelques minutes ils se trouvèrent au bas de la montagne qu'ils avaient eu tant de peine à gravir, et presque en face d'une poterne percée dans la courtine occidentale du fort. Dans leur empressement, et favorisés par la nature du terrain, ils avaient devancé le brouillard qui s'étendait sur le lac, et force fut de s'arrêter jusqu'à ce que le camp de l'ennemi disparût sous un manteau de vapeurs.
        Les Mohicans profitèrent de ce délai pour faire une sortie hors du bois et aller reconnaître les environs; leur ami les suivit à distance, afin de savoir plus vite ce qu'ils auraient vu et d'y ajouter ses remarques personnelles. Il revint presque aussitôt, rouge de dépit et exhalant son désappointement à demi-voix et en termes peu mesurés.
        “Au diable ce finaud de Français!” dit-il. “N'a-t-il pas posté en travers du passage un piquet de Blancs et de Peaux-Rouges? Grâce au brouillard, nous pouvons tomber en plein sur eux tout aussi bien que passer à côté!
        -Il suffit d'un détour pour les éviter,” dit Heyward, “sauf à revenir dans le bon chemin.
        -Quand au milieu d'un brouillard on s'écarte une fois de la ligne qu'on doit suivre, qui peut savoir comment on la retrouvera? Les brumes de l'Horican ne ressemblent pas à la fumée d'une pipe ou d'un mousqueton.”
        Comme il parlait encore, un sifflement sourd s'entendit, et un boulet passa dans le taillis, frappa le tronc d'un arbre et rebondit à terre, la résistance qu'il avait déjà rencontrée lui ayant ôté une grande partie de sa force. Les deux Indiens suivirent de près l'arrivée de ce terrible message, et Uncas commença à discourir en delaware avec beaucoup de chaleur et d'action.
        “Cela est possible, mon garçon,” marmotta le chasseur quand il eut fini; “car une fièvre désespérée ne se traite pas comme un mal de dents. Marchons! le brouillard s'épaissit de plus en plus.
        -Un moment,” dit Heyward. “Expliquez-nous vos intentions.
        -Ce sera tôt fait,” répondit Oeil de Faucon, “et il n'y a pas grand espoir; mais un peu vaut mieux que rien. Vous voyez bien ce boulet,” ajouta-t-il en poussant du pied le projectile désormais inoffensif; “il est venu du fort jusqu'ici en labourant la terre; en l'absence de tout autre indice, nous allons suivre le sillon qu'il a tracé. Ainsi, assez causé et en avant, ou le brouillard venant à se dissiper nous laisserait au beau milieu de la route, où nous servirions de cible au feu des deux armées.”
        Reconnaissant que dans un moment si critique il fallait des actions et non des paroles, le major se plaça entre les deux soeurs afin de hâter leur marche, les yeux sur le guide afin de ne pas le perdre de vue. Celui-ci n'avait point exagéré l'intensité du brouillard, car avant d'avoir fait vingt pas, il devint difficile aux différents individus qui composaient la troupe de se distinguer l'un de l'autre.
        Ils avaient fait un petit circuit à gauche, et commençaient à incliner vers la droite; et déjà, selon le calcul d'Heyward, ils avaient parcouru la moitié de la distance qui les séparait du fort, lorsqu'une voix leur cria:
        “Qui va là?
        -Ne vous arrêtez pas!” dit tout bas Oeil de Faucon, en tirant de nouveau sur la gauche.
        Heyward répéta l'avis aux dames, pendant qu'éclatait la même interrogation menaçante.
        “C'est moi,” cria Duncan en entraînant rapidement les deux soeurs. “C'est moi!
        -Qui ça, moi, animal?
        -Un ami de la France.
        -Tu m'as plutôt l'air d'un ennemi. Arrête, ou, pardieu, je te ferai ami du diable!… Non? Feu, camarades, feu!”
        L'ordre fut exécuté aussitôt, et une vingtaine de coups de fusil partirent dans le brouillard. Heureusement on avait tiré au hasard, et les balles prirent une direction un peu différente de celle des fugitifs; cependant elles passèrent assez près pour qu'aux oreilles novices de David et des deux soeurs elles parussent siffler à quelques pouces de distance. De plusieurs côtés on répéta le “Qui vive?” et l'on entendit distinctement l'ordre non seulement de renouveler le feu, mais de faire une battue. Le major expliqua en quelques mots au chasseur ce que venaient de dire les Français, et ce dernier prit son parti sur-le-champ.
        “Faisons feu à notre tour,” dit-il; “ils croiront que c'est une sortie des assiégés et se retireront ou attendront des renforts.”
        Le plan était bien conçu, mais l'exécution ne réussit pas. A peine eurent-ils déchargé leurs armes que toute la plaine parut se couvrir de combattants. Ce fut un long roulement de coups de fusil, qui s'étendit depuis les rives du lac jusqu'aux confins de la forêt.
        “Nous allons attirer l'armée entière sur nous,” fit observer Heyward, “et ce sera une bataille générale. En avant, mon ami, dans votre intérêt comme dans le nôtre!”
        Oeil de Faucon ne demandait pas mieux, mais dans la confusion du moment, il avait changé de position et perdu sa route. En vain tournait-il au vent l'une et l'autre joue, il ne soufflait pas plus d'un côté que de l'autre.
        Dans ce mortel embarras, Uncas retrouva le sillon que le passage du boulet avait tracé sur trois petites fourmilières.
        “Laissez-moi en voir la direction!” dit Oeil de Faucon en se baissant pour l'examiner; puis il reprit sa marche en avant.
        Les cris, les jurements, les voix qui s'appelaient, et les coups de feu se succédaient rapidement, et de toutes parts. Soudain un vif éclat de lumière déchira le brouillard, qui se déroula en tourbillons épais, et la détonation du canon retentit dans la plaine, répétée par les échos mugissants de la montagne.
        “C'est du fort que l'on tire,” s'écria le chasseur en revenant sur ses pas; “et nous, comme des imbéciles, nous allions nous jeter dans la forêt sous le couteau des Maquas!”
        Aussitôt qu'ils se furent aperçus de leur méprise, ils se mirent à la réparer avec toute la promptitude possible. Duncan céda volontiers la protection de Cora au bras d'Uncas, que la jeune fille accepta sans difficulté. Une foule irritée cherchait à les atteindre, et à chaque instant ils étaient menacés d'être pris ou tués.
        “Point de quartiers aux coquins!” s'écriait un des plus acharnés qui semblait diriger la poursuite.
        Mais une voix forte se fit entendre du haut d'un bastion, commandant d'un ton d'autorité:
        “Tenez bon, braves du 60e! Attendez qu'on y voie un peu clair, et alors tirez bas et balayez le glacis.
        -Mon père, mon père!” s'écria une voix perçante, une voix de femme au milieu du brouillard. “C'est moi, Alice!… Oh! épargnez-nous! sauvez vos filles!
        -Arrêtez!” reprit la première voix avec un accent terrible de douleur paternelle. “C'est elle! Dieu m'a rendu mes enfants!… Ouvrez la poterne, et marchons à l'ennemi. Mais ne brûlez point une cartouche, vous tueriez mes enfants!… Chassons ces chiens de Français à la baïonnette!”
        Duncan entendit crier les gonds rouillés de la poterne, et s'élançant du côté d'où ce bruit était parti, il rencontra une longue file de soldats en habits rouges qui venaient sur le glacis. Il reconnut son bataillon du Royal-Américain, et, se mettant à la tête de ces braves, il eut bientôt balayé de devant le fort jusqu'aux moindres traces de ceux qui l'avaient poursuivi.
        Pendant quelques instants Cora et Alice, tremblantes, ne savaient que penser de cet abandon inattendu; mais avant qu'elles eussent eu le temps d'échanger une parole, un officier d'une taille presque gigantesque, aux cheveux blanchis par la guerre et les années, mais dont l'âge avait adouci l'air de fierté martiale, sortit brusquement du brouillard, et les pressa sur son coeur. De grosses larmes sillonnaient ses joues creuses et ridées, et il s'écria avec un fort accent écossais:
        “Je te rends grâces, ô Seigneur! Vienne maintenant le danger, ton serviteur est prêt!”

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        Augustin BrunaultAugustin Brunault
        Maître des clés

          Chapitre 15

          “Voyons ce que nous veut cet envoyé de France:
          Tout ce qu'il nous dira, je le connais d'avance.”
          Shakespeare, “Henri V.”

          Quelques jours se passèrent au milieu des privations, du tumulte et des périls d'un siège, que pressait avec vigueur un ennemi aux approches duquel Munro, le commandant du fort, ne pouvait opposer que d'insuffisants moyens de résistance. On eût dit que Webb, avec son armée qui restait endormie sur les rives de l'Hudson, avait totalement oublié la situation critique de ses compatriotes. Le chef des Français, Montcalm, avait rempli les bois environnants de ses bandes de sauvages, dont les hurlements allaient retentir dans le camp du général anglais, et y glacer le coeur d'hommes qui n'étaient déjà que trop disposés à s'exagérer la grandeur du péril.
          Il n'en était pas de même des défenseurs du fort William-Henry. Animés par les paroles de leurs chefs, et stimulés par leur exemple, ils avaient fait preuve de courage et soutenu leur ancienne réputation avec un zèle qui faisait honneur au caractère ferme et intrépide de leur commandant.
          Comme s'il eût eu assez des fatigues d'une longue marche à travers le désert pour se porter à la rencontre de l'ennemi, le général français, bien que d'une habileté éprouvée, avait négligé de s'emparer des hauteurs voisines, d'où les assiégés auraient pu être exterminés sans coup férir, et dont l'occupation, dans notre stratégie moderne, n'aurait pas été différée un seul instant. Ce mépris pour les positions dominantes, ou plutôt cette insouciance qui ne se donnait même pas la peine de les gravir, formait le côté faible des opérations militaires à cette époque. Peut-être faut-il en voir l'origine dans la simplicité des guerres indiennes, où la nature des combats et la profondeur des forêts rendaient l'usage des fortifications extrêmement rare et l'artillerie presque inutile. Cette indifférence s'est propagée jusqu'aux campagnes de la révolution, et c'est à elle qu'il faut attribuer la perte de l'importante forteresse de Ticonderoga, qui ouvrit à l'armée de Burgoyne un passage dans ce qui était alors le coeur du pays.
          Le touriste, le valétudinaire, ou l'amateur des beautés de la nature, qui parcourt aujourd'hui les lieux que nous avons essayé de décrire, pour y chercher son instruction, sa santé ou son plaisir, ne doit pas s'imaginer que ses ancêtres traversaient les massifs de montagnes ou luttaient contre les courants des rivières avec la même facilité. Souvent le transport d'une seule pièce d'artillerie équivalait au gain d'une victoire, si toutefois les difficultés du passage ne l'avaient pas séparée des munitions, son accompagnement nécessaire, de manière à n'en faire qu'un tube d'airain pesant et inutile.
          Les maux résultant de cet état de choses se faisaient vivement sentir à l'intrépide Ecossais qui défendait alors William-Henry. Quoique son adversaire eût négligé de s'emparer des hauteurs, il avait habilement établi ses batteries dans la plaine, et il veillait à ce qu'elles fussent bien servies. Les assiégés ne pouvaient lui opposer que les préparatifs imparfaits et précipités d'une forteresse perdue dans un désert; ils ne tiraient aucun secours de ces immenses nappes d'eau qui se prolongeaient jusque dans le Canada, tandis qu'elles ouvraient à l'ennemi un chemin des plus commodes.
          C'était vers la fin du cinquième jour du siège, le quatrième depuis qu'il était rentré dans le fort; le major Heyward profita de ce qu'on venait de battre la chamade, pour se rendre sur le rempart de l'un des bastions du côté de l'eau, afin d'y respirer un air frais et d'examiner quels progrès avait faits l'assiégeant. Il était seul, à l'exception du factionnaire qui se promenait près de là; car les canonniers avaient mis à profit la suspension momentanée de leur service pénible.
          La soirée était délicieusement calme, et l'air qui venait du lac, doux et rafraîchissant; singulier contraste de la nature qui, pour revêtir ses formes les plus suaves et les plus attrayantes, semblait saisir le moment où le canon avait cessé de tonner et de vomir la mort. Le soleil jetait sur cette scène l'éclat de ses derniers rayons, et l'on ne ressentait point cette chaleur oppressive qui appartient à la saison et au climat. Les montagnes apparaissaient couvertes de verdure, sous une lumière adoucie, ou à travers un rideau de transparentes vapeurs. Des nombreuses îles semées à la surface de l'Horican, les unes étaient basses, enfoncées et comme encadrées dans l'eau; les autres, planant au-dessus du liquide élément, s'élevaient comme des tertres de velours vert. Au sein de cet archipel, les amateurs de l'armée assiégeante se promenaient dans leurs barques légères, ou les laissaient flotter immobiles pour se livrer au plaisir de la pêche. Ce tableau était tout à la fois animé et tranquille. Tout ce qui appartenait à la nature était doux, grand et simple; le caractère et les mouvements de l'homme en complétaient l'harmonie.
          Deux pavillons blancs étaient arborés, l'un à un angle saillant du fort, l'autre à la batterie avancée des assiégeants; emblèmes de la trêve qui suspendait non seulement les actes, mais encore les sentiments hostiles des combattants. En arrière de ces drapeaux, flottaient en longs replis de soie les bannières rivales de France et d'Angleterre.
          Une centaine de Français, jeunes, gais, sans souci, s'occupaient à tirer un filet sur le rivage, à une proximité dangereuse du canon redoutable mais silencieux du fort, et l'écho répétait leurs cris de joie. Les uns accouraient, empressés de se livrer à une partie de pêche; d'autres, poussés par la curiosité mobile de leur nation, gravissaient péniblement les collines du voisinage. Ces exercices et ces jeux avaient pour spectateurs oisifs mais non indifférents les soldats en faction ou de garde, ainsi que les assiégés eux-mêmes. Cà et là, un peloton de service entonnait une chanson, ou formait une danse autour de laquelle venaient se ranger, dans un muet étonnement, les sauvages attirés du fond des bois. Tout enfin annonçait un jour de plaisir et de fête plutôt qu'une heure dérobée aux dangers et aux fatigues d'une guerre acharnée.
          Duncan s'était arrêté à contempler ce spectacle, lorsqu'un bruit de pas attira son attention vers le glacis faisant face à la poterne dont il a été parlé. Il s'avança à l'angle du bastion, et vit Oeil de Faucon qui s'approchait du fort sous la conduite d'un officier français.
          Le chasseur avait le visage défait et soucieux; on devinait à son air abattu qu'il ressentait profondément l'humiliation d'être tombé au pouvoir de l'ennemi. Il n'avait point son arme favorite, et ses mains étaient attachées derrière son dos avec des lanières en cuir de daim. Depuis peu il y avait eu entre les parties belligérantes un si fréquent échange de parlementaires, qu'en portant ses regards sur ce groupe, le major s'attendait à voir encore un officier chargé d'un message de ce genre; mais dès qu'il eut reconnu la haute taille et les traits sévères de son ancien guide, il tressaillit de surprise, et se hâta de descendre dans l'enceinte du fort.
          Mais, en route, un bruit de voix connues donna un moment le change à ses idées. A l'angle rentrant du bastion, il rencontra les deux filles de Munro, qui se promenaient le long du parapet pour jouir, comme lui, de la fraîcheur du soir. Il ne les avait pas revues depuis leur retour; il les avait quittées dans un état de surexcitation et d'épuisement, et à présent il les retrouvait brillantes d'enjouement et de beauté, sinon sans un mélange de trouble et d'inquiétude. Il ne faut donc pas s'étonner si le jeune officier, en les voyant paraître, oublia tout pour leur adresser la parole. Toutefois l'aimable et vive Alice ne lui en laissa pas le temps.
          “Ah! le voici, l'infidèle et déloyal chevalier qui abandonne les dames au milieu de la lice pour aller courir les hasards d'un combat!” lui cria-t-elle, en affectant un air de reproche que démentaient, d'une manière si flatteuse, ses yeux, son sourire et ses mains tendues vers lui. “Nous avons passé des jours, que dis-je? des siècles, à attendre que vous vinssiez à nos pieds implorer le pardon de votre désertion ou plutôt de votre fuite; car vous avez véritablement fui, comme jamais daim, dirait notre digne ami Oeil de Faucon, ne fuira de sa vie.
          -C'est là une façon d'Alice,” ajouta sa soeur, “de vous exprimer nos remerciements et notre reconnaissance. A dire vrai, nous avons été un peu surprises que vous vous soyez si rigoureusement tenu éloigné d'une maison où la reconnaissance d'un père aurait ajouté quelque prix à celle de ses filles.
          -Votre père m'en est témoin,” répondit Duncan, “bien qu'éloigné de votre présence, j'ai travaillé du moins à votre sécurité. La possession de ce village de tentes,” ajouta-t-il, en montrant du doigt le camp retranché, “a été chaudement disputée, et qui est maître de cette position a la certitude de l'être également du fort et de tout ce qu'il contient. C'est là que j'ai passé mes jours et mes nuits depuis que nous nous sommes quittés, parce que c'était là que le devoir m'appelait. Mais si j'avais pu prévoir qu'on donnerait une telle interprétation à ce que je regardais comme la conduite d'un soldat, ma confusion eût été pour moi un nouveau motif d'absence.
          -Heyward! Duncan!” s'écria Alice, et en même temps elle se penchait en avant pour lire le fond de sa pensée sur son visage qu'il détournait à demi; une boucle de ses cheveux blonds, retombant sur sa joue, en faisait ressortir le merveilleux incarnat, et dissimulait une larme qui perlait au bord de ses cils. “Si je croyais que cette langue étourdie vous eût causé la moindre peine, je la condamnerais au silence! Cora peut dire, si elle y consent, quelle a été l'énergie et même la vive émotion de notre reconnaissance.
          -Cora est-elle disposée à confirmer ces paroles?” demanda Duncan, un sourire épanoui sur les lèvres. “Quel est l'arrêt de notre grave soeur? Trouvera-t-elle dans l'ardeur du soldat un motif suffisant pour excuser la négligence du chevalier?”
          Cora, au lieu de répondre, tourna son visage vers le lac, et parut occupée à contempler ce qui s'y passait. Lorsque ses yeux se reportèrent sur le jeune homme, ils étaient pleins d'une expression douloureuse qui bannit de l'esprit d'Heyward toute autre pensée que celle d'une tendre sollicitude.
          “Vous n'êtes pas bien, ma chère miss Munro,” s'écria-t-il; “nous badinons pendant que vous souffrez.
          -Ce n'est rien,” répondit-elle en refusant doucement son bras par une réserve toute féminine. “Je ne vois pas les brillantes perspectives du tableau de la vie du même oeil que cette naïve et ardente enthousiaste,” ajouta-t-elle, en caressant le bras de sa soeur. “Que voulez-vous! c'est l'amer résultat de l'expérience, et peut-être aussi un malheur de mon caractère.”
          Puis faisant effort sur elle-même, comme si elle eût pris la résolution d'étouffer toute faiblesse humaine sous le sentiment du devoir:
          “Regardez autour de vous, major Heyward,” continua-t-elle, “et dites-moi quel spectacle est celui-là pour la fille d'un soldat, qui n'a pas de bonheur plus grand que son honneur et sa gloire militaire.
          -Cette gloire,” repartit l'officier avec chaleur, “ne sera point ternie par des circonstances dont il n'est pas le maître. Mais vous venez de me rappeler à mon devoir. Je vais trouver votre père, afin de connaître sa décision sur des objets de la plus haute importance pour la défense de cette place. Que la bénédiction de Dieu vous accompagne dans toutes les situations de la vie, noble Cora! Laissez-moi vous nommer ainsi.” Elle lui présenta sa main sans hésiter, mais ses lèvres frémissaient et ses joues se couvrirent peu à peu d'une extrême pâleur. “N'importe où le sort vous placera, vous serez partout, j'en suis certain, l'ornement et l'honneur de votre sexe. Adieu, Alice.” Ici l'accent de la tendresse remplaça celui de l'admiration. “Adieu, Alice! Nous nous reverrons bientôt comme vainqueurs, j'espère, et au milieu des réjouissances!”
          Sans attendre aucune réponse, il descendit les marches de l'escalier où l'herbe poussait entre les pierres, descendit et, traversant rapidement la place d'armes, il se trouva bientôt en présence du commandant.
          Munro se promenait à grands pas et d'un air soucieux dans son appartement.
          “Vous avez prévenu mes désirs, major Heyward,” dit-il; “j'allais vous faire appeler.
          -Je suis fâché, Monsieur,” répondit le jeune homme, “que le messager que je vous avais si chaudement recommandé soit rentré ici sous l'escorte des Français. On n'a pas lieu, je l'espère, de suspecter ses intentions?
          -La fidélité de la Longue Carabine m'est connue; elle est au-dessus de tout soupçon, quoique son bonheur légendaire semble l'avoir abandonné. Montcalm l'a surpris et, avec la maudite politesse de sa nation, il me l'a renvoyé en me faisant dire que, “sachant en quelle estime je tenais les services du drôle, il se ferait scrupule de m'en priver plus longtemps”. C'est une façon jésuitique, major, d'accabler un homme sous le poids de ses infortunes.
          -Mais le général Webb et ses renforts?
          -Avez-vous regardé vers le sud en entrant, et n'avez-vous rien vu arriver?” riposta le vieux soldat avec un rire plein d'amertume. “Allons, allons! vous êtes un jeune impatient; laissez donc à ces messieurs le temps de venir.
          -Ils viennent donc? Est-ce là ce que rapporte l'éclaireur?
          -Quand arriveront-ils, et par quelle route, voilà ce qu'il a oublié de m'apprendre, l'imbécile! Il paraît aussi qu'il y a une lettre, et c'est le seul point agréable de l'affaire. Car si la missive contenait des nouvelles fâcheuses, la courtoisie habituelle de votre marquis de Montcalm, -un de nos seigneurs d'Ecosse en achèterait à la douzaine de ces marquisats-là,- l'aurait certainement obligé à nous en faire part.
          -Ainsi il garde le message et renvoie le messager?
          -Oui précisément, et cela par suite de ce que vous appelez sa bonhomie. Je gagerais, si la chose en valait la peine, que le grand-père du marquis a enseigné l'art illustre de la danse.
          -Et que dit l'éclaireur? Il a des yeux, des oreilles et une langue; quel est son rapport?
          -Oh! en fait d'organes la nature l'a bien doué, et il lui est permis de raconter tout ce qu'il a vu et entendu. En voici le sommaire: il y a sur les bords de l'Hudson un fort appartenant à Sa Majesté, nommé Edouard, en l'honneur de Sa Grâce et Altesse le duc d'York, et qui est garni de troupes, comme une place de cette importance doit l'être.
          -N'y avait-il aucun mouvement, aucun signe qui annonçât l'intention de venir à notre secours?
          -Il y avait parade le matin et le soir; et quand l'un des miliciens de la colonie, -le dicton vous est connu, Duncan, vous qui êtes à moitié Ecossais,- quand l'un d'eux laissait tomber sa poudre sur la marmite, si elle touchait le charbon elle prenait feu!”
          Quittant ce ton de plaisanterie amère pour en prendre un plus grave et mieux en rapport avec sa situation, le vétéran poursuivit:
          “Et pourtant il peut, il doit y avoir dans cette lettre quelque chose qu'il serait urgent de connaître.
          -Il faut se décider au plus vite,” dit Heyward, qui profita de ce changement d'humeur pour en venir à l'objet principal de leur entrevue. “Je ne saurais vous cacher, Monsieur, que le camp retranché n'est plus en état de tenir longtemps, et, je suis fâché de l'ajouter, les choses ne paraissent pas aller mieux dans le fort; la moitié au moins de nos canons est hors de service.
          -Eh! pourrait-il en être autrement? Les uns ont été repêchés dans le fond du lac; d'autres se sont rouillés dans les bois depuis la découverte du pays; d'autres enfin, au lieu d'être des canons, sont tout au plus des joujoux de corsaire! Comptiez-vous donc avoir dans ce désert, à mille lieues de l'Angleterre, le parc d'artillerie de Woolwich?
          -Nos murs vont s'écrouler sur nos épaules, et les vivres commencent à être rares,” continua Heyward sans s'arrêter à cette nouvelle explosion de colère. “Les hommes commencent même à donner des signes de mécontentement et d'alarme.
          -Major Heyward,” dit Munro en se tournant vers le jeune officier avec la double dignité de son âge et de son grade, “c'est en vain que j'aurais blanchi pendant un demi-siècle au service de Sa Majesté si j'ignorais ce que vous me rapportez ainsi de l'état critique où nous nous trouvons; quoi qu'il en soit, nous devons tout à l'honneur des armes du roi, et aussi quelque chose au nôtre. Tant qu'il y aura espoir d'être secouru, je défendrai la place, ne me restât-il en fait de munitions que les cailloux des bords du lac. Il est donc de toute nécessité que j'aie connaissance de cette lettre, afin d'être au courant des intentions du général Webb.
          -Puis-je en ce cas vous être de quelque utilité?
          -Oui, Monsieur, vous le pouvez. Le marquis de Montcalm a ajouté à ses autres civilités celle de m'inviter à une entrevue personnelle qui aurait lieu entre le fort et son camp; il voudrait, à ce qu'il prétend, me communiquer quelques renseignements nouveaux. Or, il ne serait pas prudent, à mon avis, de montrer trop d'empressement à me porter à sa rencontre, et j'avais pensé à me faire remplacer par un officier de marque tel que vous, car, après tout, ce serait un affront pour l'honneur de l'Ecosse de se laisser vaincre en courtoisie par un étranger.”
          Sans prendre l'inutile peine de discuter les mérites comparatifs de la politesse entre pays différents, Heyward consentit volontiers à représenter son supérieur dans l'entrevue projetée. Une conversation longue et confidentielle s'ensuivit dans laquelle il reçut d'amples instructions dictées par l'expérience; après quoi, il prit congé.
          Comme Duncan n'agissait qu'au nom du commandant du fort, on mit naturellement de côté le cérémonial qui aurait accompagné une entrevue des deux chefs des forces ennemies. La suspension d'armes durait encore, et dix minutes s'étaient à peine écoulées quand Heyward, après un roulement de tambour, sortit par la poterne, précédé d'un drapeau blanc. Il fut reçu avec les formalités d'usage par l'officier qui commandait les avant-postes français, et conduit immédiatement à la tente du général placé à la tête de l'armée au Canada.
          Cet illustre capitaine était, à l'entrée de Duncan, entouré de ses principaux officiers et d'une troupe de chefs indiens qui l'avaient suivi dans cette expédition avec les guerriers de leurs diverses tribus. Notre envoyé s'arrêta court lorsqu'à un coup d'oeil jeté sur le groupe des Peaux-Rouges, il aperçut le visage pervers de Magua, qui le regardait avec l'attention calme et sombre particulière à ce rusé sauvage. Une exclamation de surprise pensa lui échapper; mais se rappelant à propos la mission dont il était chargé et en présence de qui il se trouvait, il réprima tout signe d'émotion et se tourna vers le général, qui avait déjà fait un pas pour le recevoir.
          Le marquis de Montcalm était, à cette époque, dans la force de l'âge, et nous pouvons ajouter, à l'apogée de sa fortune. Mais, dans cette situation élevée, il se distinguait autant par une observance scrupuleuse des formes de la politesse que par ce courage chevaleresque qui, deux ans plus tard, lui coûta la vie dans les plaines d'Abraham. Duncan, en détournant les yeux de la physionomie farouche de Magua, les reposa avec plaisir sur les traits gracieux et prévenants, l'air noble et martial du général français.
          “Monsieur,” dit celui-ci, “j'ai beaucoup de plaisir à… Eh mais, où est cet interprète?
          -Je crois, Monsieur, qu'il ne sera pas nécessaire,” répondit modestement Heyward; “je parle un peu français.
          -Ah! j'en suis bien aise,” dit Montcalm, et prenant familièrement Duncan par le bras, il le conduisit à l'extrémité de la tente où ils pouvaient s'entretenir sans nul risque d'être entendus. “Je déteste ces fripons-là; on ne sait jamais sur quel pied on est avec eux… Eh bien, Monsieur, quoique j'eusse été fort honoré de recevoir votre commandant, je me félicite qu'il ait jugé à propos d'envoyer à sa place un officier aussi distingué que vous l'êtes, et aussi aimable, je n'en doute pas.”
          Le major fit un profond salut, flatté de ce compliment, en dépit de l'héroïque résolution qu'il avait prise de ne pas se laisser entraîner par la ruse ou la politesse à oublier les intérêts de son souverain.
          Après un instant de réflexion, Montcalm continua de la sorte:
          “Votre commandant est un brave soldat, et parfaitement capable de résister à mes attaques. Mais, Monsieur, n'est-il pas temps de prendre un peu conseil de l'humanité et un peu moins de votre courage? L'une n'est pas moins nécessaire que l'autre au caractère d'un héros.
          -Ces qualités sont inséparables, et nous les jugeons telles,” répondit Heyward en souriant; “mais tant que nous trouverons dans votre ardeur mille motifs pour stimuler l'une, nous ne verrons pas d'occasion pressante pour exercer l'autre.”
          Montcalm, à son tour, s'inclina légèrement, mais de l'air d'un homme blasé sur la flatterie.
          “Il est possible que mes lunettes d'approche m'aient trompé,” ajouta-t-il, “et que vos remparts offrent à notre canon plus de résistance que je ne l'aurais supposé. Connaissez-vous l'état de nos forces?
          -Les rapports varient à cet égard,” dit Heyward nonchalamment; “néanmoins l'estimation la plus élevée les porte à peine à vingt mille hommes.”
          Le général se mordit les lèvres, et regarda fixement son interlocuteur comme pour lire dans sa pensée; puis, avec une aisance qui lui était particulière, et comme s'il eût reconnu la justesse d'une assertion à laquelle il voyait bien que Duncan n'ajoutait pas foi:
          “Cela ne fait pas honneur à la vigilance d'un soldat,” dit-il; “mais, il faut l'avouer, Monsieur, nous ne pourrons jamais, en dépit de nos efforts, déguiser notre nombre. Si la chose était possible, il semble que ce devrait être surtout au milieu de ces forêts… Quoique vous pensiez qu'il est encore trop tôt pour prêter l'oreille à la voix de l'humanité,” ajouta-t-il en souriant d'un air fin, “il m'est permis de croire qu'un jeune homme ne saurait rester sourd à celle de la galanterie. Les filles du commandant, à ce que j'ai appris, sont entrées dans le fort depuis qu'il est investi?
          -Cela est vrai, Monsieur; mais, loin d'émousser nos efforts, elles sont les premières à donner l'exemple du courage. Si la fermeté suffisait pour repousser les attaques d'un capitaine aussi habile que le marquis de Montcalm, je ne balancerais pas à confier la défense de William-Henry à l'aînée de ces dames.
          -Nous avons dans nos lois saliques une disposition fort sage qui empêche la couronne de France de tomber jamais en quenouille,” répliqua Montcalm sèchement et avec un peu de hauteur; puis revenant à ses façons affables, il ajouta: “Comme toutes les nobles qualités sont héréditaires, je ne fais pas difficulté de vous croire; pourtant, je vous le répète, la bravoure a ses limites et l'humanité ses droits. Je présume, Monsieur, que vous êtes autorisé à traiter de la reddition de la place?
          -Votre Excellence a-t-elle si mauvaise opinion de notre défense, qu'elle juge cette mesure nécessaire?
          -Je serais fâché de voir se prolonger la défense de manière à irriter mes amis rouges,” continua Montcalm, en portant ses regards vers le groupe grave et attentif des Indiens, et sans paraître avoir compris la question de son interlocuteur; “même aujourd'hui, ce n'est pas sans peine que je les oblige à respecter les usages de la guerre.”
          Heyward garda le silence, car un souvenir pénible lui rappela les dangers auxquels il venait d'échapper, et il songea à ces deux êtres sans défense qui avaient partagé toutes ses souffrances.
          “Ces messieurs-là,” dit Montcalm, en poursuivant l'avantage qu'il croyait avoir obtenu, “sont on ne peut plus redoutables quand on les pousse à bout, et vous n'ignorez pas combien il est difficile alors de retenir leur fureur. Eh bien, Monsieur, parlerons-nous des termes de la capitulation?
          -Je crains qu'on n'ait trompé Votre Excellence sur la force de William-Henry et sur les ressources de sa garnison.
          -Ce n'est pas Québec que j'assiège, mais une bicoque de terre défendue par un peu plus de deux mille braves gens.”
          Telle fut la réplique polie mais laconique de Montcalm.
          “Nos remparts sont de terre, cela est vrai, et ils n'ont pas pour assises les roches du cap Diamant; mais ils s'élèvent sur ce même rivage qui a été si fatal à Dieskau et à sa vaillante troupe. Il y a aussi un corps d'armée considérable campé à quelques heures de marche, et que nous comptons parmi nos moyens de défense.
          -Bah! de six à huit mille hommes tout au plus,” reprit Montcalm avec une indifférence bien jouée; “et celui qui les commande juge plus prudent de les retenir au camp que de les mettre en campagne.”
          Ce fut alors le tour d'Heyward de se mordre les lèvres de dépit, en entendant Montcalm parler avec tant d'indifférence d'un corps d'armée dont il savait qu'on exagérait la force.
          Tous deux réfléchirent quelque temps en silence; puis le marquis reprit la parole en insistant de nouveau sur la nécessité d'une capitulation, dont il croyait que l'officier anglais était venu lui proposer les termes. De son côté, celui-ci essaya d'imprimer à la conversation une tournure qui donnât au général l'occasion de laisser échapper quelque allusion à la lettre interceptée. L'artifice ne réussit ni à l'un ni à l'autre; et après une conférence vainement prolongée, le major se retira, emportant une haute opinion de la politesse et des talents du général ennemi, mais aussi peu avancé qu'à son départ sur ce qu'il aurait souhaité d'apprendre. Montcalm l'accompagna jusqu'à l'entrée de sa tente, en renouvelant son invitation au commandant du fort de lui accorder au plus tôt une entrevue sur le terrain intermédiaire qui séparait les deux armées.
          Là-dessus ils se séparèrent, et Duncan retourna, sous la même escorte, aux avant-postes français, d'où il se rendit aussitôt dans le fort, puis au quartier du commandant.

          #148485
          Augustin BrunaultAugustin Brunault
          Maître des clés

            Chapitre 16

            “Ouvrez donc cette lettre, et puis vous combattrez.”
            Shakespeare, “le Roi Lear.”

            Munro était seul avec ses filles quand le major entra dans son appartement.
            Alice était assise sur ses genoux, gravement occupée à séparer, de ses doigts mignons, les cheveux blancs sur le front du vieillard; et s'il faisait mine de se fâcher de son enfantillage, elle apaisait par un baiser sa feinte colère. Debout près d'eux, la sérieuse Cora s'amusait de ce spectacle, et regardait le badinage de sa jeune soeur avec cette tendresse toute maternelle qui caractérisait son affection pour elle. Dans le charme attendrissant de cette réunion de famille, elles semblaient avoir perdu la mémoire et des dangers qu'elles avaient naguère courus et de ceux qui les menaçaient encore. On eût dit que tous trois profitaient de cette courte trêve pour consacrer un instant aux affections les plus pures; les filles oubliaient leurs craintes, et le vétéran ses inquiétudes dans le calme et la sécurité de ce moment.
            Duncan qui, plein d'empressement à venir rendre compte de sa mission, était entré sans se faire annoncer, s'arrêta sur le seuil de la chambre, spectateur inaperçu et charmé d'un délicieux tableau. Mais les yeux actifs et mobiles d'Alice virent son image qui se réfléchissait dans une glace; elle quitta en rougissant les genoux de son père, et s'écria avec l'accent de la surprise:
            “Le major Heyward!
            -Eh bien, qu'y a-t-il? Je l'ai envoyé bavarder un peu avec le général français… Ah! c'est vous, Monsieur! On voit bien que vous êtes jeune et ingambe. Allons, friponne, laissez-nous. Comme si un soldat n'avait pas assez de soucis, sans qu'on vienne encore remplir son camp de caillettes de votre espèce.”
            Cora sortit la première de l'appartement, où elle vit que leur présence n'était plus qu'un embarras, et Alice la suivit en riant.
            Au lieu de demander à Heyward le résultat de sa mission, le vieil Ecossais se mit à marcher à grands pas, les mains derrière le dos et la tête baissée. Enfin il leva des yeux où brillait toute la tendresse d'un père.
            “Deux excellentes filles, Heyward,” s'écria-t-il, “et dont tout le monde serait fier!
            -Ce n'est pas d'hier, colonel, que vous connaissez mon opinion sur ces demoiselles, et…
            -Sans doute, mon garçon, sans doute,” interrompit l'impatient vieillard. “Le jour de votre arrivée au fort, vous alliez même m'ouvrir plus franchement votre coeur sur ce sujet; mais je n'ai pas cru alors qu'il convînt à un vieux soldat de parler de mariage et de félicité conjugale, lorsqu'il était menacé de voir les ennemis de son roi assister aux noces sans en être priés. Mais j'avais tort, Duncan; j'avais tort, mon enfant, et me voici prêt à entendre ce que vous avez à me dire.
            -Malgré tout le plaisir que me cause une telle assurance, Monsieur, j'ai à vous entretenir du message que Montcalm…
            -Au diable ce Français et toute son armée, Monsieur!” s'écria le vétéran en s'armant d'un front sévère. “Il n'est pas encore maître de William-Henry, et il ne le sera jamais, pourvu que Webb fasse son devoir. Non, non, Dieu merci, nous n'en sommes pas encore réduits à une telle extrémité qu'on puisse dire Munro trop préoccupé pour songer à ses petites affaires de famille. Duncan, votre mère était la fille unique de mon meilleur ami; je puis maintenant vous entendre, rien ne saurait m'en empêcher, lors même que tous les chevaliers de Saint-Louis, réunis en corps à la poterne, imploreraient de moi la faveur d'un moment d'audience! Belle chevalerie, Monsieur, que celle qui s'achète avec des tonneaux de sucre! Et vos marquisats de deux sous, qu'en dirons-nous? En fait d'honneur et d'antiquité, parlez-moi de l'ordre du Chardon; c'est là le véritable “nemo me impune lacesset” de la chevalerie. Plusieurs de vos ancêtres, Duncan, en ont été revêtus, et ils étaient l'orgueil de la noblesse d'Ecosse.”
            Heyward, qui s'aperçut que le colonel se faisait un malin plaisir de manifester son mépris pour le message du général français, feignit de se prêter à une fantaisie qu'il savait devoir être de courte durée; en conséquence, il répondit avec autant de sang-froid qu'il lui était possible d'en témoigner sur un pareil sujet:
            “Vous le savez, Monsieur, ma demande avait pour but d'obtenir de vous l'honneur de me dire votre fils.
            -A la bonne heure, mon garçon, voilà des paroles claires et intelligibles! Mais dites-moi, Monsieur, avez-vous été aussi clair avec l'enfant?
            -Non, sur ma parole!” s'écria vivement le major. “J'aurais abusé de votre confiance en tirant avantage de ma position pour lui ouvrir mon coeur.
            -Ce sont là les sentiments d'un honnête homme, major Heyward, et je les trouve bien à leur place. Quant à Cora, c'est une fille discrète, supérieure et d'un esprit trop éclairé, pour avoir besoin de la tutelle de personne, même d'un père.
            -Cora?
            -Oui, Cora! De quoi parlons-nous, Monsieur? De vos prétentions à la main de miss Munro, n'est-ce pas?
            -Pourtant,” dit Duncan, que son embarras faisait balbutier, “je… je… ne croyais pas… avoir prononcé son nom.
            -Et de qui donc, major Heyward, venez-vous me demander la main?” reprit le vieux militaire en se redressant avec toute la dignité de l'orgueil blessé. “Expliquez-vous.
            -Vous avez une autre fille, et non moins charmante.
            -Alice!” s'écria le père, dont l'étonnement égalait celui avec lequel Duncan venait tout à l'heure de répéter le nom de sa soeur. “Alice!
            -C'est à elle que j'aspirais, Monsieur.”
            Le jeune homme attendit en silence le résultat de l'effet extraordinaire produit par une déclaration tout à fait inattendue, à ce qu'il semblait. Pendant quelques minutes, Munro parcourut la chambre à grands pas et avec agitation; sa figure sévère se contractait d'une manière convulsive, et toutes ses facultés paraissaient absorbées dans la pensée qui l'occupait. Enfin, il s'arrêta en face du major, le regarda fixement, et lui dit avec une émotion qui rendait ses lèvres tremblantes:
            “Duncan Heyward, je vous ai aimé pour l'amour de celui dont le sang coule dans vos veines; je vous ai aimé pour vos qualités personnelles; enfin je vous ai aimé, parce que j'ai cru que vous contribueriez au bonheur de mon enfant. Eh bien, toute cette affection se tournerait en haine si j'étais sûr de la réalité de ce que j'appréhende par-dessus tout.
            -A Dieu ne plaise qu'aucune de mes actions ou de mes pensées amène un pareil changement!” s'écria le jeune homme, qui ne broncha pas sous le regard pénétrant du vieux guerrier.
            Sans réfléchir à l'impossibilité où était Heyward de comprendre des sentiments enfouis dans les profondeurs de son âme, Munro se laissa fléchir à la ferme contenance qu'il observa en lui, et ce fut d'un ton beaucoup plus doux qu'il reprit la parole.
            “Vous voudriez être mon fils,” dit-il, “et vous ignorez l'histoire de celui que vous désirez appeler votre père. Asseyez-vous, jeune homme, et je vous découvrirai, aussi brièvement qu'il me sera possible, les blessures qui font encore saigner mon coeur.”
            En ce moment, le message de Montcalm était complètement oublié aussi bien par le porteur que par le destinataire. Chacun d'eux approcha une chaise, et tandis que le vétéran semblait avec douleur recueillir ses pensées, le jeune officier, dévorant son impatience, prit l'air et l'attitude d'une attention respectueuse.
            “Vous savez, major Heyward,” dit enfin le colonel, “que ma famille est ancienne et honorable, quoique l'état de ses biens ne répondît pas à son rang. J'avais à peu près votre âge, lorsque j'engageai ma foi à Alice Graham, fille unique d'un laird voisin, qui avait quelque fortune. Cette alliance répugnait à son père, non seulement à cause de ma pauvreté, mais par d'autres motifs encore. Je fis donc ce qu'un honnête homme devait faire, je rendis à la jeune fille sa foi, quittai l'Ecosse et entrai au service du roi. J'avais visité bien des climats, et déjà mon sang avait coulé dans des contrées bien diverses, quand mon devoir m'appela aux Indes occidentales. Là le hasard voulut que j'eusse des relations avec une jeune personne, que j'épousai dans la suite et qui me rendit père de Cora. Elle était fille d'un propriétaire du pays, dont la femme avait le malheur, si c'en est un,” ajouta le vieillard avec fierté, “de descendre, quoique à un degré éloigné, de cette classe infortunée, lâchement réduite en esclavage pour fournir aux besoins et au luxe d'une société corrompue. Oui, Monsieur, c'est là l'un des maux qu'a entraînés pour l'Ecosse son union anti-naturelle avec l'Angleterre, nation étrangère et commerçante. Mais s'il se rencontrait un homme qui osât reprocher à mon enfant son origine, il sentirait le poids du courroux d'un père! Ah! major Heyward, vous êtes né dans les colonies du Sud, où l'on considère ces infortunés comme une race inférieure à la nôtre.
            -Malheureusement,” dit Duncan, embarrassé et n'osant lever les yeux, “ce n'est que trop vrai.
            -Et vous en faites à ma fille un sujet de reproche?” demanda Munro, d'une voix qui trahissait à la fois sa colère et sa susceptibilité paternelle. “Vous dédaignez de mêler le sang des Heyward à son sang avili, quelque charmante, quelque vertueuse qu'elle soit?
            -Dieu me garde, colonel, d'un préjugé si indigne de la raison,” répondit Duncan, chez qui pourtant l'éducation avait enraciné ce préjugé au point de lui paraître un fruit de nature. “La douceur, la beauté, la grâce enchanteresse de la plus jeune de vos filles, plaident assez en faveur de mon choix, sans qu'il soit besoin de m'imputer une injustice.
            -Vous avez raison, Monsieur,” reprit le vieillard, qui s'était de nouveau radouci; “cette enfant est l'image de ce qu'était sa mère dans sa jeunesse et avant qu'elle eût connu le chagrin. Quand la mort m'eut enlevé ma femme, j'étais riche et je revins en Ecosse. Le croiriez-vous, Duncan? J'y retrouvai ma fiancée. Cet ange de douleur languissait depuis vingt ans dans le célibat, et pour qui? pour un ingrat qui avait pu l'oublier! Elle fit plus, mon ami: elle pardonna mon manque de foi, et, aucun obstacle n'existant plus à notre mariage, elle m'épousa.
            -Et devint mère d'Alice!”
            La vivacité de cette exclamation aurait pu être remarquée dans un moment où Munro eût été moins absorbé dans ses pénibles souvenirs.
            “Vous l'avez dit, ce fut la mère d'Alice,” répéta le vieillard dont le visage s'assombrit de plus en plus; “et elle paya cher le présent qu'elle venait de me faire. Mais elle habite le séjour des justes, Monsieur, et il ne sied point à un homme qui a déjà un pied dans la tombe de plaindre un sort si désirable. Notre bonheur ne dura qu'une année; c'était bien peu pour une femme qui avait vu sa jeunesse s'écouler dans une affliction sans espérance.”
            Il y avait dans la douleur du vieux guerrier quelque chose de si imposant, de si sévère, qu'Heyward n'osa risquer un seul mot de consolation. Munro semblait ne plus s'apercevoir de sa présence; ses traits bouleversés exprimaient la déchirante amertume de ses regrets; de grosses larmes sillonnaient ses joues.
            D'un mouvement brusque, il reprit l'empire de lui-même, se leva, et, après avoir fait un tour dans la chambre, il se rapprocha de Duncan avec cet air de dignité militaire qui lui était familier.
            “Major Heyward,” demanda-t-il, “n'avez-vous pas quelque chose à me dire de la part du marquis de Montcalm?”
            Duncan tressaillit à son tour, et commença aussitôt, d'une voix embarrassée, à rendre compte de sa mission dont il avait à moitié oublié les détails. Nous ne reviendrons pas sur la manière évasive et polie dont le général français avait déconcerté toutes les tentatives d'Heyward pour tirer de lui le sens de la communication qu'il se proposait de faire, ainsi que sur le message formel et courtois par lequel il donnait à entendre au commandant, qu'à moins de venir recevoir cette communication en personne, il n'en obtiendrait aucune.
            Pendant que Munro prêtait l'oreille au rapport circonstancié de son subordonné, l'émotion du père faisait insensiblement place aux obligations que lui imposait son devoir militaire, et quand le major eut terminé, il ne vit plus devant lui que le vétéran blessé dans sa fierté de soldat.
            “En voilà assez, major Heyward!” s'écria-t-il en courroux. “Oui, assez pour écrire un volume de commentaires sur la civilité française! Ce monsieur m'invite à une conférence, et quand je lui envoie un officier capable de me représenter, car vous l'êtes, Duncan, malgré votre jeunesse, il me répond par une énigme.
            -Il est possible qu'il ait eu de votre remplaçant une opinion moins favorable que vous, mon cher colonel,” reprit Heyward en souriant. “Rappelez-vous d'ailleurs que son invitation, qu'il m'a chargé de vous réitérer, était adressée au gouverneur du fort et non à son lieutenant.
            -Eh bien, Monsieur, est-ce qu'un substitut n'est pas revêtu de tout le pouvoir, de toute la dignité de celui dont il tient la place?… Il veut conférer avec Munro en personne! Ma foi, j'ai presque envie de faire ce qu'il me demande, ne fût-ce que pour lui montrer la fermeté de notre contenance en dépit de la force de son armée et de ses sommations. Le coup ne serait peut-être pas d'une mauvaise politique. Qu'en pensez-vous, jeune homme?”
            Duncan, persuadé qu'il était de la dernière importance de connaître au plus tôt le contenu de la lettre saisie sur l'éclaireur, ne manqua pas d'applaudir à cette idée.
            “Sans nul doute,” réplique-t-il, “la vue de notre indifférence ne serait guère propre à lui inspirer de la confiance.
            -Vous n'avez jamais dit plus grande vérité… Je voudrais, Monsieur, qu'il mît nos fortifications à l'épreuve, en plein jour et dans l'appareil d'un assaut: c'est une manière infaillible de s'assurer des qualités de l'ennemi, et de beaucoup préférable au système de battre en brèche qu'il a adopté. On a fait perdre à la guerre son caractère de grandeur et de virilité, major Heyward, avec les inventions de votre monsieur de Vauban. Nos ancêtres étaient bien supérieurs à cette poltronnerie scientifique.
            -Je ne dis pas non, Monsieur, mais nous n'en sommes pas moins forcés d'opposer la science à la science. Que décidez-vous au sujet de l'entrevue?
            -Je m'aboucherai avec le Français sans crainte ni retard, avec la promptitude qui convient à un serviteur de mon royal maître. Allez, major, faites sonner un petit air de musique, et envoyez avertir de mon arrivée. Nous suivrons de près avec une escorte; car on doit le respect à quiconque a charge de l'honneur du roi. Et à ce propos, Duncan,” ajouta-t-il à demi-voix, bien qu'ils fussent seuls, “il serait prudent d'avoir un renfort sous la main, au cas où il y aurait au fond de tout cela quelque trahison.”
            Le jeune officier profita de cet ordre pour quitter l'appartement; et comme le jour approchait de sa fin, il se hâta de prendre tous les arrangements nécessaires. Quelques minutes suffirent pour réunir un petit nombre de soldats, et pour dépêcher un trompette avec un drapeau blanc afin d'annoncer à l'ennemi la venue prochaine du commandant du fort. Cela fait, il conduisit le détachement à la poterne, où il trouva le colonel qui l'attendait.
            Dès qu'on eut accompli les formalités inséparables d'un départ militaire, le vétéran et son jeune compagnon quittèrent le fort, suivis de leur escorte.
            Ils avaient à peine fait une centaine de pas qu'ils virent, sortir d'un chemin creux, ou plutôt du lit desséché d'un ruisseau qui coulait entre les batteries des assiégeants et le rempart, une compagnie de soldats français qui accompagnaient leur général à la conférence. Au moment où Munro avait quitté le fort pour paraître en présence de ses ennemis, il avait redressé sa haute taille, affermi sa démarche et pris une allure toute martiale. A la vue des plumes blanches qui flottaient sur le chapeau de Montcalm, ses regards s'enflammèrent et l'âge ne parut plus faire sentir son influence à sa robuste personne.
            “Recommandez à nos gens d'avoir l'oeil au guet, Monsieur,” dit-il à voix basse à Duncan, “d'avoir leurs mousquets en état et leurs sabres libres, car on n'est jamais sûr de rien avec un serviteur de Louis de France. En attendant, montrons-leur une sécurité complète. Vous m'entendez, major?”
            Il fut interrompu par un roulement des tambours français, auquel les Anglais répondirent; puis une ordonnance, un drapeau blanc à la main, fut envoyée de part et d'autre, et le soupçonneux Ecossais fit halte, avec son escorte à ses talons.
            Après ces préliminaires, le marquis de Montcalm s'avança d'un pas rapide et salua le vétéran en ôtant son chapeau, dont le panache effleura la terre. Si Munro avait quelque chose de plus imposant et de plus mâle, il lui manquait l'aisance et la politesse insinuante du général français. Ils observèrent un moment le silence, chacun d'eux regardant son adversaire avec un air de curiosité mêlée d'intérêt.
            Ainsi que l'exigeaient la supériorité de son rang et la nature de l'entrevue, ce fut Montcalm qui ouvrit le premier l'entretien, par le compliment d'usage au commandant de la place assiégée. Puis il s'adressa à Heyward en français et avec un sourire de connaissance.
            “Je me réjouis, Monsieur, que vous nous ayez en cette occasion,” dit-il, “procuré le plaisir de votre compagnie. Nous n'aurons pas besoin d'interprète, comme d'habitude, car avec vous j'éprouve la même sécurité que si je parlais moi-même votre langue.”
            Duncan le remercia par un salut, et Montcalm, se tournant vers son escorte, qui, à l'exemple de celle de Munro, s'était rangée derrière lui, ajouta:
            “En arrière, mes enfants! Il fait chaud; retirez-vous un peu.”
            Le major Heyward, avant d'imiter cette preuve de confiance, jeta les yeux autour de lui, et aperçut avec inquiétude des groupes nombreux de sauvages, rangés sur la lisière des bois d'alentour pour être témoins de cette entrevue.
            “Monsieur de Montcalm reconnaîtra aisément que notre situation n'est pas la même,” fit-il remarquer avec quelque embarras, en lui montrant d'où il pressentait le danger. “En renvoyant notre escorte, nous resterions à la merci de nos ennemis.
            -Monsieur, vous avez pour garant la parole d'un gentilhomme français,” répondit Montcalm en frappant avec force sur son coeur, “et cela doit suffire.
            -Cela suffit en effet,” dit Heyward, et il ajouta en se tournant vers l'officier qui commandait l'escorte: “Monsieur, retirez-vous hors de la portée de la voix, et attendez nos ordres.”
            Munro ne vit pas exécuter ce mouvement sans une inquiétude manifeste, et il en demanda sur-le-champ l'explication.
            “N'avons-nous pas intérêt à ne montrer aucune défiance?” lui dit Heyward. “M. de Montcalm nous engage pour garant sa parole, et j'ai ordonné à nos gens de s'éloigner un peu afin de faire voir que nous nous en rapportons à lui.
            -Tout cela est bel et bon, Monsieur, mais je n'ai qu'une confiance relative dans la parole de tous ces marquis; leurs brevets de noblesse sont trop communs pour qu'on soit assuré qu'ils portent le sceau du véritable honneur.
            -Vous oubliez, cher colonel, que nous conférons avec un officier qui s'est distingué par ses exploits en Europe et en Amérique. Nous n'avons rien à craindre d'un homme de son mérite.”
            Le vieillard fit un geste de résignation, mais ses traits rigides n'en portaient pas moins l'empreinte d'une défiance invincible à l'égard de son ennemi, défiance inspirée par une sorte de mépris héréditaire, et que rien absolument, dans les circonstances actuelles, ne semblait justifier. Montcalm attendit patiemment la fin de cette petite discussion avant d'aborder le sujet de la conférence.
            “Monsieur,” dit-il en s'adressant au major, “j'ai sollicité cette entrevue avec votre supérieur, parce qu'il se laissera convaincre, je l'espère, qu'il a fait tout ce que réclamait l'honneur de son prince, et qu'il consentira maintenant à écouter la voix de l'humanité. Je serai toujours prêt à témoigner qu'il a opposé une vaillante résistance et qu'il l'a continuée tant qu'il lui est resté la moindre lueur d'espoir.”
            Cette ouverture communiquée à Munro, il répondit avec une dignité empreinte d'une politesse un peu raide:
            “Quelque valeur que j'attache au témoignage de monsieur de Montcalm, il sera plus précieux encore lorsqu'il aura été mieux mérité.”
            Le général français sourit pendant que Duncan lui transmettait cette réponse.
            “Ce qu'on accorde un jour volontiers à un courage honorable,” dit-il, “on peut le refuser plus tard à une obstination inutile. Si monsieur le colonel veut visiter mon camp, il pourra par lui-même s'assurer de mes forces et de l'impossibilité d'une heureuse résistance.
            -Je sais que le roi de France est bien servi,” reprit l'Ecossais sans s'émouvoir; “mais mon royal maître a aussi des troupes nombreuses et fidèles.
            -Heureusement pour nous qu'elles ne sont pas ici,” riposta Montcalm, à qui son impatience ne permit pas d'attendre l'intervention de l'interprète. “La guerre a des nécessités; un homme brave s'y soumet avec le même courage qu'il fait face à l'ennemi.
            -Si j'avais su que monsieur de Montcalm possédât si bien l'anglais,” dit d'un ton piqué notre jeune officier, qui se rappelait l'aparté qu'il venait d'avoir avec son supérieur, “je me serais épargné les frais d'une mauvaise traduction.
            -Faites excuse, Monsieur, “répondit le général, dont le visage hâlé se couvrit d'une légère rougeur. “Il y a une grande différence entre parler une langue étrangère et la comprendre. Veuillez donc, je vous prie, me continuer vos secours.” Puis, après une courte pause, il ajouta: “Ces montagnes, Messieurs, nous procurent toutes les facilités nécessaires pour examiner vos fortifications, et leur faiblesse m'en est peut-être aussi connue qu'à vous-mêmes.
            -Demandez au général si la portée de ses lunettes peut aller jusqu'à l'Hudson,” dit fièrement Munro, “et s'il sait sur quel point et à quelle époque l'armée de Webb doit arriver.
            -Que le général Webb réponde lui-même,” reprit le politique marquis, et en même temps il tendit à Munro une lettre ouverte. “Vous verrez par ce qu'il écrit, Monsieur, que ses mouvements ultérieurs ne doivent pas causer de grandes inquiétudes à mon armée.”
            Le colonel saisit la lettre qu'on lui présentait, sans attendre que Duncan lui traduisît les paroles qui l'accompagnaient, et avec un empressement qui marquait toute l'importance qu'il attachait à son contenu. A mesure qu'il la lisait, on voyait s'altérer sa physionomie; une profonde douleur avait remplacé sa fierté martiale; ses lèvres tremblaient, le papier fatal lui échappa des mains et sa tête s'affaissa sur sa poitrine, comme un homme dont un coup subit aurait anéanti toutes les espérances.
            Duncan ramassa la lettre, et sans songer à en demander la permission, il en parcourut d'un coup d'oeil le douloureux contenu. Leur chef commun, loin de les encourager à la résistance, leur conseillait de capituler au plus vite, en alléguant pour raison, dans les termes les plus clairs, l'impossibilité absolue où il était d'envoyer un seul homme à leur aide.
            “On ne nous en impose pas!” s'écria Duncan, en examinant la lettre de tous côtés. “Voilà bien la signature de Webb… C'est la lettre interceptée.
            -Je suis trahi!” s'écria enfin Munro avec amertume. “Webb déshonore un homme qui fut toujours sans reproche; il couvre de honte mes cheveux blancs.
            -Ne parlez pas ainsi,” repartit Duncan. “Nous sommes encore maîtres du fort, et notre honneur nous appartient. Vendons notre vie à un tel prix que l'ennemi lui-même soit obligé d'avouer qu'il a payé trop cher sa victoire!
            -Merci, mon garçon,” dit le vieillard, sortant de sa stupeur. “Vous venez de rappeler à Munro quel est son devoir. Retournons au fort et enterrons-nous sous ses remparts!”
            Montcalm s'approcha d'eux, et leur dit avec un accent de sympathie généreuse:
            “Messieurs, vous me connaissez bien peu si vous me croyez capable de vouloir profiter de cette lettre pour humilier de braves soldats et fonder sa réputation sur leur déshonneur. Avant de nous séparer, écoutez les conditions que je vous offre.
            -Que dit le Français?” demanda le vétéran d'un ton dédaigneux. “Se ferait-il par hasard un mérite d'avoir saisi sur un batteur d'estrade une dépêche du quartier général? Qu'il lève le siège et aille investir le fort Edouard, s'il lui faut des ennemis à intimider par ses bravades.”
            Duncan lui expliqua le sens de ce qu'avait dit le général.
            “Monsieur de Montcalm,” reprit Munro d'un ton plus calme, “nous sommes prêts à vous entendre.
            -Il vous est impossible de conserver le fort plus longtemps,” dit son généreux ennemi; “sa destruction importe trop aux intérêts de mon maître. Quant à vous et à vos braves camarades, aucun des privilèges chers à un soldat ne vous sera refusé.
            -Nos drapeaux?
            -Vous les remporterez en Angleterre, pour les montrer à votre souverain.
            -Nos armes?
            -Conservez-les; personne n'en peut faire un meilleur usage.
            -Notre départ? La reddition de la place?
            -Tout aura lieu de la manière la plus honorable pour vous.”
            Duncan expliqua ces conditions à son commandant, qui les entendit avec stupéfaction et fut vivement touché d'une générosité si extraordinaire et à laquelle il s'attendait si peu.
            “Allez, Duncan,” lui dit-il, “allez avec ce marquis, car il est véritablement digne de l'être; suivez-le dans sa tente, et réglez tout avec lui. J'ai assez vécu pour voir dans mon vieil âge deux choses que je ne croyais pas possibles: un Anglais n'osant pas défendre un ami, et un Français trop honnête pour profiter de ses avantages!”
            En parlant ainsi, le vétéran laissa de nouveau tomber sa tête sur sa poitrine, et reprit à pas lents le chemin du fort, où son abattement parut à la garnison inquiète un avant-coureur des plus mauvaises nouvelles.
            Duncan demeura pour régler les termes de la capitulation. Il rentra au fort pendant la première veille de la nuit, et, après s'être entretenu en particulier avec le commandant, il retourna au camp français.
            On annonça alors publiquement la cessation des hostilités; que Munro avait signé une capitulation en vertu de laquelle la place devait être rendue à l'ennemi le lendemain matin; que la garnison conserverait ses armes, ses drapeaux, ses bagages, et que, par conséquent, l'honneur était sauf, selon les lois de la guerre.

            #148486
            Augustin BrunaultAugustin Brunault
            Maître des clés

              Chapitre 17

              “Tout le fil est filé; la trame est terminée,
              Et nous avons fini notre tâche ordonnée.”
              Thomas Gray.

              Campés dans les déserts de l'Horican, les deux armées ennemies passèrent la nuit du 9 août 1757 à peu près comme elles l'auraient passée si elles se fussent trouvées sur le plus beau champ de bataille de l'Europe: les vaincus étaient silencieux, sombres et abattus, les vainqueurs respiraient l'enivrement du triomphe.
              Mais la douleur et la joie ont leurs limites; et avant les premières veilles du matin, le calme de ces immenses forêts n'était troublé que par les éclats de rire de quelque jeune Français placé aux avant-postes, ou par une intimation menaçante partie du fort, et qui en défendait l'approche jusqu'au moment fixé pour la reddition. Ces bruits mêmes s'éteignirent à l'heure solennelle qui précède le jour, et alors aucun signe, aucun mouvement n'eût trahi la présence de deux armées endormies sur les bords du Saint-Lac.
              Ce fut dans cet intervalle de silence absolu que la toile qui masquait l'entrée de la plus vaste tente du camp français s'entr'ouvrit, et il en sortit un homme enveloppé d'un manteau, qui avait sans doute pour but de le protéger contre l'humidité pénétrante des bois, mais qui servait également à dissimuler sa personne. Le grenadier qui veillait sur le sommeil du général français le laissa passer en lui présentant les armes, et le regarda ensuite traverser rapidement la petite cité de toile, dans la direction du fort William-Henry.
              Toutes les fois que l'inconnu rencontrait un des nombreux factionnaires qui se trouvaient sur son passage, sa réponse était brève et sans doute satisfaisante, car il n'éprouvait aucune difficulté dans sa marche à travers le camp. Il était arrivé aux derniers avant-postes, lorsqu'il passa devant le soldat qui était en faction le plus près du fort ennemi. A son approche, il fut accueilli par le cri ordinaire:
              “Qui vive?”
              On lui répondit sur-le-champ:
              “France!
              -Le mot d'ordre?
              -La victoire.
              -C'est bien,” dit la sentinelle en quittant la posture offensive pour remettre son fusil sur l'épaule. “Vous vous promenez bien matin, Monsieur?
              -Il est nécessaire d'être vigilant, mon garçon.”
              Là-dessus, l'inconnu écarta un pan de son manteau, et, tout en regardant le soldat droit dans les yeux, continua à s'avancer vers le fort anglais. L'homme eut un haut-le-corps, et fit le salut militaire dans toutes les règles; puis il reprit sa promenade en grommelant entre ses dents:
              “Il faut être vigilant, en vérité! Je crois que nous avons là un caporal qui ne dort jamais!”
              L'officier feignit de n'avoir pas entendu la réflexion qui avait échappé à la sentinelle; il poursuivit sa marche, et ne l'interrompit qu'en atteignant la grève de l'Horican, dans le voisinage assez dangereux du bastion de l'ouest, qui faisait face au lac. La lune voilée jetait une lueur à peine suffisante pour distinguer les objets. Aussi notre promeneur eut-il la précaution de se placer derrière le tronc d'un gros arbre, et il y resta appuyé quelques minutes, absorbé dans la contemplation attentive des fortifications noires et silencieuses de William-Henry. Le coup d'oeil qu'il jetait sur les remparts n'était pas celui d'un curieux oisif; mais ses regards erraient d'un point à un autre de manière à montrer sa connaissance des pratiques de la guerre, et un certain air de défiance entrait dans ses investigations.
              Enfin il parut satisfait de son examen; et après avoir interrogé avec quelque impatience le sommet des montagnes au levant, comme si le jour eût été, à son gré, trop lent à paraître, il était sur le point de rebrousser chemin, lorsqu'un léger bruit à l'angle d'un bastion voisin parvint à son oreille et le fit changer de détermination.
              Un homme s'approcha du rempart, où il s'arrêta, paraissant contempler à son tour les tentes lointaines du camp français. Il regarda du côté de l'orient, comme s'il lui eût tardé aussi de voir poindre l'aurore; puis s'accotant contre le parapet, il laissa errer ses regards sur la nappe brillante du lac, où se reflétaient, comme dans un firmament liquide, les feux d'innombrables étoiles.
              L'heure, ainsi que la physionomie mélancolique et la haute taille du silencieux individu, ne laissèrent aucun doute sur sa personne dans l'esprit du nocturne promeneur. La délicatesse et la prudence lui prescrivaient alors de se retirer; et à cet effet il tournait avec précaution autour de l'arbre, quand un autre bruit attira son attention et suspendit une seconde fois sa marche. C'était un mouvement lent et presque imperceptible des eaux du lac, qui fut bientôt suivi d'un frottement de cailloux. Aussitôt un Indien se glissa sur la grève, et souleva lentement le canon d'un fusil; mais, avant que le coup partît, la main de l'officier s'abattit sur le chien.
              “Ouf!” s'écria le sauvage, dont le projet perfide était déjoué d'une manière si inattendue.
              Sans rien dire, l'officier français lui mit la main sur l'épaule, et l'emmena à quelque distance d'un lieu où leur conversation aurait pu avoir des suites dangereuses, et où il semblait que l'un deux avait cherché une victime. Alors ouvrant son manteau, et faisant voir son uniforme et la croix de Saint-Louis suspendue à sa poitrine, Montcalm -car c'était lui- demanda d'un ton sévère:
              “Qu'est-ce à dire? Mon fils ne sait-il pas que la hache de guerre est enterrée entre les Anglais et son père du Canada?
              -Alors que reste-t-il à faire aux Hurons?” répondit le sauvage dans un mauvais français. “Pas un guerrier n'a scalpé une seule tête, et les Visages Pâles ont fait amitié entre eux.
              -Ah! ah! c'est toi, Renard Subtil! Voilà, il me semble, un excès de zèle chez un ami qui était naguère notre ennemi! Combien de soleils se sont couchés depuis que le Renard a été attaché au poteau de guerre des Anglais?
              -Où est-il, le soleil?” objecta l'Indien d'un air farouche. “Derrière la montagne, et il est froid et sombre; mais, à son retour, il sera chaud et brillant. Le Subtil est le soleil de sa tribu. Il y a eu des nuages et des montagnes entre lui et sa nation; mais il brille à présent et le ciel est clair.
              -Le Renard est puissant auprès de ses compatriotes, je ne l'ignore pas; car hier il en voulait à leurs chevelures, et aujourd'hui ils écoutent sa parole au feu du conseil.
              -Magua est un grand chef.
              -Qu'il le prouve en apprenant à sa nation à se bien conduire envers nos nouveaux amis!
              -Pourquoi le chef du Canada a-t-il amené ses jeunes hommes dans les bois? Pourquoi a-t-il tiré le canon contre cette maison de terre?
              -Pour la prendre. Ce pays appartient à mon maître, et votre père a reçu l'ordre d'en chasser les Anglais. Ils ont consenti à s'éloigner, et maintenant il ne les appelle plus ses ennemis.
              -C'est fort bien. Magua a pris la hache pour la teindre de sang. Aujourd'hui elle est brillante; quand elle sera rouge, il sera temps de l'enterrer.
              -Mais Magua s'est engagé à ne pas souiller la blancheur des lis de France. Les ennemis du grand chef qui règne au-delà du lac salé sont ses ennemis; ses amis sont les amis des Hurons.
              -Nos amis!” répéta l'Indien avec un amer dédain; “que mon père me donne sa main.”
              Montcalm, qui savait que l'influence dont il jouissait sur les tribus guerrières qu'il avait rassemblées devait se maintenir par des concessions plutôt que par l'autorité, lui tendit une main, quoique avec répugnance. Magua la plaça sur une cicatrice profonde qui trouait sa poitrine, et reprit avec l'accent du fanatisme:
              “Mon père connaît-il ceci?
              -Quel guerrier pourrait l'ignorer? C'est le trou qu'a laissé une balle de plomb.
              -Et cela?” continua l'Indien, en montrant son dos à nu. “Et cela?
              -Mon fils, je le vois, a été cruellement maltraité. D'où cela peut-il venir?
              -Magua a trop longtemps dormi dans les wigwams anglais, et le bâton lui a laissé des marques.”
              Il accompagna cette explication d'un ricanement muet, qui ne cacha pas, et ne pouvait cacher en effet, la fureur qui était près de l'étouffer. Puis, se remettant tout à coup, il ajouta avec toute la dignité d'un chef indien:
              “Allez apprendre à vos jeunes hommes que la paix est faite. Quant au Renard, il sait ce qu'il doit dire aux guerriers hurons.”
              Sans daigner s'expliquer davantage, ou même attendre une réponse, le sauvage mit son fusil sous son bras et traversa lentement les lignes pour retourner dans la forêt où campait sa tribu. De distance en distance, les sentinelles lui adressaient leur “Qui vive!” mais il continua de s'avancer, l'air farouche et sans faire attention à l'appel des soldats, qui n'épargnèrent sa vie qu'en reconnaissant en lui la démarche et l'opiniâtre audace d'un Indien.
              Montcalm resta quelque temps sur la grève où Magua l'avait laissé, livré à de mélancoliques réflexions sur le caractère de férocité indomptable qu'il venait de découvrir dans son allié. Déjà sa gloire avait été ternie par une scène horrible, et dans des circonstances qui avaient une effrayante conformité avec celles où il se trouvait alors. Il en sentit plus vivement la grave responsabilité qu'assument ceux qui, pour parvenir à leur but, sont peu scrupuleux sur le choix des moyens, et combien il est dangereux de mettre en action un instrument dont on n'a pas le pouvoir de contrôler l'exercice.
              Chassant des idées qu'il traitait de faiblesse à la veille d'un triomphe, il reprit le chemin de sa tente, et donna en passant les ordres nécessaires pour qu'on fît à l'armée le signal du réveil.
              Aux premiers roulements des tambours français ceux du fort répondirent, et bientôt les sons éclatants d'une musique guerrière remplirent toute la vallée. Les trompettes des vainqueurs sonnèrent de joyeuses fanfares, jusqu'à ce que le dernier traînard du camp fût à son poste; mais dès que les fifres anglais eurent lancé aux échos leurs notes perçantes, tout rentra dans le silence.
              Cependant le jour s'était levé, et lorsque l'armée française, rangée en bataille, fut prête à recevoir son général, les rayons d'un soleil d'été en firent étinceler les armes. La capitulation, quoique connue, fut alors publiquement proclamée. Un détachement d'élite, désigné pour garder les portes du fort, se forma et défila devant le général; on annonça son approche, et tous les préparatifs d'un changement de maître furent ordonnés et exécutés sous le canon de la forteresse dont on s'était disputé la possession.
              Un spectacle bien différent s'offrait dans les lignes de l'armée anglo-américaine. A peine le signal du départ eut-il été donné, tout y présenta un aspect de trouble et de précipitation. Les soldats abattus jetaient sur l'épaule leur fusil non chargé et prenaient leur rang avec humeur; la lutte passée avait échauffé leur sang, et ils ne demandaient que l'occasion de venger une humiliation qui, bien que déguisée sous les apparences de l'étiquette militaire, n'en blessait pas moins au vif leur orgueil. On voyait errer çà et là des femmes et des enfants, quelques-unes portant ce qu'il restait de leur chétif bagage, d'autres cherchant de rang en rang ceux dont elles avaient à réclamer la protection.
              Le colonel Munro, à la tête de ses troupes silencieuses, conservait un air de fermeté au milieu de son accablement. Ce malheur inattendu l'avait frappé en plein coeur, quoiqu'il s'efforçât d'y faire face avec le stoïque courage d'un vieux soldat.
              Duncan fut touché de sa douleur. Il s'était acquitté des devoirs qu'il avait à remplir, et il aborda le vieillard pour lui demander s'il n'avait plus rien à lui ordonner.
              Il reçut de lui cette réponse laconique, mais expressive:
              “Mes filles!
              -Grand Dieu!” s'écria le jeune homme. “N'a-t-on pas pourvu à leur départ?
              -Aujourd'hui, je ne suis qu'un soldat, major,” dit le vétéran, “et voilà mes enfants,” ajouta-t-il en montrant les troupes.
              Le major en avait assez entendu.
              Sans perdre un de ces instants qui devenaient alors si précieux, il courut au logement du commandant pour y chercher les deux soeurs. Il les trouva à la porte, déjà prêtes à partir, au milieu d'un groupe de femmes pleurant et se lamentant, et qui s'étaient réunies là, par une sorte d'instinct qui les avertissait que c'était l'endroit où elles auraient le plus de protection. Cora, pâle et inquiète, n'avait pourtant rien perdu de sa fermeté; mais les paupières enflammées d'Alice annonçaient combien elle avait versé de larmes.
              L'une et l'autre virent le jeune officier avec un plaisir qu'elles ne songèrent pas à cacher; et Cora, contre son usage, fut la première à lui adresser la parole.
              “Le fort est perdu,” dit-elle avec un sourire de tristesse; “j'espère du moins que l'honneur est sauf.
              -Il est plus brillant que jamais!” s'écria Heyward. “Mais, ma chère miss Munro, il est temps de penser un peu moins aux autres et un peu plus à vous. Les usages militaires, l'honneur, cet honneur dont vous faites vous-même tant de cas, exigent que votre père et moi nous restions encore quelque temps avec les troupes. Où découvrir maintenant quelqu'un qui vous protège efficacement dans le désordre et les périls d'un pareil départ?
              -Il n'en est pas besoin,” répondit Cora. “Qui osera manquer de respect aux filles d'un tel père, dans un moment pareil?
              -Je ne voudrais pas,” reprit le jeune homme en jetant autour de lui un coup d'oeil rapide, “vous laisser seules pour le commandement du meilleur régiment à la solde du roi! Notre Alice, vous le savez, n'est pas douée de votre héroïsme, et Dieu seul sait à quelles terreurs elle peut se trouver en proie!
              -Vous pouvez avoir raison,” dit Cora avec un triste sourire.
              “Ecoutez; le hasard nous envoie un ami, juste au moment nécessaire.”
              Duncan comprit aussitôt ce qu'elle voulait dire. Une mélodie lente et grave de la musique sacrée, bien connue dans les colonies de l'Est, résonnait dans un bâtiment adjacent, que ceux qui l'occupaient avaient déjà abandonné. Ce fut là que le major trouva David la Gamme, exhalant ses sentiments pieux par l'intermédiaire de l'art qui faisait ses délices.
              Il attendit que le battement de main dont le chanteur s'accompagnait toujours eût cessé; alors lui touchant l'épaule, il réclama son attention et lui expliqua brièvement ce qu'il désirait de lui.
              “A votre service,” répondit l'honnête disciple du roi d'Israël. “J'ai reconnu dans ces jeunes filles beaucoup d'amabilité et de mélodie, et il est juste qu'après avoir partagé ensemble tant de périls, la paix nous trouve réunis. J'irai les accompagner quand j'aurai fini mon cantique du matin; il n'y manque plus que la doxologie. Voulez-vous faire votre partie? La mesure en est facile, et l'air connu: c'est celui de Southwell.”

              #148487
              Augustin BrunaultAugustin Brunault
              Maître des clés

                David remit à l'officier son manuel, recommença à donner le ton de l'air, et termina le cantique avec une attention si scrupuleuse qu'il n'était pas facile de l'interrompre. Heyward fut obligé d'attendre jusqu'à la fin du dernier couplet, après quoi David ôta ses larges besicles et replaça le psautier dans sa poche.
                “Vous veillerez,” lui dit alors Duncan, “à ce que nul n'approche de ces dames avec grossièreté ou n'insulte en leur présence à l'infortune de leur vaillant père. Les domestiques de sa maison vous viendront en aide.
                -Parfaitement.
                -Il est possible que vous ayez affaire à des Indiens ou à des rôdeurs français: en ce cas, vous leur rappellerez les termes de la capitulation, en les menaçant de vous plaindre à Montcalm. Il suffira d'un mot.
                -S'il ne suffisait pas, j'ai de quoi y suppléer,” repartit le candide David en montrant son livre avec un singulier mélange d'assurance et d'humilité. “Il y a là des paroles qui, prononcées ou plutôt fulminées avec l'emphase convenable, et en mesure, imposeraient au caractère le plus ingouvernable. Ecoutez plutôt:
                “Pourquoi, païens, cette rage insensée?…”
                -Assez!” dit Heyward, en interrompant l'explosion de cette invocation musicale. “Nous nous entendons, et il est temps que chacun de nous retourne à son devoir.”
                David la Gamme exprima son assentiment, et ils se rendirent ensemble auprès des demoiselles. Cora accueillit ce bizarre protecteur avec politesse, et Alice céda à son espièglerie habituelle en remerciant Heyward du cadeau. Celui-ci prit occasion de leur dire qu'il avait fait tout ce que permettaient les circonstances, et que c'en était assez pour les rassurer complètement, attendu qu'il n'y avait aucun danger à craindre. Il parla ensuite du plaisir qu'il aurait à les rejoindre dès qu'il aurait conduit l'avant-garde à quelques lieues de l'Hudson, et prit congé d'elles.
                Au même instant, on donna le signal de départ, et la tête de la colonne anglaise se mit en mouvement. A ce bruit les deux soeurs tressaillirent et, jetant les yeux au dehors, elles aperçurent les uniformes blancs des grenadiers français qui prenaient déjà possession des portes du fort. Puis il leur sembla qu'un nuage venait d'obscurcir le jour: c'était l'étendard de France, qui déroulait au vent ses longs plis blancs fleurdelisés.
                “Partons!” dit Cora. “Il ne convient pas aux filles d'un officier anglais de rester ici plus longtemps.”
                Alice saisit le bras de sa soeur, et elles partirent ensemble, au milieu du cortège mouvant qui continuait à les entourer.
                Lorsqu'elles franchirent les portes, les officiers français, qui avaient appris ce qu'elles étaient, leur adressèrent des saluts respectueux, en s'abstenant d'autres marques d'attention, car ils avaient trop de tact pour ne pas voir que dans une semblable situation elles eussent été déplacées.
                Comme tous moyens de transport, voitures et chevaux, étaient affectés au service des malades et des blessés, Cora avait décidé d'endurer les fatigues d'une marche à pied, plutôt que de priver un de ces malheureux d'un secours indispensable. Et encore, plus d'un soldat mutilé ou impotent était obligé de traîner ses membres débiles à la suite de la colonne, dans l'impossibilité de se procurer, en plein désert, des véhicules en nombre suffisant. Cependant tout était en mouvement, les blessés et les malades geignant et souffrant; les soldats, dans un maussade silence; les femmes et les enfants ahuris, sans savoir pourquoi.
                Dès que ce dernier groupe eut quitté l'abri protecteur du fort et fut entré dans la plaine découverte, le tableau tout entier se présenta au regard. A quelque distance sur la droite, et un peu en arrière, l'armée française était sous les armes, Montcalm ayant rassemblé toutes ses forces après l'occupation du fort par les grenadiers. Spectatrice attentive et calme, cette armée victorieuse regardait défiler les vaincus, leur rendant tous les honneurs militaires stipulés, et n'ajoutant à leur malheur le poids d'aucune insulte.
                Les Anglais, au nombre d'environ trois mille, formaient deux colonnes serrées, marchant en lignes parallèles, qui se rapprochaient l'une de l'autre à mesure qu'elles convergeaient vers le point de la forêt où commençait la route qui conduisait à l'Hudson. On apercevait sous bois une nuée d'Indiens, qui assistaient de loin au passage de leurs ennemis et rôdaient comme planent des vautours que la présence d'une troupe nombreuse empêche seule de s'abattre sur leur proie. Quelques-uns d'entre eux venaient à la suite des colonnes, se mêlant en silence aux vaincus, observant tout et se tenant sur une prudente réserve.
                L'avant-garde, commandée par le major Heyward, avait déjà atteint le défilé, et l'on commençait à la perdre de vue, quand l'attention de Cora fut éveillée par le bruit d'une dispute qui s'était élevée au milieu d'un groupe de traînards.
                Un mauvais drôle, qui servait dans la milice, était puni de sa désobéissance à l'ordre de ses chefs en se voyant dépouiller du lourd bagage pour lequel il avait quitté son rang. C'était un homme d'une épaisse carrure, et trop intéressé pour lâcher son bien sans résistance. Plusieurs individus intervinrent, soit pour empêcher le pillage, soit pour y aider. La querelle s'échauffa, le bruit augmenta, et une centaine de sauvages surgirent comme par enchantement, quand tout à l'heure il n'y en avait qu'une douzaine. Cora aperçut Magua, qui se glissait parmi les Indiens et leur parlait avec son insidieuse et fatale éloquence. Les femmes et les enfants s'arrêtèrent, pressés en un groupe confus comme une bande d'oiseaux effarouchés. La cupidité de l'Indien maraudeur fut bientôt satisfaite, et les colonnes reprirent lentement leur marche.
                Les sauvages s'écartèrent alors et parurent disposés à laisser leurs ennemis s'avancer sans obstacle. Mais lorsque la troupe de femmes vint à passer, les couleurs éclatantes d'un châle excitèrent l'envie d'un Huron, qui, sans hésiter, s'élança pour s'en emparer. La femme qui le portait, plutôt par un sentiment de terreur que pour conserver le vêtement, en enveloppa son enfant et serra l'un et l'autre contre son sein. Cora allait lui conseiller d'abandonner à l'Indien l'objet de sa convoitise, quand ce dernier, laissant aller le châle, arracha l'enfant effrayé des bras de sa mère. Puis, avec un rire de cannibale, il lui tendit une main pour indiquer qu'il consentait à un échange, tandis que de l'autre il faisait pirouetter autour de sa tête l'enfant qu'il tenait par un pied, comme pour rehausser la valeur de sa rançon.
                “Le voilà! le voilà!… Et ceci encore,” s'écria la mère, pouvant à peine respirer et se dépouillant d'une main tremblante et mal assurée de tout ce qu'elle avait sur elle. “Tiens, prends tout!… Mais, au nom du ciel, rends-moi mon enfant!”
                Le sauvage, voyant que le châle était devenu la proie d'un autre, dédaigna tout ce qu'on lui offrait en surplus; son ricanement fit place à une expression de férocité: il brisa la tête de l'enfant contre une roche, et jeta aux pieds de la mère ses restes palpitants. Un instant la malheureuse demeura immobile, comme la statue du Désespoir, fixant un oeil égaré sur cet objet horrible que tout l'heure elle avait vu presser son sein et lui sourire; puis elle leva le bras vers le ciel comme pour invoquer le châtiment de Dieu sur l'auteur d'un acte si abominable. Mais le Huron lui épargna le péché d'une telle prière: rendu furieux par son désappointement et excité par la vue du sang, il termina son agonie en lui fendant le crâne d'un coup de tomahawk. Elle tomba comme une masse, et, entourant son enfant d'une dernière étreinte, le pressa dans la mort avec l'énergique affection qu'elle lui avait vouée durant la vie.
                En ce moment terrible, Magua porta les deux mains à sa bouche, et poussa le fatal et effrayant cri de guerre. Les Indiens épars, qui n'attendaient que le signal, se mirent à gambader en sauts désordonnés, et il s'éleva dans la plaine et sous les voûtes de la forêt des hurlements comme il en est rarement sorti de la bouche des hommes. Une impression d'épouvante paralysa ceux qui les entendirent, et le sang se glaça dans leurs veines.
                Soudain, plus de deux mille sauvages s'élancèrent de la forêt, et avec une hâte cruelle tombèrent sur l'arrière-garde de l'armée anglaise. Nous n'essaierons pas de décrire la scène d'horreur qui suivit. La mort était partout, et sous ses formes les plus terribles et les plus révoltantes. La résistance ne servait qu'à enflammer la rage des meurtriers, qui s'acharnaient sur les victimes, même après que la mort les avait mises hors de leur atteinte. La plaine était inondée d'un torrent de sang; et dans l'ivresse du carnage qui avait saisi les Indiens, on en vit plusieurs s'agenouiller par terre et boire le sang avec une volupté infernale.
                Les troupes disciplinées se formèrent vivement en carré, et s'efforcèrent d'intimider les assaillants par l'aspect imposant d'un front de bataille. L'expédient réussit jusqu'à un certain point, mais un grand nombre, dans la vaine espérance d'apaiser la fureur des sauvages, se laissèrent arracher des mains leurs fusils non chargés.
                Au milieu d'une telle scène, dont personne n'eut le loisir de calculer la durée, dix minutes, aussi longues qu'un siècle, s'étaient écoulées depuis que les deux soeurs étaient restées immobiles, saisies d'horreur et sans défense. Au premier coup, les autres femmes s'étaient pressées à l'envi autour d'elles en poussant de grands cris et avaient ainsi rendu la fuite impossible; et maintenant que la crainte ou la mort les avaient presque toutes dispersées, les tomahawks menaçants les enfermaient dans un cercle de fer. Des cris, des gémissements, des supplications, des malédictions s'élevaient de toutes parts.
                Au plus fort de la mêlée, Alice entrevit la haute taille de son père qui traversait rapidement la plaine dans la direction de l'armée française. Sans s'inquiéter du péril, Munro courait auprès de Montcalm pour réclamer de lui l'envoi de l'escorte qui avait été stipulée. Cinquante haches furent levées sur sa tête, cinquante coutelas menacèrent sa poitrine; mais les sauvages, au milieu de leur plus grande furie, respectèrent son rang et son intrépidité. Les instruments de mort furent écartés par le bras encore nerveux du vétéran, ou s'abaissèrent d'eux-mêmes. Heureusement pour lui, le vindicatif Magua cherchait alors sa victime à l'endroit même que Munro venait de quitter.
                “Mon père! mon père! nous sommes ici!” s'écria Alice, au moment où il passait à quelque distance sans paraître les voir. “Au secours, père, ou nous sommes perdues!”
                Cet appel fut répété en des termes et avec un accent qui auraient amolli un coeur de bronze; hélas! nulle voix n'y répondit. Il y eut un moment, il est vrai, où ces cris parurent arriver jusqu'à l'oreille du vieillard, car il s'arrêta pour écouter; mais Alice était tombée évanouie, et Cora s'était précipitée sur sa soeur en lui faisant un rempart de sa courageuse tendresse. Munro secoua la tête d'un air chagrin, et poursuivit sa marche pour s'acquitter du devoir que lui prescrivaient ses fonctions et sa responsabilité.
                “Madame,” dit David qui, bien qu'inutile et lui-même sans défense, n'avait pas songé à abandonner le dépôt confié à sa garde, “c'est ici le jubilé des diables, et il ne convient pas à des chrétiens de s'attarder en pareil lieu. Levez-vous, et fuyons!
                -Partez!” dit Cora en jetant les yeux sur sa soeur évanouie. “Sauvez-vous! Vous ne pouvez m'être d'aucune utilité.”
                David comprit à quel point elle était résolue par le geste simple mais expressif dont elle accentua ses paroles. Il promena ses regards sur les bourreaux qui accomplissaient autour de lui leur oeuvre de sang; sa grande taille se redressa, sa poitrine se souleva, et ses traits pleins d'animation revêtirent un caractère de décision énergique.
                “Si le berger d'Israël,” dit-il, “réussit à dompter le mauvais esprit de Saül par les sons de sa harpe et ses hymnes sacrés, essayons à notre tour quel sera ici le pouvoir de la musique.”
                Alors, forçant la voix à son plus haut diapason, il entonna un cantique avec tant de force qu'on l'entendait par-dessus le vacarme et la confusion de ce champ de carnage.
                Plus d'un sauvage se rua sur les deux soeurs sans défense pour les dépouiller de leurs bijoux et emporter leurs chevelures; mais à la vue de ce personnage étrange et immobile à son poste, ils s'arrêtèrent pour l'écouter. De l'étonnement ils passèrent bientôt à l'admiration, et allèrent s'attaquer à des créatures moins courageuses, en exprimant leur satisfaction de la fermeté avec laquelle le guerrier blanc entonnait son chant de mort.
                Encouragé et déçu par ce premier succès, David déploya toute la puissance de ses poumons pour augmenter le pouvoir de ce qu'il croyait être une sainte et salutaire impression. Ces sons extraordinaires furent entendus d'un Indien qui, loin de là, courait de place en place et d'un groupe à l'autre, comme un homme qui, dédaignant d'immoler des victimes vulgaires, en cherchait de plus dignes de sa renommée. C'était Magua, qui poussa un hurlement de joie en voyant ses anciennes prisonnières de nouveau à sa merci.
                “Viens,” dit-il en posant sa main rouge de sang sur les vêtements de Cora, “le wigwam du Huron t'attend. N'y seras-tu pas mieux qu'ici?
                -Arrière!” s'écria Cora en se couvrant les yeux pour échapper à cette horrible vision.
                L'indien partit d'un éclat de rire insultant, et levant en l'air sa main sanglante:
                “Elle est rouge,” dit-il, “mais c'est le sang des Visages Pâles!
                -Monstre! Il y a du sang, une mer de sang qui pèse sur ton âme. C'est ton infernal génie qui a suscité ce carnage.
                -Magua est un grand chef!” reprit le sauvage ivre de joie. “La fille aux cheveux noirs veut-elle le suivre dans sa tribu?
                -Jamais! Frappe, si tu veux, et mets le comble à ton implacable vengeance.”
                Il hésita un moment; puis saisissant dans ses bras le corps léger et insensible d'Alice, le subtil Indien prit sa course du côté des bois.
                “Arrête!” s'écria Cora en s'élançant sur ses traces avec l'élan du désespoir. “Laisse cette enfant! Que fais-tu, misérable?”
                Mais Magua restait sourd à sa voix, ou plutôt assuré du pouvoir qu'il avait sur elle, il était résolu à en tirer parti.
                “Attendez! Madame… Attendez!” criait la Gamme en interpellant Cora qui ne l'entendait pas. “Le charme divin commence à opérer, et bientôt vous verrez cesser cet effroyable tumulte.”
                S'apercevant à son tour qu'on ne l'écoutait pas, le fidèle David suivit la soeur désolée, tout en s'égosillant à chanter son cantique, dont ses longs bras agités en l'air marquaient désespérément la mesure. C'est ainsi qu'ils traversèrent la plaine au milieu des fuyards, des blessés et des morts. Le féroce Huron n'avait besoin de personne pour se défendre lui et la victime qu'il portait; mais Cora aurait plus d'une fois succombé sous les coups de ses ennemis sans l'individu extraordinaire qui s'était attaché à ses pas, et que protégeait aux yeux des Indiens crédules l'esprit de folie dont il semblait inspiré.
                Magua, expert dans les moyens d'éviter les dangers les plus pressants et d'éluder toute poursuite, pénétra dans la forêt par un chemin creux; il y retrouva les chevaux que nos voyageurs avaient abandonnés quelques jours auparavant, et qu'il avait remis sous la garde d'un sauvage à la physionomie non moins méchante que la sienne. Après avoir jeté Alice toujours inanimée en travers de l'un des animaux, il fit signe à Cora de monter sur l'autre.
                Malgré l'horreur qu'excitait en elle la présence d'un tel monstre, la jeune fille éprouva une sorte de soulagement à quitter l'affreux spectacle que la plaine présentait encore. Elle se mit en selle, et tendit les bras à sa soeur avec un air si touchant de tendresse que le Huron n'y put rester insensible. Ayant donc placé Alice sur le cheval de Cora, il saisit la bride et se mit en marche en pleine forêt. David, voyant qu'on le laissait seul, comme une créature qui ne valait pas la peine d'être tuée, enfourcha avec ses longues jambes le roussin abandonné, et piqua des deux pour suivre les soeurs autant que le permettaient les difficultés du chemin.
                Ils commencèrent bientôt à monter. L'allure assez rapide du cheval ayant peu à peu ranimé les facultés d'Alice, l'attention de Cora, occupée à prodiguer à sa soeur les marques de sollicitude maternelle, et à prêter l'oreille aux clameurs dont la plaine retentissait encore, était trop absorbée pour remarquer la direction qu'on donnait à leur fuite. En arrivant toutefois au sommet de la montagne qu'ils gravissaient, elle reconnut le lieu où elle était déjà venue sous les auspices du chasseur blanc. Là, Magua leur permit de mettre pied à terre, et malgré leur captivité, l'instinct de la curiosité, qui ne nous abandonne pas, même dans les situations les plus pathétiques, les porta à jeter un coup d'oeil sur la scène funèbre qui se passait à leurs pieds.
                L'oeuvre de sang n'était pas complète.
                De toutes parts les victimes fuyaient devant leurs impitoyables bourreaux. Le glaive de la mort ne ralentit ses coups qu'après que la cupidité eut fait oublier la vengeance; alors les gémissements des blessés et les cris de leurs assassins devinrent de plus en plus rares, jusqu'à ce qu'enfin les derniers bruits du carnage expirèrent ou furent étouffés dans de longs et effroyables hurlements qui proclamaient le triomphe des sauvages.

                #148488
                Augustin BrunaultAugustin Brunault
                Maître des clés

                  Chapitre 18

                  “Innocent ou coupable,
                  N'importe! mon forfait n'a rien que d'honorable;
                  L'honneur, et non la haine, a dirigé mon bras.”
                  Shakespeare, “Othello.”

                  Barbare autant qu'inhumaine fut la scène dont nous avons parlé à la fin du chapitre précédent; elle tient une place importante dans l'histoire des colonies, où elle est désignée sous le nom bien mérité de “Massacre de William-Henry.” Ce fut une nouvelle tache ajoutée à celle qu'avait imprimée à la gloire du général français un événement à peu près semblable, et que n'a pu effacer entièrement sa mort glorieuse et prématurée.
                  Le troisième jour écoulé depuis la reddition du fort touchait à sa fin; cependant notre récit nous oblige à retenir quelque temps encore nos lecteurs sur les bords du Saint-Lac.
                  Quand nous l'avons quitté, les environs étaient un théâtre de tumulte et de violence; il n'y régnait plus maintenant que le silence et la mort. Les vainqueurs étaient partis, et leur camp qui retentissait, il y a peu de jours, de refrains joyeux, n'offrait plus aux regards qu'un amas de huttes désertes et à demi abattues. Un monceau de ruines informes marquait l'emplacement du fort, et ce qui restait des remparts de terre était jonché çà et là de poutres calcinées, de canons détruits, de pans de murs écroulés.
                  La saison même semblait avoir subi une funèbre métamorphose.
                  Une masse impénétrable de vapeurs couvrait le ciel d'un voile de tristesse, et des centaines de cadavres, noircis par les ardeurs d'un soleil d'août, étaient engourdis dans leur difformité par le froid d'un hiver prématuré. Les nuages pittoresques et d'une éclatante blancheur qu'on avait vus au-dessus des montagnes se diriger vers le nord revenaient à présent en longues nappes sombres, repoussés par le souffle de la tempête. L'éclatant miroir de l'Horican et le spectacle inanimé qu'il présentait avaient disparu; ses eaux verdâtres battaient la rive avec violence, comme pour rejeter sur le sable les souillures du lac. Cette atmosphère tiède et vivifiante, qui dissimulait la rudesse du site et en adoucissait les aspérités, s'était entièrement dissipée, et le vent du nord battait ce coin de terre avec tant de furie, qu'il n'y laissait rien qui pût reposer la vue ou occuper l'imagination.
                  Cet aquilon fougueux avait flétri l'herbe de la plaine, comme si le feu du ciel y eût passé; seulement, on apercevait par places, au milieu de la désolation générale, une touffe d'un vert sombre, fruit précoce d'un sol engraissé de sang humain. Tout ce paysage, qui paraissait si attrayant sous un beau soleil et par une température agréable, offrait alors comme un tableau allégorique de la vie, où les objets se montraient avec leurs couleurs saillantes et crues, sans être estompés par aucune ombre. Si l'on pouvait à peine distinguer ces touffes solitaires de verdure qui croissaient à de rares intervalles, on ne voyait que trop nettement les masses de rochers arides, et l'oeil aurait en vain demandé un aspect plus doux au firmament, en cherchant à en percer le vide illimité, car son azur était dérobé à la vue par les vapeurs épaisses qui se mouvaient dans l'air avec rapidité.
                  Le vent était pourtant inégal; tantôt il rasait la surface du sol, et semblait adresser son lourd gémissement à la froide oreille de la mort; tantôt éclatant en un sifflement aigu et funèbre, il s'enfonçait dans les bois, brisait les branches des arbres et jonchait le sol de leurs feuilles. Au milieu de ce désordre, quelques corbeaux affamés luttaient contre la fureur du vent; mais dès qu'ils avaient dépassé dans leur vol le vert océan des forêts, ils s'abattaient au hasard sur le théâtre du carnage pour y chercher une horrible pâture.
                  Dans la soirée du jour dont nous venons de parler, une heure environ avant le coucher du soleil, cinq hommes sortaient de cette partie du bois où débouchait la route qui conduisait à l'Hudson, et s'avançaient dans la direction du fort en ruine.
                  D'abord leur marche fut lente et circonspecte, comme s'ils mettaient avec répugnance le pied dans ces funestes parages, ou qu'ils eussent à craindre d'y voir renouveler la scène sanglante. Un jeune homme leste et agile marchait en avant avec la précaution et l'activité d'un indigène, gravissant toutes les hauteurs pour inspecter les alentours, et indiquant d'un geste à ses compagnons la route qu'il jugeait le plus prudent de suivre. Ceux qui venaient après lui n'étaient pas non plus dépourvus de vigilance. L'un deux, et c'était également un Indien, marchait en flanc à quelque distance de la troupe, et sondait la lisière du bois voisin d'un oeil accoutumé à distinguer le moindre signe qui pût annoncer l'approche d'un danger. Les trois autres étaient des Blancs, et leur costume, tant pour la qualité que pour la couleur, était strictement adapté au rôle d'éclaireurs, occupés à suivre la retraite d'une armée dans le désert.
                  Les effets que produisait sur chacun d'eux le spectacle affreux qui s'offrait sans cesse à leur vue dans l'espace compris entre le lac et la forêt variaient comme le caractère des individus dont la troupe était composée. Le jeune éclaireur jetait à la dérobée un regard sérieux sur les corps défigurés qu'il rencontrait sur son passage; il craignait en quelque sorte de manifester les émotions naturelles qu'il éprouvait, bien que son inexpérience l'empêchât d'en réprimer entièrement la subite impression. Pour son compagnon rouge, il était fort au-dessus d'une telle faiblesse: il passait à travers les groupes de cadavres l'oeil calme, et avec une indifférence qu'une habitude invétérée pouvait seule lui permettre de maintenir.
                  Les sensations ressenties par les trois Blancs n'avaient pas non plus le même caractère de douleur. L'un d'eux, dont les cheveux blancs, les rides et le port martial trahissaient, sous son grossier vêtement de forestier, un homme habitué depuis longtemps aux scènes terribles de la guerre, ne rougissait pas de gémir tout haut, à la vue d'un spectacle plus révoltant qu'à l'ordinaire. Le jeune homme qui était près de lui frémissait d'horreur, tout en cherchant à se contenir par égard pour son compagnon. Celui qui fermait la marche était le seul qui se livrât sans réserve à l'expression de ses sentiments. Mais c'était la conscience plutôt que la physionomie qui était affectée en lui: en face de quelque objet hideux, ses yeux et ses traits restaient immobiles, mais sa voix émue et irritée lançait d'amères imprécations contre les coupables auteurs de cette épouvantable boucherie.
                  Dans ces cinq individus le lecteur a sans doute reconnu les Mohicans et leur ami blanc Oeil de Faucon, ainsi que le colonel Munro et le major Heyward. C'était, en effet, l'infortuné père qui allait à la recherche de ses filles, en compagnie du jeune officier qui prenait à elles un si vif intérêt, et de ces braves et fidèles enfants des forêts qui avaient donné tant de preuves d'intelligence et de dévouement dans les circonstances critiques dont nous avons fait le récit.
                  Arrivé au milieu de la plaine, Uncas, marchant toujours en avant, jeta un cri, et la petite troupe le rejoignit. Le jeune guerrier s'était arrêté près d'un groupe de cadavres de femmes amoncelés en une masse confuse. Quelle que fût leur répugnance, Munro et Duncan s'empressèrent d'examiner l'une après l'autre toutes ces victimes afin de découvrir quelques vestiges de celles qu'ils cherchaient. Le père et l'amant retirèrent de cette dégoûtante tâche un soulagement immédiat à leur douleur: ce fut de ne trouver rien qui annonçât la présence des deux soeurs dans cet effroyable holocauste; mais l'affreuse incertitude qui pesait sur leurs coeurs était presque aussi intolérable que la plus cruelle vérité.
                  Ils se tenaient debout, pensifs et silencieux devant l'amas de cadavres, quand Oeil de Faucon s'approcha d'eux, et parla à haute et intelligible voix pour la première fois depuis qu'il était entré dans la plaine.
                  “J'ai vu bien des champs de bataille dont la vue faisait horreur,” dit-il avec colère; “j'ai suivi durant des lieues entières la trace du sang; jamais je n'ai vu la main du diable aussi clairement qu'ici! La vengeance est enracinée au coeur de l'Indien, et tous ceux qui me connaissent savent qu'il n'y a pas une goutte de leur sang dans mes veines. Mais je le déclare ici, à la face du ciel et avec l'aide du Seigneur dont la puissance éclate jusque dans ce désert sauvage, si jamais des Français osent s'aventurer de nouveau à portée de fusil, il y a du moins une carabine qui jouera son rôle, tant que la pierre fera feu et que la poudre prendra au bassinet! Je laisse le tomahawk et le couteau à ceux à qui la nature en a destiné l'usage. Qu'en dites-vous, Chingachgook?” ajouta-t-il en delaware, en montrant les cadavres. “Les Hurons rouges iront-ils se vanter de cet exploit auprès de leurs femmes quand les grandes neiges arriveront?”
                  Un éclair de haine brilla sur les traits cuivrés du chef mohican; il tira son coutelas du fourreau, puis détournant la vue, il reprit son calme habituel comme si aucune émotion ne l'eût troublé.
                  “Montcalm! Montcalm!” continua le chasseur vindicatif, qui ne pouvait comprimer son indignation. “On nous dit qu'un jour viendra où toutes les actions commises par l'homme dans son enveloppe de chair apparaîtront sans voile à des yeux qui ne seront pas obscurcis par nos infirmités mortelles. Malheur alors au misérable qui aura à répondre au jugement de Dieu en présence de cette plaine!… Ah! aussi vrai que je suis un pur Blanc, voilà une Peau Rouge là-bas, à qui l'on a enlevé sa chevelure. Allez le voir, Delaware, c'est peut-être un des guerriers de votre tribu, et il convient de lui donner la sépulture destinée aux vaillants… Oui, je lis dans vos yeux, Sagamore: un Huron paiera de sa vie la mort de ce brave, n'est-ce pas, avant que les vents aient emporté l'odeur du sang?”
                  Chingachgook s'approcha du corps mutilé, et l'ayant retourné, il reconnut sur lui les marques distinctes de l'une des Six Nations alliées, comme on les appelait, qui, tout en combattant dans les rangs anglais, étaient ennemies mortelles de sa tribu. Aussitôt, repoussant du pied cet objet hideux, il s'en éloigna avec la même indifférence que si c'eût été le cadavre d'un animal. le chasseur comprit son geste, et poursuivit sa marche, en continuant toutefois à exhaler son indignation contre le général français.
                  “Il n'appartient,” dit-il, “qu'à la suprême sagesse, à la puissance absolue, de balayer ainsi une multitude d'hommes de la surface de la terre; car à la première seule revient le droit d'apprécier la nécessité du châtiment, et il n'y a que la seconde qui puisse remplacer les créatures du Seigneur. Quant à moi, je regarde comme un péché de tuer un second daim avant d'avoir mangé le premier, à moins qu'on n'ait à exécuter une marche pénible pour éviter une embuscade. Il n'en est pas de même pour les guerriers en face de l'ennemi et sur un champ de bataille; leur destin est de mourir le fusil ou le tomahawk à la main, selon que la nature les a faits blancs ou rouges… Uncas, venez par ici, mon enfant, et n'empêchez pas ce corbeau de s'abattre sur le Huron. Je sais par expérience qu'ils ont pour cette chair un goût particulier, et il n'en coûte rien de laisser la bête satisfaire son appétit naturel.”
                  Le jeune Mohican poussa une exclamation qui fit envoler l'oiseau de proie, se dressa sur la pointe des pieds et regarda avec attention droit devant lui.
                  “Qu'y a-t-il, mon garçon?” dit à voix basse le chasseur en courbant sa haute taille, dans l'attitude d'une panthère qui va prendre son élan. “Dieu veuille que ce soit quelque traînard français en quête de butin! Il me semble que mon perce-daims remplirait joliment son office aujourd'hui.”
                  Uncas, sans répondre, courut d'un pas rapide, et un moment après on le vit arracher d'un buisson, et agiter en l'air en signe de triomphe, un lambeau du voile vert de Cora. Ce mouvement, cet objet et le cri échappé au jeune Mohican attirèrent aussitôt tous ses compagnons auprès de lui.
                  “Ma fille!” dit Munro d'une voix entrecoupée de sanglots. “Ma pauvre fille! Qui me la rendra?
                  -Uncas essaiera,” se borna à répondre le jeune homme.
                  Le vieillard n'entendit point cette simple et touchante promesse. Saisissant le lambeau de voile, il le pressa entre ses mains, tandis que ses yeux égarés erraient sur les broussailles voisines, comme s'il eût espéré et redouté à la fois les secrets qu'elles pouvaient lui révéler.
                  “Il n'y a point de morts ici!” dit Heyward d'une voix sourde et étranglée. “Suivant toute apparence, l'ouragan n'a point sévi de ce côté.
                  -Cela est manifeste et plus clair que le ciel de là-haut,” fit observer Oeil de Faucon froidement et sans s'émouvoir; “mais que la jeune fille ou ceux qui l'ont enlevée aient passé près du buisson, c'est évident. Oui, je m'en souviens, le voile qui couvrait des traits qu'on ne pouvait voir sans plaisir était pareil à ce chiffon-là… Uncas, vous avez raison; la fille aux cheveux noirs a passé par ici, et, comme le daim effrayé, elle aura fui dans les bois. Mieux vaut fuir quand on le peut que de se faire égorger! Mettons-nous à la recherche de ses traces, car pour des yeux d'Indiens m'est avis que l'oiseau même laisse dans l'air des vestiges de son passage.”
                  Il parlait encore que le jeune Mohican était déjà parti, et il achevait à peine quand le premier poussa un cri de joie près de la lisière de la forêt. Ses compagnons accoururent, et trouvèrent un autre fragment du voile suspendu aux basses branches d'un bouleau.
                  “Doucement, doucement,” dit Oeil de Faucon en étendant le canon de sa longue carabine devant Heyward qui allait s'élancer en avant. “Nous commençons à y voir clair, mais il ne faut pas gâter notre ouvrage ni déranger la piste. Un pas de trop peut nous donner des heures de besogne. Quoi qu'il en soit, nous les tenons; cela ne fait pas l'ombre d'un doute.
                  -Ah! soyez béni, digne homme!” s'écria le père tout ému. “Par où ont-elles fui? où sont-elles?
                  -La route qu'elles ont prise dépend de bien des circonstances. Si elles sont seules, elles peuvent avoir fui en tournant, au lieu de suivre une ligne droite, et alors on les trouverait à quatre ou cinq lieues d'ici. Au contraire, si elles sont tombées au pouvoir des Hurons ou d'autres Indiens du parti des Français, il est probable qu'elles ont été emmenées sur les frontières du Canada. Mais qu'importe!” poursuivit-il en voyant l'anxiété et le désappointement que manifestaient ses auditeurs. “Les Mohicans et moi, nous tenons un bout de la piste, et, fût-il à cent lieues d'ici, nous arriverons à l'autre… Tout beau, Uncas, tout beau! Vous voilà aussi impatient qu'un Blanc des colonies; vous oubliez que les pieds légers sont ceux qui laissent le moins de traces.
                  -Ouf!” fit Chingachgook.
                  Il s'était baissé pour examiner une ouverture fraîchement pratiquée dans les broussailles qui formaient la ceinture de la forêt, et se relevant tout à coup, il dirigeait une main vers la terre dans la posture et avec l'air d'un homme qui verrait un hideux reptile.
                  “Il n'y a point à s'y tromper,” dit Duncan en s'inclinant vers l'endroit désigné, “c'est l'empreinte d'un pied d'homme. Elles sont prisonnières!
                  -Cela vaut mieux que de rester au désert pour y mourir de faim,” reprit le chasseur; “et puis leur trace n'en sera que plus visible. Je gage cinquante peaux de castor contre autant de pierres à fusil que les Mohicans et moi nous entrerons dans leurs wigwams avant un mois!… Baissez-vous, Uncas et voyez ce qu'on peut faire de ce mocassin, car c'est l'empreinte d'un mocassin évidemment, et non d'un soulier.”
                  Le jeune Mohican se baissa sur l'empreinte, et, écartant avec soin les feuilles qui étaient autour, il l'examina avec toute l'attention qu'un banquier, dans notre époque de défiance pécuniaire, apporte à l'inspection d'une traite suspecte. Enfin il se releva, comme satisfait du résultat de l'examen.
                  “Eh bien! mon garçon,” demanda le Blanc, “que chante cette marque? Ne vous dit-elle rien?
                  -C'est le Renard Subtil.
                  -Ah! encore cet enragé-là! Nous n'en finirons avec ses cabrioles que lorsque mon perce-daims lui aura dit un petit mot d'amitié.”
                  Heyward n'admit qu'à contrecoeur ce renseignement, et dit en exprimant plutôt son espoir que ses doutes:
                  “Un mocassin ressemble tellement à un autre, qu'il est facile de s'y méprendre.
                  -Un mocassin ressembler à un autre!” s'écria Oeil de Faucon. “Autant dire que tous les pieds se ressemblent; et pourtant personne n'ignore qu'il y en a de longs et de courts, de larges et d'étroits; que les uns ont le cou-de-pied plus haut, et d'autres plus bas; que ceux-ci marchent en dedans, et ceux-là en dehors! Il en est des mocassins comme des livres: tel qui sait lire dans l'un ne comprend rien dans un autre; et tout cela a été ordonné pour le mieux, afin de réserver à chacun ses avantages naturels. Je vais l'examiner moi-même, Uncas; car mocassin ou livre, il n'y a pas de mal à avoir deux opinions au lieu d'une.”
                  Il se baissa à son tour, et presque aussitôt il ajouta:
                  “Mon enfant, vous avez raison; voilà la foulée que nous avons vue tant de fois dans le cours de notre dernière chasse. Puis le gaillard aime à boire un coup quand il en trouve l'occasion; et l'Indien qui boit marche les pieds en dehors beaucoup plus qu'un autre indigène; on reconnaît un buveur à ce signe, qu'il ait la peau blanche ou rouge… De plus, c'est exact pour la largeur et la longueur. Regardez à votre tour, Sagamore; vous avez mesuré plus d'une fois cette empreinte, dans la chasse que nous avons donnée à ces garnements depuis le roc de Glenn jusqu'à la source de Santé.”
                  Chingachgook fit ce qu'il demandait; après un examen fort court, il se releva, et prononça d'un air calme et grave, bien qu'avec un accent étranger, un seul mot:
                  “Magua.
                  -C'est donc une chose décidée,” dit Oeil de Faucon, “la fille aux cheveux noirs et Magua ont passé par ici.
                  -Et Alice?” demanda le major tremblant. “Alice?
                  -D'elle nous n'avons encore vu aucune trace,” reprit le chasseur en regardant avec soin les arbres, les broussailles et le sol d'alentour. “Qu'avons-nous là? Uncas, apportez-moi ce qui se balance aux branches de ce buisson.”
                  Le jeune Indien obéit; quand il eut remis l'objet désigné aux mains du chasseur, celui-ci, le montrant à ses compagnons, se mit à rire à sa manière silencieuse, mais de grand coeur.
                  “C'est le turlututu de notre chanteur,” dit-il. “Maintenant, nous aurons une piste qui suffirait à un prêtre pour suivre sa route. Uncas, voyez donc si vous ne trouverez pas l'empreinte d'un soulier assez vaste pour soutenir six pieds deux pouces de carcasse humaine mal bâtie. Allons, j'augure un peu mieux du pauvre diable, puisqu'il a quitté le métier de braillard pour quelque autre plus raisonnable.
                  -Du moins il est resté fidèle au poste qu'on lui a confié,” dit Heyward. “Cora et Alice ont un ami auprès d'elles.
                  -Oui,” dit Oeil de Faucon, en s'appuyant sur sa carabine, et avec une moue fort méprisante, “il leur fera de la musique; mais saura-t-il tuer un daim pour leur dîner, distinguer sa route à la mousse des arbres, ou couper la gorge d'un Huron? S'il en est incapable, le premier chat-huant venu est plus habile que lui… Eh bien! mon garçon, trouvez-vous la trace de ce pied-là?
                  -Voici quelque chose qui ressemble à l'empreinte d'un soulier,” dit Heyward, heureux de saisir cette occasion d'interrompre la critique dirigée contre David, pour lequel il éprouvait en ce moment un vif sentiment de reconnaissance. “Ne serait-ce pas le pied de notre ami?
                  -Remuez les feuilles avec précaution, ou vous allez gâter la forme. Cela? c'est l'empreinte d'un pied, oui, mais celui de la fille aux cheveux noirs; et un bien petit pied, ma foi, pour un port si noble, une taille si majestueuse! Le chanteur le couvrirait tout entier avec son talon.
                  -Où cela? que je voie la trace des pas de mon enfant!” s'écria Munro, en écartant rapidement les broussailles.
                  Bien qu'un pas léger et rapide eût laissé cette trace, néanmoins on la voyait encore distinctement. Pendant que le vieux guerrier l'examinait, ses yeux étaient humides, et lorsqu'il se releva, Duncan vit qu'il avait arrosé d'une grosse larme l'empreinte du passage de sa fille. Dans le dessein d'occuper le vétéran et de le distraire d'une douleur dont il lui serait bientôt impossible de contenir les éclats, le jeune homme dit au chasseur blanc:
                  “A présent que nous possédons ces signes infaillibles, mettons-nous en marche. Dans les circonstances actuelles, un moment paraît un siècle à nos captives.
                  -Le daim qui bondit le plus vite n'est pas celui qui court le plus longtemps,” répondit Oeil de Faucon, les yeux toujours fixés sur les traces qui venaient d'être découvertes. “Nous savons que le gueux de Huron, la fille aux cheveux noirs et le chanteur ont passé par ici. Mais qu'est-elle devenue, celle qui a les cheveux blonds et les yeux bleus? Quoique petite et moins brave que sa soeur, elle est belle à voir, et son parler est agréable. N'a-t-elle point d'ami que nul ne s'en inquiète?
                  -Elle en aurait cent au besoin, ce qu'à Dieu ne plaise! Que faisons-nous autre chose, sinon de la chercher? Pour moi, je ne cesserai la poursuite qu'après l'avoir retrouvée.
                  -En ce cas, nous aurions peut-être à prendre des directions différentes; car elle n'a point passé par ici: quelque petit et léger que soit son pied, il aurait laissé des traces.”
                  A ces mots, Heyward fit un pas en arrière, et toute son ardeur parut s'évanouir. Sans s'apercevoir de ce changement, le chasseur, après un moment de réflexion, continua de la sorte:
                  “Il n'existe dans ce désert que la fille aux cheveux noirs ou sa soeur dont le pied pût laisser une telle empreinte. La première est venue ici, c'est sûr; mais où sont les indices du passage de l'autre? Allons plus avant, et s'il n'y a rien nous retournerons dans la plaine pour y chercher une autre voie… Avancez, Uncas, et ayez toujours l'oeil sur les feuilles sèches. J'examinerai les broussailles, pendant que votre père marchera le nez près de terre… A l'ouvrage, mes amis; voilà le soleil qui descend derrière les montagnes.
                  -Et moi,” interrogea Heyward, “ne puis-je vous aider?
                  -Vous!” dit Oeil de Faucon, qui avec ses amis rouges s'avançait déjà dans l'ordre qu'il avait prescrit. “Marchez derrière nous, et tâchez à ne pas déranger la piste.”
                  Au bout d'une vingtaine de pas, les Indiens tombèrent en arrêt, les regards fixés vers la terre avec une attention toute particulière. Le père et le fils se parlaient haut et avec vivacité, tantôt jetant les yeux sur l'objet de leur admiration mutuelle, tantôt se regardant l'un l'autre avec une satisfaction non équivoque.
                  “Ils ont trouvé le petit pied!” s'écria le chasseur en allant à eux, et sans s'occuper davantage de cette partie de la tâche qu'il s'était réservée. “Qu'y a-t-il là? aurait-on préparé une embuscade?… Eh non! Par la meilleure carabine des frontières, voici encore les traces des chevaux qui ont une allure si bizarre! Maintenant il n'y a plus de secret, et la chose est visible comme l'étoile polaire à minuit. Ici ils ont monté à cheval, là les chevaux en les attendant ont été attachés à un sapin, et voilà le grand sentier qui conduit vers le nord, droit au Canada.
                  -Cependant,” fit remarquer le major, “nous n'avons aucune preuve qu'Alice, la jeune miss Munro, soit avec sa soeur.
                  -A moins que la brillante babiole que vient de ramasser Uncas ne nous en serve. Passez-moi cela, mon garçon, afin que nous le regardions.”
                  Duncan reconnut à l'instant un collier qu'Alice aimait à porter, et qu'il se rappelait, avec la mémoire tenace d'un amant, avoir vu au cou de sa maîtresse dans la fatale matinée du jour du massacre. Il s'empara du joyau, et tout en annonçant la précieuse trouvaille à ses compagnons, il le fit disparaître si vite que le chasseur le crut tombé à terre, et le chercha vainement.
                  “Oh! oh!” dit-il désappointé, après avoir remué les feuilles avec la crosse de sa carabine; “c'est un signe certain de vieillesse quand la vue commence à baisser. Un joyau si brillant, et ne pas l'apercevoir! Enfin!… Je puis voir encore à travers la fumée d'un fusil, et cela suffit pour arranger toutes les querelles entre moi et les Mingos. Cependant je voudrais bien le trouver, rien que pour le rapporter à celle à qui il appartient; ce serait là joindre les deux bouts de ce que j'appelle un long ruban de piste, car à présent le vaste Saint-Laurent ou peut-être même les Grands Lacs nous séparent.
                  -Raison de plus pour ne pas ralentir notre marche,” objecta Heyward. “Avançons.
                  -Sang jeune et sang chaud sont, dit-on, à peu près même chose. Il ne s'agit pas de chasser aux écureuils, ou de pousser un cerf dans l'Horican. Nous allons commencer une course qui durera des jours et des nuits, et traverser une solitude où les pieds de l'homme laissent rarement une empreinte, et dont toute la science de vos livres ne vous ferait pas sortir sains et saufs. Jamais un Indien ne s'embarque dans une expédition de ce genre sans avoir fumé devant le feu du conseil; et quoique d'un sang pur de tout mélange, j'approuve cette coutume, qui me semble prudente et sage. Nous retournerons donc sur nos pas, nous allumerons notre feu cette nuit dans les ruines du vieux fort; au point du jour, nous serons ragaillardis, et prêts à nous mettre à l'ouvrage comme des hommes, et non comme des femmes babillardes ou des enfants impatients.”
                  Heyward comprit sur-le-champ, au ton du chasseur, que toute discussion serait inutile. Munro était retombé dans cette espèce d'apathie qui s'était emparée de lui depuis son dernier malheur, et dont il ne pouvait être tiré que par quelque excitation nouvelle et puissante. Faisant donc de nécessité vertu, le jeune officier donna le bras au vétéran, et marcha sur les pas des Indiens et d'Oeil de Faucon, qui avaient déjà repris le chemin de la plaine.

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                  Augustin BrunaultAugustin Brunault
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                    Chapitre 19

                    “Salarino. S'il ne te paye pas, bien sûr tu ne lui prendras pas sa chair; à quoi est-elle bonne?
                    Shylock. A amorcer le poisson; n'assouvirait-elle que ma vengeance, cela me suffit.”
                    Shakespeare, “le Marchand de Venise.”

                    Quand la petite troupe entra dans le fort de William-Henry, les ombres du soir avaient ajouté encore à la solitude de ses ruines.
                    Le chasseur et ses compagnons firent à la hâte leurs préparatifs pour y passer la nuit, mais d'un air grave et sérieux qui indiquait combien avait fait d'impression sur eux l'horrible spectacle qui avait affligé leurs regards. Quelques poutres à demi brûlées furent dressées contre un mur noirci; Uncas les recouvrit de feuillage, et l'abri temporaire fut installé. Le jeune Indien montra à Heyward cette construction grossière, et Heyward, qui comprit son geste silencieux, y conduisit Munro. Laissant le colonel seul avec ses chagrins, il retourna aussitôt au grand air, trop agité lui-même pour chercher le repos qu'il avait recommandé à son vieil ami.
                    Tandis qu'Oeil de Faucon et les Indiens allumaient le feu et prenaient leur frugal repas du soir, qui consistait en un jambon d'ours fumé, le jeune officier alla visiter la courtine du fort qui donnait sur le lac.
                    Le vent avait cessé de souffler, et les vagues roulaient sur la rive sablonneuse avec un mouvement moins violent et plus régulier. Les nuages, comme fatigués de leur course impétueuse, commençaient à se disperser, les plus épais s'accumulant en masses noires à l'horizon, et les plus légers se balançant au-dessus de l'eau, ou ondoyant au sommet des montagnes comme une volée d'oiseaux effrayés autour de leur juchoir. Cà et là, la clarté scintillante d'une étoile perçait le rideau de vapeurs et jetait une traînée de lumière sur le lugubre aspect des cieux. Dans l'enceinte circulaire des hauteurs régnait une obscurité impénétrable, et la plaine ressemblait à un charnier vaste et désert, où pas un souffle ne venait troubler le sommeil des nombreuses victimes.
                    Duncan resta quelque temps à contempler ce tableau si cruellement en harmonie avec ce qui s'était passé. Ses regards se portaient tour à tour de l'enceinte du fort, où les trois enfants de la forêt étaient assis autour d'un feu brillant, à la lueur mouvante qu'on apercevait encore au couchant, puis se reposaient longtemps et avec angoisse sur ces ténèbres compactes qui couvraient les morts comme d'un linceul.
                    Bientôt il crut entendre s'élever de ce côté des sons sourds et si confus, qu'il ne savait comment s'en expliquer la nature, encore moins la réalité. Honteux de ses craintes et de sa faiblesse, il se tourna vers le lac, et s'efforça de reporter son attention sur les étoiles, qui se réfléchissaient obscurément sur la surface mouvante des eaux. Cependant son oreille aux aguets l'avertit de la continuation des mêmes sons, comme pour le mettre en garde contre quelque danger caché; il lui sembla même saisir distinctement un bruit de pas à travers les ténèbres. N'étant plus maître de son inquiétude, Duncan appela le chasseur à voix basse, et l'invita à monter auprès de lui. Ce dernier prit son fusil et se rendit auprès du major, mais avec un calme et un sang-froid qui annonçaient à quel point il se croyait en sûreté.
                    “Ecoutez!” lui dit Duncan. “On entend dans la plaine des sons étouffés qui indiqueraient que Montcalm n'a pas entièrement abandonné sa conquête.
                    -Alors les oreilles valent mieux que les yeux,” répondit l'autre, d'une voix pâteuse et tout en achevant de mâcher entre ses dents sa viande d'ours. “Montcalm, dites-vous? Je l'ai vu moi-même rentrer dans sa cage avec toute son armée; car vos Français, quand ils ont eu la main heureuse, aiment s'en retourner chez eux pour danser et se réjouir de leur victoire.
                    -Cela se peut, mais un Indien dort rarement sur le sentier de la guerre, et pourquoi la soif du pillage n'aurait-elle pas retenu ici un Huron après le départ de sa tribu? Il serait bon d'éteindre le feu et de faire le guet. Tenez, n'avez-vous pas entendu?
                    -Un Indien rôde rarement autour des tombeaux. Certes on le voit toujours prêt à tuer et il s'inquiète peu des moyens; mais d'ordinaire il se contente de la chevelure de son ennemi, à moins qu'il n'ait le sang échauffé et l'esprit en fureur; l'accès fini, il oublie sa haine et laisse volontiers les morts dormir en paix. Et à ce propos, major, croyez-vous que les Peaux-Rouges et nous autres Blancs, nous aurons un seul et même paradis?
                    -Sans doute, sans doute… Encore ce bruit! C'était peut-être un bruissement de feuilles.
                    -Quant à moi,” continua Oeil de Faucon en tournant la tête avec nonchalance dans la direction indiquée par Heyward, “je crois que le paradis est un séjour de félicité, où chacun trouvera des jouissances conformes à ses goûts et à ses aptitudes. En conséquence, les Peaux-Rouges ne sont pas très éloignés de la vérité, à mon avis, en croyant rencontrer là-haut les magnifiques terrains de chasse dont parlent leurs traditions. Et je ne vois pas en quoi il serait au-dessous de la dignité d'un Blanc de race pure de passer son temps à…
                    -Pour le coup,” interrompit Duncan, “vous l'avez entendu?
                    -Oui, oui, qu'elle soit abondante ou rare, les loups s'acharnent à leur pâture,” répliqua le chasseur sans s'émouvoir. “Si l'on y voyait clair et qu'on en eût le temps, on pourrait choisir dans leurs peaux, et sans trop de peine… Mais revenons au sujet de la vie future, major. Dans les colonies, j'ai ouï dire aux prédicateurs que le ciel était un lieu de repos. Quand on parle de bonheur, avant tout il s'agit de s'entendre. Moi, par exemple, sans vouloir manquer de respect aux décrets de la Providence, on ne me ferait pas un grand cadeau en me tenant enfermé dans les demeures en question, vu mon goût naturel pour l'exercice et la chasse.”
                    Duncan, qui, d'après l'explication de son interlocuteur, croyait avoir la clef des bruits mystérieux, prêta plus d'attention à ses discours.
                    “Il est difficile de prévoir,” dit-il, “ce que nous éprouverons lors de ce grand et dernier changement.
                    -C'en serait un fameux sans contredit,” répartit le chasseur qui s'entêtait dans son idée, “pour un homme qui a passé sa vie en plein air; quelque chose comme de s'endormir aux sources paisibles de l'Hudson pour se réveiller au mugissement d'une cataracte! Enfin, il est consolant de savoir que nous servons un maître miséricordieux, chacun à notre manière; et quoiqu'il y ait entre nous d'immenses espaces… Qui va là?
                    -N'est-ce pas, comme vous le disiez, un loup qui galope?”
                    Oeil de Faucon secoua la tête et fit signe à Duncan de le suivre dans un endroit que la clarté du feu n'éclairait pas. Après avoir pris cette précaution, il resta quelque temps sur le qui-vive, dans l'espoir que le bruit qui les avait frappés viendrait à se reproduire; mais sa vigilance demeura sans effet.
                    “Il faut appeler Uncas,” dit-il. “Le gars a les sens d'un Indien, et pourra entendre ce qui nous échappe; car étant un Peau-Blanche, je ne saurais renier ma nature.”
                    A ces mots, il imita le houloulement du hibou. Le jeune Mohican, qui s'entretenait à voix basse avec son père, tressaillit et, se levant sur-le-champ, il tourna les yeux vers le rempart. A un second cri d'appel, il se glissa jusqu'à l'endroit où se tenaient les deux Blancs.
                    Oeil de Faucon lui expliqua brièvement en delaware ce qu'il désirait de lui. Aussitôt qu'Uncas eut appris pourquoi on l'avait fait venir, il s'éloigna de quelques pas et se jeta à plat ventre sur le gazon, où il parut ne plus bouger. Surpris de l'immobilité du jeune guerrier, et curieux de surprendre la façon dont il mettait en oeuvre ses facultés d'observation, le major s'avança vers l'endroit où il avait cru l'apercevoir. Mais Uncas avait disparu, et ce qu'il avait pris pour son corps couché à terre était une saillie de terrain.
                    “Qu'est devenu le Mohican?” demanda-t-il en revenant sur ses pas. “C'est là que je l'ai vu s'étendre, et j'aurais juré qu'il y était encore.
                    -Chut!” répondit Oeil de Faucon. “Plus bas, car nous ignorons s'il n'y a pas des oreilles ouvertes, et les Mingos en ont chacun une excellente paire. Quant à Uncas, il est maintenant dans la plaine, et les Maquas, s'il y en a, trouveront à qui parler.
                    -Vous pensez donc que Montcalm n'a pas rappelé tous ses Indiens? Donnons l'alarme à nos compagnons, et aux armes! Nous sommes cinq accoutumés à voir l'ennemi en face.
                    -Pas un mot à personne; il y va de la vie… Regardez le Sagamore: n'a-t-il pas l'air d'un grand chef indien assis au feu de sa tribu? Si des traînards rôdent dans l'ombre, ils ne découvriront pas à sa contenance que nous nous doutons de l'approche du danger.
                    -Mais ils peuvent l'apercevoir, lui, et le tuer à coup sûr. Sa personne est trop visible à la clarté de ce feu, et il deviendra certainement la première victime.
                    -Hum! il y a du vrai dans ce que vous dites,” répondit Oeil de Faucon, plus inquiet qu'il n'avait encore été. “Que faire? Le moindre mouvement suspect peut attirer l'ennemi sur nous avant que nous soyons prêts à le recevoir. Il sait par le signal de tout à l'heure que nous avons éventé une piste. Il n'y a plus qu'à l'avertir du voisinage des Mingos; sa nature indienne lui indiquera ce qu'il doit faire.”
                    Le chasseur mit alors deux doigts dans sa bouche et produisit un sifflement sourd qui fit tressaillir Duncan, comme s'il eût entendu un serpent.
                    Chingachgook était assis l'air pensif, la tête appuyée sur une de ses mains; au signal que semblait lui donner le reptile dont il portait le nom, il releva la tête et promena rapidement autour de lui ses yeux noirs et brillants. Ce mouvement soudain et peut-être involontaire fut la seule marque de surprise ou d'alarme qu'il montra. Il ne toucha point à son fusil, qui était près de lui; son tomahawk, qu'il avait ôté de sa ceinture pour être plus à l'aise, resta à l'endroit où il l'avait déposé; et toute sa personne parut s'affaisser comme celle d'un homme fatigué qui a besoin de détendre ses muscles pour jouir d'un complet repos. Seulement, en reprenant sa première attitude, il s'appuya sur son autre main, comme pour se délasser, et attendit ensuite l'événement avec cette calme intrépidité dont un Indien seul était capable en un pareil moment.
                    Mais, -Duncan le remarqua,- bien qu'à des yeux moins exercés le chef mohican parût sommeiller, ses narines se dilataient plus que de coutume, sa tête se détournait un peu de côté comme pour aider l'organe de l'ouïe, et son oeil vif et rapide errait continuellement sur tous les points à portée de la vue.
                    “L'homme admirable! voyez-le,” dit Oeil de Faucon en prenant le bras d'Heyward; “il sait qu'il suffit d'un regard, d'un mouvement pour déconcerter notre prudence et nous mettre à la merci de ces coquins de…”
                    La lumière et la détonation d'un mousquet l'interrompirent, et l'air fut rempli d'étincelles de feu autour de l'endroit où les yeux d'Heyward étaient encore attachés avec admiration.
                    Quant au Grand Serpent, il avait disparu.
                    Le chasseur, surpris, avait mis sa carabine en joue, n'attendant pour s'en servir que le moment où paraîtrait un ennemi. Mais l'attaque se borna à l'unique et inutile tentative faite contre la vie de Chingachgook. A deux ou trois reprises, un bruit éloigné troubla la solitude: il venait d'une meute de loups qui s'enfuyaient apeurés devant un intrus.
                    Après quelques minutes d'impatience et d'anxiété, l'on entendit un nouveau bruit, celui d'un plongeon dans les eaux du lac, immédiatement suivi d'un second coup de feu.
                    “C'est Uncas!” dit le chasseur. “Ce garçon a une bonne carabine; j'en connais le son comme un père la voix de son fils; car je l'ai portée longtemps avant d'en avoir une meilleure.
                    -Que signifie tout cela?” demanda Duncan. “Nous sommes surveillés et, à ce qu'il paraît, voués à la mort.
                    -Les éclats de ce tison prouvent qu'on ne nous voulait pas précisément du bien, et voici un Indien qui prouve aussi que le mal n'est pas grand.”
                    A ces mots, Oeil de Faucon remit sous le bras gauche son arme fidèle et suivit dans l'enceinte du fort Chingachgook, qui venait de reparaître auprès du feu.
                    “Eh bien, Sagamore,” ajouta-t-il, “quoi de nouveau? Les Mingos viennent-ils sur nous tout de bon? ou n'est-ce qu'un de ces reptiles qui rôdent sur les derrières d'une armée pour scalper les morts et vont se vanter auprès des femmes de leurs exploits sur les Visages Pâles?”
                    Chingachgook reprit tranquillement sa place et commença par examiner le tison qu'avait échancré la balle qui avait failli lui être fatale. Après quoi, levant un doigt en l'air, il fit cette réponse monosyllabique:
                    “Un!
                    -Je m'en doutais,” dit Oeil de Faucon en s'asseyant à ses côtés; “et comme il a pu se réfugier dans l'eau avant qu'Uncas lui ait lâché son coup, le drôle ne manquera pas d'inventer une belle histoire de chasse donnée à deux Mohicans et à un chasseur blanc; car les officiers ne comptent pour rien dans ces affaires-là. A son aise, à son aise! Dans toutes les nations il y a d'honnêtes gens, -une denrée assez rare parmi les Maquas,- qui sont prêts à rabattre le caquet d'un hâbleur, lorsque ses fanfaronnades dépassent toute mesure… La balle du mécréant a sifflé à vos oreilles, Sagamore.”
                    Chingachgook jeta un coup d'oeil indifférent vers l'endroit où avait frappé la balle, et conserva son attitude avec un sang-froid qu'un accident si léger ne pouvait troubler.
                    Uncas survint en ce moment et s'assit auprès du feu avec le même air tranquille que son père.
                    Heyward, surpris et intéressé à la fois, observait tous ces mouvements, et n'était pas loin de croire que les enfants de la forêt avaient entre eux certains moyens secrets d'intelligence qui avaient échappé jusqu'alors à son attention. Ainsi, au lieu du récit hâtif et verbeux qu'un jeune Européen n'eût pas manqué de faire, avec un peu d'exagération même, de ce qui s'était passé dans les ténèbres de la plaine, Uncas paraissait se contenter de laisser ses actes parler pour lui. En réalité, ce n'était pour un Indien ni le moment ni l'occasion de se vanter de ses exploits, et il est probable que, sans les questions d'Heyward, il n'eût pas été pour l'instant prononcé une syllabe de plus sur ce sujet.
                    “Qu'est-il advenu de notre ennemi, Uncas?” demanda Duncan. “Nous avons entendu votre carabine, et nous espérions que vous n'auriez pas tiré en vain.”
                    Le jeune chef écarta sa blouse de chasse, et montra la chevelure qui était le trophée de sa victoire.

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                      Chingachgook y porta la main et l'examina avec beaucoup d'attention, puis la rejetant avec une forte expression de dégoût, il s'écria:
                      “Ouf! Un Onéida!
                      -Un Onéida!”, répéta Oeil de Faucon, qui se laissait déjà rapidement aller à l'apathique indifférence de ses compagnons rouges, mais qui s'avança avec empressement pour regarder la touffe sanglante. “Par Dieu, si les Onéidas sont à notre piste, nous serons entre deux troupes de démons!… Aux yeux d'un Blanc il n'y a point de différence entre cette peau et celle de tout autre Indien, et cependant le Sagamore déclare que c'est la dépouille d'un Mingo; bien plus, il nomme la tribu du maraudeur avec autant de facilité que si cette chevelure était le feuillet d'un livre, et chaque cheveu une lettre. De quel droit les Blancs chrétiens tirent-ils gloriole de leur science, lorsqu'un sauvage sait lire un langage auquel les plus instruits d'entre eux ne comprennent goutte?… Et vous, mon garçon, qu'en dites-vous? A quelle nation appartenait le brigand?”
                      Uncas leva les yeux sur le chasseur, et répondit de sa voix douce et musicale:
                      “Onéida.
                      -Encore Onéida! Quand un Indien déclare une chose, elle est généralement vraie; mais quand un autre la confirme, croyez-y comme à l'Evangile!
                      -Le pauvre diable nous a pris pour des Français,” dit Heyward; “sans quoi, il n'aurait point attenté à la vie d'un ami.
                      -Lui, prendre un Mohican avec son tatouage pour un Huron! C'est comme si vous preniez les habits blancs des grenadiers de Montcalm pour les habits rouges du Royal-Américain. Non, non, la vermine entendait son affaire. Après tout, il n'y a pas grand mal; car l'amitié ne brille guère entre Mingos et Delawares, à quelque parti qu'ils se réunissent dans les querelles des Blancs. Pour ce qui est de moi, quoique les Onéidas soient au service de Sa Majesté, mon souverain seigneur et maître, je n'aurais pas balancé longtemps à lâcher mon perce-daims contre le maraud, si le hasard l'avait mis sur mon chemin.
                      -C'eût été une violation des traités, une conduite indigne de votre caractère.
                      -Quand un homme en fréquente d'autres, s'ils sont d'honnêtes gens, et qu'il ne soit pas un coquin, ils finiront par s'unir d'amitié. A force d'astuce, il est vrai, les Blancs sont parvenus à jeter une grande confusion dans les tribus, en ce qui concerne les amis et les ennemis; de sorte que les Hurons et les Onéidas, qui parlent la même langue et sont, pour ainsi dire, une même famille, s'enlèvent mutuellement les chevelures. Il n'en est pas autrement des Delawares: quelques-uns, fixés autour du feu de leur grand conseil sur les bords de leur rivière, combattent dans les mêmes rangs que les Mingos, tandis que la plus grande partie habite le Canada et nourrit contre les Mingos une haine naturelle. C'est ainsi qu'on a tout confondu et qu'on a détruit toute harmonie de la guerre. Cependant un Peau-Rouge n'est pas fait pour changer selon les caprices de la politique, et voilà comme l'amitié d'un Mohican pour un Mingo ressemble beaucoup à celle d'un Blanc pour un serpent.
                      -Je suis fâché de l'apprendre. Je croyais que les Indiens qui habitent dans les limites de notre territoire avaient trouvé en nous trop de justice et de libéralité pour ne pas s'identifier complètement à notre cause.
                      -Ma foi, il est bien naturel de préférer sa propre cause à celle des étrangers. Quant à moi, j'aime la justice; c'est pourquoi je ne dirai pas que je déteste un Mingo, car cela ne conviendrait ni à ma couleur ni à ma religion; mais je dirai encore que c'est de la faute de la nuit si perce-daims n'a pris aucune part à la mort de ce rôdeur d'Onéida.”
                      Alors, convaincu de la toute-puissance de sa logique, quel qu'en pût être l'effet sur l'opinion de ses antagonistes, l'honnête mais implacable coureur des bois se tourna d'un autre côté, et laissa tomber la discussion.
                      Notre officier remonta sur le rempart, trop inquiet et trop peu accoutumé à la guerre de forêts pour que la possibilité d'attaques si insidieuses lui permît de dormir tranquille. Il n'en fut pas de même d'Oeil de Faucon et des Mohicans. Leurs sens exercés et subtils, dont la perfection dépassait les limites de toute croyance, les avaient mis à même, une fois le péril découvert, d'en apprécier l'étendue et la durée. Aucun des trois ne paraissait douter le moins du monde de leur parfaite sécurité, à en juger par les préparatifs qu'ils firent pour tenir conseil sur leur conduite à venir.
                      La confusion des nations et même des tribus dont avait parlé Oeil de Faucon existait à cette époque dans toute sa force.
                      L'important lien d'un langage commun, et par conséquent d'une commune origine, était rompu dans beaucoup d'endroits; et par suite de cette désunion, les Delawares et les Mingos, comme on appelait les Six Nations, combattaient dans les mêmes rangs, et ces derniers ne se faisaient faute de scalper les Hurons, qui passaient pour être la souche première de leur peuplade. Les Delawares eux-mêmes étaient divisés entre eux. L'amour du sol qui avait appartenu à ses ancêtres retenait le Sagamore des Mohicans, avec un petit nombre de ses partisans qui servaient au fort Edouard, sous la bannière du roi d'Angleterre; néanmoins la plus grande partie de sa nation était entrée en campagne comme alliée des Français. Les Delawares ou Lénapes avaient la prétention d'être la tige de ce peuple nombreux, autrefois maître de la plupart des Etats américains de l'Est et du Nord, et dont les Mohicans formaient l'une des tribus les plus anciennes et les plus honorées.
                      C'était donc avec une parfaite connaissance des intérêts compliqués qui avaient armé l'ami contre l'ami, et placé sous un même drapeau des ennemis naturels, que le chasseur et ses compagnons se disposèrent à délibérer sur les mesures qui devaient présider à leurs mouvements ultérieurs au milieu de tant de tribus hostiles et sauvages. Le feu fut de nouveau alimenté, et les trois personnages s'assirent autour avec toute la gravité requise. Duncan connaissait assez les coutumes des Indiens pour comprendre la raison de ces préparatifs. Il se posta donc à l'angle d'un bastion, d'où il pourrait être spectateur de ce qui allait se passer, sans cesser de veiller aux dangers de l'extérieur, et il attendit le résultat avec toute la patience dont il put s'armer en cette occasion.
                      Après un intervalle de silence, Chingachgook alluma une pipe, dont le godet était formé d'une pierre tendre du pays, artistement taillée, et dont le tuyau se composait d'un tube de bois; puis il se mit à fumer. Après avoir aspiré quelques bouffées de tabac, il passa la pipe à Oeil de Faucon, qui la remit ensuite à Uncas: elle fit ainsi trois fois le tour au milieu d'un religieux silence.
                      A la fin, le Sagamore, comme le plus âgé et le plus élevé en dignité, énonça, en quelques paroles pleines de calme et de gravité, le sujet de la délibération. Le chasseur parla après lui. Chingachgook répondit, et son interlocuteur lui adressa de nouvelles objections. Le jeune Uncas écouta dans une attitude respectueuse jusqu'à ce que le Blanc voulût bien lui demander son avis. D'après le ton et les gestes des orateurs, Heyward conclut que le père et le fils avaient embrassé le même côté de la question, tandis que le chasseur en soutenait un autre. Peu à peu la discussion s'échauffa, et il devint évident que chacun s'efforçait vivement de faire prévaloir son avis.
                      Malgré la chaleur toujours croissante de ce débat amical, il n'est pas d'assemblée chrétienne bien tenue, sans même en excepter celles du clergé protestant, qui n'eût pu prendre de ces trois individus une leçon salutaire de modération et d'urbanité. Les raisons d'Uncas étaient accueillies avec autant d'attention que celles qui provenaient de la sagesse plus mûre de son père; nul ne manifestait d'impatience; chacun parlait à son tour, après avoir donné quelques moments de réflexion à ce que le préopinant venait de dire.
                      Le langage des Mohicans était accompagné de gestes si concordants et si naturels qu'Heyward n'eut pas grand-peine à suivre le fil de leur argumentation. La logique du chasseur s'entourait de plus d'obscurité; car, par un reste de l'orgueil que lui inspirait sa couleur, il affectait le débit froid et incolore qui caractérise les Anglo-Américains de toutes les classes lorsque aucune passion ne les excite. On voyait les Indiens décrire par gestes les traces que laisse au travers des forêts le passage d'une troupe, et l'on pouvait en conclure qu'ils insistaient pour continuer la route par terre, tandis que le bras d'Oeil de Faucon, fréquemment dirigé vers l'Horican, semblait indiquer qu'il était d'avis de voyager par eau.
                      Le chasseur perdait du terrain et la majorité allait décider contre lui, quand tout à coup il se leva, et secouant son apathie, il eut recours aux manières et aux ressources de l'éloquence indienne.
                      D'abord il leva la main vers le ciel en traçant la course suivie par le soleil et en répétant ce geste autant de fois qu'il fallait de jours pour accomplir leur voyage. Puis il décrivit une longue et pénible route au milieu des rochers et des courants d'eau; l'âge et la faiblesse du colonel, qui était alors endormi, furent indiqués par des signes sur lesquels il n'était pas possible de se méprendre. Duncan remarqua que ses moyens physiques à lui-même n'étaient pas évalués très haut, et que le chasseur, étendant la main, le désignait par le nom de “la Main Ouverte”, nom que sa libéralité lui avait obtenu de toutes les tribus amies. Il imita ensuite les mouvements légers et gracieux d'un canot, qu'il opposa à la marche chancelante d'un homme affaibli et fatigué. Il termina en montrant du doigt la chevelure de l'Onéida, pour leur faire sentir la nécessité d'un prompt départ, sans laisser de marques de leur passage.
                      Les Mohicans écoutaient gravement, et les sentiments de l'orateur se réfléchissaient dans leurs traits. Peu à peu la conviction s'établit dans leur esprit, et la fin du discours d'Oeil de Faucon fut accompagnée de l'exclamation approbative qui leur était habituelle. Bref, Uncas et son père se rangèrent à son avis et firent l'abandon des opinions qu'ils avaient d'abord soutenues avec une bonne foi et une candeur qui, s'ils eussent été les représentants d'un peuple civilisé, eussent infailliblement causé leur ruine politique, en détruisant à jamais leur réputation d'hommes à principes.
                      Aussitôt que l'objet en discussion fut décidé, le débat et tout ce qui s'y rapportait, à l'exception du résultat, parurent oubliés. Oeil de Faucon, sans s'amuser à lire son triomphe dans les regards approbatifs de ses auditeurs, étendit tranquillement son athlétique personne devant les tisons à moitié consumés, ferma les yeux et s'endormit.
                      Laissés seuls en quelque sorte, les Mohicans, qui s'étaient jusque-là dévoués aux intérêts d'autrui, profitèrent de ce moment pour s'occuper d'eux-mêmes. Mettant aussitôt de côté les façons graves et réservées d'un chef indien, Chingachgook commença à s'entretenir avec son fils sur le ton doux et enjoué de l'affection paternelle. Uncas répondit avec joie à la familiarité de son père, et avant que les ronflements du chasseur annonçassent qu'il dormait, un changement complet s'opéra dans les manières de ses deux compagnons.
                      Il est impossible de décrire la musique de leur langue harmonieuse lorsqu'ils se livraient aussi librement à leurs effusions de gaieté et de tendresse. L'étendue de leurs voix, particulièrement de celle du jeune homme, était surprenante: elle allait des notes les plus graves jusqu'aux accents les plus clairs d'une voix féminine. Les yeux du père suivaient avec un plaisir manifeste les mouvements gracieux et ingénus de son fils, et il ne manquait jamais de sourire aux éclats silencieux de sa gaieté entraînante. Sous l'influence de ses sentiments doux et naturels, les traits détendus du Sagamore n'offraient plus aucune apparence de férocité, et l'image de la mort, peinte sur sa poitrine, semblait être un déguisement facétieux plutôt que l'expression d'un farouche désir de destruction et de vengeance.
                      Après avoir donné une heure à l'échange des meilleurs sentiments de notre nature, Chingachgook annonça son envie de dormir, en s'enveloppant la tête dans sa couverture et en s'étendant par terre. La gaieté d'Uncas cessa tout à coup, et après avoir rapproché les tisons de manière à communiquer leur chaleur aux pieds de son père, le jeune homme chercha à son tour un oreiller au milieu des ruines.
                      Puisant une confiance nouvelle dans la sécurité de ces hommes qui avaient l'expérience des périls de la forêt, Heyward ne tarda pas à suivre leur exemple. Bien avant que la nuit fût au milieu de son cours, tous ceux qui reposaient dans l'enceinte du fort parurent dormir d'un sommeil aussi profond que les nombreuses victimes dont les ossements commençaient à blanchir dans la plaine.

                      #148491
                      Augustin BrunaultAugustin Brunault
                      Maître des clés

                        Chapitre 20

                        “Terre de l'Albanie, oh! laisse, laisse-moi
                        Te voir avec tes fils, sauvages comme toi!
                        Byron, “Childe Harold.”

                        Oeil de Faucon n'attendit pas le retour de l'aurore pour réveiller les dormeurs.
                        Munro et Duncan, écartant leurs manteaux, étaient déjà sur pied, lorsque le chasseur vint les appeler tout bas à l'entrée du grossier hangar qui les avait abrités pendant la nuit. Pour toute salutation, il leur fit signe de garder le silence.
                        “Faites vos prières en dedans,” murmura-t-il en les voyant arriver; “que le coeur ou la bouche parle, celui à qui vous les adressez comprend tous les langages. Mais ne prononcez pas une syllabe! Il est rare que la voix d'un Blanc sache prendre le ton qui sied dans les bois, comme nous l'avons vu par l'exemple de ce pauvre hère de chanteur.”
                        Puis les emmenant vers l'une des courtines du fort:
                        “Venez, ajouta-t-il. “Descendons par ici dans le fossé, et prenez garde en marchant de chopper contre les pierres et les morceaux de bois.”
                        Ses compagnons obéirent, quoique l'un d'eux ne comprît rien à ces précautions extraordinaires. Quand ils furent au fond du fossé qui environnait le fort de trois côtés, ils trouvèrent le passage presque entièrement obstrué par les débris; toutefois, après beaucoup d'efforts et de patience, ils réussirent à en gravir le revers à la suite de leur guide, et ils atteignirent enfin la rive sablonneuse de l'Horican.
                        “Il n'y a que l'odorat qui puisse suivre une trace pareille,” dit Oeil de Faucon en jetant un regard satisfait sur le chemin difficile qu'ils venaient de franchir. “L'herbe est un tapis dangereux pour le fuyard qui y pose le pied; mais sur le bois et la pierre le mocassin ne laisse point d'empreinte. Si vous aviez porté vos bottes à éperons, il y aurait eu quelque chose à craindre; mais avec une semelle en peau de daim convenablement préparée, on peut marcher sans crainte sur les rochers… Approchez le canot plus près du bord. Uncas, ou le sable gardera la forme de nos pas aussi aisément que le beurre chez les Hollandais du Mohawk. En douceur, garçon, en douceur! il ne faut pas que le canot touche terre, autrement les coquins sauraient à quel endroit nous nous sommes embarqués.”
                        Le jeune Indien observa cette précaution; et le chasseur, appuyant une planche sur l'arrière du canot, fit signe aux deux officiers d'entrer. Cela fait, il rétablit avec soin toute chose dans son premier désordre, et réussit à embarquer à son tour sans laisser après lui aucun de ces vestiges qu'il paraissait tant redouter.
                        Heyward n'ouvrit pas la bouche jusqu'à ce que le canot, grâce aux efforts des Indiens qui ramaient sans bruit, fut parvenu à quelque distance du fort, sous l'ombre vaste et épaisse que projetaient sur la surface du lac les montagnes qui le bordaient à l'orient.
                        “Quel besoin avions-nous,” demanda-t-il, “de nous échapper à la hâte, comme des voleurs?
                        -Si le sang d'un Onéida pouvait teindre cette nappe d'eau limpide sur laquelle nous voguons,” répliqua le chasseur, “vos yeux répondraient à votre question. Avez-vous donc oublié la bête puante qu'a tuée Uncas?
                        -Nullement; mais c'était un homme seul, m'avez-vous dit, et d'un mort qu'y a-t-il à craindre?
                        -Oui, il était seul dans son expédition du diable; et sa tribu, qui compte tant de guerriers? En ce cas-là, un Indien n'a pas peur de verser son sang: il sait qu'il en coûtera promptement le cri de mort à quelqu'un de ses ennemis.
                        -Notre présence et l'autorité du colonel Munro nous mettraient à l'abri du ressentiment de nos alliés, si l'on considère surtout que ce misérable avait bien mérité son sort. Un motif si futile n'a point suffi, je l'espère, à vous écarter de notre route directe.
                        -Croyez-vous que la balle du garnement se serait détournée, lors même qu'elle aurait rencontré Sa Majesté le roi sur son passage? S'il est vrai que la parole d'un Blanc soit si puissante sur un Indien, pourquoi donc le Français fameux, qui est capitaine général du Canada, n'a-t-il pas enterré le tomahawk de ses Hurons?”
                        Un long et sourd gémissement de Munro arrêta sur les lèvres du major la réponse qu'il se préparait à faire; mais après s'être tu un moment par déférence pour la douleur du vieillard, il reprit d'un ton solennel:
                        “C'est une faute dont le marquis de Montcalm aura à répondre devant Dieu.
                        -Oui, oui, il y a de la raison dans vos paroles; elles sont fondées sur la religion et la loyauté. C'est une chose bien différente de jeter un régiment de soldats entre les Indiens et leurs victimes, ou d'exhorter le sauvage irrité à quitter ses armes, en commençant toujours par l'appeler “mon fils.”
                        Oeil de Faucon, tout en riant de bon coeur mais de son rire muet, se mit à contempler le rivage du fort, qui commençait à se perdre dans le lointain.
                        “Dieu merci,” continua-t-il, “entre les gueux et nous il n'y a que la piste de l'eau! A moins qu'ils ne fassent amitié avec les poissons, et qu'ils n'apprennent d'eux qui ramait dans leur domaine par cette belle matinée, nous aurons pour nous toute la longueur de l'Horican avant qu'ils aient pu décider de quel côté ils doivent diriger leur poursuite.
                        -Avec l'ennemi devant et derrière, il faut nous attendre à bien des dangers dans ce voyage.
                        -Des dangers? Pas absolument; car avec de bons yeux et des oreilles vigilantes, nous pouvons réussir à maintenir une avance de quelques heures sur les marauds. Si les fusils entrent en danse, eh bien, nous sommes ici trois tireurs qui à ce jeu-là ne craignons âme qui vive sur la frontière… Pour du danger, non. Que nous ayons, par exemple, une chaude alarme, comme vous dites, cela est probable. Oui, certes, il faut s'attendre à du remue-ménage, à une escarmouche, ou à quelque passe-temps de ce genre, mais toujours bien à couvert et avec une quantité suffisante de munitions.”
                        Il se peut qu'Heyward, tout brave qu'il était, ne fût pas tout à fait d'accord avec son contradicteur dans sa manière d'apprécier le danger; car, au lieu de poursuivre l'entretien, il se renferma dans ses méditations.
                        A la pointe du jour, ils entrèrent dans la partie resserrée de l'Horican, et voguèrent avec circonspection au milieu des îlots sans nombre dont il est parsemé. C'était par cette voie que Montcalm s'était retiré avec son armée, et il était possible qu'il eût laissé quelques détachements de ses Indiens en embuscade pour protéger son arrière-garde et rallier les traînards. Ils s'approchèrent donc de cette partie du lac avec les précautions qui leur étaient habituelles.
                        Chingachgook quitta la rame, pendant que le chasseur et Uncas continuaient à diriger l'esquif à travers des canaux tortueux et compliqués, où à chaque pas ils couraient risque de voir un ennemi apparaître subitement sur leur passage. A mesure qu'on avançait, les regards du vieux Mohican erraient attentivement d'îlot en îlot, de buisson en buisson; et dans les endroits où la surface du lac était plus dégagée, ses yeux perçants étaient fixés sur les rochers nus et les forêts sombres qui bordaient l'étroit canal.
                        Heyward, pour qui ce spectacle était doublement intéressant, et par les beautés pittoresques du paysage, et par les périls de sa situation, commençait à croire qu'il n'avait pas de motif fondé d'appréhension. Soudain, à un signal de Chingachgook, les rames retombèrent immobiles.
                        “Ouf! s'écria Uncas, au moment où son père frappait un coup léger sur le bord du canot pour avertir d'un voisinage inquiétant.
                        “Qu'y a-t-il?” demanda Oeil de Faucon. “Le lac est aussi uni que si jamais le vent n'y eut soufflé, et je puis voir sur ses eaux à une distance de plusieurs milles; il ne s'y montre pas seulement la tête noire d'un plongeon.”
                        L'Indien leva gravement une rame et la dirigea vers le point où son regard était fixé. A quelques toises devant eux était un îlot bas et boisé; mais tout y paraissait paisible et solitaire.
                        “Je ne vois rien,” fit observer Duncan, “à part la terre et l'eau; mais quel délicieux paysage!
                        -Chut!” dit le chasseur. “Ah! Sagamore, il y a toujours une raison dans ce que vous faites. Ce n'est encore qu'une ombre, mais qui ne me paraît pas naturelle… Voyez-vous, major, cette vapeur qui s'élève au-dessus de l'île? On ne peut l'appeler un brouillard, car elle ressemble plutôt à une bande de nuages déliés.
                        -C'est l'humidité de l'eau.
                        -Un enfant en dirait autant. Et le filet de fumée noire qui couronne le bouquet de noisetiers, qu'en pensez-vous? Je vous dis, moi, que c'est un feu de bois qui la produit, et, à mon avis, un feu qui est près de s'éteindre.
                        -Allons-y, et éclaircissons nos doutes. Un si petit espace ne peut contenir beaucoup de monde.
                        -Si vous jugez de l'astuce des Indiens par ce que contiennent vos livres, ou par la sagacité des Blancs, vous courez risque de vous tromper, et peut-être de tomber sous leur tomahawk.”
                        Oeil de Faucon s'interrompit pour examiner, avec toute la perspicacité qui le distinguait, ce que l'île pouvait recéler.
                        “S'il m'est permis de me prononcer en cette matière,” ajouta-t-il, “je dirai que nous n'avons que deux partis à prendre: l'un, de nous en retourner et d'abandonner toute idée de poursuivre les Hurons…
                        -Jamais!” s'écria Heyward d'un ton de voix beaucoup trop élevé pour la circonstance. “Jamais!
                        -Bien, bien!” continua Oeil de Faucon, en se hâtant de lui faire signe de modérer son ardeur. “Je suis tout à fait de votre avis; seulement j'ai cru devoir à mon expérience de tout dire. Il nous reste alors à pousser en avant; et s'il y a dans les passes des Français ou des Indiens, eh bien! nous ferons force de rames, et nous filerons entre cette double rangée de montagnes. Ai-je raison, Sagamore?”
                        L'Indien ne répondit qu'en frappant l'eau de sa rame, et en faisant avancer rapidement le canot. Comme la direction lui en était confiée, ce mouvement suffit à indiquer le parti qu'il adoptait. Toutes les rames se mirent à l'oeuvre avec vigueur, et bientôt ils atteignirent un point d'où leurs regards dominaient la rive septentrionale de l'île, c'est-à-dire la partie qui jusque-là leur avait été cachée.
                        “Ils doivent être là, si les signes ne sont pas trompeurs,” murmura le chasseur. “Deux canots et de la fumée! Les coquins ne nous ont pas encore éventés, ou ils auraient jeté leur maudit cri de guerre. Ferme, mes amis, et de l'ensemble… Nous voici déjà loin, presque hors de la portée d'une carabine.”
                        Un coup de fusil l'interrompit, et la balle ricocha sur l'onde paisible à quelques pieds du canot. D'affreux hurlements s'élevèrent de l'île et annoncèrent qu'ils étaient découverts.
                        Presque au même instant, plusieurs sauvages coururent vers les canots, y montèrent et se mirent rapidement à leur poursuite. Ces terribles avant-coureurs d'une lutte imminente, autant que put le voir Duncan, ne produisirent aucun changement dans la physionomie de ses trois guides; seulement leurs rames fendirent l'eau avec plus de force et la petite barque rasa la surface liquide avec l'agilité d'un être doué de vie et de volonté.
                        “Tenez-les à cette distance, Sagamore,” dit Oeil de Faucon, en regardant froidement par-dessus son épaule gauche; “là, justement! Ces Hurons n'ont pas dans toute leur nation un fusil qui porte si loin; mais perce-daim a un canon sur lequel on peut à coup sûr établir son calcul.”
                        S'étant assuré que les Mohicans suffisaient pour maintenir le canot à la distance requise, il cessa de ramer et prit sa redoutable carabine. Trois fois il mit en joue, et lorsque ses compagnons n'attendaient plus que la détonation, trois fois il ramena son arme pour demander aux Indiens de laisser l'ennemi s'approcher un peu plus. Enfin, après avoir patiemment mesuré l'espace qui l'en séparait, il parut satisfait. Déjà il passait sa main gauche sous le canon de son fusil, qu'il élevait lentement, quand une exclamation d'Uncas, qui était assis à la proue, lui fit une fois encore suspendre le coup fatal.
                        “Qu'y a-t-il, mon gars?” demanda-t-il. “Votre voix vient d'épargner le cri de mort à un Huron.”
                        Uncas montra du bout du doigt le rivage opposé, d'où un autre canot de guerre se dirigeait en droite ligne sur eux. Leur situation devenait trop périlleuse pour qu'elle eût besoin d'être confirmée par la parole. Oeil de Faucon déposa sa carabine et reprit la rame, et Chingachgook dirigea la pointe du canot du côté de la rive occidentale, afin d'accroître la distance entre eux et ce nouvel ennemi. En même temps des clameurs furibondes leur rappelèrent la présence de ceux qui s'avançaient sur leurs derrières.
                        Cette scène inquiétante tira Munro lui-même de la douloureuse apathie où ses infortunes l'avaient plongé.
                        “Gagnons les rochers de la rive,” dit-il avec la fermeté d'un vieux soldat, “et livrons bataille aux sauvages. A Dieu ne plaise que moi ou ceux qui me sont dévoués nous accordions la moindre confiance aux alliés des Français!
                        -Quand on fait la guerre aux Indiens,” fit remarquer le chasseur, “celui qui veut réussir doit mettre la fierté de côté et prendre conseil des naturels… Appuyez davantage vers la terre, Sagamore; nous sommes obligés de doubler ces coquins, et il est probable qu'ils essaieront de nous atteindre à la longue.”
                        Oeil de Faucon ne se trompait pas: lorsque les Hurons s'aperçurent qu'en suivant la ligne directe, ils resteraient beaucoup en arrière, ils en décrivirent une plus oblique, jusqu'à ce que les canots voguèrent en ligne presque parallèle à deux cents pas l'un de l'autre. Ce fut alors uniquement une question de vitesse. Les barques légères glissaient avec tant de rapidité que sur leur passage l'eau se soulevait en petites vagues, et imprimait à leur course un mouvement ondulatoire. Cette circonstance, outre la nécessité d'occuper tous les bras à ramer, empêcha peut-être les Hurons de faire usage de leurs armes.
                        Mais les efforts des fugitifs étaient trop pénibles pour pouvoir durer longtemps, et ceux qui les poursuivaient avaient l'avantage du nombre. Heyward s'aperçut avec inquiétude que le chasseur jetait autour de lui un regard embarrassé, comme s'il eût cherché quelque nouveau moyen d'accélérer leur fuite.
                        “Eloignez-vous un peu du soleil, Sagamore,” dit celui-ci; “je vois un de ces démons qui s'apprête à prendre un fusil. Un seul os brisé peut nous coûter nos chevelures. Encore un peu plus hors du soleil, et nous mettrons l'île entre eux et nous.”
                        L'expédient qu'il conseillait ne fut pas sans utilité.
                        Une île longue et basse était à quelque distance, et lorsqu'ils s'en furent approchés, le canot qui leur donnait la chasse fut obligé de suivre le bord opposé à celui près duquel passaient les fugitifs. Ces derniers ne négligèrent pas cet avantage, et aussitôt que les taillis les eurent dérobés à la vue de leurs ennemis, ils redoublèrent des efforts qui semblaient déjà prodigieux. Les deux canots tournèrent la pointe de l'île comme deux chevaux de course au bout de la carrière, mais les fugitifs continuaient à marcher en avant. Ce changement, tout en modifiant leur position relative, diminua un peu la distance.
                        “Eh! eh! Uncas, vous avez montré que vous vous connaissiez en canots, en choisissant celui-ci parmi ceux des Hurons,” dit le chasseur en souriant, et plus heureux de la supériorité de leur course que de l'espoir qui commençait à luire d'échapper à la poursuite. “Nos coquins ne songent plus qu'à ramer, et en place de fusils et de bons yeux, c'est avec des lattes de bois qu'il faut sauver nos chevelures. Un coup de collier, mes amis, et d'ensemble!
                        -Attention!” dit le major. “Ils se préparent à tirer; et comme nous sommes sur la même ligne, ils ne manqueront pas leur coup.
                        -Couchez-vous au fond du canot, vous et le colonel! Ce sera autant de pris sur la largeur de la cible.
                        -Quoi! les supérieurs se cacheraient pendant que les soldats sont exposés au feu?” répondit le jeune homme en riant. “Ce serait d'un mauvais exemple.
                        -Bon Dieu, bon Dieu!” s'écria Oeil de Faucon. “Voilà bien le courage des Blancs, aussi peu raisonnable que la plupart de leurs idées! Pensez-vous que le Sagamore ou Uncas, ou moi-même qui suis un homme de pur sang, nous hésiterions à nous abriter dans un combat où il ne servirait de rien d'être à découvert? Et pourquoi donc les Français ont-ils fortifié leur Québec, si l'on devait toujours se battre en rase campagne?
                        -Tout ce que vous dites est très vrai, mon ami,” reprit Heyward; “mais nos usages ne nous permettent pas de faire ce que vous demandez.”
                        Une décharge des Hurons coupa court au débat, et au moment où les balles sifflaient autour d'eux, Duncan vit Uncas tourner la tête pour s'enquérir de ce qu'il était devenu ainsi que Munro. Malgré la proximité des ennemis et le risque qu'il courait personnellement, les traits du jeune guerrier n'exprimaient que la surprise de voir des hommes s'exposer de gaieté de coeur à un péril sans utilité.
                        Chingachgook était sans doute plus au fait des préjugés des Blancs, car il ne détourna pas même les yeux qu'il tenait fixés sur le point qui lui servait à diriger la marche du canot. Une balle vint frapper l'une des rames qu'il tenait et la lança, sans la briser, à quelques toises en avant du canot. Une clameur s'éleva du milieu des Hurons, qui saisirent cette occasion pour faire une autre décharge. Uncas décrivit un arc dans l'eau avec sa rame, et rattrapa au passage celle de son père, qui l'agita en l'air en poussant le cri de guerre des Mohicans, avant de se remettre à sa tâche.
                        “Le Grand Serpent! la Longue Carabine! le Cerf Agile!”
                        Tels furent les cris qui partirent alors parmi les sauvages. La poursuite n'en devint que plus ardente.
                        Tout en ramant de la main droite, Oeil de Faucon saisit sa carabine de la main gauche et la brandit au-dessus de sa tête comme pour narguer les Hurons. A cette insulte ceux-ci répondirent par un hurlement, suivi bientôt d'une nouvelle décharge. Les balles criblèrent les eaux du lac et l'une d'elles perça le bordage du canot. Dans ce moment critique, les Mohicans ne manifestèrent aucune émotion; leurs traits sévères n'exprimaient ni espoir ni alarme.
                        Le chasseur tourna de nouveau la tête et, riant à sa manière silencieuse, dit à Heyward:
                        “Les coquins aiment à entendre le tapage de leurs mousquets; mais il n'y a point parmi les Mingos un tireur capable d'ajuster dans un canot qui danse! … Ah! les imbéciles, ils ont encore retranché un rameur exprès pour charger les armes, d'où il résulte qu'en calculant au plus bas, nous avançons de trois pieds quand ils n'en font que deux.”
                        Heyward qui, d'après sa façon d'estimer les distances, n'était pas tout à fait aussi rassuré que ses compagnons, ne fut pas fâché néanmoins de voir que, grâce à leur dextérité, ils commençaient à obtenir un avantage évident.
                        Les Hurons envoyèrent une quatrième volée de balles, et il y en eut une qui vint s'amortir sur la rame d'Oeil de Faucon.
                        “C'est parfait,” dit-il en examinant avec attention la marque légère qu'avait faite le projectile; “elle n'aurait pas égratigné la peau d'un enfant, bien moins encore le cuir de gens comme nous tanné par toutes les intempéries du ciel. Maintenant, major, si vous voulez essayer de manoeuvrer cette latte de bois, je vais permettre à perce-daim de prendre part à la conversation.”
                        Heyward saisit la rame et se mit à l'oeuvre avec une ardeur qui tint lieu d'expérience.
                        Après avoir examiné la batterie de sa carabine, Oeil de Faucon mit rapidement en joue et fit feu. Le Huron qui était à la proue du premier canot s'était levé pour tirer également; il tomba à la renverse en laissant échapper son fusil dans l'eau. Cependant il se releva aussitôt; mais ses gestes et ses mouvements annonçaient un homme grièvement blessé. Ses compagnons suspendirent leurs efforts, et les deux canots ennemis se joignirent et s'arrêtèrent.
                        Chingachgook et Uncas profitèrent de ce moment de répit pour reprendre haleine; Heyward seul continua à ramer avec un redoublement d'énergie. Le père et le fils échangèrent alors un calme regard pour s'assurer si l'un d'eux avait été atteint par le feu des Hurons; car tous deux savaient que, dans une telle crise, le blessé n'aurait articulé aucune plainte. Quelques grosses gouttes de sang coulaient sur l'épaule du Sagamore, et celui-ci, voyant que cela préoccupait le jeune homme, prit de l'eau dans le creux de sa main et lava la trace du sang, indiquant de cette simple façon combien sa blessure était légère.
                        Sur ces entrefaites, notre chasseur avait rechargé sa carabine.
                        “Doucement, doucement, major!” reprit-il. “Nous sommes déjà un peu trop loin pour qu'un fusil déploie tous ses avantages, et vous voyez que les drôles tiennent conseil. Laissons-les venir à bonne portée, et là-dessus on peut s'en rapporter à mon coup d'oeil. Je veux les entraîner jusqu'au bout de l'Horican, et leurs balles, j'en réponds, réussiront tout au plus à nous écorcher la peau, tandis que perce-daim trouera la leur deux fois sur trois.
                        -Vous oubliez l'objet de notre voyage,” répondit Duncan en ramant de plus belle. “Au nom du ciel! profitons de cet avantage et augmentons la distance qui nous sépare de l'ennemi.
                        -Pensez à mes enfants!” dit Munro d'une voix étouffée. “N'abusez pas plus longtemps de la douleur d'un père. Rendez-moi mes enfants!”
                        Une longue habitude de déférence pour ses supérieurs avait appris au chasseur la vertu de l'obéissance. Jetant vers les canots des Hurons un long et dernier regard, il mit de côté sa carabine, et prenant la place d'Heyward qui était déjà fatigué, il se mit à ramer avec une vigueur qui ne se lassait jamais. Ses efforts furent secondés par ceux des Mohicans, et quelques minutes suffirent à mettre entre eux et leurs ennemis une telle distance, que notre amoureux, plein d'un nouvel espoir, commença à respirer librement.
                        Le lac s'élargissait de beaucoup en cet endroit, et la grève qu'ils longeaient était hérissée, comme auparavant, de montagnes hautes et escarpées; mais les îlots y étaient en petit nombre, et faciles à éviter. Le battement des rames devint à la fois plus mesuré et plus régulier, du moment que la chasse émouvante à laquelle ils venaient de se soustraire se fut interrompue, et les rameurs continuèrent leur tâche avec autant de sang-froid que s'ils venaient de disputer le prix d'une joute.
                        Au lieu de côtoyer la rive occidentale, ainsi que l'exigeait leur itinéraire, l'habile Mohican dirigea sa course vers les montagnes derrière lesquelles on savait que Montcalm avait conduit son armée dans la forteresse redoutable de Ticonderoga. Comme les Hurons, selon toute apparence, avaient renoncé à les poursuivre, il semblait qu'il n'y avait pas de motif à cet excès de précaution. Cependant ils s'avancèrent plusieurs heures dans cette direction, jusqu'à une baie située au nord, presque à l'extrémité du lac.
                        Là on tira le canot à terre, et toute la troupe débarqua. Oeil de Faucon et Duncan montèrent sur une éminence voisine, d'où le premier, après avoir considéré attentivement la surface liquide qui s'étendait devant eux, fit remarquer à Heyward un point noir à la hauteur d'un promontoire éloigné de plusieurs centaines de pieds.
                        “Le voyez-vous?” interrogea-t-il. “Que penseriez-vous de cette tache, si vous aviez à vous orienter dans ce désert avec l'unique secours de votre expérience de Blanc?
                        -N'étaient l'éloignement et les dimensions,” répondit le major, “on prendrait cela pour un oiseau. Serait-ce quelque chose de vivant?
                        -Eh bien, c'est un canot fait d'excellente écorce de bouleau et pagayé par de rusés Mingos. La Providence a prêté à ceux qui courent les bois des yeux qui seraient inutiles aux habitants des colonies, où l'on possède des instruments qui aident la vue; et pourtant il n'est pas d'organe humain qui puisse voir tous les dangers qui nous entourent en ce moment. Les coquins font semblant de ne s'occuper que de leur repas du soir; mais vienne la nuit, et ils s'acharneront à notre piste comme de vrais chiens de chasse. Il faut leur donner le change, sans quoi nous serions forcés d'abandonner la poursuite du Renard Subtil.”
                        Il regarda de côté et d'autre avec une certaine inquiétude, et ajouta:
                        “Ces lacs sont quelquefois utiles, surtout quand le gibier d'eau abonde; mais ils n'offrent aucun abri, si ce n'est aux poissons. Dieu sait ce que deviendra le pays si les colonies continuent à s'étendre dans l'intérieur des terres! La guerre et la chasse perdront tout leur charme.
                        -Ne nous arrêtons pas un seul instant sans nécessité absolue…
                        -Je n'aime pas beaucoup,” interrompit le chasseur, “cette fumée que vous voyez serpenter le long du rocher, au-dessus du canot. Merci de ma vie! d'autres yeux que les nôtres la voient et savent ce qu'elle veut dire. Mais à quoi bon perdre le temps en paroles? Il faut agir.”
                        Cette reconnaissance faite, Oeil de Faucon descendit sur la rive, plongé dans ses réflexions. Il fit part de ce qu'il avait vu à ses compagnons, et il en résulta entre eux une courte conférence en langue delaware. Après quoi, tous trois se mirent en devoir d'exécuter ce qu'ils venaient de décider.
                        On commença par tirer le canot hors de l'eau. Puis, le portant sur leurs épaules, ils entrèrent dans le bois, en ayant soin de laisser des marques aussi apparentes que possible de leur passage. Bientôt ils arrivèrent à un cours d'eau qu'ils traversèrent, et continuèrent d'aller en avant jusqu'à un grand rocher lisse et nu, où leurs traces ne pouvaient plus s'apercevoir. Ils reprirent ensuite, mais à reculons, le chemin de la rivière, et en descendirent le lit jusqu'au lac, où ils lancèrent de nouveau leur canot. Une roche basse en saillie les empêchait heureusement d'être aperçus du promontoire, et une ceinture d'épais halliers les couvrait de son ombre. A la faveur de ces dispositions naturelles du terrain, ils côtoyèrent la rive avec des précautions infinies, jusqu'au moment où Oeil de Faucon déclara qu'on pouvait débarquer en toute sûreté.
                        La halte se prolongea jusqu'à ce que le soir fût venu répandre sur les objets sa lueur incertaine. Ils continuèrent alors leur voyage, et, favorisés par les ténèbres, ils firent force de rames pour gagner l'autre bord, à l'occident. Quoique la côte escarpée vers laquelle ils se dirigeaient n'offrît aux yeux de Duncan aucune brèche distincte, le vieux chef les conduisit dans une anse étroite, qu'il avait choisie d'avance, avec l'adresse d'un pilote expérimenté.
                        Le canot fut encore une fois sorti de l'eau et porté dans les bois, où on le cacha soigneusement sous un amas de broussailles. Chacun prit ses armes et ses bagages, et le chasseur annonça aux deux officiers anglais que lui et les Indiens étaient maintenant prêts à continuer leurs recherches.

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                        Augustin BrunaultAugustin Brunault
                        Maître des clés

                          Chapitre 21

                          “Si vous y trouvez quelqu'un, tuez-le comme une puce.”
                          Shakespeare, “les Commères de Windsor.”

                          Nos cinq aventuriers avaient débarqué sur la côte d'un pays qui, aujourd'hui encore, est moins connu des habitants des Etats-Unis que ne le sont les déserts de l'Arabie ou les steppes de l'Asie centrale. C'était le canton inculte et rocailleux qui sépare les eaux tributaires du lac Champlain de celles qui vont se jeter dans les fleuves de l'Hudson, du Mohawk et du Saint-Laurent.
                          Depuis l'époque où s'est passée notre histoire, le génie entreprenant des Américains a entouré cette région d'une ceinture d'établissements riches et prospères; mais le chasseur et l'Indien sont encore les seuls qui pénètrent dans ses retraites stériles et sauvages.
                          Comme Oeil de Faucon et les Mohicans avaient souvent traversé les montagnes et les vallées de cette vaste solitude, ils n'hésitèrent pas à s'enfoncer dans ses profondeurs avec toute l'assurance de gens accoutumés aux privations et aux fatigues d'expéditions semblables.
                          Pendant plusieurs heures, la petite troupe continua d'avancer, guidée par une étoile ou suivant le cours de quelque ruisseau. Enfin le chasseur donna le signal de la halte, après s'être rapidement consulté avec les Indiens; on alluma du feu et on se prépara à passer la nuit où l'on se trouvait.
                          Pleins de confiance en leurs nouveaux amis et se conformant à leur exemple, Munro et Duncan s'endormirent sans crainte, mais non sans être assiégés de pensées pénibles. Le soleil avait fait évaporer la rosée et dispersé les vapeurs du matin, et déjà ses rayons répandaient dans la forêt une clarté vive et brillante, quand les voyageurs se remirent en route.
                          Après avoir fait quelques lieues, la marche d'Oeil de Faucon devint plus lente et plus circonspecte; souvent il s'arrêtait pour examiner les arbres, et il ne traversait pas un ruisseau sans considérer avec soin le volume, la vitesse et la couleur de ses eaux. Ne se fiant pas à son propre jugement, il en appelait fréquemment à l'opinion du chef mohican.
                          Pendant l'une de ces conférences, Heyward remarqua qu'Uncas écoutait avec calme et sans rien dire, quoiqu'il parût prendre beaucoup d'intérêt à l'entretien. Il était fortement tenté de lui demander son avis sur les progrès de leur voyage; mais l'attitude tranquille et grave de l'Indien lui fit juger que, de même que lui, le jeune homme s'en rapportait entièrement à l'intelligence et à la sagacité des anciens. Ce fut Oeil de Faucon qui, s'adressant au major, expliqua lui-même l'embarras de leur situation.
                          “Quand j'ai remarqué,” dit-il en anglais, “que Magua et les Hurons, pour retourner chez eux, s'étaient dirigés vers le nord, il n'était pas besoin de longues réflexions pour prévoir qu'ils suivraient les vallées et s'avanceraient entre l'Hudson et l'Horican, jusqu'à ce qu'ils eussent atteint les sources des rivières du Canada qui les conduiraient dans le coeur même du pays soumis aux Français. Cependant nous voici dans le voisinage du lac Scaroon, et nous n'avons encore relevé aucune trace. La nature humaine est faible, et il est possible que nous nous soyons trompés de piste.
                          -Le ciel nous préserve d'une semblable erreur!” s'écria Duncan. “Revenons sur nos pas, et examinons le terrain avec plus d'attention… Uncas n'a-t-il rien à nous dire dans un tel embarras?”
                          Le jeune Mohican jeta sur son père un coup d'oeil rapide, puis reprenant son air réservé, il continua de garder le silence. Chingachgook le comprit et lui fit signe de la main qu'il pouvait parler.
                          Dès que cette permission lui eut été accordée, la gravité d'Uncas fit place à une expression d'intelligence et de joie. Bondissant avec la légèreté d'un daim, il gravit la pente d'une petite hauteur située à quelques toises de là, et s'arrêta à un endroit où la terre semblait avoir été fraîchement remuée par le passage de quelque pesant animal. Tous les yeux suivirent ce mouvement inattendu, et chacun crut voir un gage de succès dans l'air de triomphe qui transformait les traits du jeune homme.
                          “Ce sont leurs traces!” s'écria le chasseur qui venait d'examiner les foulées du tertre. “Le gars a l'oeil perçant et l'esprit vif pour son âge.
                          -Comment a-t-il tant différé de nous l'apprendre?” fit observer Duncan. “C'est vraiment extraordinaire!
                          -Ce qui l'eût été bien davantage,” répliqua Oeil de Faucon, “c'était de parler sans permission. Non, non. Permis à vos jeunes Blancs qui pâlissent sur les bouquins et estiment ce qu'ils savent au nombre de pages, de s'imaginer que leurs connaissances font comme leurs jambes, en allant plus vite que celles de leurs pères! Mais quand le maître d'école est l'expérience, l'écolier apprend à faire cas des années et à les respecter en conséquence.
                          -Voyez!” dit Uncas en désignant le nord et le sud et en faisant remarquer à droite et à gauche des traces fortement empreintes. “La fille aux cheveux noirs s'est dirigée du côté de la gelée.”
                          D'un pas délibéré, le chasseur se mit en route dans la direction indiquée.
                          “Jamais limier n'a flairé une piste plus belle,” dit-il. “Nous avons de la chance, une fameuse chance, et nous pouvons marcher à présent le nez levé… Ah! ah! voilà la trace des deux dandins de chevaux! Ce Huron voyage comme un général blanc; il faut en vérité qu'il soit frappé d'aveuglement et de vertige!” Et, tournant la tête, il ajouta en riant: “Sagamore, voyez donc si par hasard vous ne trouverez pas l'empreinte des roues; car nous allons bientôt découvrir que l'insensé voyage en carrosse, et cela quand il a sur les talons les trois meilleures paires d'yeux de toute la frontière.”
                          La gaieté d'Oeil de Faucon et l'étonnant succès d'une poursuite dans laquelle on avait fait un circuit de plus de quinze lieues, ne manquèrent pas de ranimer l'espérance dans le coeur de toute la troupe. La marche fut rapide et aussi assurée que celle d'un voyageur qui suit la grand'route.
                          Si la piste était interrompue par un rocher, un ruisseau, ou une bande de terrain plus dure que le reste, le coup d'oeil sûr du chasseur la retrouvait à quelque distance, et le pas de ses compagnons en était à peine ralenti. Ce qui contribua beaucoup à faciliter leur marche fut la certitude que Magua avait jugé nécessaire de suivre les vallées, circonstance qui levait toute incertitude sur la direction générale qu'ils devaient observer.
                          Le Huron n'avait pas négligé les subterfuges en usage parmi les Indiens lorsqu'ils se retirent devant un ennemi. Les fausses traces, les détours subits étaient fréquents toutes les fois qu'un cours d'eau ou la nature du sol offrait la possibilité d'y recourir; mais ceux qui le poursuivaient s'y laissaient rarement prendre, et avaient reconnu leur erreur, avant de s'être avancés longtemps sur les indices mensongers.
                          Vers le milieu de l'après-midi, ils avaient traversé le petit lac Scaroon, et ils marchaient dans la direction du soleil couchant. Après avoir descendu le versant d'une colline au pied de laquelle coulait un ruisseau rapide, ils débouchèrent dans un endroit où la troupe du Renard Subtil avait fait halte. Des tisons éteints étaient épars autour d'une source, des restes d'un daim dispersés çà et là, et l'état de l'herbe tondue de près attestait évidemment le séjour des chevaux. A quelque distance de là, Heyward découvrit et contempla avec une tendre émotion l'abri sous lequel il pensa que Cora et Alice avaient reposé.
                          Mais, bien que la terre eût été foulée, que les pas d'hommes et d'animaux eussent laissé une empreinte visible, l'espèce de fil conducteur se trouva brusquement interrompu.
                          Il était facile de suivre les traces qu'avaient laissées les chevaux; mais il semblait qu'ils eussent erré sans guide et sans but, comme des bêtes à la pâture. Ce fut encore Uncas qui découvrit une piste fraîche. Avant d'aller plus loin, il fit part de son succès à ses compagnons, et tandis qu'ils se consultaient à ce sujet, le jeune Indien reparut avec les deux alezans, dont les selles étaient brisées, les harnais souillés comme s'ils eussent été rendus depuis plusieurs jours à la liberté.
                          “Que veut dire cela?” demanda Duncan devenu pâle et jetant les yeux autour de lui, comme s'il eût craint de trouver dans les buissons d'alentour la révélation d'un effrayant mystère.
                          “Cela veut dire que notre marche touche à sa fin et que nous sommes en pays ennemi,” répondit le chasseur. “Si le coquin avait été serré de près et qu'il n'y eût pas eu de chevaux pour mettre les dames à même de le suivre, il est possible qu'il eût pris leurs chevelures; mais croyant n'avoir personne à ses talons, et ayant d'aussi rudes bêtes que celles-ci, il ne leur a pas ôté, j'en réponds, un seul cheveu de la tête… Oui, je lis dans votre pensée, et, s'il s'agissait d'hommes de notre couleur, vous auriez raison. Rassurez-vous! Jamais un Mingo ne portera la main sur une femme, si ce n'est pour la tuer; croire le contraire, c'est ignorer la nature indienne et les lois de la forêt. Non, non. J'ai ouï dire que les Indiens français sont venus chasser l'élan sur ces montagnes; en ce cas, nous devons être dans le voisinage de leur camp. Et pourquoi pas? Matin et soir, le canon de Montcalm se fait entendre par ici; car les Français bâtissent une nouvelle ligne de forts entre les provinces du roi et le Canada… Ce qu'il y a de certain, c'est que les chevaux sont là, et que les Hurons n'y sont plus. Cherchons donc par où ils ont déguerpi.”
                          Oeil de Faucon et les Mohicans s'appliquèrent sérieusement à cette besogne. On traça un cercle imaginaire de quelques centaines de pieds de circonférence, et chacun d'eux se chargea d'en examiner une section. Cet examen toutefois n'amena aucune découverte. Les empreintes de pas étaient nombreuses, mais elles appartenaient à des gens qui paraissaient avoir parcouru dans tous les sens le terrain sans intention de s'éloigner. Les trois compagnons firent de concert le tour de cette circonférence, à la suite l'un de l'autre et à pas lents; puis ils se réunirent au centre, sans être plus avancés.
                          “Il y a de la diablerie là-dessous!” s'écria Oeil de Faucon, quand son regard rencontra celui des Mohicans désappointés. “Remettons-nous à l'oeuvre, Sagamore, à partir de la source, et en interrogeant le terrain pouce à pouce. Il ne faut pas que le Huron aille se vanter dans sa tribu d'avoir un pied qui ne laisse pas d'empreinte.”
                          Donnant lui-même l'exemple, il recommença l'enquête avec un redoublement d'ardeur. Pas une feuille ne fut laissée sans être retournée, pas une branche sèche qui ne fût dérangée, pas une pierre qu'ils ne soulevassent, car ils savaient que ces objets servaient fréquemment aux Indiens à cacher la trace de leurs pas à mesure qu'ils marchaient. Par malchance, ils ne découvrirent rien.
                          Uncas, plus agile que les autres, ayant terminé sa tâche le premier, s'avisa de creuser la terre en travers du ruisseau qui paraissait avoir été troublé, et le détourna de son cours. Dès que l'ancien lit fut à sec, au-dessous de l'espèce d'écluse qu'il avait pratiquée, il se pencha pour l'examiner d'un regard curieux. Une exclamation de joie annonça bientôt le nouveau succès du jeune guerrier.
                          Tout le monde accourut, et Uncas montra dans l'alluvion grasse et humide l'empreinte d'un mocassin. A cette vue, Oeil de Faucon s'extasia ni plus ni moins qu'un naturaliste en présence de la défense d'un mammouth ou de la côte d'un mastodonte.
                          “Ce garçon-là fera honneur à sa nation,” dit-il; “oui, ma foi, et ce sera une épine aux flancs des Mingos! Cependant ce n'est pas là le pied d'un Indien; on a trop appuyé sur le talon, les doigts du pied sont placés trop carrément; on dirait qu'un danseur français est venu enseigner à la tribu des pas à la moderne… Uncas, allez me chercher la mesure du pied du chanteur; vous en trouverez une magnifique empreinte sur la pente de la colline, en face de ce rocher.”
                          Le jeune chef s'acquitta de sa commission, et l'on reconnut que les mesures s'accordaient parfaitement. Le chasseur déclara sans hésitation que c'était le pied de David, à qui l'on avait fait de nouveau quitter ses souliers pour des mocassins.
                          “J'y vois maintenant aussi clair,” ajouta-t-il, que si j'avais assisté aux manigances de Magua. Le chanteur n'ayant du talent que dans le gosier et dans les pieds, on l'a fait aller le premier, et les autres ont marché dans la forme de ses pas.
                          -Mais,” s'écria Duncan, “je ne vois pas les traces de…
                          -Des jeunes dames?” interrompit le chasseur. “Ah! le drôle aura trouvé moyen de les porter jusqu'à ce qu'il ait cru avoir dépisté ceux qui le poursuivaient. Nous n'avons pas loin à aller, je gage, pour revoir leurs mignonnes empreintes.”
                          On se remit à marcher, en suivant, à la file, le cours du ruisseau, et les yeux fixés sur les marques de pas. L'eau rentra bientôt dans son lit; mais le chasseur et les Mohicans continuèrent à s'y tenir en examinant le sol sur l'une et l'autre rive. C'est ainsi qu'ils firent plus d'un quart de lieue; après quoi, ils arrivèrent à un endroit où le ruisseau contournait la base d'un grand rocher entièrement dépouillé. Là ils s'arrêtèrent, afin de s'assurer que les Hurons n'avaient pas profité de l'occasion pour continuer leur route sur la terre ferme.
                          Cette précaution ne fut pas inutile; car l'actif et intelligent Uncas découvrit la forme d'un pied sur une touffe de mousse, où il semblait qu'un Indien avait marché par mégarde. La pointe en étant dirigée vers un taillis voisin, il y pénétra, et retrouva la piste aussi récente et visible qu'elle était avant d'atteindre le ruisseau. Un nouveau cri annonça sa bonne fortune à ses amis, et mit fin à la délibération.
                          “Oui, voilà qui a été concerté avec une sagacité vraiment indienne,” dit Oeil de Faucon; “et les yeux d'un Blanc n'y auraient vu que du feu.
                          -Puisqu'il en est ainsi,” dit l'impatient Heyward, “en route!
                          -Doucement, doucement! Nous connaissons notre chemin, sans doute; mais il est bon de tirer les choses au clair. C'est ici mon école, à moi, major; et si je n'étudie pas dans mon livre de classe, l'enseignement que je reçois de la Providence ne me profitera pas plus que celui d'une vieille femme à un petit paresseux. Tout s'explique, hors la manière dont le coquin s'y est pris pour transporter les dames le long du ruisseau. Un Huron même est trop fier pour les avoir forcées à mouiller leurs pieds délicats.
                          -Ceci aidera-t-il à résoudre la difficulté?”
                          En faisant cette question, Duncan montrait du doigt les débris d'une sorte de civière grossièrement construite avec des branches et de l'osier, et qui avait été jetée de côté comme inutile.
                          “Tout est éclairci!” s'écria Oeil de Faucon plein de joie. “Les drôles doivent avoir employé des heures entières à concerter les moyens de cacher les dernières traces de leur passage. J'en ai vu y consacrer quelquefois une journée entière, et sans plus de succès… Le compte y est: trois paires de mocassins et deux de petits pieds. N'est-ce pas merveille que des créatures humaines puissent voyager avec des pieds si mignons? … Uncas, passez-moi votre courroie, que j'en prenne mesure. Pardieu, ils ne sont pas plus longs que ceux d'un enfant, et cependant les demoiselles sont grandes et bien découplées. Ah! les mieux partagés d'entre nous doivent avouer que la Providence, qui a sans doute de bonnes raisons pour cela, est partiale dans ses dons.
                          -Hélas! comment mes filles, si délicates, ont-elles pu soutenir une marche si pénible?” dit Munro, en regardant ces faibles empreintes avec l'amour d'un père. “Nous les trouverons mourantes de fatigue dans un coin du désert!
                          -Ne craignez rien de pareil,” reprit le sagace chasseur en secouant lentement la tête. “Tenez, voici l'indice d'une démarche ferme et droite, quoique légère et à courtes enjambées; à peine le talon a-t-il foulé la terre. Et voyez par ici: la fille aux cheveux noirs a fait un petit saut d'une racine à l'autre. Non, non, j'en donne l'assurance, aucune d'elles n'est épuisée de fatigue. Quant au chanteur, on voit clairement à ses traces qu'il commençait à traîner le pied. En cet endroit, il a glissé; là, on voit qu'il chancelait en marchant; par ici, on dirait qu'il s'est trémoussé avec des patins. Parbleu, un gaillard qui ne songe qu'à son gosier ne saurait guère exercer ses jambes.”
                          C'est par cette série de témoins irréfutables que l'homme d'expérience arrivait à la découverte de la vérité avec autant de certitude et de précision que s'il eût vu de ses propres yeux les faits que sa perspicacité lui révélait si naturellement. Encouragée par ces assurances, et convaincue par un raisonnement si empreint d'évidence malgré sa simplicité, la petite troupe se remit en mouvement après une courte halte, dans laquelle on prit à la hâte quelque nourriture.
                          Le repas terminé, Oeil de Faucon jeta un regard sur le soleil couchant, et s'avança d'un pas si rapide, qu'Heyward et le colonel furent obligés, pour le suivre, d'user de toute leur vigueur. Ils continuaient à côtoyer le ruisseau dont nous avons parlé, et, comme les Hurons avaient cru inutile, à partir du rocher, de dissimuler les traces de leur passage, aucune incertitude ne vint plus retarder leur course.
                          Toutefois, avant qu'une heure se fût écoulée, le chasseur ralentit sensiblement son allure, et, au lieu de porter le regard en avant, il se mit à tourner avec précaution la tête à droite et à gauche, comme s'il eût soupçonné l'approche de quelque danger. Il finit par s'arrêter, et attendit que le reste de la troupe l'eût rejoint.
                          “Je sens les Hurons,” dit-il aux Mohicans. “Il y a un pan de ciel là-bas à travers le sommet des `rbres; nous sommes trop près de leur cantonnement… Sagamore, prenez à droite, du côté de la montagne; Uncas longera le ruisseau à gauche, tandis que moi je vais suivre la piste. Celui qui apercevra du nouveau en donnera avis par trois croassements. J'ai vu tout à l'heure un corbeau voleter au-dessus de ce chêne mort, autre signe d'un camp indien dans les environs.”
                          Les Mohicans, sans juger à propos de faire aucune réponse, prirent chacun la direction qui leur était indiquée, et le chasseur poursuivit sa route en compagnie des deux officiers. Bientôt il dit au major, qui se pressait à ses côtés, de gagner à pas de loup la lisière du bois qui, comme d'ordinaire, était bordé de taillis, et de l'y attendre, pendant qu'il irait en avant examiner certains indices suspects.
                          Duncan obéit, et un spectacle qui lui parut aussi singulier que nouveau s'offrit à ses regards.
                          Sur une étendue de plusieurs acres, les arbres avaient été abattus, et la lumière d'un beau soir d'été, tombant sur cet espace découvert, présentait un brillant contraste avec les douteuses clartés qui régnaient dans la forêt. A peu de distance du lieu où se tenait Duncan, le ruisseau avait formé un petit lac, qui couvrait presque tout le creux d'un vallon. De là l'eau s'échappait par une pente si douce et régulière, qu'elle semblait être l'ouvrage des hommes plutôt que celui de la nature.
                          Une centaine de huttes de terre s'élevaient sur les bords du lac, et y plongeaient même à moitié, comme si l'eau eût débordé au delà de ses limites ordinaires. Leurs toits arrondis, merveilleusement façonnés pour servir de défense contre les éléments, indiquaient plus d'art et de prévoyance que les Indiens n'en déploient dans la bâtisse de leurs habitations régulières, et, à plus forte raison, de celles qu'ils occupent provisoirement dans un but de chasse ou de guerre
                          Mais l'endroit était-il désert? Duncan était porté à le croire, quand au bout de quelques minutes il s'assura du contraire. Un groupe de formes humaines, à ce qu'il lui parut, s'avança au bord du lac, marchant sur les pieds et sur les mains, et traînant derrière elles quelque chose de lourd, peut-être une machine de guerre. Au même instant, quelques têtes brunes se montrèrent à l'entrée des habitations, et tout le village parut bientôt peuplé d'êtres qui se démenaient en tous sens avec tant de célérité, qu'on n'avait pas le temps de reconnaître leur dessein ou leurs occupations.
                          Alarmé de cette agitation suspecte et inexplicable, notre observateur était sur le point d'imiter le cri du corbeau; mais un bruit soudain dans les broussailles attira son attention d'un autre côté.
                          Il tressaillit et recula involontairement, en apercevant un Indien à cent pas de lui. Au lieu de donner l'alarme, ce qui aurait pu lui être fatal, il resta immobile, et surveilla la conduite du nouveau venu. Il lui fut facile de se convaincre qu'il n'avait pas été découvert. L'Indien paraissait occupé, comme lui, à considérer les huttes basses du village et les mouvements furtifs de ses habitants.
                          Il était impossible de découvrir l'expression de ses traits sous le grotesque tatouage dont ils étaient couverts; on y démêlait toutefois un caractère de tristesse plutôt que de férocité. Sa tête était rasée suivant l'usage, à l'exception d'une touffe de cheveux, d'où pendillaient trois ou quatre vieilles plumes de faucon. Une pièce de calicot presque en loques protégeait tant bien que mal sa maigre poitrine, et le bas du corps était passé dans une simple chemise, dont les manches remplissaient une destination tout autre et bien moins commode que celle qu'on a coutume de leur donner. Ses jambes étaient nues et cruellement déchirées par les ronces; mais il avait aux pieds une bonne paire de mocassins, faite de peau d'ours. En somme, l'extérieur de cet individu était triste et misérable.
                          Duncan observait avec curiosité la personne de son voisin, quand le chasseur vint se placer en silence auprès de lui.
                          “Vous aviez raison,” lui dit tout bas le major; “nous avons atteint leur campement, et voici un sauvage qui va nous gêner.”
                          Oeil de Faucon posa la crosse de son fusil à terre, et suivant la direction que lui indiquait le doigt de Duncan, il allongea le cou et examina à son tour l'étranger suspect.
                          “Ce n'est point un Huron,” dit-il, “et il n'appartient même à aucune des tribus du Canada; et cependant vous voyez à ses haillons que le coquin a pillé un Blanc. Oui, Montcalm a battu les forêts pour grossir son armée, et il a réuni la plus abominable bande de hurleurs et d'assassins! Savez-vous où il a mis son fusil ou son arc?
                          -Je ne lui ai point vu d'armes, et il ne semble pas avoir de mauvaises intentions. A moins qu'il n'avertisse ses camarades qui, comme vous le voyez, se promènent au bord de l'eau, nous n'avons pas grand-chose à redouter de lui.”
                          Le chasseur, se tournant vers Heyward, le regarda quelque temps avec une stupéfaction qu'il ne prit pas la peine de dissimuler. Alors, ouvrant la bouche, il partit d'un éclat de rire, mais de ce rire particulier et silencieux que l'habitude du danger lui avait fait contracter depuis si longtemps.
                          Après avoir répété la phrase du major: “Ses camarades qui se promènent au bord de l'eau,” il ajouta:
                          “Voilà ce que c'est que d'avoir étudié dans les colonies et d'y avoir passé sa jeunesse! … N'importe, le drôle a les jambes longues, et il ne faut pas s'y fier. Tenez-le sous le canon de votre fusil, pendant que je vais, en traversant les broussailles, le prendre par derrière et le faire prisonnier. Surtout ne tirez pas!”
                          Déjà Oeil de Faucon était à moitié entré dans le taillis, lorsque Heyward, étendant la main, l'arrêta pour lui dire:
                          “Si je vous vois en danger, ne puis-je faire feu?”
                          L'autre le regarda un moment sans trop savoir comment il devait prendre cette question; puis faisant de la tête un signe affirmatif, il répondit en continuant à rire à la muette:
                          “Feu de peloton, major!”
                          L'instant d'après, il avait disparu dans le feuillage. Duncan attendit avec impatience avant de l'apercevoir de nouveau. Puis il le revit se traînant à plat ventre contre la terre, dont la couleur de son vêtement le faisait à peine distinguer, et s'avançant en ligne directe derrière celui qu'il voulait surprendre. Parvenu à quelques pas de ce dernier, il se releva lentement et sans bruit.
                          Soudain un étrange tumulte se fit entendre sur les eaux, et Duncan, y jetant un coup d'oeil à la hâte, vit une centaine d'êtres tout noirs se plonger à la fois dans le lac. Saisissant son fusil, il reporta toute son attention sur l'Indien. Au lieu de s'effrayer, le sauvage, qui se croyait seul, tendit le cou et observa ce qui se passait dans la vallée avec une sorte de curiosité stupide.
                          Pendant ce temps, Oeil de Faucon avait levé la main sur lui, mais sans raison apparente il la ramena et eut un nouvel accès de gaieté silencieuse. Enfin, bien loin de saisir sa victime à la gorge, il lui frappa légèrement sur l'épaule, et lui dit à haute voix:
                          “Eh bien! l'ami, vous voulez donc enseigner le chant aux castors?
                          -Tout de même,” répondit l'autre. “Pourquoi le Tout-Puissant, qui leur a donné la faculté de perfectionner ses dons à ce point merveilleux leur refuserait-il la voix pour proclamer ses louanges?”

                          #148493
                          Augustin BrunaultAugustin Brunault
                          Maître des clés

                            Chapitre 22

                            “Sommes-nous tous ici? -Oui, tous; et voilà un lieu admirable pour répéter la pièce.”
                            Shakespeare, “le Songe d'une nuit d'été.”

                            Grande fut la surprise d'Heyward! Un mot avait suffi pour changer ses Indiens aux aguets en bêtes industrieuses; son lac, en un étang à castors; sa cataracte, en une écluse construite par ces architectes à quatre pattes; et là où il avait cru voir un ennemi, il reconnaissait son dévoué compagnon, David la Gamme. La présence du maître en psalmodie fit naître dans le coeur du jeune homme un si vif espoir de retrouver les deux soeurs, que, sans hésiter, il quitta sa cachette et courut se joindre aux deux acteurs de cette scène.
                            Le transport de gaieté d'Oeil de Faucon ne se calma pas facilement. Sans cérémonie, il fit, de sa rude poigne, pirouetter sur ses talons le fluet chanteur, et jura à mainte reprise que le costume dont on l'avait affublé faisait le plus grand honneur aux Hurons; ensuite lui prenant la main, il la serra avec une vigueur qui tira des larmes au pauvre hère, et lui souhaita bien du plaisir dans sa nouvelle condition.
                            “Ainsi donc, vous alliez vous démancher le gosier au profit des castors?” dit-il. “Les damnés animaux sont presque du métier, car ils battent la mesure avec leurs queues, comme vous devez les avoir entendus tout à l'heure; et bien leur en a pris, sans quoi perce-daim leur aurait sonné aux oreilles la première note. J'ai connu des gens sachant lire et écrire, qui étaient plus bêtes qu'un vieux routier de castor; mais pour ce qui est de brailler, le malheur est qu'ils sont muets de naissance!… A propos de musique, que pensez-vous de celle-ci?”
                            David boucha ses oreilles délicates, et Duncan lui-même, bien qu'averti que c'était un signal, leva les yeux en l'air pour voir le corbeau dont il venait d'entendre le croassement.
                            “Voyez,” continua le chasseur riant toujours et montrant les deux Mohicans qui, obéissant à l'appel, s'approchaient déjà; “c'est une musique qui a ses vertus naturelles; elle nous amène deux bonnes carabines, sans compter les couteaux et les tomahawks… Ah! çà, puisque vous vous êtes tiré d'affaire, à ce que je vois, dites-nous ce que sont devenues les demoiselles?
                            -Elles sont en captivité chez les idolâtres,” répondit David; “et quoique fort troublées d'esprit, elles sont en sûreté du côté du corps.
                            -Quoi!” dit Heyward respirant à peine. “Toutes deux?
                            -Comme vous dites. Le voyage a été dur et la nourriture peu abondante; mais nous n'avons guère eu à nous plaindre, si ce n'est de la violence faite à nos sentiments en nous voyant ainsi conduits en captivité dans un pays lointain.
                            -Dieu vous récompense de ce que vous venez de dire!” s'écria Munro qui tremblait d'émotion. “Je reverrai donc mes enfants, pures et sans tache, et telles qu'on me les a ravies!
                            -Quant à leur délivrance,” répondit David en secouant la tête, “j'ignore si elle est proche. Le chef de ces sauvages est possédé d'un esprit pervers que la Toute-Puissance pourrait seule apprivoiser. Je l'ai entrepris pendant la veille et le sommeil, mais il n'est point de sons ni de paroles qui puissent toucher son âme…
                            -Et ce coquin,” interrompit brusquement Oeil de Faucon, “où est-il?
                            -Aujourd'hui il chasse l'élan avec ses jeunes hommes, et j'ai ouï dire que demain ils vont s'enfoncer plus avant dans les forêts et se rapprocher des frontières du Canada. L'aînée des demoiselles est confinée chez une peuplade voisine, dont les cabanes s'élèvent au delà de ce grand rocher noir que vous voyez là-bas. On garde la plus jeune parmi les femmes des Hurons, qui sont campés à une petite lieue d'ici, sur un plateau où le feu a fait l'office de la hache pour détruire les arbres.
                            -Pauvre Alice!” murmura Heyward. “Elle n'a plus sa soeur auprès d'elle pour la consoler!
                            -Cela est vrai, mais tout ce dont la psalmodie est capable pour calmer l'affliction de l'esprit lui est venu en aide.
                            -A-t-elle donc le coeur à la musique?
                            -Oui, pour ce qui est de la musique grave et solennelle. Pourtant, j'en conviens, en dépit de tous mes efforts, la demoiselle a plus souvent envie de pleurer que de rire. Dans ces moments-là, je ne la presse pas de chanter; mais il en est de plus doux où nos voix s'unissent dans un accord satisfaisant au point de ravir l'oreille des sauvages.
                            -Comment vous est-il permis de circuler seul et sans surveillance?”
                            David, après avoir donné à ses traits un air d'humilité modeste, répondit avec douceur:
                            “Le mérite n'en est pas à un vermisseau tel que moi; mais l'influence souveraine de la psalmodie, suspendue par les scènes de terreur et de sang au milieu desquelles nous avons passé, a repris son empire jusque sur les âmes des idolâtres; c'est pourquoi j'ai la permission d'aller et venir comme il me plaît.”
                            Oeil de Faucon se mit à rire, et se frappant le front de la main d'un air entendu, il expliqua, d'une manière peut-être plus intelligible, cette indulgence inusitée.
                            “Les Indiens,” dit-il, “ne font jamais de mal aux cerveaux fêlés… Mais quand le chemin était ouvert devant vous, pourquoi n'êtes-vous pas revenu sur vos traces, qui sont un peu plus visibles que celles d'un écureuil, afin de porter ces nouvelles au fort Edouard?”
                            Le coureur des bois, ne songeant qu'à sa nature de fer, oubliait qu'une pareille tâche était de celles que David n'eût pu accomplir dans aucune circonstance.
                            “Mon âme eût sans doute éprouvé une grande joie à revoir les habitations des chrétiens,” répliqua David de son air candide; “mais mes pieds auraient préféré suivre les pauvres âmes confiées à ma garde jusqu'au fond de la province idolâtre des jésuites, plutôt que de faire un pas en arrière pendant qu'elles gémissaient dans l'affliction et la captivité.”
                            Bien que le langage figuré de David ne fût pas précisément à la portée de tous ses auditeurs, il n'était pas facile de se méprendre à l'expression grave de ses yeux et à l'air de franchise et d'honnêteté que respirait sa physionomie. Uncas se rapprocha de David et jeta sur lui un regard d'approbation silencieuse, tandis que son père témoignait de la sienne par son exclamation habituelle.
                            “L'intention du Seigneur,” fit remarquer le chasseur en manière de conclusion, “n'a jamais été que notre homme mît tous ses efforts à exercer son gosier, à l'exclusion d'autres qualités meilleures. Le malheur a voulu qu'il tombât entre les mains de quelque sotte pécore, au lieu de faire son éducation sous la voûte du ciel et au milieu des beautés de la nature… Tenez, l'ami, je me proposais d'allumer le feu avec ce turlututu qui vous appartient; puisque vous faites cas du joujou, reprenez-le et soufflez-y à votre aise.”
                            David la Gamme reçut le diapason avec tout le plaisir qu'il crut devoir se permettre sans déroger au caractère de sa profession. Il l'essaya plusieurs fois en comparant le son avec celui de sa propre voix, et, après s'être ainsi assuré qu'il n'avait rien perdu de sa justesse, il se disposait très sérieusement à entonner quelques versets d'un de ses longs cantiques; pieux dessein auquel Duncan mit obstacle en multipliant les questions sur les deux prisonnières.
                            David, tout en contemplant son trésor avec des regards d'amour, ne put se dispenser d'y répondre, surtout en voyant le vénérable père prendre part à cette enquête avec un intérêt trop puissant pour qu'il refusât de le satisfaire. Le chasseur, à son tour, ne se faisait faute de lui demander quelque renseignement nécessaire.
                            Ce fut ainsi, et avec de fréquentes interruptions que remplissaient les sons menaçants de l'instrument retrouvé, que nos voyageurs apprirent le détail de choses qui devaient leur être d'une grande utilité pour mener à bonne fin la délivrance des deux soeur.
                            Le récit de David fut simple et peu rempli d'incidents.
                            Magua avait attendu sur la montagne un moment favorable pour emmener ses prisonnières. Il avait alors descendu l'autre versant et s'était dirigé, le long de la rive occidentale de l'Horican, vers le Canada. Comme le subtil Huron était familiarisé avec les localités et qu'il savait n'avoir point à craindre une poursuite immédiate, la marche avait été modérée et assez peu fatigante. Il semblait, d'après la sèche narration de David, que la présence du psalmiste avait été plutôt soufferte que désirée; mais Magua lui-même n'était pas entièrement exempt de cette vénération avec laquelle les Indiens regardent ceux dont le Grand Esprit a troublé l'intelligence. Durant la nuit, on avait redoublé de soins, tant pour mettre les jeunes dames à l'abri de l'humidité des bois que pour les empêcher de s'enfuir. A la halte de la source, les chevaux avaient été mis en liberté, comme on l'a vu; et malgré l'éloignement et la longueur des traces de leur passage, on avait eu recours au subterfuge dont nous avons parlé, afin d'interrompre tous les signes qui auraient pu indiquer le lieu de leur retraite.
                            A son arrivée dans le cantonnement des Hurons, Magua, conformément à la politique en usage parmi les Indiens, avait séparé ses prisonnières. Cora avait été reléguée dans une tribu qui occupait temporairement une vallée adjacente, et dont il fut impossible au chanteur, grâce à son ignorance des coutumes et de l'histoire des indigènes, de faire connaître le nom ou le caractère. Ce qu'il en savait se réduisait à peu de chose: les Indiens de cette tribu n'avaient point pris part à l'expédition contre le fort de William-Henry; de même que les Hurons, ils étaient les alliés de la France, et ils conservaient des relations amicales mais prudentes avec la nation guerrière dans le voisinage de laquelle le hasard les avait placés.
                            Les trois coureurs de bois écoutèrent ce récit imparfait et vingt fois interrompu avec un intérêt qui croissait de moment en moment; tandis que David s'efforçait de décrire les moeurs de la peuplade où Cora était retenue captive, Oeil de Faucon lui demanda vivement:
                            “Avez-vous vu la forme de leurs couteaux? Etaient-ils de fabrique anglaise ou française?
                            -Loin de m'attacher à de telles vanités, je n'avais soif que d'offrir des consolations aux pauvres affligées.
                            -Il peut venir un temps où le couteau d'un sauvage ne vous paraîtra pas une vanité si méprisable,” riposta le chasseur avec un air de profond mépris pour l'intelligence bornée de son interlocuteur. “Avaient-ils terminé la fête des grains? Pouvez-vous nous dire quelque chose des “totems” “emblèmes” de leur tribu?
                            -Le grain nous a été servi en abondance, et c'était vraiment une fête; car le grain mêlé avec du lait est tout à la fois agréable au goût et salutaire à l'estomac. Quant à vos “totems,” je ne sais ce que vous voulez dire; mais si cela se rapporte à la musique indienne, il ne faut rien leur demander de pareil; ils n'unissent jamais leurs voix dans un cantique d'action de grâces, et m'ont tout l'air d'être les plus profanes d'entre les idolâtres.
                            -Vous calomniez la nature de l'Indien! Le Mingo lui-même n'adore que le Dieu véritable et vivant. On a prétendu que le guerrier se prosternait devant les images de sa fabrique; mais, je le dis à la honte des hommes de ma couleur, c'est un infernal mensonge des Blancs! Il est vrai qu'ils s'efforcent de parlementer avec le diable, -et qui n'en ferait autant avec un ennemi impossible à vaincre?- Mais pour des faveurs et des secours, ils n'en demandent qu'à l'Esprit grand et bon.
                            -Cela peut être,” dit David. “Cependant j'ai vu dans leur tatouage d'étranges et fantastiques images, pour lesquelles ils témoignent une vénération qui tient beaucoup du culte; une surtout qui représente un objet impur et dégoûtant.
                            -Un serpent peut-être?
                            -C'est quelque chose d'approchant, et qui ressemble assez à la forme abjecte et rampante d'une tortue.
                            -Ouf!” s'écrièrent en même temps les deux Mohicans, pendant que le chasseur secouait la tête en homme qui venait de faire une découverte importante, mais peu agréable.
                            Chingachgook prit la parole en delaware avec un calme imposant qui attira aussitôt l'attention de ceux-là même qui ne pouvaient le comprendre. Son geste était plein d'expression, parfois énergique. Par exemple, il lui arriva de lever le bras droit en l'air, puis de l'abaisser; et ce mouvement ayant écarté les plis de son léger vêtement, il appuya un doigt sur sa poitrine, comme pour donner par là une nouvelle force à ses paroles. Duncan, qui ne le quittait pas des yeux, vit alors que l'animal dont on venait de parler était artistement représenté en beau bleu sur la peau cuivrée du Mohican. Tout ce qu'il avait entendu dire de la séparation violente des grandes tribus des Delawares lui revint à l'esprit; et il attendit le moment de se renseigner, avec une anxiété rendue presque intolérable par le vif intérêt dont il était animé.
                            Oeil de Faucon le prévint dans ce qu'il avait à demander; et, lorsque son ami rouge eut terminé son discours:
                            “Nous venons,” dit-il au major, “de faire une découverte qui peut nous être favorable ou funeste, selon que le ciel en disposera. Le Sagamore est issu du sang le plus illustre des Delawares; il est, en outre, le grand chef de leur tortue. Qu'il y ait de ses compatriotes dans la peuplade dont nous a parlé le chanteur, cela ressort clairement de ce qu'il a dit; et s'il avait mis à faire des questions prudentes la moitié du souffle qu'il a dépensé à faire une trompette de son gosier, nous aurions pu savoir le nombre des guerriers de cette caste. Finalement, nous marchons sur un terrain dangereux; car un ami dont le visage s'est détourné de vous est souvent plus à craindre que l'ennemi qui en veut à votre chevelure.
                            -Expliquez-vous.
                            -C'est une longue et douloureuse histoire à laquelle je n'aime guère à penser, car on ne peut nier que le mal ne provienne en grande partie des hommes à peau blanche. Il est résulté de tout cela que le frère a levé la hache contre son frère, et que Mingos et Delawares ont foulé le même sentier.
                            -A votre avis, Cora se trouverait avec une partie de ces gens?”
                            Le chasseur se contenta de répondre par un signe affirmatif, et parut désireux d'écarter de la conversation un sujet qui lui était pénible.
                            Le fougueux Duncan mit alors en avant plusieurs propositions irréfléchies et désespérées pour parvenir à la délivrance des deux soeurs. Quant au vétéran, que ces nouvelles avaient tiré de son accablement, il écouta les plans insensés du jeune amoureux avec une complaisance qui ne seyait guère à ses cheveux blancs et à son expérience de la vie. Mais Oeil de Faucon, après avoir laissé s'évaporer cette ardeur juvénile, parvint à convaincre Duncan de la folie qu'il y avait à prendre une résolution précipitée, dans une affaire qui exigeait autant de sang-froid et de jugement que de courage à toute épreuve.
                            “Voici ce que je crois plus prudent,” ajouta-t-il: “que le bonhomme s'en retourne comme à l'ordinaire, et, qu'il avertisse les dames de notre arrivée, jusqu'à ce que nous le rappelions par un signal convenu pour se concerter avec nous. L'ami, vous savez distinguer le cri du corbeau de celui du coucou?
                            -Oui, certes,” répondit David. “Le coucou est un oiseau agréable, à la voix quelquefois douce et mélancolique, quoique la cadence en soit précipitée et discordante.
                            -Eh bien, puisque son cri vous plaît, il vous servira de signal. Lorsque vous entendrez chanter trois fois le coucou, n'oubliez pas de venir dans la partie du bois d'où l'oiseau…
                            -Un instant!” interrompit Heyward. “Je me charge de l'accompagner.
                            -Vous!” s'écria Oeil de Faucon. “Avez-vous assez de la lumière du soleil?
                            -Et David? N'est-il pas là pour nous apprendre qu'il peut y avoir de l'humanité chez les Hurons?
                            -D'accord, mais le gosier de David lui rend des services que nul être de bon sens n'exigerait du sien.
                            -Moi aussi, je puis jouer le rôle de fou, d'imbécile, de héros; en un mot, il n'est rien dont je ne me sente capable pour délivrer celle que j'aime. Laissez là vos objections; ma résolution est prise.”
                            Oeil de Faucon le regarda encore une fois avec un étonnement silencieux. Mais Duncan qui, par égard pour un homme si habile et si dévoué, s'était jusque-là implicitement soumis à ses conseils, reprit alors son air de supériorité avec une fierté de manières qui n'admettait aucune opposition. Il fit un geste de la main pour indiquer qu'il n'écouterait aucune remontrance, puis il reprit d'un ton plus modéré:
                            “Vous connaissez les moyens de me déguiser, employez-les; peignez-moi le corps, s'il le faut; enfin, faites de moi ce qu'il vous plaira, un fou par exemple.
                            -Si celui qui sort des mains toutes-puissantes de la Providence a besoin d'un changement quelconque,” repartit le chasseur mécontent, “il ne m'appartient pas de le dire. Au surplus, quand vous envoyez des troupes en campagne, vous jugez utile d'établir des signes de reconnaissance et des lieux de ralliement, de manière à ce que ceux qui combattent avec vous puissent se reconnaître et savoir où rencontrer leurs amis…
                            -Ecoutez,” interrompit Duncan, “vous avez appris de cet excellent homme, qui a suivi les deux prisonnières, que les Indiens chez qui elles se trouvent appartiennent à deux tribus, sinon à deux nations différentes. Celle que vous nommez la fille aux cheveux noirs est avec ceux que vous croyez être de la race des Delawares; il s'ensuit que la plus jeune est chez nos ennemis déclarés, les Hurons. Le plus difficile est de se glisser parmi eux: il convient à ma jeunesse et à mon rang de tenter cette aventure. Tandis que vous négocierez avec vos amis pour la liberté de l'une des deux soeurs, moi je vais délivrer l'autre ou mourir.”
                            En parlant ainsi, l'ardeur du jeune officier brillait dans ses regards; ses traits se dilataient et lui donnaient un air imposant. Oeil de Faucon était trop accoutumé aux artifices des Indiens pour ne pas prévoir tous les dangers de l'entreprise, et d'autre part il ne savait par quels moyens combattre une détermination si subite. Peut-être y avait-il là quelque chose qui flattait sa hardiesse naturelle, et ce goût secret des aventures périlleuses, et qui s'était accru avec les années au point que risques et hasards étaient devenus en quelque sorte une jouissance nécessaire à son existence. Au lieu donc de continuer à s'opposer au projet de Duncan, il changea tout à coup de langage et se prêta à son exécution.
                            “Allons,” dit-il d'un air de bonne humeur, “quand on veut faire boire un daim, il faut le précéder et non le suivre. Chingachgook a dans son bissac autant de couleurs différentes que la femme de l'ingénieur, qui copie la nature sur des chiffons de papier, trace des montagnes grosses comme un fétu de paille, et vous fait toucher le firmament du bout des doigts; et il sait aussi la manière de s'en servir. Asseyez-vous sur ce tronc d'arbre et, foi d'homme! il aura tôt fait de vous déguiser en archi-fou à votre satisfaction.”
                            Duncan y consentit, et le Mohican, qui avait écouté attentivement ce qu'on venait de dire, se disposa volontiers à remplir ses nouvelles fonctions. Versé de longue date dans tous les subterfuges de sa race, il traça avec beaucoup de facilité et d'adresse les signes fantastiques que les indigènes avaient coutume de considérer comme preuve d'une humeur joyeuse et amicale. Il évita le moindre trait qui pût révéler une secrète inclination pour la guerre, tandis que, d'autre part, il s'appliqua à reproduire tout ce qui indiquait des dispositions bienveillantes. En un mot, sa main habile fit disparaître entièrement le guerrier sous le masque du bouffon. Ce n'était pas chose rare chez un Indien; et comme Duncan était déjà suffisamment déguisé par ses vêtements, on avait tout lieu de croire qu'avec sa connaissance de la langue française, il passerait pour un jongleur de Ticonderoga, en train de faire une tournée parmi les tribus alliées.
                            Quand on jugea que rien ne manquait à son tatouage, Oeil de Faucon lui donna force conseils affectueux, et convint avec lui des signaux et du lieu de ralliement en cas de succès de part et d'autre. La séparation de Munro et de son jeune ami fut plus douloureuse; néanmoins le colonel s'y soumit avec une indifférence que son caractère cordial et honnête n'eût pas eue dans un état d'esprit moins troublé.
                            Le chasseur prit ensuite Duncan à part, et l'informa de l'intention où il était de laisser le vétéran dans quelque endroit sûr sous la garde de Chingachgook; pendant ce temps-là, il chercherait en compagnie d'Uncas à se procurer des renseignements parmi la peuplade qu'ils avaient toute raison de croire composée de Delawares. Après lui avoir recommandé par-dessus tout la prudence, il termina en s'écriant avec une chaleur d'expression et de sentiment dont Heyward fut profondément touché:
                            “Et maintenant, que Dieu vous bénisse! Vous avez montré une ardeur qui me plaît; car c'est l'attribut de la jeunesse, et surtout dans un sang vif et un coeur vaillant. Mais croyez-en un homme à qui l'expérience a démontré la vérité de ce qu'il conseille: vous aurez besoin d'appeler à votre aide toute votre fermeté et un esprit plus subtil que n'en donnent les livres, avant de déjouer la ruse d'un Mingo ou de venir à bout de son audace. Dieu vous accompagne! Si les Hurons touchent à votre chevelure, comptez sur la promesse d'un Blanc qui a derrière lui de braves guerriers pour le soutenir: ils paieront leur victoire par autant de morts qu'ils vous auront enlevé de cheveux! Je vous le répète, mon jeune gentilhomme, que la Providence bénisse votre entreprise, car elle est honorable; et souvenez-vous que pour mettre les coquins dedans, il est permis de faire des choses qui ne sont pas naturelles à une peau blanche.”
                            Duncan serra avec chaleur la main de son digne compagnon, qui hésitait à la présenter, recommanda de nouveau son vieil ami à ses soins, lui rendit les voeux de réussite qu'il en avait reçus, et fit signe à David de lui montrer le chemin.
                            Oeil de Faucon suivit quelque temps des yeux avec admiration l'intrépide et aventureux jeune homme; puis, secouant la tête d'un air de doute, il ramena les trois compagnons qui lui restaient dans l'intérieur de la forêt.
                            La route que David fit prendre à Heyward traversait directement la clairière des castors et longeait les bords de leur étang. En se voyant seul avec une créature si simple et si peu en état de lui porter secours en des conjonctures périlleuses, le major commença à comprendre les difficultés de la tâche qu'il avait entreprise. La lumière affaiblie du soir couvrait de teintes lugubres le sauvage désert qui s'étendait de tous côtés autour de lui; il n'était pas jusqu'au silence de ces petites huttes qu'il savait remplies d'une population si nombreuse qui n'eût en soi quelque chose d'effrayant. En contemplant ces constructions admirables, en songeant aux merveilleuses précautions de leurs ingénieux habitants, une pensée le frappa: même les animaux de ces vastes solitudes possédaient un instinct presque à la hauteur du sien, ce qui lui fit faire un retour, non sans inquiétude sur la lutte inégale dans laquelle il s'était témérairement engagé. Puis vinrent s'offrir à lui l'image charmante d'Alice, son malheur, les dangers qu'elle courait, et il se sentit assez de courage pour affronter les périls de sa situation. Encourageant David de la voix, il marcha en avant du pas leste et vigoureux de la jeunesse et de l'audace.
                            Après avoir décrit à peu près un demi-cercle autour de l'étang, ils s'éloignèrent du ruisseau pour atteindre le niveau du terrain. Au bout d'une demi-heure, ils arrivèrent à la lisière d'une autre clairière qui paraissait également l'ouvrage des castors, et que ces animaux intelligents avaient sans doute abandonnée pour s'établir dans un endroit plus commode. Un sentiment bien naturel fit hésiter un moment Heyward avant de quitter le couvert du bois, comme un homme qui rassemble toutes ses forces avant de tenter une épreuve hasardeuse dans laquelle il sait qu'elles lui seront nécessaires. Il mit à profit cette halte pour recueillir les renseignements que pouvait lui procurer un coup d'oeil jeté à la hâte.
                            De l'autre côté de la clairière, et près d'un endroit où le ruisseau tombait en cascade sur quelques rochers, il y avait une soixantaine de loges, bâtisses grossières qui se composaient d'un mélange de troncs d'arbre, de branchages et de terre. Elles étaient disposées sans ordre, et on semblait dans leur construction n'avoir consulté ni la propreté ni la symétrie; et en effet, sous ces deux rapports, elles étaient tellement inférieures au village de castors que Duncan venait de voir, qu'il s'attendit à une surprise non moins étonnante que la première.
                            Cette attente ne fut pas diminuée lorsqu'à la lueur douteuse du crépuscule, il vit émerger l'une après l'autre, d'un fouillis d'herbes hautes et drues qui foisonnaient devant les loges, vingt à trente figures qui s'évanouirent successivement, comme pour s'enfoncer dans les entrailles de la terre. Autant qu'il put en juger, ces formes bizarres ressemblaient plutôt à des spectres et à des apparitions de l'autre monde qu'à des créatures humaines formées des matériaux communs et vulgaires de chair et de sang. Par instants se dressait un corps nu agitant les bras en l'air comme un insensé; tout à coup on ne voyait plus rien à la place qu'il avait occupée, et il se montrait un peu plus loin, lui ou un être semblable ayant le même caractère mystérieux.
                            David, voyant hésiter son compagnon, suivit la direction de son regard, et le rappela à lui-même en disant:
                            “Ici le terrain fertile manque de culture, et je puis l'ajouter sans un levain blâmable d'amour-propre, dans le peu de temps que j'ai passé chez ces païens, j'ai semé inutilement beaucoup de bon grain.
                            -Les Indiens,” répondit machinalement Heyward, tout occupé du spectacle qu'il avait sous les yeux, “préfèrent la chasse aux arts du travail.
                            -Il y a pour l'esprit plus de joie que de travail à chanter les louanges de Dieu,” dit David. “Mais les enfants abusent cruellement des dons du ciel! J'ai rarement rencontré des garçons de leur âge qui aient reçu pour la psalmodie des dispositions naturelles plus remarquables, et bien sûr, bien sûr, il n'en est point qui les négligent davantage. Trois soirées de suite, les marmots sont venus ici; trois fois je les ai réunis pour chanter avec moi un cantique; et ils n'ont répondu à mes efforts que par des cris et des hurlements qui m'ont déchiré jusqu'au fond de l'âme!
                            -De qui parlez-vous?
                            -De ces enfants du diable que vous voyez là-bas perdre un temps précieux à faire des grimaces. Ah! la salutaire contrainte de la discipline est bien peu connue parmi ce peuple abandonné à lui-même! Dans un pays où le bouleau croît en abondance vous ne trouveriez pas un paquet de verges, et je ne m'étonne pas de ce que les bienfaits de la Providence soient employés à produire un si infernal charivari.”
                            Là-dessus, David se boucha les oreilles pour ne pas entendre cette marmaille, dont les hurlements aigus firent alors retentir la forêt. Un sourire de dédain effleura les lèvres de Duncan qui, se moquant en lui-même de l'accès de superstition qu'il venait d'avoir, dit avec fermeté:
                            “Avançons!”
                            Les mains toujours collées à ses oreilles, le maître de chant obéit, et tous deux poursuivirent hardiment leur route vers ce que David appelait quelquefois “le camp des Philistins”.

                            #148494
                            Augustin BrunaultAugustin Brunault
                            Maître des clés

                              Chapitre 23

                              “Les bêtes fauves ont un privilège de chasse, et, avant de lancer nos meutes, nous donnons au cerf un espace réglé par les lois. Mais le renard, qui trouverait à redire à la façon dont il a été pris ou tué?”
                              Walter Scott, “la Dame du Lac.”

                              Il est rare que les campements des Indiens soient gardés, comme ceux des Blancs, par des sentinelles armées.
                              Averti par son instinct de l'approche du danger lorsqu'il est encore éloigné, l'Indien en général se fie à la connaissance qu'il a des signes de la forêt, et à l'étendue ainsi qu'à la difficulté des lieux qui le séparent de ceux qu'il a le plus à craindre. L'ennemi qui, par un heureux concours de circonstances, a trouvé moyen d'éluder la vigilance des éclaireurs, est à peu près assuré de ne pas trouver autour des habitations de vedettes pour donner l'alarme. En outre de cette habitude générale, les tribus amies de la France connaissaient trop bien l'importance du coup qui venait d'être frappé, pour appréhender aucun danger immédiat de la part des nations hostiles tributaires de la couronne britannique.
                              Duncan et David arrivèrent donc au milieu des enfants qui jouaient, comme nous l'avons dit, sans que rien eût annoncé leur approche; mais, aussitôt qu'elle les aperçut, toute la bande joyeuse poussa, d'un accord tacite, un cri d'effroi et d'avertissement à la fois, et disparut comme par enchantement. Les corps nus et basanés de ces enfants se confondaient tellement, à cette heure du jour, avec les hautes herbes où ils étaient cachés, qu'on eût dit de prime abord que la terre les avait engloutis. Revenu de sa première surprise, Duncan, en regardant autour de lui, rencontra partout des yeux noirs et vifs qui ne le perdaient pas de vue. Présage peu rassurant, et qui n'était guère propre à encourager le major sur la nature de l'examen qu'allait probablement lui faire subir la prudence plus avisée des hommes! Aussi y eut-il un moment où il n'eût pas été fâché de battre en retraite. Par malheur, il était trop tard pour manifester la moindre apparence d'hésitation. Les clameurs des enfants avaient attiré une douzaine de guerriers sur le seuil de la hutte la plus proche; là, un groupe à l'air rébarbatif attendait gravement la venue de ces hôtes inattendus.
                              David, déjà familiarisé en quelque sorte avec de semblables scènes, ouvrit la marche, et se dirigea vers cette même hutte, avec une assurance qu'il n'eût pas été facile de déconcerter.
                              C'était le principal édifice du village, bien qu'il ne fût construit que d'écorce et de branches d'arbres; la tribu y tenait ses conseils et ses assemblées publiques pendant sa résidence temporaire sur les confins de la province anglaise.
                              Il fut difficile à Duncan de conserver son masque d'indifférence lorsqu'il fut obligé de coudoyer en passant les robustes sauvages qui étaient attroupés devant la porte; mais, convaincu que sa vie dépendait de sa présence d'esprit, il s'abandonna à la discrétion de son compagnon, dont il emboîta le pas, et s'efforça, tout en marchant, de raffermir ses esprits. Au premier contact avec ces êtres sanguinaires, il eut froid au coeur et son sang se figea dans ses veines; puis il fut assez maître de lui pour s'avancer jusqu'au centre de la loge, sans laisser voir sur son visage aucun reflet de ses appréhensions. Suivant l'exemple du brave David, il s'approcha d'une pile de branches odoriférantes entassées dans un coin, et y prit un fagot sur lequel il s'assit en silence.
                              Dès que le nouveau venu fut passé, les guerriers qui l'avaient suivi des yeux quittèrent le seuil et entrèrent à leur tour; puis, se rangeant autour de lui, ils semblèrent attendre avec patience le moment où la dignité de l'étranger lui permettrait de parler. La plupart étaient nonchalamment appuyés contre les poteaux qui supportaient le fragile édifice, tandis que trois ou quatre des chefs les plus vieux et les plus renommés s'étaient assis, selon leur coutume, à terre et un peu en avant des autres.
                              Une torche brûlait dans ce lieu, et sa flamme aveuglante, que l'air faisait vaciller, jetait des reflets rougeâtres tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre de ces farouches physionomies. Duncan en profita pour essayer de pressentir, par un coup d'oeil furtif, à quel accueil il devait s'attendre.
                              Les chefs, placés sur le devant, affectant de le remarquer à peine, tenaient leurs yeux fixés à terre, dans une attitude qui tenait plus de la défiance que du respect. Les guerriers qui se trouvaient dans l'ombre et sur un plan reculé montraient moins de réserve. Duncan s'aperçut bientôt que leurs regards pénétrants étudiaient à la dérobée sa personne et son attirail; en réalité, rien n'échappait à leur observation et à leurs commentaires, ni un tressaillement, ni un geste, ni le moindre détail du tatouage ou du vêtement.
                              Enfin un Indien aux cheveux grisonnants, mais dont les membres musculeux et la démarche ferme annonçaient toute la vigueur de l'âge mûr, sortit d'un retrait où il s'était probablement dissimulé pour faire ses observations sans être vu, et prit la parole. Comme il s'exprimait dans la langue des Wyandots ou Hurons, son discours demeura inintelligible pour celui à qui il l'adressait. Aussi Duncan n'en retint-il qu'une chose, le ton du débit encore plus poli qu'irrité, et secouant la tête, il indiqua par un geste qu'il lui était impossible de répondre.
                              “Aucun de mes frères ne parle-t-il français ou anglais?” dit-il dans la première de ces langues, en promenant ses regards d'une figure à l'autre, dans l'espoir de voir quelqu'un faire un signe affirmatif.
                              Plusieurs des assistants tournèrent vers lui la tête comme pour saisir le sens de ses paroles, mais il n'obtint pas de réponse.
                              “J'aurais regret à croire,” continua Duncan avec une prononciation lente, et en employant les termes français les plus simples qu'il put trouver, “que dans cette nation sage et brave nul ne comprend la langue dont le grand monarque fait usage quand il parle à ses enfants. Il aurait un poids sur le coeur s'il savait que ses guerriers rouges ont si peu d'égards pour lui.”
                              Il y eut alors un long silence, pendant lequel aucun mouvement du corps, aucun trait du regard ne trahit l'impression produite par cette observation. Le major, qui savait que l'art de se taire était une vertu chez ses hôtes, mit volontiers à profit cet usage afin de coordonner ses idées.
                              A la fin, le même guerrier qui lui avait d'abord adressé la parole, lui demanda sèchement dans le français du Canada:
                              “Quand le monarque, notre grand-père, parle à son peuple, est-ce avec la langue d'un Huron?
                              -Il ne fait aucune différence entre ses enfants, que la couleur de leur peau soit rouge, noire ou blanche,” répondit Duncan d'une manière évasive: “mais il fait un cas tout particulier des braves Hurons.
                              -Comment parlera-t-il quand les coureurs lui compteront les chevelures qui poussaient, il y a cinq nuit, sur la tête des Anglais?
                              -Ils étaient ses ennemis,” dit Duncan avec un tressaillement involontaire; “et sans doute il dira: C'est bon! mes Hurons sont des vaillants.
                              -Ce n'est pas ainsi que pense notre père du Canada. Au lieu de regarder devant lui pour récompenser ses Indiens, c'est en arrière qu'il se tourne; il voit les Anglais morts, et non les Hurons. Que veut dire cela?
                              -Un grand chef comme lui a plus d'idée que de langue. Il veille à ce que nul ennemi ne suive ses traces.
                              -Le canot d'un guerrier mort ne flottera plus sur l'Horican,” répliqua le sauvage d'un air sombre. “Les oreilles du grand chef sont ouvertes aux Delawares qui ne sont pas nos amis, et ils les remplissent de mensonges.
                              -Cela ne peut être. Voyez, il m'a ordonné à moi, qui suis instruit dans l'art de guérir, d'aller trouver ses enfants les Hurons rouges des grands lacs, et de leur demander s'ils ont des malades parmi eux.”
                              Un nouveau silence suivit la déclaration de la qualité que le major venait de prendre. Tous les yeux se portèrent à la fois sur sa personne, comme pour juger de la vérité ou de la fausseté de sa parole, avec un air d'intelligence et de perspicacité qui le fit trembler pour la suite de cet examen inquisiteur.
                              Heureusement le premier interlocuteur reprit la parole.
                              “Les hommes sages du Canada ont-ils l'habitude de peindre leur peau?” demanda-t-il froidement. “Nous les avons entendus se vanter d'avoir le visage pâle.
                              -Quand un chef indien vient parmi ses pères blancs,” reprit Heyward avec beaucoup d'assurance, “il quitte sa blouse de buffle pour prendre la chemise qu'on lui offre. Mes frères m'ont donné cette peinture, et je la porte.”
                              Un murmure d'approbation annonça que ce compliment adressé à la tribu était favorablement accueilli.
                              Le vieux chef fit un geste de satisfaction; son exemple fut suivi par la plupart des guerriers, qui étendirent une main comme lui et poussèrent leur exclamation favorite. Duncan commença à respirer plus librement, dans la persuasion que le plus fort de l'interrogatoire était fini, et comme il avait déjà arrangé une histoire simple et vraisemblable à l'appui de sa profession prétendue, ses espérances de réussite augmentèrent.
                              Un autre guerrier s'avança.
                              Après s'être recueilli un instant afin de faire une réponse convenable à la déclaration de leur hôte, il prit l'attitude d'un orateur. A peine avait-il ouvert la bouche qu'il s'éleva de la forêt un bruit sourd mais inquiétant, suivi de clameurs perçantes et prolongées de manière à ressembler aux plaintifs hurlements d'un loup.
                              A cette interruption soudaine, Duncan se leva, et l'impression terrible qu'il éprouva lui fit oublier tout le reste. Au même instant, tous les Hurons s'élancèrent au dehors, et bientôt éclata dans l'air un vacarme épouvantable.
                              Notre jeune aventurier fut incapable d'y résister plus longtemps: il sortit à son tour, et se trouva au milieu d'une foule désordonnée qui réunissait presque tout ce qui était doué de vie dans le village. Hommes, femmes, enfants, vieillards, invalides, jeunes gens, tout le monde était sur pied; les uns vociférant à tue-tête, les autres battant des mains avec une joie frénétique, tous exprimant leur satisfaction féroce de quelque événement inattendu.
                              La scène qui suivit donna presque aussitôt au major l'explication de cet horrible tumulte.
                              Il restait encore assez de clarté dans les cieux pour qu'on pût distinguer entre les arbres les espèces d'avenues par lesquelles différents sentiers venaient aboutir dans la clairière. On en vit sortir une longue file de guerriers qui s'avançaient en procession vers le village. Celui qui marchait en tête portait une perche à laquelle étaient suspendues plusieurs chevelures humaines. Les sons effrayants que le major avait entendus étaient ce que les Blancs ont appelé avec raison “le cri de mort”, et chaque répétition de ce cri avait pour but d'annoncer à la tribu la mort d'un ennemi. Ce qu'Heyward connaissait des usages des Indiens l'aida à trouver cette explication. Sachant désormais que ce sabbat d'enfer avait pour cause le retour imprévu d'une troupe partie en expédition, ses angoisses se calmèrent, et il se félicita intérieurement d'une circonstance grâce à laquelle il pouvait espérer qu'on ferait moins d'attention à lui.
                              A une centaine de pas du village, les nouveaux venus firent halte. Ils avaient entièrement cessé de pousser le cri plaintif et féroce, qui avait pour but tout à la fois de gémir sur les morts et de célébrer les vainqueurs. L'un d'eux, s'étant détaché du reste de la troupe, se mit à discourir à haute voix: c'était une sorte d'invocation mélancolique aux trépassés, bien qu'ils ne pussent pas entendre ses paroles plus que les hurlements qui avaient retenti auparavant. Ce fut ainsi que la victoire de l'expédition fut annoncée à la tribu.
                              Il serait difficile de donner une idée de l'explosion d'allégresse qui accueillit cette nouvelle. Tout le camp devint un théâtre de désordre et de commotions violentes. Les guerriers tirèrent leurs coutelas, les brandirent en l'air et se rangèrent sur deux lignes qui s'étendaient parallèlement depuis l'endroit où les vainqueurs s'étaient arrêtés jusqu'au village. Les femmes saisirent des bâtons, des haches, tout ce qui leur tomba sous la main, et s'avancèrent avec ardeur pour prendre part au cruel divertissement qui se préparait. L'enfance elle-même n'en demeura pas exclue: de petits garçons arrachaient de la ceinture de leurs pères les tomahawks, qu'ils avaient à peine la force de soulever, et se glissaient entre les guerriers, dociles imitateurs de leurs sauvages parents.
                              De grands tas de broussailles avaient été amoncelés dans la clairière, et des vieilles étaient en train d'y mettre le feu pour éclairer le spectacle qui allait se passer. Quand la flamme s'en éleva, elle éclipsa les dernières lueurs du crépuscule, et contribua à rendre les objets à la fois plus distincts et plus hideux.
                              Tout cela formait un tableau imposant, auquel la ceinture sombre des grands pins servait de cadre.
                              Sur le plan le plus éloigné étaient rangés en demi-cercle les guerriers qui venaient d'arriver. A quelques pas en avant se tenaient deux hommes qui semblaient destinés à remplir un rôle à part. La lumière n'était pas assez forte pour qu'on pût distinguer leurs traits, et cependant on voyait qu'ils étaient animés d'émotions toutes différentes. L'un, droit et ferme, était prêt à subir son destin en héros; l'autre baissait la tête, comme frappé de terreur ou en proie à la honte.

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                              Augustin BrunaultAugustin Brunault
                              Maître des clés

                                L'audacieux Duncan se sentit épris d'admiration et de pitié pour le premier, bien qu'aucune occasion ne pût lui être offerte de manifester ses généreuses sympathies. Malgré tout, il suivait d'un oeil ému ses moindres mouvements; et en contemplant ses membres robustes et ses belles proportions, il cherchait à se persuader que, s'il était au pouvoir de l'homme secondé par un courage intrépide, de sortir sain et sauf d'un si grand péril, le jeune captif qu'il avait sous les yeux pouvait espérer de triompher dans la course fatale à laquelle on allait le soumettre. Peu à peu il s'approcha davantage des Hurons, et il pouvait à peine respirer, tant était vif l'intérêt qu'excitait en lui ce spectacle.
                                On donna le signal de l'épreuve imposée aux prisonniers, et l'intervalle de silence qui l'avait précédé fut rompu par une explosion de hurlements qui surpassa tout ce qu'on avait encore entendu. La plus faible des deux victimes ne bougea de place; mais l'autre se mit à bondir avec la légèreté et la vitesse d'un daim. Au lieu de se jeter à travers les rangs ennemis, comme on s'y attendait, il entra dans l'espèce de défilé que formaient les Hurons rangés sur deux lignes, et avant qu'un seul coup pût l'atteindre, il se détourna brusquement, sauta par-dessus une troupe d'enfants et gagna aussitôt le front extérieur de l'armée en bataille, et par conséquent celui qui présentait le moins de danger.
                                A ce subterfuge, l'air retentit d'imprécations, les rangs furent rompus, et la multitude irritée se dispersa dans un indicible désordre.
                                Une douzaine de foyers en flammes répandaient sur le lieu de la scène une clarté rougeâtre, qui lui prêtait l'apparence d'une fantastique arène, où une troupe de démons se seraient rassemblés pour accomplir leur effroyable sabbat. Les figures qu'on entrevoyait dans la pénombre ressemblaient à d'infernales apparitions, s'agitant, se bousculant, se démenant avec des contorsions et des gestes frénétiques. Quant à celles qui passaient devant les brasiers, la lumière faisait ressortir en traits hideux la colère et la haine qui les transportaient.
                                Un tel concours d'ennemis acharnés ne laissa pas au fugitif le temps de respirer. Il y eut un moment où l'on put craindre qu'il ne réussît à gagner la forêt, mais ceux qui l'avaient fait prisonnier se jetèrent tous ensemble au-devant de lui, et le refoulèrent au centre de la clairière. Se retournant alors comme un daim qui voit le chasseur en face, il s'élança avec la rapidité d'une flèche à travers les flammes d'un bûcher, et après avoir dépassé sain et sauf la multitude, il parut à l'extrémité opposée de la clairière; là également, il fut repoussé par quelques vieux Hurons des mieux avisés. Une fois encore il se perdit dans la mêlée, comme si elle eût pu lui fournir un moyen de salut, et quelques instants s'écoulèrent pendant lesquels Heyward crut que l'agile et courageux jeune homme avait définitivement succombé.
                                On ne distinguait plus qu'une masse obscure de figures humaines ballottées çà et là dans une confusion inexprimable. Au-dessus d'elle, on voyait reluire le fer des couteaux et des haches, et se balancer les massues formidables; mais les coups ne portaient point, et l'on continuait de frapper au hasard. Les cris perçants des femmes et les farouches hurlements des guerriers ajoutaient encore à l'horreur de ce spectacle. De temps en temps, Duncan entrevoyait un corps léger qu'un bond prodigieux soulevait en l'air, et il se reprenait à espérer que le coureur n'avait rien perdu de sa vigueur.
                                Tout à coup la foule, rejetée en arrière, s'approcha de l'endroit où il était resté. Un mouvement rapide porta les Hurons nouveau venus à travers un groupe de femmes et d'enfants, qui tombèrent et furent foulés aux pieds. En pleine bagarre, Duncan vit reparaître le captif. Les forces humaines ne pouvaient bien longtemps encore soutenir une pareille épreuve, et le malheureux semblait en être convaincu. Profitant d'une ouverture dans les rangs des guerriers, il s'y précipita et fit un effort désespéré, et que Duncan jugea devoir être le dernier, pour gagner la forêt. Comme s'il eût connu qu'il n'avait rien à craindre de la part de l'officier anglais, le fugitif passa si près de lui qu'il effleura ses vêtements.
                                Un gigantesque Huron, qui venait de prendre son élan, le serrait de près, et levait déjà le bras pour asséner un coup fatal. Duncan allongea le pied et d'un croc en jambe précipita le sauvage, la tête la première, à quelques pas de celui qu'il voulait immoler. Le prisonnier profita de cet avantage avec la rapidité de la pensée: il fit volte-face, et disparut comme un météore. Saisi d'étonnement, le major, en cherchant à savoir ce qu'il était devenu, l'aperçut tranquillement appuyé contre un poteau peint de diverses couleurs, placé à l'entrée de la principale cabane ou loge du conseil.
                                Craignant que la part indirecte qu'il avait prise au salut du fugitif ne lui devînt fatale à lui-même, Duncan s'empressa de changer de place. Il suivit la foule, qui revenait avec un air sombre, comme l'est toute populace qui se voit privée d'une exécution dont on lui avait promis le sanglant spectacle. La curiosité, ou peut-être un sentiment meilleur, l'engagea à s'approcher de l'étranger. Il le trouva debout, le bras passé autour du poteau qui faisait sa protection; sa respiration était rauque et haletante après les incroyables fatigues qu'il avait subies, mais il dédaignait de laisser voir le plus léger signe de souffrance. Un usage immémorial et sacré interdisait de toucher à sa personne, jusqu'à ce que le conseil de la tribu eût décidé de son sort; mais le résultat de la délibération n'était pas douteux, à en juger par les sentiments de la cohue dont la place était encombrée.
                                Tout ce que le vocabulaire des Hurons contient de termes injurieux, les femmes désappointées le prodiguaient à l'étranger qui s'était soustrait à leurs cruels traitements. Elles insultaient à son courage, et lui disaient, avec des railleries amères, que ses pieds valaient mieux que ses mains, et qu'il avait mérité des ailes, puisque il ignorait l'usage de la flèche et du couteau. A tout cela le captif ne répondait rien, se bornant à conserver une attitude qui offrait un singulier mélange de dignité et de mépris. Exaspérées de son sang-froid autant que de son heureuse fortune, la parole des mégères s'embrouilla au point d'être inintelligible, et la rage leur fit pousser d'affreux hurlements.
                                Une des vieilles qui avaient allumé les feux se fraya un passage à travers la foule et vint se camper en face du prisonnier. A la vue de cette sorcière aux traits décharnés et à peine vêtue de loques sordides, on ne se trompait guère en lui supposant une méchanceté surhumaine. Rejetant sur l'épaule un semblant de vêtement, elle étendit son bras long et osseux, et se servant de la langue delaware, comme plus accessible à l'objet de ses outrages, elle commença ainsi en élevant la voix:
                                “Ecoute-moi, Delaware!” dit-elle en frappant de ses doigts la figure du prisonnier. “Ta nation est une race de femmes, et la bêche convient mieux à vos mains que le fusil. Vos femmes donnent le jour à des daims; mais si un ours, un chat sauvage ou un serpent venaient à naître parmi vous, vous prendriez tous la fuite. Les filles des Hurons te feront des jupes, et nous te trouverons un mari.”
                                Cette insultante apostrophe fut accueillie par de grands éclats de rire, explosion de gaieté violente où les voix fraîches et mélodieuses des jeunes femmes se mariaient étrangement aux grognements et aux criailleries des méchantes vieilles. Efforts impuissants! Le captif, supérieur à une telle attaque, demeurait immobile et la tête haute; on eût dit qu'il se croyait seul, excepté lorsque son regard fier et hautain errait sur les guerriers qui se promenaient à quelque distance, observateurs sombres et silencieux de tout ce qui se passait.
                                Furieuse d'avoir manqué son but, la mégère mit ses poings sur ses hanches, et prenant une attitude de défi et d'insulte, elle vomit un torrent d'invectives dont nous essaierions en vain de reproduire l'infinie variété. Toute cette dépense de mots fut inutile, et quelle que fût sa réputation dans la science de l'injure, le prisonnier lui laissa répandre sa fureur jusqu'à ce que l'écume lui vînt à la bouche; mais pas un seul muscle ne tressaillit sur sa figure.
                                Tant d'indifférence parut faire impression sur les autres spectateurs. Un adolescent qui, sortant à peine de l'enfance, venait d'être admis au nombre des guerriers, voulut venir en aide à cette furie en brandissant son tomahawk devant la victime et en ajoutant ses bravades aux railleries de la vieille. Alors seulement le prisonnier tourna son visage vers la lumière et laissa tomber sur le jeune tourmenteur un regard où il y avait quelque chose de plus que du mépris; puis il reprit son attitude de calme recueillement.
                                Mais son changement de posture avait permis à Duncan de reconnaître Uncas, le jeune Mohican. La surprise lui ôta presque la faculté de respirer, et la situation critique du jeune chef le plongea dans un pénible accablement. Aussi détourna-t-il les yeux, de crainte que leur expression trop significative ne contribuât à hâter le sort du prisonnier. Néanmoins rien encore ne justifiait de telles appréhensions.
                                L'exaspération de la foule était loin de se calmer, quand un Huron, s'ouvrant brutalement un chemin, et poussant de côté la meute des enfants et des femmes, prit Uncas par le bras et le fit entrer dans la loge du conseil. Il y fut suivi par tous les chefs et par les plus illustres guerriers, au nombre desquels Heyward, dévoré d'inquiétude, trouva moyen de se glisser, sans attirer sur lui une attention qui aurait pu être funeste.
                                Les sauvages employèrent quelques minutes à prendre place, chacun selon son rang et l'influence dont il jouissait dans la tribu. On observa un ordre à peu près semblable à celui qui avait été adopté dans la réunion précédente. Au milieu de la salle spacieuse, et sous la lumière éclatante d'une torche, s'assirent les vieillards et les chefs principaux; quant aux jeunes gens et aux guerriers d'une classe inférieure, ils se tinrent en cercle par derrière. Juste au centre de la cabane, au-dessous d'une ouverture par laquelle filtrait la clarté d'une ou deux étoiles, était Uncas, debout, dans une attitude de calme et de majesté. Son air fier n'échappa point à la pénétration de ses vainqueurs, et ils portaient sur lui de fréquents regards, où l'on lisait, à travers une inflexibilité de parti pris, l'admiration que leur inspirait son courage.
                                Il n'en était pas de même de l'individu qui était auprès du jeune Mohican, avant que celui-ci eût commencé la redoutable épreuve où avait triomphé son agilité. Bien loin de se joindre à ceux qui le poursuivaient, il était demeuré, au milieu de la confusion générale, immobile comme une statue, courbé sous l'humiliation de la honte. Aucune main n'avait été tendue pour lui faire accueil, et nul n'avait daigné prendre la peine de surveiller ses mouvements. S'il était entré dans la loge, c'était comme poussé par une impulsion fatale à laquelle il cédait sans résistance. Heyward profita de la première occasion pour le regarder en face, bien qu'il eût une appréhension secrète de reconnaître encore un visage ami. Mais ses traits lui étaient inconnus, et chose inexplicable! il lui parut porter toutes les marques distinctives d'un guerrier huron. Cependant il ne se mêla point aux guerriers de sa tribu, et s'assit à part, solitaire au milieu de la foule, dans une posture abjecte et craintive, comme s'il eût voulu occuper le moins d'espace possible.
                                Quand chacun eut pris la place qui lui était assignée, il se fit un profond silence. Alors le chef aux cheveux blancs dont nous avons déjà parlé adressa la parole au captif en se servant de la langue des Lenni-Lénapes ou Delawares.
                                “Quoique tu sois d'une nation de femmes,” dit-il, “tu as agi en homme, Delaware. Je te donnerais volontiers à manger; mais qui mange avec un Huron doit devenir son ami. Repose en paix jusqu'au soleil du matin; alors tu entendras nos paroles.
                                -J'ai jeûné sept jours et sept nuits d'été à la piste des Hurons,” répondit froidement Uncas. “Les enfants des Lénapes savent marcher dans le sentier de la justice sans s'arrêter pour manger.
                                -Deux de mes jeunes hommes sont à la poursuite de ton compagnon,” reprit l'autre sans paraître faire attention à la bravade de son prisonnier; “quand ils seront de retour, alors nos sages te diront si tu dois vivre ou mourir.
                                -Un Huron n'a-t-il point d'oreilles?” s'écria Uncas d'un air de mépris. “Depuis qu'il est votre captif, le Delaware a deux fois entendu la détonation d'un fusil qui lui est connu. Vos jeunes hommes ne reviendront jamais.”
                                Un sombre silence suivit cette allusion pleine d'assurance à l'adresse d'Oeil de Faucon. Duncan, qui la comprit, se pencha en avant pour tâcher de voir quel effet ces paroles avaient produit sur la physionomie des assistants. Quant au chef, il se contenta de répondre:
                                “Si les Lénapes sont si adroits, comment se fait-il qu'un de leurs guerriers les plus braves soit ici?
                                -Il a poursuivi un lâche qui fuyait, et il est tombé dans un piège. Le castor est fin, on le prend cependant.”
                                En parlant ainsi, Uncas montra du doigt le Huron solitaire, mais sans daigner s'occuper davantage d'un être si abject. Sa réponse et l'air dont il l'avait prononcée produisirent une sensation profonde. Tous les yeux se dirigèrent lentement vers l'individu que ce geste si simple venait d'indiquer, et un murmure sourd et menaçant s'éleva parmi l'auditoire. Ce bruit de sinistre présage se répandit jusque dans la foule de femmes et d'enfants entassés pêle-mêle à la porte, et dont les traits annonçaient une avide curiosité.
                                Cependant les chefs les plus âgés échangeaient leurs sentiments dans un court colloque, accentué de gestes énergiques, et bientôt suivi d'un long et imposant silence. Les Hurons placés en arrière se dressaient sur la pointe des pieds afin de mieux voir le coupable, et celui-ci, entraîné par une émotion plus vive que celle de sa propre honte, releva la tête pour jeter sur ses juges un regard effaré.
                                Passant devant le prisonnier, le chef aux cheveux blancs s'avança vers le Huron solitaire et resta debout en face de lui.
                                Aussitôt la vieille sorcière qui avait accablé le Mohican d'injures pénétra dans le cercle en exécutant une sorte de danse; elle tenait à la main la torche qui éclairait la cabane, et marmottait des paroles inintelligibles qu'on pouvait prendre pour une incantation. Quoique personne ne l'eût appelée, sa démarche ne parut surprendre aucun des assistants.
                                S'approchant alors d'Uncas, elle tint la torche de manière à laisser voir sur son visage, éclairé de ses rouges clartés, le plus faible tressaillement qui pourrait le trahir. Le jeune chef demeura impassible dans sa fermeté hautaine, indifférent à l'examen de la mégère, l'oeil fixe et plongé dans les champs de l'espace. Satisfaite de son examen, elle le quitta en manifestant une légère expression de plaisir, et alla faire subir la même épreuve à son coupable compatriote.
                                Le jeune Huron était peint de son tatouage de guerre, et son corps bien proportionné était à peine caché par ses vêtements. Sous les feux de la torche il se détachait en pleine lumière, et Duncan détourna les yeux avec dégoût en le voyant agité des convulsions d'une terreur irrésistible. A ce spectacle douloureux, la vieille commençait déjà à pousser une sorte de lamentation sourde, quand le chef étendit la main et l'écarta doucement.
                                “Roseau Pliant,” dit-il en adressant la parole au jeune homme par son nom et dans sa langue, “quoique le Grand Esprit t'ait fait agréable à la vue, il eût mieux valu pour toi que tu ne fusses pas né… Ta langue est bruyante au village, et muette à la bataille… Nul de mes jeunes hommes n'enfonce plus avant le tomahawk dans le poteau de guerre; nul n'en frappe plus faiblement les Anglais… L'ennemi connaît la forme de ton dos, mais il n'a jamais vu la couleur de tes yeux; trois fois il t'a appelé au combat, trois fois tu as oublié de répondre… Ton nom ne sera plus prononcé dans ta tribu… il est déjà oublié.”
                                Tandis que le chef prononçait lentement ce discours, en faisant une pause après chaque phrase, le coupable releva la tête par déférence pour l'autorité et l'âge de celui qui parlait. La honte, l'horreur et l'orgueil se peignaient tour à tour sur sa physionomie expressive. Son oeil, contracté par des angoisses intérieures, se ranima soudain, et se fixa sur les guerriers dont l'opinion allait faire son déshonneur ou sa gloire. Cette dernière pensée l'emporta. Il se leva, et, découvrant sa poitrine, regarda sans trembler le couteau affilé qui brillait déjà dans la main de son juge inexorable. Au moment où l'arme fatale pénétra lentement jusqu'à son coeur, on le vit même sourire comme s'il eût éprouvé de la joie à trouver la mort moins terrible qu'il ne s'y était attendu; et il tomba sans vie aux pieds d'Uncas toujours inébranlable.
                                La vieille poussa un hurlement plaintif, jeta la torche par terre, et la loge fut plongée dans les ténèbres. L'assemblée, saisie d'épouvante, s'enfuit comme une troupe d'esprits troublés; et Duncan crut être resté seul avec le corps palpitant de la victime d'un jugement indien.

                                #148496
                                Augustin BrunaultAugustin Brunault
                                Maître des clés

                                  Chapitre 24

                                  “Ainsi parle le sage; et les rois applaudissent,
                                  Et, fermant leur conseil, à leur chef obéissent.”
                                  Pope, “Traduction de l'Iliade.”

                                  Toutefois il suffit d'un moment pour convaincre Heyward qu'il se trompait.
                                  Une main s'appuya sur son bras en le serrant fortement, et il reconnut la voix d'Uncas.
                                  “Les Hurons sont des chiens,” lui dit-il à l'oreille; “la vue du sang d'un lâche ne peut jamais faire trembler un guerrier. La Tête Blanche et le Sagamore sont en sûreté, et la carabine d'Oeil de Faucon n'est pas endormie. Allez-vous-en… Uncas et la Main Ouverte sont maintenant étrangers l'un à l'autre. J'ai dit.>
                                  Le major aurait voulu en apprendre davantage; mais un mouvement de son ami, qui le poussa doucement vers la porte, l'avertit du danger qu'ils couraient tous deux si l'on venait à découvrir le secret de leurs intelligences.
                                  Cédant à la nécessité, il s'éloigna à regret et se mêla à la foule. Les feux mourants de la clairière jetaient une lueur sombre et incertaine sur les figures qui allaient et venaient sans mot dire, et de temps en temps la flamme, venant à se ranimer, éclairait l'intérieur de la loge, où l'on apercevait le Mohican, immobile et dans la même attitude, auprès du jeune Huron étendu à ses pieds. Quelques guerriers y entrèrent pour prendre le cadavre et l'emporter dans les bois voisins.
                                  Sous l'impression de cette scène solennelle, Duncan se mit à errer de cabane en cabane, dans l'espoir de découvrir quelque trace de celle pour laquelle il affrontait tant de périls. Personne ne lui adressa de questions, ni même ne parut faire attention à lui. Dans la situation d'esprit où se trouvait en ce moment la tribu, il lui eût été facile de fuir et de rejoindre ses compagnons; mais, outre l'inquiétude que lui donnait le sort d'Alice, un intérêt nouveau, quoique moins puissant, la position périlleuse d'Uncas, contribuait à le retenir chez les Hurons. Il continua donc à visiter toutes les huttes les unes après les autres; c'est ainsi qu'il fit le tour du village sans avoir trouvé ce qu'il cherchait.
                                  Renonçant enfin à une investigation inutile, il retourna vers la cabane du conseil, dans l'intention de voir et de questionner David, afin de mettre un terme à une anxiété trop pénible.
                                  En arrivant près de cet endroit redoutable qui venait de servir de tribunal et de lieu d'exécution, notre jeune officier vit que l'excitation était déjà calmée. Les guerriers y étaient de nouveau rassemblés et fumaient tranquillement, en s'entretenant avec gravité des principaux événements de leur récente expédition contre le fort William-Henry. Quoique le retour de Duncan dût leur rappeler les circonstances suspectes qui avaient accompagné son arrivée, sa présence ne produisit aucune sensation visible; loin de là, la scène qui venait d'avoir lieu lui parut favorable à ses vues, et il se promit de tirer, à la plus prochaine occasion, le meilleur parti possible de cet avantage inespéré.
                                  Sans avoir l'air d'hésiter, il entra dans la loge, et s'assit avec une gravité tout à fait conforme à la conduite de ses hôtes. D'un coup d'oeil jeté à la hâte, il s'assura que, si Uncas était encore à la place où il l'avait laissé, David n'avait pas reparu. On n'avait soumis le Mohican à aucune contrainte; seulement un jeune Huron, posté à quelques pas, ne le quittait pas des yeux, et un guerrier en armes était appuyé contre la porte, restée ouverte. Sous tous les autres rapports, liberté entière était accordée au prisonnier; cependant il ne devait prendre aucune part à la conversation, et, dans son immobilité, il ressemblait plutôt à une belle statue qu'à un homme doué de sentiment et de vie.
                                  Heyward venait d'être trop récemment témoin de la promptitude des châtiments infligés dans la peuplade au pouvoir de laquelle il était tombé, pour rien livrer au hasard. Certes il eût préféré aux discours le calme et la méditation, car la découverte de son identité ne pouvait manquer d'amener de terribles conséquences. Résolution prudente; mais ses hôtes en disposèrent tout différemment. Il était assis un peu dans l'ombre, quand un vieux chef qui parlait français se tourna de son côté.
                                  “Mon père du Canada n'oublie pas ses enfants,” dit-il; “je l'en remercie. Un méchant esprit s'est introduit dans la femme d'un de mes jeunes hommes: l'habile étranger est-il capable de le chasser?”
                                  Le major avait quelque connaissance des jongleries pratiquées chez les Indiens dans les cas de prétendue possession. Il comprit à l'instant à quel point cette circonstance servirait au succès de ses projets; mais la nécessité de conserver la dignité de son personnage s'imposait avant tout, et, réprimant un mouvement de joie, il apporta dans sa réponse la discrétion désirable.
                                  “Tous les esprits ne se ressemblent pas,” dit-il; “quelques-uns cèdent au pouvoir de la science, d'autres y résistent.
                                  -Mon frère est un grand médecin,” répliqua le rusé sauvage. “Veut-il essayer?”
                                  Cette fois un geste d'assentiment fut toute la réponse d'Heyward.
                                  Satisfait de cette assurance, le Huron reprit sa pipe, et attendit le moment convenable pour sortir. L'impatient officier, maudissant du fond de son coeur le grave cérémonial des sauvages, qui exigeait un tel sacrifice aux convenances, fut obligé d'affecter l'air indifférent du chef, qui était proche parent de la malade. Dix minutes s'écoulèrent ainsi, autant de siècles pour l'apprenti médecin, lorsque le Huron déposa sa pipe et ramena son vêtement sur sa poitrine pour se disposer à sortir.
                                  Mais un guerrier robuste parut à la porte de la loge, et traversant les groupes de ses frères attentifs, alla s'asseoir à l'autre bout du fagot qui servait de siège à Duncan. Ce dernier sentit tout son corps secoué par un frisson d'horreur en reconnaissant à ses côtés son plus cruel ennemi, Magua!
                                  Le retour soudain de cet homme artificieux et redoutable suspendit le départ du vieux Huron. Plusieurs pipes déjà éteintes se rallumèrent. Le nouveau venu, sans articuler une seule parole, tira de sa ceinture son tomahawk, qui lui servait de pipe, et ayant rempli de tabac le godet placé du côté opposé à la lame, il se mit tranquillement à en aspirer la vapeur par le tuyau pratiqué dans le manche, avec autant d'indifférence que s'il n'eût pas été depuis deux jours occupé à une chasse pénible.
                                  Près d'un quart d'heure se passa, et tous les guerriers disparaissaient sous des nuages de fumée blanchâtre.
                                  “Sois le bienvenu!” dit à la fin l'un d'eux. “Mon ami a-t-il trouvé les élans?
                                  -Les jeunes hommes fléchissent sous leur poids,” répondit Magua. “Que Roseau Pliant aille à leur rencontre au sentier de la chasse; il les aidera.”
                                  Quand ce nom proscrit de Roseau Pliant eut été prononcé, il se fit un long et solennel silence; et chacun ôta la pipe de ses lèvres, comme si le tuyau n'en eût plus transmis que des exhalaisons impures. La fumée forma en l'air de légers tourbillons, puis, roulée en spirale, s'échappa rapidement à travers l'ouverture percée dans le toit; la torche qu'on avait rallumée permit alors de distinguer les traits de toutes les personnes présentes.
                                  Les yeux de la plupart d'entre elles étaient baissés vers la terre; quelques jeunes gens, moins réservés, dirigèrent les leurs sur un sauvage en cheveux blancs, qui était assis entre deux des chefs les plus vénérés de la tribu. Rien en lui pourtant ne semblait digne de remarque. Il avait l'air abattu plutôt que la prestance orgueilleuse de sa nation, et ses vêtements ne différaient en aucune façon de ceux des Indiens de la classe ordinaire. Comme ceux qui l'entouraient, il gardait la tête basse; mais s'étant aperçu par hasard qu'il était devenu l'objet d'une attention presque générale, il se leva et rompit le silence.
                                  “C'est un mensonge,” dit-il; “je n'avais point de fils!… Celui qui portait ce nom est oublié; son sang était pâle et ne sort pas des veines d'un Huron; les perfides Chippeouais ont trompé ma femme!… Le Grand Esprit a ordonné que la famille de Wiss-en-tush s'éteigne… Heureux celui qui sait qu'avec lui meurt la honte de sa race!… J'ai dit.”
                                  Le père promena ses regards autour de lui, comme pour quêter dans les yeux de ses auditeurs l'approbation de son stoïcisme. Mais les usages sévères de sa nation avaient exigé du faible vieillard un effort trop douloureux: l'expression de sa physionomie démentait le fier langage de sa bouche, et le déchirement de son âme contractait jusqu'à la souffrance tous les muscles de son visage sillonné de rides. Après être resté debout une minute pour savourer la joie d'un triomphe chèrement acheté, il se retourna, comme ne pouvant plus supporter le regard des hommes; puis cachant son visage sous sa couverture, il sortit de la cabane du pas silencieux d'un Indien, et alla chercher dans la solitude de sa propre demeure la sympathie d'une compagne âgée et désolée comme lui, et comme lui privée de l'unique appui de sa vieillesse.
                                  Les Indiens, qui croient à la transmission héréditaire des vertus et des vices, le laissèrent partir en silence. Alors, avec une noblesse de tact qui eût pu servir d'exemple dans une société plus civilisée, l'un des chefs détourna l'attention des jeunes hommes de l'acte de faiblesse dont ils venaient d'être témoins, en adressant la parole à Magua par politesse comme au dernier venu.
                                  “Les Delawares,” dit-il d'une voix enjouée, “ont rôdé autour de mon village comme des ours en quête des ruches d'abeilles. Mais qui jamais a trouvé un Huron endormi?”
                                  Le nuage menaçant qui précède l'explosion du tonnerre n'est pas plus sombre que ne le devint le front de Magua, pendant qu'il s'écriait:
                                  “Les Delawares des Lacs?
                                  -Non; ceux qui portent des jupons de femme sur les bords de leur rivière. Un d'eux est tombé entre nos mains.
                                  -Mes jeunes hommes l'ont-ils scalpé?
                                  -Ses jambes étaient bonnes, quoiqu'il ait le bras plus propre à manier la bêche que le tomahawk.”
                                  Et, d'un geste, le chef désigna Uncas.
                                  Magua s'abstint de manifester une curiosité féminine à repaître ses yeux de la vue d'un captif appartenant à une nation contre laquelle on lui connaissait tant de motifs de haine; il continua à fumer avec l'air de réflexion qui lui était habituel lorsque rien n'exigeait l'emploi immédiat de sa ruse ou de son éloquence. Bien qu'intérieurement surpris des faits que lui laissait entrevoir le discours du vieux chef, il ne se permit de faire aucune question, se réservant d'éclaircir ses doutes en un moment plus opportun. Ce fut seulement après un laps de temps suffisant qu'il secoua les cendres de sa pipe, replaça le tomahawk à sa ceinture et se leva en tournant la tête vers le prisonnier, qui était à quelques pas derrière lui.
                                  Uncas, tout absorbé qu'il semblait être dans ses pensées, n'en suivait pas moins les mouvements de son ennemi: dès qu'il le vit se retourner, il en fit autant de son côté, et leurs regards se croisèrent. Un assez long temps ces deux hommes fiers et indomptables tinrent obstinément les yeux fixés l'un sur l'autre. Le jeune Mohican sentait tout son corps se dilater, et ses narines s'ouvraient comme celles d'un tigre qui fait tête aux chasseurs; mais son attitude était si sévère, qu'il n'eût pas fallu un grand effort d'imagination pour voir en lui la parfaite image de la divinité guerrière de sa tribu. Les traits agités de Magua avaient quelque chose de plus mobile; à son air de défi succéda par degrés une expression de joie féroce, et tirant son souffle avec effort du fond de sa poitrine, il ne proféra qu'un seul mot:
                                  “Le Cerf Agile!”
                                  En entendant ce nom redoutable et bien connu, tous les guerriers se levèrent précipitamment, et un instant la gravité stoïque des Indiens fléchit sous l'impression de la surprise. D'une voix unanime on répéta ce nom odieux et pourtant respecté; et au-dehors, parmi les femmes et les enfants qui se pressaient à la porte, il retentit comme un écho, qui se prolongea dans les habitations pour aboutir à des hurlements de tristesse.
                                  Avant que le bruit eût cessé, les guerriers s'étaient remis de l'émotion qu'ils avaient éprouvée. Chacun se rassit, tout honteux de sa précipitation: mais ils ne se lassaient pas d'examiner avec une curieuse attention le captif dont la bravoure avait été si souvent fatale aux meilleurs guerriers de leur nation.

                                15 sujets de 16 à 30 (sur un total de 43)
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