WEBB, Mary – Le précieux fléau

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  • #162089
    BruissementBruissement
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      LIVRE 2
      Chapitre 8: L'Apparition de Vénus

      Les personnes aux principes austères devront sauter ce passage sur l'apparition de Vénus, aussi vais-je le rendre le plus court possible. En me représentant la chose, le soir venu, il m'apparut terrible de devoir m'exhiber entièrement nue. Parce que, bien que je savais que mademoiselle Dorabella et d'autres grandes dames retiraient le haut de leur robe et se montraient ainsi en soirée, sans en éprouver aucune honte, nous autres, femmes de condition plus modeste nous étions plus retenues.
      J'étais toute tremblante tandis que je me rendais là-bas, par l'allée du jardin, étant passée par la porte du sous-sol pour ne pas être vue et ce n'est  que par pitié pour la pauvre Jancis que je n'ai pas renoncé à cette entreprise. On entendait Beguildy se démener en haut pour ouvrir la trappe et tout préparer. Je me disais que ce vieil homme était bien stupide pour penser que quelqu'un pût croire à ses pauvres artifices. Puis nous entendîmes le cheval du jeune monsieur Camperdine et il y eut un frottement de pas au-dessus et Beguildy tira sur la corde pour prévenir que tout était prêt.
      Il est souvent plus facile de mourir par amour que de se ridiculiser par amour . C'est à cela que je pensais quand je fus tirée en haut, dans une pièce sombre, pleine d'une fumée qui me prenait à la gorge, les mains étendues pour ne pas me heurter contre les bords de la trappe et ne sachant si je devais rire de la bêtise de tout ceci ou pleurer de chagrin de jouer ce rôle qui me mortifiait. Car j'étais là prétendant être la plus belle femme qui ait jamais existé au monde, une déesse de surcroît, alors que, comme vous le savez, j'étais maudite.
      Dans la pièce tout était flou. Je distinguais à peine une silhouette près du mur opposé. Beguildy était en train de chanter des paroles étranges dans la cuisine, tandis qu'à l'extérieur, le cheval du jeune homme, ne faisait que piétiner et secouer sa bride.
      Comme je montais hors de la trappe, suspendue là dans la lumière rose, le jeune châtelain se pencha en avant sur sa chaise et tendit ses mains tel un enfant devant une pâtisserie. Mais je savais qu'il avait fait le serment de ne pas bouger de sa chaise. Je me disais que ce devait être bien singulier de devoir traverser la vie avec des hommes tendant les mains de côté et d'autre, et de toujours se sentir devant leurs yeux affamés comme un joli gâteau dans une vitrine.
      Tout à coup j'entendis un mouvement de l'autre côté de la pièce, et me tournant de ce côté, je faillis crier, car Kester Woodseaves se trouvait assis là.
      Le sort a-t-il jamais joué pareil tour? Se trouvait ici le seul homme parmi ceux du monde entier de qui je devais me cacher, depuis que je l'aimais déjà si chèrement, parce que je ne voulais pas  le blesser par mon malheur. Et il était là, si près que deux enjambées eussent pu me mettre à sa portée. Il se penchait en avant comme le jeune châtelain et il avait tendu les mains puis les avait retirées avec un soupir, et je savais maintenant qu'en son for intérieur il était troublé par le désir. Il me vint alors une grande joie de ce que  ce fût moi et personne d'autre qui lui ait fait tendre les bras. Et si de cet endroit il ne pouvait voir mon infortune,  en revanche, il pouvait voir la blancheur lumineuse de mon corps qui était comme celle de toute autre femme. Depuis lors je me suis souvent demandée s'il aurait eu le même trouble devant Jancis, au lieu de moi, suspendue là crucifiée dans sa nudité. N'y avait-il eu qu'une question de chair comme c'était le cas pour le jeune châtelain ou est-ce que dès ce moment-là déjà, mon âme qui était sœur de la sienne l'avait-elle attirée et puis son âme soutenant son cœur avait magnifié son amour. Parce que je pense que c'est l'esprit qui anime le corps, il le transfigure, le voile quelque peu pour le rendre plus beau qu'il n'est en réalité. Car qu'est-ce que la chair? On peut voir de la chair seule et ne rien sentir que du dégoût. On peut en voir chez le boucher, coupée en morceaux, ou dans le ruisseau, à l'état d'ivresse, ou dans le cercueil, inerte et morte. Le monde est plein de chair comme les rayonnages du vendeur de chandelles sont pleins de lanternes de corne au début de l'hiver. Mais ce n'est que quand l'on prend sa lanterne à la maison et qu'on l'allume qu'on en éprouve du réconfort. Et j'ai souvent vu, là où Felena allait danser, des femmes aux jolies joues rondes et pourvues de belles poitrines, mais qui manquaient d'âme pour qu'on pût rire ou pleurer avec elles, et ce n'étaient pas elles qui attiraient les hommes. Celles, au contraire, qui les charmaient, par dizaines et par centaines, comme la foule est attirée par la lumière de l'Église quand on célèbre les Pâques,  ne faisaient point trop attention à leur corps.
      Cette chose est bien surprenante comme les choses vraies le sont souvent, mais tout de même pas autant que l'attirance de cet homme pour une femme blessée et maudite, une femme à qui l'on avait dit, “Tu n'auras jamais d'amoureux”. J'aurais pu en avoir deux, d'amoureux cette nuit, si j'avais voulu. Et alors que je voyais les épaules du châtelain se pencher en avant sous le poids du désir, je sus pour la première fois que, quel que pouvait être mon visage, mon corps, lui, ne manquait pas de beauté. Des pieds aux épaules j'étais comme n'importe quelle femme. Sous la lumière rouge, mon corps avait l'aspect satiné des pétales de rose, et mes formes étaient celles que l'on prête aux naïades, souples et séduisantes.
      Jouer ce jeu stupide devant un étranger ne m'aurait pas préoccupée ni tant ennuyée. Mais maintenant  j'étais rouge des pieds à la tête et en même temps froide comme un glaçon. Chaque seconde me paraissait une heure, et j'étais toute honteuse comme si je me prostituais. Pourtant je me réjouissais d'avoir offert mon corps à la vue de celui qui était le maître de la demeure que j'étais devenue pour lui, dès lors et pour jamais.
      Je tirais un peu sur la mousseline pour pouvoir, de côté, jeter un regard  sur ce prodige. Car c'en était vraiment un de prodige à mes yeux, à ce moment-là et toujours depuis, non pour son apparence, non pour ce qu'il aurait pu avoir fait, mais pour la puissance silencieuse de ce qu'il était. Cette puissance était rassemblée en lui aussi immense qu'une haute montagne face au ciel. On ne pouvait ni la mesurer ni la décrire mais seulement la ressentir.
      Au travers de la fumée qui se dissipait, je pouvais le distinguer et son visage reflétait le choc de son amour, car, qu'il m'ait aimée ou non par la suite, il m'aima certainement en cet instant. Il avait l'expression tourmentée que l'on voit chez tous les hommes entre la montée du désir et son apaisement.
      Décrire tout cela m'a pris un bon moment, alors que je ne fus dans la pièce que le temps pour madame Beguildy de compter jusqu'à soixante. Beguildy craignait qu'ils ne découvrissent sa supercherie, en les laissant trop longtemps; il n'imaginait même pas, le pauvre fou,  qu'aucun d'eux ne croyait un seul mot de ses histoires.
      Je me sentais faible, étant encore sous la secousse d'avoir vu Kester Woodseaves, quand Beguildy appela de la cuisine:
      “_ Bon, bon messieurs n'ai-je pas gagné mes cinq livres?
        _ Oh que si, dit monsieur Camperdine, son lourd regard posé sur moi, et plus encore.
      Beguildy entonna un autre de ses chants stupides, pour me signaler que je devais me préparer à descendre. Jamais  personne ne fut plus heureux de se retrouver dans une cave, que moi, quand j'y fus descendue. Je m'habillais aussi vite que je pus parce qu'on entendait le châtelain argumenter avec Beguildy dans la cuisine.
       _ Quoi encore? quoi encore? Parler à une apparition? disait Beguildy. Comment pouvez-vous parler avec Dame Vénus alors qu'elle est morte et partie depuis mille ans. J' l'ai ramenée pour vous de la tombe et des portes de la mort pour cinq livres cash mais j'peux pas la garder. Elle vient au travers des airs sur un nuage, le temps de compter jusqu'à soixante et puis disparaît, parce que c'est qu'une jolie forme et qu'elle doit être rentrée à la tombée de la nuit.
      Il y eut un grand éclat de rire à cet énoncé et comme monsieur Camperdine sortait vers sa monture il dit en se retournant:
      “_ Un de ces jours je reviendrai voir Vénus, Beguildy. Elle a une silhouette parfaite, parbleu, d'où qu'elle vienne.

       Tandis que je rentrais à la maison sous le filet serré des branches d'hiver qui composaient la charmille, j'avais le cœur ébahi,  tout comme le cœur de la jeune mariée quand pour la première fois son amour lève les yeux sur sa beauté. Sauf qu'il s'y mêlait de la honte et une profonde détresse, puisque je n'étais pas cette jeune mariée et que de plus j'avais été admirée et désirée par un autre homme aussi bien que par celui qui représentait l'univers pour moi, quoique je ne l'eusse vu qu'une seule fois auparavant.
      C'était bizarre de se figurer que quand je vaquerai au ménage ou que je ferai mes travaux dehors, trimant comme un homme à des travaux d'hommes, je me sentirai au tréfond de l'âme, la femme du tisserand. Pendant que je labourerai avec Gideon, retournant la terre gelée, pendant que je nettoierai les étables dans mes vieux vêtements sales, pendant que je distribuerai leur nourriture aux canards et aux volailles dans la basse-cour pleine de boue, ressemblant plus à un homme qu'à une femme, et plutôt même à un épouvantail qu'à un homme, durant tout ce temps, je serai femme pour lui, demeurant sous la lumière de ses yeux, réchauffée par son sourire, sa bannière déployée sur moi étant l'amour. Pendant que je foulerai le sillon derrière Gideon, je serais allongée toute frissonnante dans les bras de mon bien-aimé, un peu défaillante comme je l'avais été chez Beguildy. Bien que j'aie les mains rugueuses et gercées, le visage rouge et hâlé par le grand air, je me sentirai belle comme une fleur, délicate comme un pétale de fleur, quand je penserai à celui que j'aime.
      Parce que l'amour est une rosée de mai, qui peut transformer la plus noiraude des femmes en une Jancis. Bien sûr, je n'ai eu que l'ombre de tout cela, oui! même l'ombre d'une ombre, comme quand on voit le reflet d'un nénuphar dans la mare, non pas tranquille, mais agité dans les ondulations de l'eau, si bien que le reflet est déformé et vous échappe en partie, cependant, même ainsi, le monde en fut pour moi tout renouvelé.
      Je me demandais ce qui pourrait bien m'arriver d'autre d'ici que les nénuphars refleurissent à nouveau, couchés sur les bords de la mare comme de grandes gouttes de cire pâle. Pour l'instant on n'en voyait que des caricatures puisque parmi les feuilles gelées  s'étalaient des nénuphars de glace.
      Pourtant, alors que je pensais à Kester Woodseaves et à ce qu'il représentait pour moi, j'avais l'impression, ici ou là dans les bois sombres, d'entendre un son et de voir un éclat des prémisses du printemps. Il y avait un appel flûté dans la chênaie, un éclaboussement pourpre à la cime des arbres, la clarté jaune d'une renoncule dans le bois à corneilles.
       
      Quand je retrouvais le grenier, le printemps était là devant moi, même s'il y faisait si froid que mes doigts pouvaient à peine écrire. J'inscrivis néanmoins sur mon cahier “Premier jour de printemps”. Et je le fis de ma plus belle écriture grande et ornée.  Ces paroles me remirent toujours en mémoire ce jour où je vis celui que j'aimais pour la seconde fois et où il me vit pour la première fois. Non seulement il m'avait regardée, mais il l'avait fait avec bonheur et désir. Et même si je savais que c'était parce que la vérité lui était cachée, cependant j'étais contente du peu que j'avais, comme un oiseau se satisfait l'hiver de venir prendre une miette dans votre main, alors qu'en pleine saison, il se moquerait de vous du haut de sa branche.
      Je pris donc ma miette et tenez-vous bien! ce fut le souper du Seigneur!

      #162090
      BruissementBruissement
      Participant

        LIVRE 2
        Chapitre 9 Le jeu du conquérant

        Le matin suivant, alors que je labourais avec Gideon l'un des champs les plus éloignés, je remarquai dans une haie, les châtons jaunes d'un noisetier, j'en cueillis pour en rapporter à la maison et les mettre dans un pot sur mon coffre au grenier. Mais, en attendant,  je les attachais par brassées sur chacune des cornes des bœufs, si bien que durant toute cette journée où le temps avait été maussade, les bestiaux blancs qui grimpaient et descendaient le champ rouge, couvert, par-ci par-là, de givre blanc,  paraissaient jaunes avec ces plumes d'or qui dodelinaient sur leur tête, comme à la foire. Quand nous dételâmes, Gideon dit:
         “_ Qu'est-ce  qui t'a pris de décorer le bétail
           _ C'est le jour de mai répondis-je
        Gideon parut perplexe, mais dit que je pouvais m'amuser un peu et qu'il n'avait pas à s'en plaindre puisque je travaillais bien.
           _ Quand donc ces labours épuisants seront finis dis-je parce que je les détestais, non en eux-mêmes, mais parce qu'ils envahissaient toute notre vie ne laissant plus aucune place à autre chose. Lui, il avait la fièvre du labourage. De l'aube à la nuit, qu'il y eût du gel ou de la pluie, il était au champ, dur à la tâche, et le champ donnait plus de mal qu'on en retirait de bien. Toute la ferme devait être en blé. toute la  grange devait être remplie de blé lors de la récolte. Suffit de faire pousser du blé, avait-il dit, et on sera riche avant de s'en apercevoir. Je n'aimais pas cette nouvelle loi sur le blé qui le rendait si profitable.
           _ Dès qu'on en aura suffisamment, on s'en va Prue, et on reverra plus cet endroit dit-il.
           _ C'est c'qui m'chiffonne, lui répondis-je. Si encore, tu te sentais fier de ta terre j'pourrais comprendre. Mais ça fait bizarre de mettre tout son temps et toute sa force sur cette propriété, comme une mère le fait  pour son enfant, et de point l'aimer. C'est comme si la mère s'occupait de l'enfant non par amour pour lui, mais seulement pour le vendre.
           _ Ah! c'est bien ça Prue, je me fiche pas mal d'la terre, comme je me fiche pas mal d'l'argent, enfin.. d'l'argent lui-même.
           _ Ben à quoi tu tiens alors?
           _ À  planter mes dents dans quelque chose de dur et à le mâcher. À tout conquérir comme dans le jeu, jusqu'à c'qu'y reste plus un noyau plus une coquille qui soient pas à moi. À être le roi du pays et l'unique pomme qui reste sur la branche.
           _ Mais pourquoi donc Gideon?
           _ T'es toujours à me demander pourquoi. Parce que je suis fait comme ça et qu'y a pas à aller contre.
        On en revenait toujours à ça.
            _ C'qu'y faut, poursuivit-il, c'est garder les bonnes personnes en haut lieu, pour que la loi change pas avant qu'on soit riche.
        On aurait dit que le gouvernement était sa marionnette qui devait faire sa volonté et lui remplir les poches.
           _ C'est qui les bonnes personnes
           _ Celles-là mêmes qu'ont augmenté le prix du blé.
           _ Mais les pauvres gens qui ont faim voudraient bien que le prix baisse.
           _ Qu'ils fassent le dos rond et supportent. Qu'ils travaillent. Moi j'travaille ben, non?
        Ah! il travaillait! pour sûr!Il n'était qu'os et muscles, et s'il était sans merci pour les autres il l'était aussi pour lui-même en premier lieu. Je lui demandais s'il allait soutenir le Châtelain malgré les paroles de mademoiselle Dorabella.
           _ Ouais, faut ben. Il fait une grande quantité de blé sur ses terres, y laissera jamais les prix baisser.
           _ Et ce s'ra quand que t'arrêteras de labourer?
           _ Pas avant d'avoir acheté la maison et d'avoir mis de l'argent à la banque par-dessus le marché.
           _ Mais quand tous nos champs seront labourés sauf quelques prairies en herbe pour la nourriture des animaux, tu seras ben obligé de t'arrêter alors.
           _ Non. Si on fait pas assez d'argent j'prendrais sur les bois.
           _ Oh pauvre de moi, pauvre de moi dis-je, car j'étais prête à pleurer. C'était pas de chance qu'il ait pensé aux bois. Parce qu'alors plus de repos pour aucun d'entre nous, puisque nous avions des bois tout autour de la ferme, et on pouvait y travailler jusqu'à la fin du monde. Des larmes coulèrent sur mes joues, et je les sentais glisser lentement aussi froides que la lumière glaciale de cette soirée.
           _ Qu'est-ce qui va pas? dit Gideon Tu pleures? Mais quelle fille! Regarde plutôt qu'c'est pour not' avenir qu'on va travailler.
           _ J'aime pas trop l'avenir, dis-je c'est comme le pâté qu'on donne à Noël aux enfants de Lullingford. On peut gagner quelque chose mais la plupart du temps on perd et lorsqu'on gagne, neuf fois sur dix, c'est pas ce qu'on aurait voulu avoir, parce que de toute façon ce qu'on veut n'est pas dans le pâté.
            _ Ben parbleu en voilà un monceau de niaiseries! L'avenir est ce qu'on en fait.
            _ Mais non, répondis-je, l'avenir c'est cette jolie contrée bleue qu'aperçoit un voyageur à l'aube alors qu'il ne sait pas seulement, s'il se trouve dans une campagne accueillante avec des fermes qui envoient de la fumée au coucher du soleil et offrent un repas à celui qui passe ou s'il s'agit d'une lande sauvage où il mourra de faim et de froid avant le lendemain matin.
           _ Quoi encore, dit Gideon t'es complètement gelée, c'est pour ça qu'tu divagues. T'as besoin d'une bonne tasse de thé fort avec un plat de patates au lard. Ben tiens regarde, v'la mère avec un plateau.
        Notre pauvre mère appréciait la compagnie quand le soir venait. Elle disait que les jours étaient si longs passés à la maison dans le silence, et comme elle était craintive, elle sursautait à la moindre feuille qui tombe, au moindre craquement de porte. C'est souvent qu'elle me demandait d'arrêter de labourer pour rester un peu auprès d'elle. Mais j'avais promis à Gideon de faire ce qu'il voulait, aussi pour lui faire plaisir je lui inventais d'agréables récits sur ce que serait notre vie quand nous serions riches avec des serviteurs et des servantes, une personne à la cuisine et plus de cochons à s'occuper. Son visage s'illuminait un peu mais bien vite elle soupirait et en hochant la tête elle disait:
           _ C'est dans trop longtemps, Prue, trop longtemps. Je ne serais peut-être plus là. J'préfèrerais que les choses aillent un  peu mieux tout de suite,  ma chérie, j'en ai marre de m'occuper des cochons dans les bois. Debout, j'ai très mal aux jambes et assise j'attrape des rhumatismes. Les cochons vont constamment barboter près de l'eau et j'ai toujours les pieds trempés. J'aimerais mieux moins de servantes et de serviteurs dans les prochaines années et moins de cochons tout de suite. Tout cela c'est pour beaucoup plus tard et ça réconforte pas plus que les lointaines demeures du paradis. Dis-lui ça Prue. Dis à Sarn mon fils, que j'aimerais mieux déjà un petit quelque chose maintenant et pas tant de choses dans les années qui viennent.
           _ Oh, je lui dirai Mère, mais toi tu dois penser au temps où on s'arrêtera de labourer.
           _ Sarn arrêtera jamais de labourer ou s'il le fait il se lancera dans quelque chose d'autre. C'est ainsi qu'il est, il peut pas se reposer. Il est comme cet homme dans l'histoire qu'on raconte, qui devait apporter de terribles nouvelles à quelqu'un, alors il a galopé à travers le pays, changeant sans arrêt de chevaux, ayant une seule obsession: arriver à destination. Et quand il y est arrivé et qu'il a dit les nouvelles, il a gardé son idée fixe dans la tête il a pas pu s'arrêter,  usant ses  chevaux de jour et de nuit, il galopait et galopait mais sans nouvelle à  donner et… sans lieu où aller. Et il galope encore qu'on dit. Je te le dis Prue, ç'aurait été bien mieux, pour nous et pour lui si mon fils Sarn était né idiot jouant avec des galets de couleur et enfilant des marguerites sur une cordelette.
        Elle paraissait si étrange, debout là dans le sillon, dans sa longue robe et son châle rouge croisé sur la poitrine, avec la bouche tremblante et les yeux qui brillaient comme ceux d'un prophète,  les grands cochons maigres grognant et reniflant autour d'elle, avec l'étang de Sarn placé derrière elle comme la couleur bleue autour d'un personnage sur les vitraux à l'église. Je me demandais s'ils avaient jamais mis des cochons sur des vitraux d'église, sur les illustrations du fils prodigue peut-être et je ne pus me retenir de rire, me disant qu'il s'agissait là de la mère prodigue et comme on aurait pu se réjouir si Gideon avait été un peu prodigue aussi.
          “_ Qu'est-ce qui t'prend à rire me dit mère
           _  Oh, juste que je pensais que tu étais une mère prodigue
           _ J'comprends rien. J'comprends aucun de mes deux enfants. Oh pauvre de moi, je trouve que c'est pas gentil de rire quand moi je pleure.
        Pauvre Mère! Elle savait énoncer de ces vérités par moments. Elle venait de formuler ce qui causait ma plainte contre ce monde, lui qui riait alors que moi je pleurais.
           _ Mais oui, mais oui j'en parlerai à Gideon dis-je
        C'était une des choses curieuses entre nous, que je dusses être l'intermédiaire en transmettant à son fils, les messages de Mère. Elle ne trouvait jamais le courage de se lancer ni d'affronter son froid regard d'acier.
        Le lendemain matin j'en parlais à Gideon. Il était au champ, avant moi, comme d'habitude; l'air était glacial et il y avait du brouillard, si bien que la terre labourée avait l'aspect de miroirs ternis ou d'un étang par temps couvert, elle brillait et ne paraissait pas solide. Là où le givre tenait, éclaboussé de soleil, les champs luisaient comme de l'eau scintillante.
        Gideon et les bœufs arrivaient lentement, offrant, dans la solitude des champs, l'image d'une certaine force sombre. Cela me fit penser aux figurines sculptées dans du chêne noir sur le haut du pignon de quelques demeures de Lullingford et qui se détachaient toujours très sombres face au ciel. L'haleine des bêtes et la transpiration de leur corps restaient figées autour d'elles et les enveloppaient complètement, si bien que montant et descendant le champ, elles ressemblaient à un tableau rond que quelqu'un faisait mouvoir dans ces champs vides.
           _ Gideon commençais-je, Mère est pas très en forme. Elle a besoin de repos. Prends un gars pour s'occuper des cochons au bois.
           _ Un gars!  quel gars?
           _ Y'a l'Tim du meunier. Il a que sept ans mais il peut s'occuper des cochons et je lui offrirais le goûter.
           _ Quoi! Nourrir un grand gamin de sept ans tous les jours de la semaine sauf le dimanche? T'es pas folle Prue?
           _ Mère se sent seule et elle est fatiguée. Elle a besoin de repos et aussi de compagnie dans ses années de vieillesse qui arrivent et d'un peu de confort.
           _ Suis-je pas en train de travailler pour ça? Va-t-elle pas avoir des serviteurs et des servantes, le meilleur des bonnes choses , un banc à l'église, et de la vraie porcelaine pour manger dedans.
           _ Oh! dans les années à venir si elle tient jusque-là. Elle pourra pas. C'est maintenant que ça compte.
           _ Mère a rien. Elle se porte très bien. Elle prend le bon air en s'occupant des cochons et elle peut soigner ses rhumatismes près du feu, le soir venu.
           _ Mais elle se sent seule, elle me veut plus à la maison.
           _ Ben tu y seras quand on aura fini les labours.
           _ Les journées sont longues. T'as pas le choix tu dois trouver un garçon pour s'occuper des cochons.
           _ Tu dois? Mais qu'est-ce que t'es pour me dire ça? C'est moi le maître de Sarn
           _ T'as pas le droit de conduire Mère à la mort alors qu'elle est vieille et souffrante.
        Gideon me lança son regard foudroyant
        Peut-être, commença-t-il lentement d'un ton acerbe, peut-être que t'aimerais te marier et de cette façon ramener un gars à Sarn pour s'occuper des cochons… si y'a quelqu'un pour vouloir de toi.
        Il attrapa les manches de la charrue et descendit le sillon. Il me fallut un bon moment dans le grenier pour effacer ces mots, mais le charme qui s'y trouvait finit par les faire disparaître. Je mis tout cela sur le fait que Gideon avait manqué de repos durant de nombreuses nuits puisqu'on était encore en période d'agnelage. Cette période est une épreuve pour le berger. En pleine nuit, au temps mort de l'année, quand les lutins sortent,  il doit être debout et tout faire tout seul. Couvert de brume comme d'un linceul, fouetté de vent froid, comme d'un frisson de mort, le berger marche dans la neige crissante, surpris par un cri d'un côté de la forêt, par un hurlement de l'autre, il doit rester éveillé, à l'heure où les bruits réconfortants du labeur journalier se sont tus et tandis que tout semble tranquille, les fantômes  arrivent en force avec le vent d'est et celui du nord sans qu'on puisse les conjurer. Aussi quand Gideon était dur avec moi, je me contentais de rester plus longtemps au grenier. On y était si bien, quand le printemps s'y invitait avec une coupe de primeroses sur la table et la douceur du vent tiède qui s'y infiltrait.

        Quand avril fut là nous étions encore en train de labourer, et j'y étais si habituée, que cela ne me fatiguait plus autant, j'y trouvais même du plaisir et je chantais quand j'étais seule. J'aimais voir le soc brillant comme de l'argent, trancher la terre dure et tracer les sillons rouges. Quel bonheur de contempler au loin, au-delà de Lullingford,  les collines bleues, de voir les bois de chênes, de mélèzes et de saules en bourgeons c'est que le vent chaud y venait faire éclore les feuilles.  Quel plaisir aussi de voir les corneilles me suivre sur les talons, semblant avoir été lustrées comme par du cirage noir, de retrouver les oiseaux qui avaient fui l'hiver et de réentendre le chant sauvage et doux du râle d'eau tandis que le vanneau changeait son cri d'hiver en quelque chose de plus chaleureux.
        Il y avait maintenant des violettes à cueillir pour le marché, quelques jonquilles dans un coin sous le buisson de lierre et des petits boutons roses serrés comme des petites menottes de bébé dans les pommiers.
        Mère se rassérénait un peu, et un jour que nous prenions notre thé près de la fenêtre, avec un bouquet de giroflées sur la table, elle dit
           _ On va faire venir le tisserand
        J'avalai de travers et mère voulut savoir ce qui m'arrivait
           _ Oh! rien, rien du tout, mais pourquoi pas le commis du tisserand? Ce s'rait moins cher
           _ Je veux un tissage de qualité
        J'en fus toute songeuse parce que si Kester devait venir tisser pour nous, il lui faudrait entrer dans le grenier, marcher tout autour de la machine, jeter un œil par ma petite fenêtre, faire de l'endroit un petit chez lui, de telle façon que j'aurais toujours un peu de sa personne  par la suite. Malgré tout je ne pouvais supporter l'idée qu'il pût me voir, et je plaidais pour avoir le commis, tant et si bien que Gideon pensa que j'étais amoureuse du gars, bien qu'il fût connu pour être idiot avec quatorze enfants par-dessus le marché. Mais Mère mit ses lunettes et me considéra, elle les réajusta et me regarda à nouveau , puis une troisième fois encore.
           _ On va faire venir le tisserand dit-elle et ce fut tout.
        Ce fut le jour suivant que Jancis arriva en courant, toute échevelée pour dire que Beguildy allait la louer à la foire le jour de la Fête de Mai, sauf si Gideon l'en empêchait. Elle était entrée dans la laiterie où je battais le beurre, elle me dit:
           _ Oh Prue, le jeune homme est revenu et me veut, ou plutôt c'est toi qu'il veut. Elle eut un petit rire au milieu de ses pleurs. Et Père a dit que c'était ça ou la foire. Ce s'ra trois ans Prue. Je suis bonne pour être laitière ou femme de cuisine pendant trois ans à moins que Gideon ne me demande en mariage maintenant.
           _ Gideon ne voudra pas ma chérie, il a qu'une idée fixe: labourer. Rien le détournera de ça.
           _ Mais j' l'en empêcherai pas
           _ Tu seras une bouche supplémentaire à nourrir et si tu tombes malade.
           _ Ça arrivera pas je suis plus forte que j'en ai l'air.
           _ Tu peux pas savoir. Quand on se marie on joue un jeu de colin-maillard qui mène on sait pas où. Et si des petits arrivent que deviendra l'argent de Gideon.
           _ Oh pauvre de moi! Je peux pas le supporter Prue. J'aime vraiment Gideon et si on se sépare ce s'ra affreux, comme si on s'était jamais rencontrés.
           _ Bon parles-en à Gideon, alors.
           _ Et tu pourrais pas lui en toucher un mot pour moi?
           _ Si tu veux, mais s'il le fait pas pour toi qui lui es chère, il le f'ra pas pour moi qui suis que sa pauvre sœur.
        C'est alors que Gideon traversa la cour pour venir chercher du petit lait pour les cochons.
        Il se tenait là sur le seuil de la laiterie, et je me disais qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce que Jancis en soit amoureuse, parce que dans sa blouse et sa culotte en cuir, tête nue, les cheveux noirs et ses yeux étincelants sur Jancis, il était le plus bel homme que l'on pût trouver dans dix paroisses à la ronde. Je remarquais en même temps, en regardant la laiterie qu'elle était aussi propice que n'importe quel autre endroit pour une demande en mariage. Le soleil y pénétrait de biais alors que le reste de la journée il n'y venait pas. Les dalles rouges humides et les grosses terrines brunes offraient  leurs couleurs chatoyantes tandis que la crème et le beurre dans leur teinte ambrée étaient avec les fromages empilés aussi brillants que des boutons d'or ou des primeroses. Jancis était assortie à l'endroit avec ses beaux cheveux blonds et son visage qui avait rosi à la vue de Gideon. Dans sa robe rose elle faisait penser à une rose. Dehors, de l'autre côté de la fenêtre dans l'églantine aux bourgeons roses une grive chantait. Je m'en souviens très clairement, et ne pourrais l'oublier même si je ne l'avais pas écrit dans mon cahier.
           _ Te v'la bien tôt dit Gideon
           _ Et bienvenue?
           _ Oh! bien sûr que t'es la bienvenue!
        Elle me regarda malicieusement comme pour me demander si ça ne me dérangerait pas et se mit sur la pointe des pieds pour que Gideon pût l'embrasser.
           _ J'apporte des nouvelles dit-elle, des bonnes ou des mauvaises, ça dépend de toi.
           _ De moi?
           _ Eh oui, voilà Sarn, Père dit que je dois…
        Elle me regarda embarrassée.
           _ Beguildy veut vendre son enfant Gideon. Pourquoi minimiser les choses? Il veut la vendre au jeune Camperdine pour son plaisir.
        Jancis se cacha le visage dans les mains.
        Et, si elle refuse comme elle l'a fait, elle sera louée à la Fête de Mai pour trois ans comme femme de cuisine.
           _ quoi vendre ma fiancée! Beguildy veut vendre ma fiancée! Sacrebleu! je le noierai pour ça!
           _ Il ne l'a pas encore vendue Gideon
           _ Tant mieux pour lui
           _ Mais elle devra faire l'apprentie pendant trois ans quelque part au-delà de Lullingford.
        Gideon se pencha et écarta les mains de Jancis, la regardant brutalement
           _Es-tu restée une femme pure pour moi? demanda-t-il, sacrebleu, si tu as perdu ta virginité pour le jeune Camperdine, j' vas l'abattre à coups de hache et toi je t'étrangle.
           _ Mais non, non Sarn, j' l'ai pas fait, j'l'ai pas fait dit-elle en pleurant.
        J'ai été loyale envers toi, Sarn, j't'assure.
           _ Mais qu'est-ce qu'elle doit faire, Gideon? Parce qu'à moins d'être le jouet du jeune homme, elle sera obligée de s'en aller loin.
           _ Je supporterais pas de partir loin dit Jancis et elle éclata de nouveau en sanglots.
        J'attendais que Gideon dise quelque chose mais il se taisait.
           _ y'a une autre solution Gideon
        J'essayais d'être persuasive, parce que je sentais que le moment était venu pour lui de faire le choix qui les engagerait tous les deux. Il était en leur pouvoir ce jour-là d'opter pour la bonne voie. Ce fut, dans la vie de Gideon, un de ces jours où il pouvait se prononcer en faveur de la bénédiction pour lui, et prendre le chemin de l'amour et des jours heureux sur lequel poussent les jolis coucous, ces clés du paradis ou bien prendre l'inquiétant chemin plein de détours qui cache cette chose terrible, ce fléau,  ce poison qu'est la richesse et qui se nourrit de sang.
        Jancis aussi semblait se rendre compte que leur vie, d'une certaine façon, dépendait de cette heure. Elle se pencha et lui embrassa la main et lui demanda d'une voix douce implorante:
           _ O sois mon amoureux, Sarn!
        Gideon émit une sorte de gémissement
           _ Je devine où tu veux me tirer Prue dit-il, avec tes yeux plantés dans les miens. Tu veux me pousser vers la pauvreté et l'abandon de tous mes rêves.
           _ Je travaillerai pour deux mon gars lui répondis-je
           _ Quel intérêt? Tu sais bien ce qui va arriver. Y a-t-il un seul homme capable de faire autrement avec une aussi belle personne pour femme? Y'aura des bouches à nourrir, des bouches à nourrir.  Fini à jamais la grande demeure, les serviteurs, les servantes, le banc à l'église. Plus d'argent pour toi. Plus de bal pour Jancis. Plus de familiarité avec la noblesse du coin pour moi. Si jamais on faisait de l'argent à nouveau ce s'rait pas avant des années et des années. Nous perdrons la maison et poursuivrons petitement mangeant à mesure tout ce qu'on fera comme argent. Un homme avec une femme et une famille  peut pas s'en sortir. Il doit  s'enrichir d'abord.
           _ Mais tu travailleras mieux si tu es heureux, avec Jancis heureuse avec toi, tu crois pas?
           _ Ben non. Bonheur et oisiveté vont de pair. Si tu veux travailler faut être ni heureux ni malheureux. Faut pouvoir penser qu'au travail et à rien d'autre.
        De plus, si maintenant j'enlève Jancis des griffes du jeune Camperdine qui la désire tant, il m'en voudra et mettra toute la noblesse contre moi. Quoi qu'il est arrivé pour rendre cet homme si fou de désir, c'est fait maintenant et faut faire attention.
        Il jeta un œil soupçonneux sur Jancis qui me supplia du regard de tout lui expliquer. Mais cela je ne pouvais pas le faire. J'aurais fait beaucoup pour elle mais là c'était trop. Parce que je craignais que le peu que je dirais aille aux oreilles de Kester Woodseaves. Jancis avait promis de ne rien dire à personne sauf à Gideon en cas de nécessité absolue. Aussi restais-je silencieuse, d'ailleurs je ne voyais pas ce que ça changeait, car révéler la chose n'aurait servi à rien, Beguildy ayant son idée fixée à propos de Jancis, et si ce n'était plus le jeune châtelain ce serait un autre. Il valait mieux que Gideon décidât une fois pour toutes, et s'il faisait le bon choix, Jancis et lui seraient mariés et Beguildy n'aurait plus aucun pouvoir sur sa fille.
           _ Ça repoussera un peu le moment d'être riches Gideon, dis-je
           _ Non. Ça le repoussera pour toujours. La chose qu'il vaut mieux repousser c'est le mariage. On attendra trois ans. Ça donnera le temps de se retourner. C'est pas que je veuille le repousser.
        Il sombra dans le silence, les regards sur Jancis.  De son visage je voyais sourdre le désir et tout son corps tremblait. Il était bien étrange de voir un pareil gaillard frissonner comme une femme qui vient de voir quelque chose d'effrayant.
        Il avança d'un pas vers Jancis et j'allais sortir, me disant qu'il allait la prendre dans ses bras et que tout serait pour le mieux. Quand soudain il balbutia:
           _ Non, non! et recula. Puis il dit:
           _ T'auras pas ta robe de satin pour danser avec monsieur Roger au bal des chasseurs, Jancis. T'en s'ras bien ennuyée?
           _ Ah!
           _ Bon si tu fais femme de laiterie ou autre chose, ça t'feras envie aussi bien qu'à moi. Trois ans c'est pas long. Au bout des trois ans, toute la terre labourée rapportera bien et on récoltera ce qu'on aura semé.
           _ À Dieu ne plaise dis-je
        Gideon se mit dans une rage folle, je n'ai jamais su pourquoi et éclata:
           _ Et pourquoi ça? pourquoi ça? J'serais bien content de récolter ce que j'ai semé.
           _ Mais pas si c'est le poison Gideon? Pas si c'est le précieux poison dont parle le livre que le pasteur m'a prêté. Tu veux pas au milieu de ton blé cette malédiction qui pousse en enfer?

        [note de la traductrice: le livre en question ici est “Paradis perdu” de John Milton où un passage dit selon la traduction de Chateaubriant: “Personne ne doit s'étonner si les richesses croissent dans l'enfer, Ce sol est le plus convenable au précieux poison”_ fin de la note retour au texte]

           _ Quoi que ce soit répondit-il si je le sème et que ça m'apporte ce que je veux avoir, je l'accueillerais bien.

        Alors on entendit le petit bruit d'un sanglot venant de Jancis et comme je la regardais je vis derrière sa chevelure dorée, la belle journée de printemps évanouie et l'églantier secoué par une bourrasque de vent.
           _ Tu ferais bien de rentrer ma chérie, lui dis-je une tempête se prépare.
           _ Je viendrai chez toi dimanche pour dire à ton père ce que je pense de lui dit Gideon
           _ Non, non ne le mets pas en colère!
           _ J'me fiche de sa colère.
           _ Oh se mit-elle à dire en pleurant, y'a rien comme je voudrais. Pourquoi les gens peuvent pas vivre tranquilles et en paix? Pourquoi t'es si têtu Sarn? Écoute comme le vent augmente… Ça présage quelque chose.
        Elle se remit à pleurer et se cacha le visage dans son tablier.
           _ Oh je voulais envoyer les invitations et publier les bans à l'église, dit-elle du ton qu'elle prenait pour dire “Oh, je voulais jouer au Gravier Vert”.
        Gideon la saisit contre lui et l'embrassa mais il ne changea pas d'avis. Une fois qu'il avait une idée en tête rien ne pouvait plus l'en écarter.
           _ Il faut que je parte, dit-elle, Tu m'accompagnes Sarn.
        Comme ils étaient en chemin, je la vis se tordre les mains et j'entendis qu'elle disait:
           _ Oh je vois une route sombre qui descend dans l'eau. Et le soleil est parti. Oh Sarn ne me fais pas prendre cette route.
        En moins d'une minute, comme un fantôme, elle s'évapora sous l'orage, dans les sombres bois sauvages.
         

        #162091
        BruissementBruissement
        Participant

          LIVRE 3
          Chapitre 1: La foire de l'embauche

          Le Jour du Premier Mai, il y avait beaucoup de choses à emporter pour le marché. J'avais de nouveau emprunté le poney au moulin et m'étais levée, tout comme Gideon, très tôt, alors que baignaient encore dans une grisaille floue les grappes  violettes et les feuilles vertes du lilas. La veille j'en avais cueilli quelques branches pour le marché, si bien que nous chevauchions enveloppés de sa splendeur et de son parfum. Ce fut un matin d'un calme profond. Pas un souffle ne remuait les jeunes feuilles rouges du chêne, et, les bouleaux argentés eux-mêmes, qui ondulent et tremblent à la moindre brise, restaient immobiles comme l'étaient tout en bas les joncs dans l'eau calme et sans ride. En dehors des sabots de nos montures sur la route caillouteuse et humide, on ne percevait aucun son venant de quelque côté que ce soit des champs gris, de l'eau, des forêts ou du ciel. Quel calme! J'avais l'impression qu'en pareil jour, un miracle pouvait se produire. L'aube n'aurait pas pu retenir son souffle plus intensément pour l'arrivée du jour du Jugement et de la résurrection des morts. Quand les haies reprirent leurs couleurs on pouvait y voir en abondance des pervenches, dont le bleu simple et frais semblait nous suivre et l'on aurait dit les yeux bleus tranquilles et innocents de milliers d'enfants qui nous regardaient passer sous les aulnes qui parsemaient la route mouillée de chatons jaunes. Au loin, sous un ciel sans le moindre nuage, les collines étincelaient comme recouvertes de pierre de saphir et faisaient penser à la Nouvelle Jérusalem. Pas un oiseau, pas une traînée de brume ou de fumée n'effleurait la plaine. En chevauchant sans un mot, à côté de Gideon, que la pensée de Beguildy continuait d'assombrir et de mettre de mauvaise humeur, je me disais que tout cela était comme un grand livre ouvert avec de belles pages à la portée de tout le monde. L'écriture en était seulement un peu mystérieuse, comme celle de certains livres de Beguildy qui ne prenait pas la peine de les mettre sous clé sachant qu'on ne pourrait les déchiffrer. Car évidemment tout arbre ou buisson ou fleurette ou brin de mousse, la moindre herbe douce ou amère, tout  oiseau traçant sa voie dans le ciel de même que tout ver de terre creusant la sienne sous le sol, et tout animal cheminant lourdement à sa tâche du jour, tout restait pour nous une énigme insondable. On ne savait rien de ce qui les animait. Et cet immense univers qui semblait immobile, ne l'était pas plus qu'une toupie qui le paraît pourtant, justement, quand elle va à toute vitesse. Mais comment cet univers tournait, et ce que nous et toutes les créatures faisions dans ce tourbillon vertigineux, c'est ce que nous ne savions pas.
          C'est comme un livre dis-je à Gideon
           _ Un livre? répondit-il, ben j'vois pas d'livre j'vois plutôt une bonne quantité de terre qu'est gâchée alors qu'elle pourrait être en blé.
          Ainsi, ce que nous discernons de  l'écriture de Dieu, c'est ce que notre esprit incline à voir, rien de plus.
          Nous passâmes sous un poirier sauvage déjà en pleine floraison, ce qui me fit penser à Jancis.
          _ Je me demande bien, dis-je, où Jancis dormira cette nuit?
          _ Chez les Grimble
          _ Comment tu peux dire ça?
          _ Je peux l'dire parce que j'le sais. m'dame Grimble change constamment de femme de laiterie, et j'ai entendu dire qu'elle en recherchait une cette année encore.
          _ C'est vraiment loin de chez nous Gideon.
          _ C'est pas le plus grave, au moins, elle sera hors du chemin de Camperdine
          _ Elle se sentira très seule Gideon
          _ Tu pourras lui écrire une lettre pour moi de temps en temps
          _ Oh bien sûr, mais comment elle fera pour répondre?
          _ J'ai pensé  à ça
          Et Gideon lança triomphalement:
          _ La ferme est si importante que l'tisserand y passe tous les mois ou tous les deux mois. Le tisserand pourra écrire pour Jancis
          _ Qui? dis-je le souffle coupé à l'idée de prononcer ce nom. Qui donc monsieur Woodseaves?
          _ Qui d'autre?
          Oh, bonté divine, voilà que le hasard me jouait un tour bien étrange. Il me faudrait écrire des lettres d'amour que celui que j'aime aurait à lire et il lui serait demandé des réponses que je lirais toutes les quelques semaines.
          Je laissais le poney reprendre son rythme et je passais derrière Gideon car le poney du moulin était comme les gens du moulin, il prenait les choses avec tristesse et lassitude et se décourageait pour un rien.
          Ainsi donc, dès cet été,  il viendrait du courrier écrit de sa propre main, et dont les mots et les tournures seraient de lui. Sa main tout au long des pages, ferait minutieusement tous ces mouvements pour dessiner des lettres sur lesquelles  ses yeux bleus allongés, qui savaient percer le cœur à jour, se seraient appliqués.
          Évidemment, les messages seraient de quelqu'un d'autre pour quelqu'un d'autre et ce serait bien compliqué puisque le sien viendrait de la part de Jancis pour Gideon et le mien de la part de Gideon pour Jancis. Tout serait dit de façon déformée, contournée, renversée, comme les ombres des nénuphars sur l'étang, alors que j'aurais préféré une façon simple et spontanée. Cependant même ainsi  mon cœur pourrait s'épancher. Je pourrais dire les choses que je croyais ne pouvoir dire jamais. Je pourrais mettre mon âme à nu devant lui, tout comme mon corps l'avait été pour les yeux de celui  qui, seul, lirait mes lettres. Non que mon âme ait quelque chose à dévoiler, mais malgré tout je désirais vivement la lui montrer. C'est là une bien curieuse envie qui se rencontre pourtant chez  tous les amoureux. Je ne pus m'empêcher de rire à la pensée de l'impression ridicule que pourrait donner Gideon vu à travers mon âme et comme Jancis pourrait être décontenancée à l'écoute des expressions que ni ange ni démon n'auraient jamais pu lui faire écrire et comme elle froncerait les sourcils se demandant si le tisserand ne se moquait pas d'elle pour finalement se convaincre que “décidément les gens ne sont pas vraiment eux-mêmes quand ils écrivent”. J'étais en train de rire quand j'entendis Gideon crier:
          _ “Holà! Où qu'tu vas donc? Le poney est à deux doigts du fossé, il va se casser la patte et par-dessus le marché les œufs de ton panier vont se briser aussi. Mais qu'est-ce que t'as à rêvasser?
          Il était juste temps. Le poney et moi, nous nous dégageâmes comme nous pûmes du fossé et poursuivîmes un peu embarrassés et avec plus d'attention. Et là  me vint soudain l'idée que dans ce courrier, c'était dans le cœur de Kester Woodseaves aussi ouvert que peut l'être un grand ciel que je lirais. Je pourrais le connaître comme si je vivais à ses côtés. Car ce ne sont pas les choses dites qui révèlent une personne mais les mots qu'elle choisit pour les dire. De même une robe vous tient chaud non pas tant par la longueur de l'étoffe utilisée que par la qualité de celle-ci. Dans tout ce qu'il aurait à écrire, je le découvrirais. Car on ne peut écrire une seule ligne sans se révéler, il y a le choix du mot, la forme des lettres, l'écriture large ou serrée, sobre ou enjolivée. Ce sera une sorte de jeu d'espionnage pour moi et il lui sera impossible de se cacher. Je m'imaginais déjà comme monsieur Woodseaves rentrant chez lui, content du service qu'il avait rendu, serait enfin satisfait d'ouvrir sa porte, d'allumer son feu et de se retrouver seul avec lui-même. Et pendant tout ce temps, il se serait laissé voir par moi, m'aurait introduit dans la maison de son esprit, m'aurait prié de m'asseoir auprès du feu de sa grande bonté.
           “Il m' emmena jusqu'à sa belle  demeure dit le texte
          Sa bannière c'était l'amour”
           _ Prue, cria Gideon, mais quelle fille! quelle fille! Le poney marche sur les rênes et mange l'herbe et tu m'as obligé à rebrousser chemin d'une demi-lieue, alors que c'est jour de marché! Qu'est-ce qui t'arrive? T'es malade ou quoi? on pourrait croire que t'es amoureuse!
          Après cela le poney et moi fûmes des plus attentifs. Nous fixâmes nos pensées sur la route et le marché, et comme on finit toujours par arriver avec du temps, nous atteignîmes Lullingford et fûmes à la foire d'embauche alors qu'elle commençait à peine.
          La longue rangée de jeunes personnes et de moins jeunes qui étaient là pour être louées commençait tout près de notre stand. Chacun portait le signe de son état. Une cuisinière avait une grande cuiller en bois et si de jeunes gars l'ennuyaient par trop, elle leur en mettait un coup sur la tête. Les meneurs de bœufs avaient des fouets, les cantonniers une serpe , les jardiniers une bêche, les vachers portaient un pot à lait en étain, ceux qui réparaient les toits une botte de paille. Un forgeron exhibait un fer à cheval sur son chapeau, et il y en avait à peine deux ou trois, parce que plusieurs fermes se mettaient ensemble pour en louer un seul à l'année. Les bergers avaient leur bâton, les huissiers une lanterne pour montrer qu'ils savaient poursuivre les voleurs jusque tard dans la nuit. Bien que, disait Gideon, avoir une lanterne n'était pas l'assurance que l'homme ferait plus que sortir son nez de ses vêtements de nuit quand  viendrait le soir de même qu'être d'accord, le dimanche, avec le verset  “tu ne convoiteras pas la maison de ton voisin” n'est pas l'assurance qu'on ne passera pas son temps le reste de la semaine à le transgresser. Ce que précisément Gideon faisait lui-même.
          Il y avait des tailleurs et des tisserands, ceux qui cardaient la laine et  des cordonniers, pour lesquels les fermiers s'associaient aussi afin d'en louer un pour plusieurs. Les cardeurs avaient  un écheveau de laine de couleur et les tailleurs s'amusaient à courir le long de la rangée de jeunes filles les menaçant de vouloir couper court leur jupon.
          Jancis riait comme les autres, mais je voyais bien qu'elle avait pleuré. Elle ressemblait à un tableau dans sa robe imprimée et son petit bonnet avec son tabouret de traite. Il y  avait plusieurs jeunes femmes, les ménagères avec leur balai sur l'épaule, les lavandières avec leur chariot. Il n'y avait rien d'étonnant à ce que plus d'un jeune fermier ne cherchant ni cuisinière ni femme de laiterie aient eu envie de flâner par là et qu'ils finissaient par se rendre compte que ce qu'ils désiraient, en fait, c'était une épouse.
          _ Voilà Grimble dit Gideon, j'étais sûr qu'il viendrait à cause du combat de taureau. Y vient juste d'acquérir un nouveau chien qu'on dit aussi ardent que l'feu.”
          Il y avait presque à chaque fois un combat de taureau après la foire de Mai et c'était une chose que je ne pouvais supporter. Je regardai l'endroit qu'indiquait Gideon et vis monsieur Grimble, un homme dont le nez long avait l'air de se fourrer dans les affaires d'autrui et de leur amener des ennuis.
          _ Et à côté, c'est sa femme? demandai-je
          Gideon regarda celle qui l'accompagnait, elle ressemblait à une poupée en pain d'épices, plate et pâle par manque de cuisson avec des yeux en raisins de Corinthe et il acquiesça.
          _ Pingre et autoritaire dis-je
          _ Ben Jancis a bien besoin d'être menée. Les plus jolies sont toujours les plus paresseuses. Et pour ce qui est de pas manger à sa faim, elle a l'habitude chez elle. Elle saura se débrouiller pour  pas être trop affamée.
          Il n'avait pas l'air de s'en faire pour elle.
          _ Elle aurait été mieux et de beaucoup dans une petite ferme avec de bonnes gens qui l'auraient traitée gentiment, dis-je. Pourquoi donc tu veux qu'elle aille chez les Grimble?
          _ Plus d'argent. Ils donnent de meilleurs gages que les p'tites gens. On doit penser à ça d'abord
          _ Le fléau murmurai-je Le précieux fléau!
          Parce que vraiment, ce discours sur l'argent commençait à m'envahir comme un refrain chanté sans cesse et cette  rengaine je l'avais en aversion.
          Gideon avait parlé de Jancis au fermier Grimble, et comme elle n'osait jamais aller contre ses avis, elle dit à Beguildy:
          _ La femme de monsieur Grimble peut me louer si t'es d'accord Père.
          _ oh  c'est d'accord? dit Beguildy et combien vous me donnerez pour la fille durant trois ans?
          _ dix-huit livres
          _ allez jusqu'à vingt et vous pouvez la prendre
          _ non non c'est trop
          _ Elle sait travailler  quand elle veut et elle est forte, et si vous donnez vingt livres je vous permets de la secouer si elle se laisse pas mener.
          _ Si vous levez un doigt sur elle, vous passerez un mauvais quart d'heure répliqua Gideon. Et c'est “elle” qui aura l'argent, pas vous, Beguildy
          _ Écoutez-moi ça! écoutez-moi ça! A-t-on jamais entendu pareille chose! Un type né sous la planète de quat' sous, qui dort sur le ventre et qui va finir noyé!
          Gideon fut prit d'une soudaine rage et lui  envoya une gifle bien sentie et Beguildy hurla:
          _ Je te le rendrai! Je te rendrai ça! Sois maudit! Tu es vraiment le fils de ton père. “Tu me dois une couronne” qui m'dit alors que mort, il m'a effleuré dans un tourbillon d'air. Et toi, tu peux pas me laisser tranquille. Sois maudit quand tu sèmeras ou récolteras quand tu seras au champ ou à la maison. Par le feu et l'eau. Un homme de cire! Je ferai un homme de cire cette nuit et l'appèlerai Sarn et tout doucement il se consumera_ Sarn mangeur de péchés!
          Gideon le regardait sans réaction. Les gens se reculèrent un peu, sans vraiment savoir ce qu'ils craignaient. C'est à ce moment que fendant la foule, arriva le jeune châtelain, le neveu de monsieur Camperdine.
          _ J'ai entendu dire, commença-t-il s'adressant à Beguildy, que Vénus est venue à la foire pour être louée. Ma tante voudrait une femme de ménage supplémentaire et je venais voir si Vénus…
          _ Si vous voulez parler de Jancis Beguildy, monsieur se mit à dire rapidement Gideon, elle est déjà prise comme apprentie.
          _ quoi si vite?
          _ Oui chez un fermier qui habite très loin d'ici”
          Il regarda âprement monsieur Camperdine qui lui rendit un regard tout aussi dur.
          _Ce sera une grande déception pour ma bonne tante répondit monsieur Camperdine
          _ Madame vot' tante, répliqua sèchement Gideon, aura vite fait d'en trouver une autre. Elle garde jamais longtemps son personnel si je puis me permettre cette hardiesse à propos de vot' tante, monsieur!
           Le jeune châtelain fronça les sourcils mais jetant un regard circulaire et ne voyant que Jancis, laquelle était petite et potelée, il supposa que celle qu'il cherchait était déjà partie et qu'il était inutile de perdre son temps à discuter. Il soupira se disant à lui-même: “voilà que Vénus s'est évaporée” puis il partit. Et je fus contente de ne plus le voir.
          Beguildy et Jancis allèrent à l'auberge avec les Grimble pour signer l'acte d'apprentissage qui liait Jancis pour trois ans. Elle devait repartir avec eux le soir même. Mais d'ici-là elle était libre  et Gideon lui dit, que, puisqu'elle aurait pu travailler pour la Nouvelle Maison de Lullingford, elle pouvait tout aussi bien y jeter un coup d'œil. Ainsi ils y allèrent tandis que je m'occupais de notre étal.
          J'eus rapidement terminé , comme il y avait plus de monde que les jours de marché ordinaires, tout se vendit très vite. La rangée de jeunes personnes en attente, s'était  rétrécie et il n'en restait qu'un petit nombre que personne ne voulait. Il s'agissait de ceux dont on savait qu'ils étaient soit portés sur la bouteille soit parents d'un enfant illégitime, soit porteurs d'une maladie invalidante, soit peu enclins à différencier ce qui leur appartenait de ce qui appartenait à autrui. Je me demandais toutes les fois ce qu'ils pouvaient ressentir, eux, ces pauvres gens qui auraient à repartir ce soir d'où ils étaient venus. J'étais bien contente de travailler chez moi et de ne pas avoir besoin d'aller me louer, parce que sans le moindre doute il n'y aurait personne pour me prendre. Ce qui, quand même, était pour moi une pensée amère.
          La place du marché commençait à se vider promptement parce que les gens voulaient prendre quelques rafraîchissements avant le combat du taureau. mais il me restait quelques jonquilles à vendre et Gideon n'aimait pas qu'il y eût quelque chose à ramener à la maison. C'est pourquoi, j'attendis tranquillement assise, en cette paisible après-midi, le regard vers le bas de la rue vide où les lilas et d'autres arbres étalaient leurs ombres gracieuses et sombres. Je remarquais que madame Grimble était là aussi.
          Elle était en train de ranger et à chaque morceau de beurre qu'elle prenait pour le placer dans le panier elle jetait un regard de désapprobation parce qu'il n'avait pas été vendu.
          Quelque  temps après elle vint vers moi
          _ Vous êtes la sœur du jeune gars que fréquente ma nouvelle femme de laiterie n'est-ce pas?
          _ Oui
          _ J'espère que c'est sérieux?
          _ Oh oui!
          _ Parfait. J'aime que mes filles soient un peu sorties avant de venir chez moi, avec un gars qui les attend. J'ai des fils et c'est plus sûr comme ça. Et du moment que le gars est loin cela ne nuit pas au travail. Bon je vais y aller maintenant. Ils vont lâcher le premier chien sur le taureau dans une heure et il me faut ma tasse de thé avant. Je peux rien apprécier véritablement ou remarquer quoi que ce soit si je suis affamée. Un mariage, un enterrement ,  un combat ou même la cérémonie de Pâques, impossible de me réjouir comme y faut à moins d'avoir une bonne tasse de bon thé fort dans l'estomac. Bien bonne journée. C'est très affligeant pour vous.”
          Elle retourna à son stand pour réunir ses paniers.
          Et voilà encore! On ne me laisserait jamais tranquille. Jamais je ne pourrais oublier mon malheur. J'étais assise là aussi paisiblement qu'on pouvait l'être jusqu'à ce qu'elle vint vers moi pour me dire ce: “Très affligeant”. Avant cette parole je n'y pensais pas et me sentais bien. J'étais sortie de ma prison jusqu'à ce qu'elle vînt m'y remettre. Comme j'étais contrariée des larmes me vinrent aux yeux.
          Et c'est là que je vis soudain, à travers les ombres et à travers le voile humide qui embrumait mes cils, quelqu'un venir  le long de la  rue paisible. C'était un homme. Et si ce mot recouvre quelque sens auquel je n'aurais pas pensé, que ceux qui lisent l'y ajoute. Qu'on drape ce mot de toute la force, la puissance, la bonté, la patience, la rigueur, l'honnêteté tenace que possède le meilleur des hommes, et qu'on l'applique à celui-ci. Car, oui, c'était lui, Kester Woodseaves en personne, le maître.
          Il avançait, sans hâte, comme s'il devait assister à quelque importante affaire. Je vis qu'il était dans ses plus beaux habits, son chapeau en fourrure de castor noire, sa veste verte, un gilet fleuri et ses bottes Wellington.
          _ Tisserand, tisserand! appela madame Grimble, quand viendrez-vous travailler pour moi?
          Il leva la tête et se dirigea vers nous.
          Et qu'est-ce que je fis, moi, qui savait que son sourire me serait un été. Je me levai avec une telle précipitation que mes jonquilles se renversèrent. Je laissais tous nos paniers, et les étoffes qui protégeaient le beurre, les pots à confiture qui servaient de vases aux fleurs et je m'enfuis, comme si on me poursuivait et pour aller je ne savais où, puisque nous étions au bout du marché dont la seule issue était de l'autre côté tout devant, je n'eus d'autre endroit pour me cacher que le bureau du surveillant du marché et c'était une pièce sombre avec une petite fenêtre sans vitre ayant vue sur tous les stands. Aussi ne pouvais-je qu'entendre ce qu'ils disaient.
          _ Tiens regardez-moi ça s'écria madame Grimble avec le timbre d'une poule qui caquette, voilà qu'elle se sauve comme si vous étiez un pestiféré, ou le Seigneur lui-même ou un huissier. Est-elle malade? Je vois plutôt l'inverse d'habitude, les filles accourent vers un jeune homme qui arrive au lieu de s'en éloigner.
          _ Qui est-elle? demanda Kester
          Il possédait une voix qui sortait de l'ordinaire. C'était comme si, quand  il énonçait un mot, le son de sa parole rendait le monde neuf, sans égard pour l'ancien. C'était comme l'ombrage épais d'un arbre en fleurs par une chaude journée de juin. On pouvait s'y asseoir et s'y reposer. C'était aussi comme la chaleur de l'âtre par une nuit d'hiver, quand le sauvage Edric courait les forêts, que les rideaux étaient bien fermés, que les bougies étaient toutes éteintes et que le maître de la maison était  rentré.
          _ Qui est-elle? avait-il dit…ce n'était que trois mots et une pensée fugitive…mais je me sentais une fleur sous le soleil.
          _ Oh c'est la sœur de Sarn qui vit près de l'étang. Prue Sarn. La fille au bec-de-lièvre. Une créature bien étrange. Mais ça les rend étranges, vous pensez, d'être nées comme ça. On dit qu'elle a quelque chose d'une sorcière.
          Il ne répondit rien, mais il alla ramasser mes fleurs, les remit dans les pots à confiture à la façon d'un homme, un peu gauche et maladroite ce qui nous les rend si touchants.  Je pouvais parfaitement le voir depuis la partie arrière et sombre du bureau.
          _ Sa silhouette svelte est d'une grande élégance, dit -il. En un éclair je compris qu'il savait que j'avais entendu, et il voulait ainsi atténuer ma blessure. Oh le plus gentil des maîtres, l'exemple même de Celui qui a tant aimé le monde!
          _ Allez-vous voir le combat monsieur Woodseaves? demanda madame Grimble
          _ Oh, oui et non répondit-il
          _ Quoi?
          _ Vous le verrez en temps utile, madame Grimble.
          Sur cette parole il poursuivit son chemin. Et que fis-je?
          Je fis une chose que je n'aurais jamais pensé faire pour aucun homme. Je sortis de la pièce sombre directement dans la lumière du soleil, et pas après pas je le suivis sur la route, sans la moindre gêne qu'aurait due ressentir une jeune fille.  Je me tenais à bonne distance, par crainte qu'il ne se retournât et me vît, mais je ne le laissais pas s'éloigner hors de mon champ de vision. C'était comme si je ne le pouvais pas. J'étais attirée par lui et si, à un détour de chemin, je ne voyais plus son manteau vert, je me sentais désemparée jusqu'à ce qu'il m'apparût de nouveau.
          L'arène où devait se dérouler le combat se trouvait assez loin de la ville dans une prairie verdoyante où courait un ruisseau.  Si, un autre jour de l'année, vous vous étiez promenés là dans cette prairie verte pour cueillir des lys ou des myosotis, ou si vous y étiez allés flâner le long de l'eau, les gens auraient jugé cela bien déraisonnable, mais ce jour-là, ils trouvaient cela très bien et justifié  alors qu'ils y allaient pour tuer une créature.
          Sur la route, les gens ne me remarquaient pas dans mes habits noirs, le visage caché sous mon bonnet. Après un bon moment je vis l'arène, et les couleurs des robes et manteaux lumineux entremêlées aux couleurs plus tristes des manteaux des travailleurs  lesquels ne pouvaient guère s'offrir une meilleure tenue que celle qu'ils avaient eue lors de funérailles dans leur famille. Je vis le taureau, petit et blanc, attaché par une corde au mur de l'arène, laquelle était construite en demi-cercle de pierres brutes et grises. La lumière du soleil, enveloppait tout d'un jaune brillant qui faisait penser à des abeilles au milieu de rayons de miel, et l'air bleu, l'eau brune, la prairie verte étaient d'une telle beauté que je ne pouvais croire que du sang devait couler en pareille journée. Je me demandais, quelquefois, s'il avait fait un beau temps clair sur le Golgotha quand Marie avait levé les yeux sur la croix, et si quelque petit oiseau s'était mis à chanter ou si des abeilles s'étaient affairées dans les trèfles. Oui! je pense que l'atmosphère avait été pure et brillante. Car aucune amertume n'avait été épargnée à cette coupe, et assurément qu'y-a-t-il de plus amer que de voir la cruauté de l'homme par quelque belle matinée bénie.

          #162092
          BruissementBruissement
          Participant

            LIVRE 3
            Chapitre 2: Le combat

            Comme je m'approchais, je vis que, selon l'usage, ce n'était pas seulement toutes les femmes de Lullingford qui étaient là, mais aussi tous les enfants. Je trouvais honteux d'amener ces pauvres êtres, qui connaîtraient bien assez tôt le mal  de ce monde, et de leur montrer les chiens déchirés et le pauvre taureau assassiné. C'est ce que j'ai dit à Gideon par la suite mais cela ne le préoccupait guère.
            _ Ben tu les rendrais mous comme de la laine, m'avait-il répondu
            ils doivent devenir courageux et vaillants.
            J'ai répondu que je ne voyais pas en quoi c'était être mou, que de détester un acte cruel, et que je trouvais plus courageux de refuser de voir  la souffrance des autres.
            _ Ah c'est comme ça, on peut pas refaire le monde il est déjà fait répondit Gideon
            Tout y était, donc, la foule, les cris, les paris, les hurlements et grondements de chiens, les gens jouant des coudes et se bousculant, ceux qui vendaient à la criée des pommes de terre chaudes, des marrons, des pommes, de la bière épicée, du pain d'épices et les jeunes enfants dans leurs vêtements blancs observant le taureau, mugissant de frayeur. Pauvre chose qui pensait, je n'en doutais pas,  à sa jolie pâture à lui, entourée de buissons de mûres, à l'arrière du terrain de chez Callard. Il n'avait de haine ni pour les hommes ni pour les chiens et ne leur en aurait pas voulu pourvu qu'il fût ramené là-bas et qu'il pût fouler sa prairie pleine de rosée.
            Tout le monde était là et Kester était là aussi. Je l'avais perdu de vue dans la foule et je me hâtais en me demandant ce qu'il était bien  venu faire en cet endroit, car je me l'étais figuré différent des autres hommes.  Cependant j'avais une telle foi en lui, que j'étais certaine que s'il était là, c'était pour une bonne action. Et quelque chose m'incitait et me poussait à le chercher dans la foule, pour prendre soin de lui, comme si ce jour-là j'avais été son ange. Un pauvre ange, mais Dieu ne se préoccupe pas, je pense, de l'aspect de Ses anges du moment qu'ils font correctement Son travail. Le colley du berger qui court à la maison prévenir sa dame que son mari vient de tomber du rocher, est assurément son ange,  même si c'est un bâtard de la pire espèce avec les oreilles aussi plates que celles d'un épagneul.
            Aveuglément et sans  raison, comme le chien du berger, je me tenais assez près  de Kester Woodseaves, sans toutefois être si près qu'il eût pu me voir. Aussi ai-je pu entendre tout ce qu'il disait aux hommes qui s'étaient mis un peu en dehors de la foule, près de l'arène. Et, bien que ce fussent des hommes de ma campagne, que j'en connaissais même quelques uns, je dois quand même dire, que parmi eux, il s'en trouvait deux ou trois  à la face méchante. Les chiens étaient féroces et laids, la plupart avec de grandes machoires, grondant, bavant et les yeux injectés de sang. Cependant si j'avais eu à choisir entre ces hommes et les chiens, j'aurais  choisi les chiens. Il y avait surtout des terriers mais il y avait un bon nombre de bulldogs, et le tout nouveau de Grimble était de loin le plus hargneux et son rictus me fit froid dans le dos. On devinait beaucoup de la race mastiff chez deux ou trois d'entre eux  et il y avait aussi des bâtards.
            Quand Kester arriva, les hommes se tournèrent vers lui et leur chef, le fermier Huglet s'écria:
            _ Où est ton chien?
            Monsieur Huglet était un homme grand à l'aspect grossier qui semblait provenir de deux ou trois corps différents assemblés accidentellement. C'était un géant un peu maladroit avec des bras
            énormes et longs, son torse était si impressionnant que les tailleurs qui apportaient leur propre tissu lui comptaient toujours plus cher pour confectionner ses vêtements. Il avait la bouche d'une grenouille, un gros nez retroussé tout rouge, et des yeux si petits qu'ils se perdaient dans la montagne de chair qui formait le visage. Quand il lui arrivait de ne pas comprendre quelque chose, il se mettait à rire et son rire suffisait à vous effrayer, ce qui arrivait assez souvent.  Grimble et lui s'entendaient comme les doigts de la main et quand Huglet levait en l'air son nez rouge et retroussé, Grimble gardait  le  sien, long et pâle, baissé, si bien qu'à eux deux, il ne ratait pas grand chose. Ils avaient chacun deux chiens.
            _ Eh, c'est le tisserand dit Grimble, tu connais le tisserand, Huglet?
            _ Eh! non, nos chemins se sont pas croisés jusque-là. C'est mon beau-frère qui tisse pour moi, tu comprends. Alors Tisserand, où est ton chien?
            _ Je n'en ai pas.
            _ Pas de chien, enlève-toi de là, alors
            Mais il resta où il était. Il se trouvait au milieu du demi-cercle que faisait l'arène de pierres grises, et les hommes avec leurs chiens arrivaient de chaque côté, si bien qu'il était  en position isolée. Debout là, tellement mince et droit dans son manteau vert, le chapeau   sous le bras, ce qui  laissait le vent soulever ses cheveux et lui placer une boucle sur le front, il semblait n'avoir rien à voir avec ceux qui étaient là mais plutôt faire partie de la belle prairie dont la couleur allait avec son manteau. Il ne portait ni barbe ni moustache, ce qui permettait de  voir la forme, les lignes et la couleur de son visage, que pour ma part je ne pouvais me lasser de contempler. Parfois je me demandais si le Paradis ce serait cela: un long regard sur un visage duquel on ne pouvait se détacher et sur lequel, au contraire, on désirait sans cesse jeter un nouveau coup d'œil. Il avait une allure élancée ce qui, malgré le fait que Huglet le dominait par sa taille, donnait l'impression qu'il dominait Huglet. Kester regarda autour de lui et dit:
            _ Les gars je suis venu vous demander d'arrêter ça.
            Il y eut un long silence perplexe. Puis Huglet se mit à rire  de cette sorte de rugissement qu'il avait en se frappant la cuisse. Grimble regarda ses bottes et eut un ricanement.
            _ Tiens en voilà une bonne! hurla Huglet, arrêter le combat de taureau, t'es pas fou jeune homme?
            _ En effet, j'aimerais que ça s'arrête.
            _ Et pourquoi donc, cher cœur? demanda Grimble d'une voix mielleuse et chantante.
            _ Tout arrêter? rugit Huglet, il peut pas tout arrêter.
            _ Je voudrais que cela s'arrête par toute l'Angleterre, dit Kester
            _ Vous en demandez beaucoup, jeune homme. Parce que faut savoir qu'il y a des combats depuis que l'Angleterre existe! Supprimer ce bon vieux sport et ce sera plus l'Angleterre!
            Huglet avait dit cela de sa grosse voix rugissante.
            Et Grimble, de sa voix mielleuse et obstinée, répéta:
            _ Je vous ai demandé, pourquoi vous voulez tout arrêter?
            _ Parce que c'est qu'une affaire minable et cruelle.
            _ C'est pas cruel. Les chiens aiment ça, ils en sont contents et le taureau aime ça aussi.
            L'intervention venait de monsieur Grimble, il regardait par terre l'herbe  piétinée par la foule et semblait y lire ces mots.
            _ On se fiche pas mal qu'ils aiment ça ou pas, dit Huglet, Moi, j'aime ça. C'est suffisant pas vrai?
            Les autres hommes s'approchèrent. Car, s'il était habituel d'entendre monsieur Huglet éclater de colère, il ne l'était pas de l'entendre hurler si longtemps après la même personne, car en général, celle-ci abandonnait la partie et s'en allait sans mot dire.
            _ Où est le problème? demanda monsieur Callard, le propriétaire du taureau?
            Monsieur Huglet se retourna et se mit à bégayer:
            _ V'là un type idiot qui veut arrêter le  combat. Rends-toi compte, le combat, alors qu'on s'est tous  fatigués à faire toutes  ces lieues pour venir le voir.
            _ et qu'on s'est levé très tôt surenchérit monsieur  Grimble.
            _ Et quoi encore! ma femme et moi on a eu bien du mal pour l'amener tout propre et de bon matin. Qu'est-ce qu'à cet homme?
            Il scruta Kester comme l'aurait fait un apothicaire  sur une personne malade depuis longtemps.
            Ah! répliqua le propriétaire du “Pichet de Cidre”, J'ai déjà entendu dire que des gens voulaient arrêter  le long agenouillement à l'église ou même que quelques uns voulaient stopper les guerres ou les bruits de guerre mais le combat de taureau? Jamais de ma vie. À part deux ou trois pasteurs, qui pourrait vouloir arrêter les combats?
            _ Il a dû perdre un peu la tête, pauvre gars dit Grimble. Tu te sens bien Tisserand?
            Le meunier s'approcha, regarda et secoua la tête en repartant, ce qui pour le meunier était déjà beaucoup.
            _ Mais pour quelle raison voulez-vous que ça s'arrête? demanda monsieur Callard, très intrigué.
            _ Je leur ai déjà dit pourquoi. Mais qu'importe cela. Regardez-moi monsieur Callard, voulez-vous me vendre le taureau?
            _ le vendre?
            _ Oui et je ne discute ni ne marchande le prix
            _ Mais  ça vaut pas le coup pour moi,  J'gagne plus et de beaucoup en le laissant pour le combat. S'il gagne je suis riche, s'il perd je reste gagnant les propriétaires de l'arène m'en donne  plus que le boucher.
            _ Et vous aurez combien s'il gagne?
            _ Vingt livres
            _ Je vous  donne vingt livres et vous partez avec le bestiau
            _ C'est Dieu qui me bénit! répondit monsieur Callard, oh Dieu me bénit j'en suis sûr.
            Il fixa Kester comme s'il était marqué de l'esprit.
            _ D'accord! dit Kester
            Madame Callard qui ne parlait jamais qu'à la suite de son mari et encore pour dire la même chose, et qui ne faisait jamais rien qui ne lui fut ordonné, arriva en trombe conduisant le taureau.
            _ Prends l'offre du gentleman! Prends-là mon chéri dit-elle hors d'haleine. Prends les vingt livres et qu'on ramène notre bonne bête à la maison.
            Callard fut si étonné qu'elle ait osé prendre la parole qu'il ne put que répéter
            _ Dieu me bénit
            _ Ah tiens! Dieu te bénit? intervint Huglet, commençant à rugir de nouveau, je vas te montrer comme Dieu  te bénit si tu  fais pareille chose, Callard. Par ma foi! Gacher notre jeu pour vingt livres! Je vas t'apprendre ce qu'il en coûte et à toi aussi jeune homme!
            _ Oh, dit Grimble, il doit être pire  que seulement tendre et un peu fêlé, il doit être complètement fou à lier pour offrir vingt livres pour une petite bête et la rendre de suite au propriétaire. Oh c'est à pleurer! Le pauvre gars allait  bien lundi y'a de ça quinze jours, il a tissé pour  nous et il était parfaitement bien. Mais ça c'est  gâté depuis, c'est sûr! Oh pauvre de moi!
            Il s'essuya le visage et paraissait déconcerté.
            Kester sortit  son portefeuille et donna l'argent à Callard. C'était probablement tout ce que son oncle lui avait laissé.
            Entre temps madame Callard avait appelé ses enfants près d'elle, car elle en avait cinq plus le bébé et après leur avoir murmuré quelque chose, on les entendit, subitement, crier:
            _ Accepte Père, accepte père bien-aimé, nous t'en supplions écoute-nous!
            Surpris, monsieur Callard sembla plutôt ému, et il tendit la main vers l'argent de Kester. Mais monsieur Huglet frappa cette main, en disant:
            _J'veux pas qu'on me vole mon combat! T'avise pas de prendre l'argent, Callard. On veut not' sport, j'te l'dis!
            Tous les hommes qui avaient des chiens avaient l'air sombre et marmonaient:
            _ Oui, c'est vrai! c'est parole d'évangile On veut not' compétition!
            _ Les gars, dit Kester essayant de plaider, ce serait dommage par une si belle journée de lancer une pauvre créature pour en déchirer une autre. C'est une œuvre du démon. Si c'est de la bagarre que vous voulez, pourquoi ne pas faire un tournoi de lutte ou de boxe, homme contre homme? Tenez! Pour vous donner un peu de spectacle sportif, je veux bien lutter contre six d'entre vous l'un après l'autre. Celui qui me gagnera le premier pourra prendre mon manteau, le suivant mon chapeau et mon gilet. Alors qu'est-ce que vous en dites!
            Personne ne répondait, ils se balançaient d'un pied sur l'autre et regardaient ailleurs. Tout le monde avait l'air de  savoir que Kester était un excellent lutteur, et pas un ne semblait vouloir s'y coller.
            Monsieur Grimble regarda Kester comme s'il le détestait et la suite montra à l'évidence que c'était bien le cas. Parce que, dès ce moment, cessant de jouer les seconds après monsieur Huglet, il intervint et dit:
            _ Le jeune homme parle bien. Maintenant j'approuve tout ce qu'il dit et je suis d'accord pour arrêter le combat aujourd'hui, à une condition.
            _ dites la condition dit Kester
            _ que vous vous battiez vous-même avec les chiens.
            Monsieur Grimble émit un gloussement haineux, tandis qu'une fois de plus monsieur Huglet hurla de rire en criant:
            _ T'es d'accord mon gars!
            Et Grimble dit
            _ Tu peux aimer les bêtes plus que ta bourse, mais tu pourras pas aller jusqu'à les aimer plus que ton propre sang!
            _ Que le combat commence ordonna monsieur Huglet
            _ Va rattacher le bestiau dit monsieur Callard à sa femme qui se tenait près du taureau, pressée qu'elle était de le présenter à Kester pour qu'il le lui rende comme il l'avait dit.
            Monsieur Huglet ne prêta plus attention à Kester mais s'occupa des arrangements.
            _ quel propriétaire envoie le premier son chien, dit-il
            _ Le chien de monsieur Towler commence et le deuxième, c'est celui  du Pichet de Cidre dit l'un des propriétaires de l'arène.
            _ Approche Towler
            Kester se tenait très calmement dévisageant monsieur Grimble jusqu'à ce qu'il soit embarrassé. En effet, il ne semblait pas vouloir rencontrer le regard de Kester qui finit par dire:
            _ Le match le plus attrayant auquel vous ayez jamais assisté, pas vrai monsieur Grimble, voir un homme déchiqueté comme un taureau.
            _ Pourquoi donc? personne ne serait assez fou pour dire oui répliqua l'interpelé
            Kester jeta un œil à la ronde et dit:
            _ Les gars, si je décide d'accepter le plan de monsieur Grimble et de prendre les chiens un à un, non pour les tuer mais pour les enchaîner au mur, avec rien d'autre que mes mains nues, alors qu'ils sont aussi sauvages que vous savez, donc si je réussis cela en prenant tant de risques, il faudra me mettre par écrit qu'il n'y aura plus de combat à Lullingford pendant dix ans. Et s'il y a même un seul chien que je n'arrive pas à mettre à la chaîne, j'aurais perdu et les combats continueront.
            À cette exposition des conditions les langues de tous se délièrent:
            _ Que Dieu préserve
            _ Bonté divine!
            _ Quelle horreur!
            _ Ben ça dépasse tout!
            _ J'en suis tout retourné!
            C'était un brouhaha confus.
            À peine une ou deux voix dominèrent celui-ci pour dire leur désapprobation.
            Mais la plupart des gens était curieux de voir ce qu'il adviendrait, et comme il était connu que le pasteur n'aimait pas les combats et qu'il insistait auprès du châtelain pour qu'il y mette un terme, chacun se disait que de toute façon cela finirait par s'arrêter bientôt et sans contrepartie, autant donc  profiter de s'amuser un peu, surtout que ce n'était pas courant comme combat et que cela n'avait  jamais été vu par ici.
            Quand monsieur Huglet put enfin parler, tant il avait été secoué de rire, il expliqua à la foule entière ce dont il était question.
            _Lever la main si vous êtes d'accord.
            Tous levèrent la main sauf environ une douzaine d'entre eux;
            _ C'est voté s'écria monsieur Huglet, et le vote est “pour”  mon cher jeune homme!
            J'attrapai le petit Tim du meunier et lui demandai d'aller dire discrètement à Kester que Grimble avait un nouveau chien et qu'il était particulièrement féroce. Mais je sentais bien que ni cela ni quoi que ce soit d'autre  ne pourrait plus rien empêcher et je ne savais pas  quoi faire. Cependant, j'étais déterminée à une chose, je me placerais tout près et si Kester venait à tomber, je me précipiterais pour le tirer hors de là et que Grimble ne s'avise pas d'intervenir, il lui en coûterait cher. Il n'y a pas plus furieuse qu'une femme qui aime. J'ai d'ailleurs toujours trouvé étonnant que la mère de Jésus ait pu se retenir de frapper le centurion, et ce ne devait être que parce que  son Fils le lui avait demandé auparavant. Mais vraiment si ç'avait été moi, j'aurais oublié les ordres.
            Tim revint en courant, et je vis les yeux bleus et intrépides de Kester suivre le gamin et se poser sur moi une seconde. Car alors je me suis vite cachée derrière madame Callard.
            _ Il le savait me  dit Tim mais il est très reconnaissant quand même.
            J'allais au stand des rafraîchissements et je volai un couteau de cuisine. Mais je l'avais à peine caché sous ma jupe que je compris que ce ne serait pas suffisant pour l'aider. Il fallait quelque chose de l'ordre du miracle. Et ce fut ce qui arriva.
            _ Va vers le milieu du mur dit Huglet et attache les chiens à la chaine du taureau. Et si tu y attaches l'un des miens je te donnerais cinq shillings mon gars. Oh j'peux pas m'empêcher de rire à voir quelqu'un d'aussi stupide!
            _ Le chien de monsieur Towler, annonça le patron de l'arène, prêt!
            Ils lachèrent le terrier de Towler, et, de tous les  chiens qui étaient là de cette petite race, c'était la bête la plus sauvage.
            _ Cours sur lui, mors-le, criait Towler, et je me sentis défaillir mais j'essayais de me ressaisir.
            Kester avança vers le chien disant:
            _ Alors Bingo! bon chien!
            Bingo s'arrêta, regarda Towler avec une façon de dire qu'il y avait eu erreur, puis il courut vers Kester aussi content qu'un polichinelle, il avait la queue qui remuait et l'air soumis.
            _ On est copains pas vrai dit Kester
            Towler lança un juron et Huglet parut aussi sombre que la nuit. Mais personne ne pouvait dire que ce n'était pas juste ni selon la règle et parmi les meilleurs certains rirent et s'exclamèrent:
            _ Pas mal  du tout le gars!
            Il en fut de même avec le chien du “Pichet de Cidre” et avec le suivant. Les propriétaires qui venaient les récupérer une fois attachés à la chaîne  avaient l'air dépassés et pris au dépourvus.
            Kester se mit à rire et expliqua:
            _ J'aime les chiens. Les bêtes c'est mon plaisir. Vous ne pouviez pas le savoir mais c'est ainsi et je ne vois ici qu'un seul chien qui ne soit pas mon ami, parce qu'il vient juste d'arriver dans les  parages.
            _ Oui dit Grimble, tu pourras pas jouer tes jeux de Mai avec Toby. Si t'arrives à sauver ta peau, tu seras chanceux.
            En un instant il me vint à l'esprit quelque chose de plus efficace que le couteau de cuisine, bien que je le gardais en cas de besoin. Je devais courir jusqu'à la ville quérir l'apothicaire, puisqu'il n'y avait pas de médecin, pour  qu'il soit là en cas de blessure. Je savais que les participants enverraient tous les chiens, car ils ne voudraient lui en épargner  aucun. Cela me permettrait de revenir à temps si je me dépêchais. Ainsi avec le couteau de cuisine  toujours sous ma jupe, je sortis de la foule, atteignis la route et me mis à courir pour la vie de celui  qui m'était cher. Mais avant de partir, je jetai un coup d'œil sur lui, que j'aimais tant, puisque je pouvais ne jamais plus le revoir vivant, si je n'étais pas suffisamment rapide.
            Il était en train de rire et Huglet reconduisait l'un de ses chiens. Bien que Kester n'ait point tissé pour lui,  il s'était, tout de même, lié d'amitié avec ses  chiens, probablement les jours de marché, pendant qu'ils attendaient à l'extérieur du “Pichet de Cidre”.
            Comme je m'étais retournée pour le voir, j'eus l'impression, même si je me persuadais que ce n'était qu'une illusion, que ses yeux à lui, brillants et pleins de vie, se posaient sur moi, me souriaient, m'accompagnaient, me suppliaient, devenant comme les yeux de l'homme qui regardent sa chère compagne, quand elle lui a tout donné: sa paix  pour la sienne, son âme pour son bonheur, son corps pour sa joie.
            Mais en courant, je me disais à moi-même!
            _ Non Prue Sarn, , tu n'es que son ange et encore un pauvre ange des plus comiques.
            Et toutes les pervenches azurées des buissons au bord de la route s'embrumèrent derrière mes larmes tandis que je courais, et finirent par ne plus ressembler à des fleurs mais à un flot de chagrin, tout bleu, où j'allais me noyer.

            #162093
            BruissementBruissement
            Participant

              LIVRE 3
              Chapitre 3: La Plus Belle Écriture

              Je peux dire que je franchis la distance qui me séparait de la ville plus vite qu'on ne le fait habituellement sur un  si long trajet. J'avais caché le couteau dans la haie par peur de  trébucher dessus. Chez l'apothicaire, c'était ouvert comme je l'avais supposé, parce qu'il était bedeau et ne pouvait contrarier le pasteur. Les grandes bouteilles rouges et vertes ne m'étaient jamais apparues aussi jolies c'était comme si elles avaient été remplies de l'eau de rivières du paradis. L'intérieur était agréablement sombre parce que la petite fenêtre était elle-même encombrée de pommades, de médicaments, de purges pour chevaux, de simples pour les vaches, d'emplâtres, de remontants, de brassées d'herbes qu'on ne pouvait même pas voir. Il y avait une délicieuse odeur de menthe poivrée, d'herbes et de savon. L'apothicaire me regarda gentiment par-dessus ses lunettes et me demanda  quel était le problème.
              _ Oh, un meurtre, monsieur, ou tout comme, dis-je, je vous supplie de fermer votre boutique et de venir, sinon, un homme tel que la ville n'en a pas vu auparavant et n'en verra jamais plus, sera mis à mort.
              À ces mots, cet homme de bien enfila ses bottes.
              _ quel  genre de remèdes dois-je prendre me demanda-t-il, vous me raconterez la suite sur le chemin.
              Je lui répondis qu'il fallait quelque chose contre les morsures de chien et quelque chose pour rétablir un homme près de la mort. Une minute après il avait mis son chapeau et nous étions sortis.
              _ Prenez une gorgée de brandy, dit-il vous êtes  épuisée;
              Mais je refusais et lui dis que si je ralentissais en route, lui, devrait continuer de se dépêcher pour arriver à l'arène au plus vite.
              Je ne ralentis en fait qu'à l'endroit où se trouvait le couteau pour m'en saisir puis je rattrapai l'apothicaire à la barrière de la prairie. Comme nous y entrions je vis une horrible lutte s'engager et il était vraiment temps d'arriver. Tous les chiens étaient passés sauf celui de Grimble.
              En approchant nous  entendîmes une clameur, Kester venait d'attacher le chien à la chaîne. Puis il y eut un autre tumulte dans la foule, et je vis (oh, mon pauvre amour!) que le chien avait  saisi la gorge de Kester.
              J'attrapais l'épaule de Grimble et lui dit:
              _ Rappelez votre chien
              Grimble ne bougea pas
              Une seconde de plus entre ces crocs et celui que j'aimais si chèrement serait mort et froid.
              Je fonçai en avant, et, moi, qui n'ai jamais, intentionnellement, fait de mal à aucune créature vivante, je courus sur la grosse bête hargneuse qui ne lâchait pas la gorge de mon maître et lui plantai le couteau en plein cœur.
              Le sang jaillit et le corps lourd s'effondra d'un coup entraînant Kester avec lui. Après avoir écarté les mâchoires du chien, je tirais Kester plus loin. Il semblait ne plus y avoir de vie en lui.
              _ De l'eau! criai-je à Huglet qui se trouvait le plus près.
              Va chercher de l'eau espèce d'assassin! Du brandy monsieur Camlet s'il vous plaît.
              Il se tint au-dessus de Kester
              _ Je dois brûler la morsure, dit-il mieux vaut le faire avant qu'il ne retrouve ses  esprits. Mais comment chauffer le fer?
              Je me levai. Je ne craignais plus personne. Ces gens n'auraient pas pu être plus effrayés si j'avais été une reine sanguinaire.
              _ Que six hommes trouvent du bois et en vitesse, et vous Grimble, trouvez un briquet
              _ J'en ai pas grommela-t-il
              _ Trouves-en un hurlai-je comme une sauvage en pointant mon couteau, trouves-en un…sinon…
              Le feu s'embrasa plus vite qu'il n'est possible de le dire. Nous versâmes un peu de brandy dans la gorge de Kester pour lui garder une étincelle de vie, puis monsieur Camlet brûla la morsure et Kester se réveilla dans un hurlement terrible, car si près qu'il était de l'engourdissement de la mort,  il ne pouvait s'être préparé à une telle douleur.
              _ Allons, allons, mon chéri! dis-je car son cri de détresse m'avait transpercé le cœur. Là, là, c'est fini maintenant. Personne ne te touchera plus.
              Monsieur Camlet banda sa plaie et je lavais son visage avec de l'eau froide et lui donnais plus de brandy.
              _ La plaie n'est pas profonde dit monsieur Camlet, nous sommes arrivés juste à temps
              _ Sûr on ne pouvait qu'être là à temps, dis-je, je suis son ange gardien aujourd'hui.
              Et après cela la prairie verte se mit à tourner devant moi et je m'évanouis. Quand je revins à moi, Gideon et Jancis étaient assis sur l'herbe auprès de moi et tout le monde était parti.
              _ Où est-il? demandai-je
              _ Qui? Le Tisserand? répondit Jancis il va bien et on s'occupe de lui. Ils l'ont ramené à Lullingford et madame Callard restera avec lui.
              _ Elle est rudemenet contente à propos du p'tit taureau dit Gideon. T'as sauvé la vie d'ce gars pour sûr Prue. J'ai rien vu de pareil. On venait juste d'arriver à la barrière du pré et voilà que'j'te vois. Nom de nom que j'me dis. Et j'ai rien pu dire d'autre. J'ai couru, Jancis aussi, mais t'avais fait l'affaire du chien avant qu'on arrive vers toi. Tu mérites  une médaille Prue!
              _ Tu peux pas rentrer à poney chez toi, Prue, s'inquiéta Jancis, dis Sarn si j' courais demander à Miller d'la prendre? Et j'pourrais revenir l'aider dans son travail un jour ou deux?
              _ Tu peux ben demander à Miller, merci, c'est une bonne idée. Mais pour ce qui est de revenir, t'sais ben que t'es la servante de Grimble maintenant et pour trois ans.
              _ C'est pas moi qui l'ai voulu. C'est Père et toi qui ont fait de moi sa servante.
              _ Oui, mais t'as vu la maison, pas vrai? Tu vas travailler pour ça et pour le bal des chasseurs et pour la vaisselle en argent.
              _ Oui, j'ai vu la maison et je trouve que l'endroit fait vieux, sombre et triste, même si la bâtisse est neuve et je préfèrerais pas de bal s'il faut pour ça être une esclave.
              Elle se mit à pleurer, mais cela n'influença nullement Gideon.
              _ Il te faut aller chez les Grimble de même que tu iras au bal des chasseurs quand le temps viendra, alors pourquoi faire tant de tintouin?
              _ Et pourquoi est-ce que je dois y aller , Sarn?
              _ Parce que c'est ce que j'ai décidé répondit Sarn
              Il le disait presque de la façon qu'il aurait dit: ”  parce que c'est prévu comme ça” C'était comme si sa fiançée lui demandait  de venir danser pour les fêtes de mai, mais qu'il était, lui, pieds et poings liés.
              Quand elle partit, on me donna du thé au “Pichet de Cidre” parce que j'étais encore toute tremblante. Puis Miller m'aida à grimper dans la carriole et le  vieux cheval de diligence qui avait connu, le  son joyeux de la corne, la pleine lumière et l'excitation des grand-routes, se mit à partir au petit trot. Car il semblait avoir pris l'humeur de madame Miller, et ne se préoccupait guère de retrouver la maison. Madame Miller n'avait rien à dire et Miller non plus comme d'habitude, quant à Polly elle dormait. Quelques instants plus tard madame Miller et Tim en firent autant. Nous avancions tristement par une soirée froide. C'était le crépuscule puis  vint la nuit. Gideon était loin devant parce que Bendigo, malgré son âge, était un bon trotteur. Le poney du moulin, attaché à l'arrière de la carriole avançait en clopinant, ce qui rendait un son triste.
              Ce silence et cette mélancolie me convenait puisque j'étais moi-même triste et silencieuse. Celui que j'aimais avait mal et je ne pouvais aller vers lui. Il était couché aussi faible qu'un bébé et il y avait seulement madame Callard pour s'occuper de lui. J'en oubliais, qu'ayant six enfants, elle savait fort bien s'occuper de personnes fragiles et démunies, car c'est bien une tendance chez les amoureux que de croire qu'eux seuls peuvent venir en aide à leur bien-aimé. Certes, il y a un peu de vérité là-dedans, et même peut-être plus qu'un peu. Nous cheminions lentement  au travers d'une campagne ni vallonnée ni vraiment plate, par une nuit ni sombre ni éclairée, nous sentant ni contents ni désolés. Je m'imaginais que nous étions emmenés pour une région au-delà du monde qui ne serait ni l'enfer ni le paradis. Nos six têtes,  en comptant celle du canasson, se balançaient en cadence et je nous croyais tous endormis même le vieux cheval de diligence,  lorsque le meunier parla, à travers son sommeil, semble-t-il.
              _ “J'peux pas les supporter”, formula-t-il avec un petit hochement de tête vers sa femme et ses enfants. J'aimerais ben que ce soit des p'tits chats pour les noyer dans la mare du moulin. J'aimerais que le monde entier soit un p'tit chat.”
              Il n'ajouta rien de plus. Ce fut comme quand on récite le credo, solennel et houleux. Et voilà tout ce que le meunier m'eût jamais dit, et je pense que c'était dans son sommeil.
              Nous trottâmes encore jusqu'à ce que nous atteignîmes le moulin sombre et l'eau silencieuse de la mare qui ressemblait à un crêpe lisse et noir. Mme Miller et les enfants descendirent et détachèrent le poney et Miller me reconduisit à Sarn. La nuit était pleine d'une odeur d'eau et de  mousse,  avec ici ou là une bouffée de senteur de primevère. Je songeais à la maison du tisserand qui semblait être sortie de terre comme par un sortilège, et à lui, couché là dans sa cuisine avec le métier à tisser qui lui barrait le visage de raies d'ombre,  projetées par la lumière du jour, les cheveux mêlés et trempés de sueur tant il souffrait.
              Je me disais que si Madame Callard ne lui avait pas parlé gentiment, je taperais son bébé. Mais je savais qu'elle ne le ferait pas. C'était une bonne âme même si j'ai toujours pensé qu'elle avait l'esprit comme un coquillage, creux, qui restituait l'écho d'autres esprits, ce qui était bien le cas.
              Quand nous fûmes chez moi, Mère était sur le seuil, très inquiète. Elle me dit une chose que personne d'autre n'avait dite et à laquelle je n'avais pas même pensé:
              _ T'aurais pu te faire tuer, Prue!
              Elle s'assit et se mit à pleurer, si bien qu'il me fallut la taquiner un peu et lui demander quelque chose à manger pour lui montrer que j'étais vivante et bien portante. Alors elle me fit un  repas comme jamais on n'en a eu, bien qu'elle aurait dû être couchée depuis longtemps. Apparemment Gideon lui avait raconté l'histoire mais elle voulait en savoir plus. Longtemps insatisfaite elle continua de réclamer des détails. Puis elle mit ses lunettes et me considéra attentivement, assise là, dans la grande chaise en chêne. J'étais un peu gênée par cette façon de m'observer, qui était celle d'une poule couveuse quand quelqu'un vient l'épier, et qu'elle ne bouge ni une aile ni une plume, l'air de dire “Je veille sur ce qui est à moi”. Mère semblait regarder derrière moi quelque chose qui m'effrayait. C'était peut-être mon destin, comme elle croyait qu'il serait. C'était quelque chose qui menaçait de me faire souffrir, j'en  étais persuadée, car après un petit moment, elle parut moins à l'aise et se redressant sur sa chaise, elle me dit du ton de quelqu'un qui ne veut pas qu'on le lui interdise:
              _ Nous l'aurons ce tisserand!
              Elle ne fit aucun commentaire sur ce que je lui avais dit, pas un mot du genre que cela avait été une folie de sauver la vie d'un jeune homme étranger, sans la permission de personne. Elle ne faisait que continuer à hocher la tête de temps à autre en disant:
              _ Ah que vienne l'été et nous aurons le tisserand
              Puis elle exprima l'envie d'aller se coucher et je partis écrire dans mon cahier.
              Il n'y eut pas de changement dans notre vie,  sauf que les dimanches étaient plus maussades sans la venue de Jancis. Elle manquait aussi à la Maison de Pierre qui paraissait plus solitaire sans elle et madame Beguildy n'était plus que la moitié d'elle-même. Elle s'accrochait à moi et ne cessait de raconter les petites manières et les dires de Jancis comme si elle était morte. Ce qui irritait beaucoup Beguildy, parce qu'à vrai dire, lui aussi était désolé du départ de Jancis, pas seulement à cause du jeune châtelain, mais parce que, à sa façon malhabile, elle fournissait tout de même une bonne dose de travail. Il avait coutume de rétorquer “maintenant arrête tout ce bruit, femme. La fille sera de retour très vite avec vingt livres dans la poche, ma chère. Alors cesse de parler d'elle comme si elle était morte, pauvre folle! Une éclatante jeune fille, voilà ce qu'elle est! Et de ses livres d'or elle nous en donnera dès qu'elle apprendra où est son devoir et qu'elle cessera de courir après un homme né sous la planète de quat'sous et qui viendra à mourir noyé. Sans t'offenser Prue, et sans que je le veuilles. Tu as rudement bien labouré la partie difficile, Prue et si tu veux on va faire des mots de quatre syllabes”
              Ah! sans aucun doute, Beguildy était un vieil homme très étrange. Mon opinion était que, s'il avait eu une bonne éducation, il aurait pu être l'un de ces hommes renommés dont on fait grand cas: un savant, un musicien, un auteur ou un prêcheur. Et peut-être que s'il avait utilisé convenablement l'ensemble de ses facultés, il n'aurait pas amené la ruine sur lui-même comme il le fit. Ah! et ce ne fut pas seulement sur lui-même! Mais de cela nous ne savons rien au juste. Nous sommes les marionnettes de Celui qui nous a faits, me semble-t-il. Il nous sort de la boîte et dit “Danse maintenant” ou Il nous enjoint de faire une révérence, un signe de la main, de tomber dans les pommes. Puis Il nous remet dans la boîte quand la pièce a été jouée. Ce peut être un jeu de mimes, une scène de Noël ou de Pâques, ou bien  une tragédie. C'est selon Ses désirs. La pièce est Son œuvre. Ainsi les méchantes marionnettes font Sa volonté aussi bien que les bonnes puisqu'elles jouent ce qui leur est imparti. Que se passerait-il si le spectacle arrivant au moment où l'homme méchant doit faire sa vilenie, le voilà qui est à genoux en train de prier. Le drame alors serait mal engagé. Il y a bien eu cette marionnette nommée Judas, et si de frayeur il s'était enfui, aucun d'entre nous n'aurait pu être sauvé. C'est là un mystère déconcertant et qu'on ne peut réellement comprendre. Mais le fait est que selon moi, on a tort de blâmer trop durement les malfaiteurs. C'est un terrible destin que celui qui vous oblige à mal agir par malédiction alors qu'à l'évidence personne ne choisirait cela. “Car il est nécessaire qu'il arrive des scandales” est-il dit
              [note de la traductrice:  dans l'évangile de Matthieu chap 18 verset7]
              En effet comment l'archange Gabriel aurait-il pu montrer son habileté avec l'épée à deux tranchants si Lucifer n'avait pas  voulu se battre.
              “Mais malheur à l'homme par qui le scandale arrive” dit-on aussi
              [note de la traductrice: suite du verset précédent]
               Et donc, si dans le drame qui est joué, il y a un meurtre ou une femme droite acculée à la honte, on doit trouver une marionnette pour faire le sale boulot, bien que vraisemblablement, aucune d'entre elles si elle pouvait choisir, ne voudrait dire autre chose que “non, pas moi, Maître!” Seulement elles ne sont au courant de rien. Parce que je pense moi, que nous ne sommes guère différents des bêtes, qui commettent des crimes dans l'obscurité de leur esprit privé de connaissance, trempant dans le sang, toujours à l'affût pour sauter sur leur proie avec des cris affreux dans la nuit, et qui cependant sont, dans le même temps, aussi innocentes que des bébés. Je pense aussi que nous ne sommes pas très différents des orages qui détruisent les forêts, des feux insatiables qui dévorent des vies en un instant ou des eaux qui emportent nos proches sur leur passage. Tout cela fait partie du drame qui est joué. Pourtant si nous sommes choisis pour un beau rôle, combien  devrions-nous  être reconnaissants, offrant nos louanges et aidant les moins chanceux, et même leur être reconnaissants à eux aussi, pauvres marionnettes qu'ils sont à œuvrer nuit et jour à notre destruction. Car cela aurait pu être l'inverse.
              Si bien qu'en dépit de tout, j'ai toujours eu de la peine pour Beguildy, bien que, mon chéri le  sait, il fut le méchant de notre histoire.
              Cet été-là, les récoltes de céréales et de foin furent médiocres. Nos vies se déroulèrent sur le même mode, sans changement à part que Mère était heureuse, elle tint parole et envoya chercher Kester. Je ne m'étais pas aperçu qu'elle avait filé plus qu'à son habitude en ce mois de juin, jusqu'à ce que même Gideon lui en fit compliment. Puis un jour elle dit:
              _ Y'a tant de  chanvre filé que je serais obligée d'appeler le tisserand”
              Mais j'étais résolue à ne pas le voir, aussi le jour où il devait venir, vers la fin de la fenaison, je pris la serpe pour aller m'occuper des haies qui entouraient les champs les plus éloignés où personne ne me trouverait.
              _ Je vais tailler les haies Mère, lui dis-je, je prends du pain et du fromage. Est-ce que tu peux t'occuper des jeunes dindons et demander à Gideon de prendre le tour pour traire les vaches, parce que je ne reviendrai que le soir.
              Et la voilà qui recommença à se tordre les mains répétant continuellement sans reprendre son souffle:
              _ Oh quel dommage, quel dommage que ce mauvais sort!”
              Mais je partis. Quand je revins à la maison, je trouvais dans le grenier des petits bouts de laine et de fil qu'il avait laissés et une agréable odeur de tabac. Car il aimait fumer un peu quand il travaillait. Et juste sur un coin du métier à tisser, devinez sur quoi je suis tombée, eh bien sur un mouchoir bleu et blanc, que j'ai, fort peu honnêtement, placé dans mon coffre dont j'ai tourné la clé avec beaucoup de satisfaction. Je me disais bien dans une forme d'exultation qu'un jour je le laverais, et qu'enroulé autour d'un brin de lavande, je le lui rendrais. Mais, pas tout de suite.
              Mère eut beaucoup de choses à raconter sur le tisserand…c'est qu'il était un homme si gentil et fort et plein de prévenances! Je me disais que tout cela je le savais déjà. Elle ajouta qu'il s'était  comporté avec elle comme un fils et qu'il aurait fallu le voir assis sur le banc pour son thé. J'avoue, que je pensais que mon cœur en aurait été plus perdu que jamais.
              _ Il voulait savoir si j'avais un autre enfant que Sarn, poursuivit Mère, aussi j'lui ai dit.
              _ Oh!  Mère qu'est-ce que tu lui as dit?
              _ J'lui ai dit que j'avais la meilleure fille du monde, qu'elle était très gentille pour sa mère, qu'elle avait une taille souple et élancée une longue tresse soyeuse qui lui descendait jusqu'aux genoux, de couleur foncée ce qui allait vraiment bien avec ses yeux, qu'elle était d'humeur agréable, joyeuse et taquine et qu'elle avait pitié des autres. Mais c'est que j'lui ai tout dit! Même que tu connaissais l'écriture grande et petite, et que Beguildy t'apprenais à lire et que maintenant t'en étais aux mots de quat' syllabes.
              _ Voyons Mère dis-je quel conte tu as inventé là
              _ Pas un conte, ma chérie, que la vérité!
              _ As-tu parlé des lettres de Gideon? As-tu dis que je les écrivais?
              _ Pourquoi, mais non. Sarn aurait pas aimé ni Jancis, ni toi
              _ C'est vrai, tu es pleine de bon sens Mère
              _ C'est ce qu'on a toujours  dit dans la famille, ma chérie.
              _ Alors, repris-je, le tisserand pense, sans aucun doute, que nous sommes une famille éduquée et il lui paraîtra certain que Gideon écrit ses lettres;
              Plus tard après l'avoir  aidée à se coucher, je pris le courage de lui demander:
              _ As-tu dit au tisserand que j'avais un bec-de-lièvre?
              _ Non, mais non ma chérie! Pourquoi l'aurais-je fait?
              _ C'est que, il aura une petite  idée sur moi, avec tout ce que tu lui as raconté et alors si un jour il me  voit…
              _ Eh bien s'il te voit, ma chérie, tel que je le connais, il t'aimera tout pareil, dit Mère avec assurance.
              Au moment où je la bordais, elle me prit la main et me dit:
              _ Prue ce s'rait un problème pour toi, s'il avait qu'une jambe ou qu'un bras, ou s'il était tout grêlé  par la petite vérole?
              _ Un problème, voyons Mère, m'exclamai-je vivement sans réfléchir, bien sûr que non! Je l'en aimerais que plus!
              _ Je le savais bien répondit Mère d'un ton satisfait. Je savais  que tu aimais cet homme et j'en suis vraiment contente. Maintenant ne te cache pas de lui, Prue. Sois pleine d'audace et risque tout comme un bon joueur au jeu des Couleurs Précieuses.
              _ Non non, je ne le pourrais pas. Oh Mère ce n'est pas gentil de m'avoir attrapée comme ça.
              _ Je voulais seulement savoir Prue. Je deviens vieille et fatiguée et le temps approche où la vie me deviendra un lourd fardeau. Il me fallait savoir s'il y avait du bien en réserve pour la meilleure des filles.
              Elle ouvrit les yeux et regarda au loin au travers de la petite fenêtre éclairée par la lune où se pressait contre la vitre une tache sombre qui n'était autre qu'un buisson de roses rouges. Par cette fenêtre, le ciel d'argent sans étoiles rayonnait de douce façon et Mère semblait y écouter quelque chose. Puis elle déclara:
              _ Je sais que tout ira bien pour toi, Prue. C'est venu sur mon cœur comme la fraîcheur de la  rosée et comme le velouté d'une rose rouge que tu s'ras aimée et que tu aimeras. Quand j'serai plus là, cependant, quand j'serai plus là. Mais qu'importe puisque j'sais que ça viendra.
              Je sentis un frisson d'étrangeté traverser la nuit.
              _ Que se passe-t-il Mère chérie, demandai-je, c'est le don de double vue?
              _ Non pas, j'vois rien. Mais j'sens la chose en moi.
              _ Te sens-tu bien, Mère, demandai-je, car j'avais peur qu'elle me glisse entre les doigts puisque la mort se présente ainsi souvent.
              Mais elle me répondit qu'elle se sentait bien, dans sa santé ordinaire et pas prête de mourir avant un bon nombre de jours, seulement cela lui  était venu quand elle avait pensé au tisserand et à  ce qu'il lui avait dit:
              _ “Certes je suis seul, et seul je resterai je pense, avait-il dit. Mais si je devais me marier ce serait avec une femme telle que votre fille”
              Quand la moisson de blé fut terminée, Gideon me demanda d'écrire sa seconde lettre pour Jancis, au moment où nous étions en train de souper sur le banc placé sous la fenêtre de la laiterie. Quand nous eûmes fini j'allai chercher l'encre et lui demandai ce qu'il voulait que j'écrive. Alors il me dit que je devais écrire qu'il allait bien et espérait qu'elle aussi, et qu'elle devait être une bonne fille, dure à la tâche et ne pas demander une avance sur ses gages pour des vêtements ou des chaussures mais qu'elle devait penser à tout notre avenir, qu'ici la moisson n'avait pas été très bonne et que son père restait dans les mêmes intentions à propos du jeune châtelain lequel allait revenir de Low Countries, l'année prochaine les poches pleine d'argent, et que la grosse vache Longhorn avait vêlé mais qu'elle avait abondonné son veau comme une sotte qu'elle était, et aussi qu'il fallait dire à monsieur Grimble, que lui Gideon voulait bien quelques agneaux au moment où on les ramène des collines pour l'hiver mais à condition que les agneaux n'aient pas trace de piétin sinon Gideon les renverrait de suite et ne ferait plus affaire avec lui.
              Gideon ajouta “Ecris aussi que j'irai au marché de Noël pour la voir  si Grimble voulait bien l'amener”
              Je lui répondis que je ferais de mon mieux et lui demandais si ça le dérangeais que j'en dise un peu plus? Et je ne pus m'empêcher de rire, car cette lettre d'un gars pour sa bien-aimée paraissait tellement singulière. Gideon leva les yeux brusquement et me demanda pourquoi je voulais en écrire plus? Je répondis qu'une fois lancé le stylo courait quelquefois  vers autre chose , alors il dit qu'il supposait que ce ne devait pas être facile de savoir à quoi s'attendre quand on commençait à écrire, et que Dieu le préserve de pareille absurdité, et que du moment que j'écrivais tout ce qu'il m'avait demandé, je pouvais ajouter ce qui me faisait plaisir.
              C'est ainsi que j'écrivis cette lettre:

              SARN            26 SEPTEMBRE
              MA BIEN-AIMEE CHERIE
              Le temps m'a paru long depuis ta lettre, qui était  si belle et que j'ai embrassée plusieurs fois. Tu sais  très bien écrire une lettre d'amour. Je m'imagine vous deux en train de la faire, ta chevelure d'or qui brille et ton beau visage penché, et le tisserand souriant et paraissant amusé avec ces yeux-là qui pourraient éloigner n'importe quelle fille de son fiancé, alors, si possible, fais attention de ne pas tomber amoureuse d'un autre que moi. Je te verrais peut-être au marché de Noël. Dis au tisserand que tous les discours de Mère sur notre Prue, c'est que de l'imagination, parce qu'elle est ordinaire sur tous les points. Demande à monsieur Grimble quelques agneaux pour moi. Préviens le tisserand que s'il s'approche de chez Huglet, il pourrait tout aussi bien prendre son fusil parce que Huglet vient d'acquérir un horrible chien et j'espère que tout va bien entre le tisserand et Grimble. Si le tisserand avait un peu de couture à faire, étant seul et sans femme, j'ai deux femmes chez moi, ma mère et ma sœur, qui seraient bien contentes de faire du travail à un prix honnête, elles pourraient vendre à moitié du prix du marché du chou rouge mariné et des pâtes de quetsche qu'elles ont confectionnées et ce serait bien charitable de les employer. La récolte  a été médiocre, la vache a abandonné son veau. Le jeune Camperdine est attendu pour l'année prochaine, oh! pour les agneaux s'ils ont le piétin je les renvoie vite fait et maintenant au revoir et prends soin de toi. Si tu as un rhume dès le début prends du citron et des brisures de gâteau de miel chauffées et tu es mon amour, mon très cher amour avec qui je voudrais passer ma vie et pour qui je pourrais mourir d'une morsure de chien ou d'autre chose, ma chérie, bonne nuit de celui qui t'aime.
                                                                                        GIDEON SARN
              Voici un beau texte:” Le Maître doit venir”
              [fin de la lettre]

              Je me suis souvent demandée au cours de l'automne, pendant les nuits froides, ce qu'ils avaient bien pensé de ma lettre. Nous  savions qu'ils l'avaient reçue, parce  qu'un jour de marché, Gideon revint avec les agneaux, que Grimble avait placés dans un enclos près du Pichet de Cidre, et c'étaient de beaux agneaux sans trace de piétin. Cependant ce ne fut qu'à l'approche de Noël que  nous parvint la lettre de Jancis, et je me souviens que je la lus à Gideon par une nuit déchaînée avec de la pluie cinglant les vitres tandis qu'à l'intérieur régnait une douce chaleur. Cela me fit passer un bon Noël en dépit du travail et de Mère très souffrante au point qu'il nous fallut envoyer chercher l'auxiliaire du médecin jusqu'à Silverton, Gideon ne voulant pas entendre parler du médecin lui-même à cause de la dépense, qui était déjà assez importante. Il ne cessait de marmonner disant que Mère était un fardeau, et là-dessus Mère qui me demandait: “est-ce que Sarn pense que je suis un fardeau?” Aussi était-ce très embarrassant pour moi. Mais cette lettre me réconfortait comme une assiettée de bonne soupe chaude,  et avant que Gideon ne la prenne pour la conserver pour lui-même, j'en fis une copie que voici:

              LA HAUTE FERME       OUTRACK                           1er Décembre
               
              MON PLUS CHER AMI
              En écrivant ceci, je pense à Sarn comme  au meilleur des amoureux. Monsieur Woodseaves serait bien content de la couture, des  pickles et de la pâte de quetsche, c'est gentil, Sarn, d'y avoir pensé. Peut-être que tu pourras le dire à ta sœur un de ces jours. Monsieur Woodseaves dit qu'il n'a jamais eu meilleur remède pour guérir d'un rhume, il l'a essayé, après être rentré d'ici à Lullingford par une nuit pleine de brouillard, même s'il est persuadé qu'il aurait fallu une femme pour faire le mélange correctement. Il est désolé pour la récolte et le veau, mais il ne se tourmente pas pour le chien de Huglet,  n'ayant peur d'aucun chien, ni de Huglet non plus. Quoique, il s'en était fallu de peu lors du combat, sapristi, et la femme avait été bien courageuse pour s'être précipitée dans une telle situation afin de sauver  le pauvre homme qu'il était. Parce que, monsieur Woodseaves a entendu dire que c'était une femme qui l'avait fait, une grande femme mince avec de beaux  yeux noirs, lui a-t-on précisé. Ce n'est pas à moi de dire quoi que ce soit comme tu le sais Sarn. Mais d'autres en ont parlé. Le tisserand dit que si jamais il devait se lier à quelqu'un, il aimerait que ce soit avec une personne comme elle. Alors Bonne nuit et Joyeux Noël de
                                                                           JANCIS BEGUILDY   

              Je suis déjà amoureuse de toi et si pareille chose arrive dans la saison des arbres nus qu'arrivera-t-il en la saison où ils reverdissent?

              [fin de la lettre]

              #162094
              BruissementBruissement
              Participant

                LIVRE 3
                Chapitre 4: Jancis s'enfuit

                Nous étions de nouveau à la veille de Noël un an et huit mois après que Kester fit cesser les combats de taureau. Il n'y avait pas eu de lettres de la part de Jancis depuis longtemps, mais Gideon ne s'en inquiéta pas. Il disait que cela provenait de la saison et que les routes étaient si impraticables autour de chez les Grimble que personne ne pouvait y aller par mauvais temps. Eux-mêmes ne venaient au marché que rarement en hiver, ayant déjà entreposé tout ce dont ils avaient besoin chez eux, car, assez tôt,  monsieur Grimble envoyait une dizaine de charrettes de grains au moulin pour sa farine et après cela, tous s'établissaient pour l'hiver, ceux de la ferme et  les travailleurs dans les deux chaumières, de même que les chevaux dans les écuries, le bétail dans une pâture proche et les moutons dans le champ de betteraves voisin, tous se calfeutraient en prévision de la mauvaise saison. Dans ces fermes-là on avait l'habitude de se pourvoir en simples ou autres médecines, parce que ni l'apothicaire ni le docteur ne pourraient les secourir tant les routes y devenaient mauvaises comme jamais.
                _”Woodseaves peut pas y aller dit Gideon et Jancis peut rien envoyer à Lullingford,  mais dès qu' y aura un peu de beau temps nous aurons de ses nouvelles.
                Je pensais souvent à Jancis, obligée de vivre avec madame Grimble, femme qu'elle ne pouvait supporter tout comme moi d'ailleurs. Je me représentais ces montagnes si hautes et ces tempêtes de grésil comme un mur de glace entre elle et nous  et il me semblait entendre tomber cette neige épaisse et duveteuse dans un bruissement continu.
                A Sarn, on disait de la neige “qu'elle s'infiltrait autour de la maison, s'infiltrait sans relâche et laissait un gant blanc sur la fenêtre”
                Il y avait à la ferme deux fils qui auraient pu  égayer la monotonie des jours, mais l'un allait se marier avec la fille d'un ouvrier et l'autre était très versé dans la religion et ne s'intéressait à aucune sorte de jeu de Mai ou de plaisir ni même à rire ou à discuter. Si bien que Jancis n'avait que madame Grimble qui régentait et houspillait sans cesse et monsieur Grimble qui était difficile par mauvais temps à cause de ses rhumatismes.  Je pris l'habitude de penser à Jancis longuement. Forcément à Sarn quand on pense à quelqu'un , ce ne peut être que… longuement, puisque tout y est tellement tranquille, particulièrement en hiver où le temps semble s'arrêter.
                Et chaque fois que je songeais à Jancis je me la rappelais en ce jour de juin, quand nous eûmes un drôle de temps, cette grosse tempête glacée qui tourna à la neige en une heure. Et je revoyais nos roses sauvages si tendres et fragiles, habituées à rien de plus froid qu'une rosée, dont les pétales rose pâle furent ensevelis sous une neige épaisse et ces fleurs furent gelées de part en part jusqu'en leur cœur jaune d'or. Je ne pouvais imaginer Jancis qu'en ce jour-là, parce que je l'aimais bien et qu'elle  m'était apparue frêle comme un enfant même si elle était plus âgée que moi. En dépit du fait qu'en pensant à elle, je ne pouvais qu'avoir à l'esprit qu'elle était belle et moi laide,  je  l'aimais bien quand même et cela d'autant plus qu'elle se trouvait dans une situation difficile, car je n'ai jamais aimé, aussi fort, des gens à qui tout souriait. Aussi ai-je eu envie de lui envoyer quelque  chose pour Noël ne serait-ce qu'un mouchoir de fin lin ourlé. J'avais demandé à Gideon de s'enquérir d'elle auprès de Kester, quand il alla au marché, mais  Kester était parti, et la maison fermée.  La nouvelle me fut pénible, car j'aimais me le représenter auprès du feu de sa cheminée dans la petite maison que je connaissais de vue. Il me semblait plus proche ainsi. Mais il avait pris l'habitude, l'hiver, de partir tout un mois, dans l'un ou l'autre village pour y faire tout le tissage qui s'y trouvait afin d'éviter d'avoir à faire des aller-retours.
                Une atmosphère tranquille régnait dans notre cuisine. Mère était au lit, étant toujours couchée maintenant, quand le temps était mauvais, et Gideon se trouvait dans les bois pour nous couper la grosse bûche de Noël. Car, quelles que fussent les autres  choses dont nous étions privées, de celle-là nous ne le fûmes jamais, puisqu'elle ne demandait que du travail pour être acquise et Gideon ne rechignait jamais à la tâche, le pauvre. J'ouvris la porte, pour savoir s'il avait fini et j'entendis la hache frapper le tronc, et l'écho m'en parvenir par l'étang. Les arbres étaient enveloppés de neige et l'étang était gelé presque jusqu'en son milieu. Les bois  blancs comme du sucre entouraient l'eau, aussi figés que s'ils avaient été ensorcelés, ils étaient si engoncés dans des bandes et des ballots de neige, qu'on les aurait pris pour les personnages de quelque vieux conte de  sorcières, surtout que pas un souffle d'air ne les remuait. Rien ne pouvait  rappeler l'été. Rien ne laissait supposer que cet étang pouvait être plein de nénuphars, parcouru de jolies ondes. Je retenais mon souffle, tout était profondément calme jusqu'à ce que, à l'autre bord de l'étang, du côté de l'église, un chevalier gambette se mit à chanter quelques notes bien tristes qui semblaient dire “silence” “silence”. Puis un canard siffleur s'éleva dans le ciel sombre et j'entendis Mère tousser un peu et je sus ainsi qu'elle désirerait bientôt son thé. Le bruit de la hache cessa, Gideon n'en aurait plus pour longtemps et je me mis à préparer le repas.
                J'étais en train de faire du pain, ce qui me plaisait énormément. La plupart du temps j'étais occupée à des travaux d'homme, alors après cela confectionner du pain ou des gâteaux au four paraissait plus facile et plus agréable. J'aimais voir monter la pâte devant le grand feu rouge, puis préparer le four avec des braises, enlever ensuite la cendre et placer les miches en rangs. Il était aussi tout à fait délicieux de se trouver dans la cuisine rougeoyante et chaude, remplie de la bonne odeur de pain tandis qu'au dehors les champs et les bois d'un blanc gris se trouvaient dans le froid et la solitude, quel plaisir alors de tirer les rideaux, d'allumer la lumière, de mettre la table, de garder les galettes de pommes de terre au chaud sur la braise, de savoir que bientôt, tous ceux qui comptaient pour moi seraient installés douillettement pour la nuit. La volaille avait été enfermée à la tombée du soir, le bétail et les moutons avaient retrouvé leur enclos, Bendigo reçu sa litière, Pussy était près de l'âtre, Mère avait du feu dans sa chambre et une bouillotte dans son lit, et maintenant Gideon allait revenir pour souper. Comme le  four était encore chaud, je fis une fournée de tartelettes fourrées de fruits secs, parce que Gideon aimait les petites gourmandises  comme tout le monde, même si parfois, il grommelait un peu et parlait de dépense excessive qui priverait la future maison de vaisselle en argent ou d'autre chose. Et quoique tout au long de l'année je me conformais à ses désirs en présentant des repas de pommes de terre, de pain et de fromage, en période de Noël, je faisais ce qui  me convenait et nous avions des petites folies réconfortantes un peu comme les autres gens. Et, maintenant, après tout ce qui s'est passé depuis ce temps, c'est de cette petite désobéissance à Gideon que je suis le plus heureuse, bien plus que de n'importe quoi d'autre qui ait pu exister alors. Parce que je peux dire “Au moins, cela ils l'ont eu, quelles que soient les choses qu'ils n'ont pas pu avoir”.
                Je chantonnais un peu et parlais à Pussy qui était beaucoup trop confortablement installée pour  se donner la peine de ronronner. Quand je lui disais quelque chose elle tentait de se soulever un peu, de faire poliment le dos rond et d'ouvrir la bouche pour miauler, mais alors elle se sentait trop  indolente pour faire sortir le moindre son. Cependant elle me regardait  comme pour me dire, “je sais bien maîtresse que tu as fait cet agréable feu rougeoyant  pour que je sois bien au chaud et que tu m'as réservé quelque chose de bon dans le cellier et je te remercie beaucoup”.
                Soudain, il y eut un petit coup à la porte. Ce fut si ténu et si timide que ç'aurait tout aussi bien pu être un rouge-gorge frappant de son bec. Il y en avait un qui arrivait dans les moments de grands froids, et si je mettais trop de temps à venir lui apporter un peu de nourriture il tapait sur le carreau. Tout en allant à la porte, et comme il faisait déjà sombre et que je n'attendais personne durant tout ce mois de fête, je dois avouer que mon imagination évoqua les petits personnages effrayants qui pullulent dans les contes et toutes sortes de faits étranges dont on dit qu'ils se sont réellement passés autrefois.
                J'ouvris la porte.
                Là, face à la morne étendue blanche de l'étang gelé, toute abattue et pâle dans la lumière du feu, se trouvait Jancis.
                À peine l'avais-je tirée à l'intérieur, que chancelante elle tomba comme un tas sur le sol. La pauvre  fille! Je n'ai vu personne dans un tel état. Ses vêtements étaient tout déchirés, ses chaussures en lambeaux, elle avait le visage et les mains écorchés comme si elle était passée à travers des haies épineuses, ce qui nous dira-t-elle plus tard, avait été le cas, le tout gaugé d'eau comme si on l'avait retirée de l'étang. Elle s'était évanouie et j'eus beaucoup de peine à lui faire reprendre ses  esprits. Quand elle revint à elle, elle me dit qu'elle n'avait pas mangé depuis presque deux jours, et qu'elle n'avait fait que marcher depuis chez les Grimble par ce temps.
                Pensez-donc! Elle s'était enfuie sans argent et sans chaussures décentes, il lui avait fallu s'esquiver au moment opportun et le sort voulu que ce fut alors qu'elle n'avait pas même son châle.
                Elle ne cessait de sangloter
                _ ” Oh, je pouvais pas le supporter, Prue! Oh ma chère Prue me gronde pas. Personne aurait pu en supporter autant. Et quand est arrivée la période de Noël et qu'y avait pas de nouvelles, qu'eux étaient dix fois plus pénibles que d'habitude, avec le mauvais temps, j'ai vraiment plus pu le supporter. Et la  fille de la chaumière me disait que les deux précédentes filles de laiterie s'étaient sauvées, pourquoi j'en faisais pas autant. Elle disait ça parce qu'elle était un peu désolée pour moi mais aussi parce qu' Alf Grimble qui est son fiancé, tournait autour de moi. Alors elle m'a dit quand ce s'rait le meilleur moment pour partir, elle m'a donné du pain et de la viande et une bouteille de lait, elle m'a promis de leur raconter une histoire pour qu'ils soient pas à ma poursuite.
                Elle s'arrêta pour reprendre son souffle, on entendit alors, dehors, le crissement de la charrette de Gideon sur la neige.
                _ Qu'est-ce que tu vas dire à Gideon  lui demandai-je
                _ Oh le laisse pas se mettre en colère contre moi Prue! Le laisse pas! J'peux rien supporter de plus. Quand j't'aurais dit tout c'que j'ai subi, tu comprendras que j'peux plus.
                Gideon avançait vers la porte, tirant la  grosse bûche, symbole de Noël, avec une chaîne.
                _ Me renvoie pas Prue! Même s'il dit des choses affreuses, même s'il est très en colère contre moi parce que j'ai  perdu la place qu'il m'a trouvée, garde-moi au moins cette nuit, me renvoie pas!
                Alors je lui demandais si elle pensait vraiment qu'une quelconque créature pouvait m'obliger à pareille action à son égard, et par ce temps en plus? Et je l'enveloppais dans une couverture sur le banc en lui disant qu'elle devait d'abord se reposer puis prendre un peu de thé avant d'aller au lit et toutes ses inquiétudes disparurent. Elle me sourit et me murmura:
                _ Je  t'aime Prue! Tu es comme le Sauveur pour moi, cette nuit et elle s'endormit
                Ayant vu tout ce qu'il  advint par la suite, il m'arrive de temps en temps de me sentir merveilleusement contente de ce sourire et des  mots qu'elle a  chuchotés.
                Oh, quant à Gideon il devint fou de rage!
                “Quoi! commença-t-il, dès la première minute, elle a tout perdu l'argent, et pas seulement  celui pour l'année et les quatre mois qui sont pas faits mais elle perd les gages de l'année et des huit mois où elle a travaillé. Quand on casse le contrat, on reçoit rien. Tu sais ça comme moi”
                Je lui demandais comment il pouvait penser à l'argent alors qu'elle était venue jusqu'à notre porte dans un pareil état, ruisselante de boue et à demi-morte.
                _ T'as toujours été folle Prue, me dit-il et je suppose que tu l'resteras.
                Ma patience était à bout, et je dis nettement à Gideon:
                _ J'te serais redevable de tenir ta langue au moins ce soir Gideon! C'est Noël et Jancis est venue vers toi dans un épuisement proche de la mort.  Parce qu'il s'en est fallu de peu. Si elle avait  perdu son chemin, une fois de plus, par cette nuit, c'en était fait d'elle. Et pense un peu que je l'ai fait entrer, que je lui prête mon lit, que je la chouchoute pour toi, puisqu'elle est ta fiancée bien-aimée,  alors pour le moins tu devrais te radoucir et m'être reconnaissant ainsi qu'à ceux qui ont sauvé cette pauvre enfant.
                _ Sapristi! Quel emportement tout à coup me dit-il. Il se mit à rire, étant décontenancé parce que je n'avais pas pour habitude d'éclater de cette façon. Alors il entra dans la cuisine de son pas lourd.
                _ Bon s'écria-t-il d'une voix forte, car il ne savait pas s'y prendre avec ceux qui souffraient, et il semblait penser qu'ils étaient sourds. Quand Mère n'allait pas bien il se croyait obligé d'hurler quelqu'idiotie bien que Mère gardât une ouïe parfaite.
                _ Bonsoir Sarn! dit Jancis d'une toute petite voix faible
                _ Alors te voilà rentrée
                _ Oui!
                _ Contrat cassé et tout ça
                Elle se mit à fondre en larmes
                _ Bon alors, pleure pas, dit-il un peu ému, Prue va m'enguirlander, si tu pleures. J'vas rien te dire, pas ce soir. Y'a ben des choses que j'dirai demain, mais j'te laisse tranquille ce soir.
                Alors, comment qu'tu vas?
                Il lui criait ça, debout au beau milieu de la cuisine, et je ne pus m'empêcher de rire.
                _ Très bien, merci beaucoup Sarn répondit-elle
                _ Tu dois pas t'attendre à tes gains de la part des Grimble, j'vas ben dire ça quand même. T'as vu le jeune Camperdine?
                _ Non
                _ T'as pris un ami par là-bas?
                _ Non Sarn. C'est toi mon compagnon pour toujours
                _ Pas même Alf Grimble?
                _ Non. Mais il était bien gentil avec moi, et il m'embarrassait. C'est pour ça que j'me suis sauvée.
                Je n'aurais jamais pensé que Jancis fut si fine. Il est vrai que toutes les femmes sont intelligentes quand elles sont amoureuses. Elle n'avait jamais paru aussi blanche que devant ce banc noir.
                “J'me suis sauvée parce qu't'es le seul fiancé que je veux Sarn.
                _ C'était donc pour ça! J'vas lui briser la tête quand il viendra au marché à bestiaux.
                _ Oh non fais pas ça, le fais pas!
                _ Alors tu t'es sauvée en faisant toutes ces lieues parce que t'aimais pas Alf et que moi, j'suis le fiancé qui t'plaît?
                _ Oui
                _ Embrassons-nous jeune fille!
                À cet instant je courus à la laiterie, prenant Pussy avec moi car elle craignait un peu Gideon. J'écrémais et écrémais le lait et si j'ai pleuré un peu qui m'en voudra? Car moi aussi, j'aurais voulu être sur un banc et qu'un homme, criant après moi du milieu de la cuisine, vint ensuite me dire: “Embrassons-nous jeune fille!”
                Et si vous vous demandez quel genre de jeune homme j'aurais choisi, je vous dirais que c'en est un qui porte un manteau de la couleur d'une prairie en mai, qu'il vous regarde avec des yeux remplis de force et de sagesse jusqu'à ce que votre âme en soit tourneboulée.
                _ Je n'peux pas avoir ce que je veux Pussy lui dis-je, mais toi tu peux parce que tes désirs sont faciles à satisfaire.
                Et je lui donnais toute une soucoupe de crème. Oui je le fis! Qu'aurait-dit Gideon s'il l'avait su? Mais il en aurait aussi de la crème  à la cuisine.
                _ Je te donne ça Pussy, dis-je encore, parce que je n'peux pas avoir ma propre crème. Cela me fait plaisir  de  voir quelqu'un content.
                Elle me regarda, l'air inquiet,  se disant qu'elle allait recevoir une petite tape bientôt puisque c'était trop beau pour être vrai. Puis elle lapa toute la crème.
                Alors j'entendis Mère appeler.
                _ Tu en as déjà eu Pussy, dis-je et maintenant Mère aimerais-tu de la crème dans ton thé?
                _ Oh pour sûr ma chérie. J'aimerais volontiers une goutte de crème dans mon thé. Mais qu'est-ce que va dire Sarn?
                _ Il est lui-même occupé à laper sa crème, Mère.
                _ Quoi?
                Mère pensait que je disais n'importe quoi.
                _ Ben d'une certaine façon oui. Jancis est là.
                _ Jancis?
                _ Oui elle s'est sauvée
                _ Oh mon Dieu!
                _ Elle a fait tout le chemin à pied.
                _ Mais pourquoi est-elle pas allée chez elle?
                Je n'y avais pas pensé. Il m'avait semblé si normal qu'elle vienne chez nous comme un rouge-gorge affamé.
                _ Elle a eu peur de Beguildy, assurément Mère
                _ Oui, tu devras aller le dire à madame Beguildy
                _ J'irai demain, à la Saint-Etienne, laissons Jancis avoir son Noël
                _ Ils sont là, comme tu as dit, en amoureux?
                _ Oui. Il a été pris par surprise et il lui a donné un baiser avant de s'en rendre compte
                Nous nous mîmes à rire un peu.
                _ Et maintenant ton thé Mère. Que tu te sentes dans la joie de Noël, de la crème à volonté!
                Et après le souper je décorerai la maison avec du houx.
                _ Pense à prendre de la crème pour toi ma chérie.
                Comme je descendais les escaliers pour aller à la cuisine, où se trouvaient nos deux amoureux assis à l'ancienne mode sur le banc, je me demandais ce qui serait ma crème à moi. En chauffant l'eau pour le thé, je le sus tout de suite
                _ Jancis dis-je, tu devrais écrire à  monsieur Woodseaves, et lui parler de ta fuite, sinon il pourrait peut-être, un jour, faire un détour par là-bas pour écrire une lettre pour toi.
                _ Oui, d'accord Prue, vu que c'est toi qui écrit, ça me gêne pas. Mais il voudra pas retourner là-bas.
                _ Ah bon et pourquoi?
                _ J' te dirai tout ça demain. Je suis tellement fatiguée.
                _ Très bien répondis-je alors que j'avais hâte d'en savoir plus sur lui.
                _ Ce soir, j'veux ben parler de mon évasion, dit-elle
                Mais je lui dis de prendre d'abord son souper.
                _ Mange un peu et bois. Après tu nous diras tout et puis j'écrirai.
                Je savais que cela lui ferait du bien d'en parler. Parce que, quand vous êtes passé par de grandes souffrances, en parler c'est comme  retirer l'épine de la  plaie. Alors elle nous raconta qu'elle avait projeté d'aller à Lullingford le jour de marché pour  demander à Gideon de la ramener, mais elle s'était trompée de route dans ces collines qui se ressemblaient  toutes, sous la neige, et elle s'était égarée très loin de son chemin se retrouvant la nuit encore dehors, alors, elle avait dormi dans  une hutte faite d'ajoncs construite là pour la période d'agnelage, sous la porte elle avait entendu une grosse respiration et avait pensé que c'était le grondement du taureau de Bagbury, mais elle avait crié trois fois une prière à la Trinité aussi fort qu'elle avait pu et le taureau était parti. Ensuite elle s'était débattue dans cette neige, marchant à travers champs sans pouvoir trouver son chemin pour Lullingford. Un cheval l'avait poursuivie et ce fut pire que le grondement du taureau de Bagbury et c'était là qu'elle avait rampé sous la haie. Quand, enfin,  elle arriva à Lullingford, Gideon était déjà parti, c'est vrai, qu'il rentrait aussi tôt qu'il le pouvait. Elle alla chez Kester, mais comme il n'était pas chez lui, elle fut, une fois encore, privée de secours. Elle craignit d'en demander à quelqu'un d'autre parce qu'on aurait pu la renvoyer chez Grimble, aussi se pressa-t-elle de repartir. Mais avant même d'avoir pu  parcourir quelques lieues elle se sentit très faible et rampa jusqu'à une grange pour y passer la nuit. Le lendemain matin une fois dans les bois elle crut se souvenir d'un raccourci mais se perdit de nouveau. Et vraiment il n'y avait rien d'étonnant à cela, car même  en été il n'était pas facile de retrouver son chemin dans les bois aux alentours de Sarn.
                _ Sapristi, dit Gideon, t'as ben besoin d'un gars pour s'occuper de toi apparemment. J'ai jamais entendu un tel tissu de sottises.
                _ Et que va donc dire Père poursuivit Jancis, il va pas m'aider. Il est très têtu et si on va contre ses idées il devient hargneux. Si Mère est au courant, elle peut, peut-être me sortir de là.
                _ Je vais voir ta Mère dès la Saint-Etienne dis-je Ce serait bien étonnant de pas  trouver une astuce pour se dépatouiller avec ton enquiquineur de père, si tu m'en veux pas de parler de cette façon.
                _ Ça me gêne pas! Tu peux dire pire que ça sur mon père, et j'serais bien capable d'en penser pire encore. C'est ben vrai qu'il est enquiquineur, lettré ou pas.
                _ T'inquiète pas pour le moment. On trouvera quelque chose pour te donner le temps de te retourner. Peut-être que tu peux chercher une autre place. Ou peut-être que Gideon
                _ Si tu veux dire que Gideon va peut-être se marier, j'en ai déjà parlé, me coupa Gideon, ce s'ra quand j'le voudrai et pas avant. J'ai déjà dit à Jancis, que si on a une bonne récolte et que tout marche , j'veux ben me marier après la moisson. Et elle est d'accord.
                _ J'en suis heureuse, dis-je, on aime jamais assez tôt. Et si t'es fou d'une fille, tu dois la vouloir chez toi, près du feu et de la table, à la maison et dehors.
                Et c'était à une maison à quelques lieues à peine de là que je pensais, une maison aussi différente que possible de la nôtre, où se trouvait un célibataire endurci qui ne voulait pas de femme, et qui laissait seule Prue Sarn. Je me dis qu'il était temps d'écrire la lettre.
                _ Qu'est-ce que tu veux que j'écrive dans ta lettre Jancis?
                Elle me répondit que je pouvais mettre ce que je voulais. Je pris donc du papier, de l'encre ma plume et me mis à écrire.

                VEILLE DE NOËL                                                                SARN
                CHER MONSIEUR WOODSEAVES
                Je vous  écris pour vous prévenir que j'ai quitté madame Grimble, qui était très avare sur la nourriture et toujours à me commander, le maître avec ses rhumatismes était difficile quand le temps venait à être rude et les fils aussi étaient pénibles chacun à leur manière. J'ai fini par arriver à Sarn. Je peux déjà dire que Gideon et moi allons nous marier après la moisson. J'en suis très contente, parce que quand on aime vraiment quelqu'un,  on a envie d'être auprès de lui,  et la nuit on ne peut pas se reposer, parce qu'on se demande s'il va bien, s'il a bien changé ses chaussettes quand elles sont humides ou s'il ne se sent pas trop seul.
                C'est encore lui que je choisirais plutôt que n'importe qui d'autre dans les contrées voisines. Il est si gentil et si courageux, et quand il sera avec moi, je pourrai dire “Le maître est là”
                Je l'aime plus qu'on ne peut le dire et cela pour toujours, et donc bonne nuit Monsieur Woodseaves, et Joyeux Noël de la part de
                                                                                      JANCIS BEGUILDY

                _ Tu as écrit une mignonne petite lettre Jancis lui dis-je veux-tu que je te la lise?
                _ Oh que non! Pourquoi faire? Tu sais  bien ce qu'il faut dire.
                Oui, je savais bien ce qu'il fallait dire, pensais-je, seulement je ne le pouvais pas, là était le problème.
                Je fermai bien la lettre et la plaçai toute prête, sur le dessus de cheminée pour que Gideon pense à la prendre à son prochain jour de marché.
                Nous avons vécu quelque chose d'étrange ce Noël-là. Ce fut le meilleur que nous ayons jamais eu et il y eut plus de chants et de rires que durant les autres Noëls. Et pourtant d'une certaine façon il fut en même temps bien triste  aussi. Il me semblait que les chants provenaient de très loin, des profondeurs de l'eau.  Et quand Jancis se trouvait assise près de la fenêtre, et que la lumière, filtrant les fonds de bouteilles verdâtres,  tombait sur sa belle chevelure dorée et sur son visage pâle, cela me donnait l'impression de la voir engloutie sous des flots.
                “Gravier vert, gravier vert, l'herbe est si verte!
                Oh la plus belle fille  jamais vue encore.
                Qu'en du lait je te baigne et de soie te vête
                Puis j'écrirai ton joli nom à l'encre d'or.”

                Oui, j'entends maintenant encore Jancis chanter ce chant de sa jolie voix haut perchée, qui semblait venir de très loin, oui, venir de très loin…

                Mère me laissa la lever, le matin de Noël, et elle vint s'asseoir, douillettement au coin de la cheminée, elle regardait les amoureux d'un air attendri, compréhensif et joyeux, comme je l'ai souvent observé chez de vieilles dames qui avaient déjà vécu leur vie et avaient connu l'amour. C'était comme si elles disaient à ces jeunes amoureux:
                “Te voilà content mon garçon? Bientôt tu le seras encore plus …et toi ma fille pleine de jolies choses à gazouiller? Et bien, je peux te le dire, il y en aura plus encore après, bien plus.
                Je vis particulièrement cela quand tous les trois nous chantâmes: “Quand Joseph partit” et “Chrétiens réjouissez-vous”. Mère semblait écouter d'autres voix aussi, de  petites voix comme celles des enfants Callard, toutes haut-perchées et délicieuses. Elle voyait d'autres visages, tout barbouillés et roses, levés vers elle tandis qu'elle était assise sur le banc, dans l'obscurité, prêts à sourire à peine les chants de Noël terminés en criant “Mamie”
                Elle ne cessait de tapoter Jancis à l'épaule, lui disant “Jolie fille! Si jolie” et je l'ai entendue une fois prévenir Jancis à propos des lièvres.
                “_ Quand ton temps viendra, ma chère petite, vas pas trop dans les bois, ni même dans les prairies. Reste près de la maison et t'en rencontreras pas. Ce serait un grand malheur, oui un grand malheur”
                _ Oh madame Sarn! disait Jancis riant et rougissant un peu, vous allez bien vite! Nous n'en sommes qu'à nous courtiser.
                _ Ah! c'est que c'est le temps qui va vite, ma chère petite, Il ne faut pas laisser pousser la mousse sur l'allée de l'amour. Ne dis pas trop souvent non. C'est un bon gars quand on le contrarie pas.
                _ Mais c'est plutôt Sarn qui veut attendre, pas moi répondit Jancis
                _ Le grand fou! le grand fou! Qu'importe la vaisselle en argent? qu'a-t-on besoin de servantes et de serviteurs? Je suis très bien sans, je veux juste plus avoir à m'occuper des cochons, garder les pieds près du feu et pouvoir prendre une tasse de thé.
                _ Sarn veut m'emmener au bal des chasseurs, dit Jancis. et j'y serai avant Miss Dorabella
                _ Voilà une mauvaise pensée. Quelle importance y a-t-il à être le premier à entrer dès l'instant où on peut tous y être? Et pourquoi ce bal plus qu'un autre?
                _ Mais ça me plairait beaucoup d'entrer avant Miss Dorabella
                _ Et c'est ce qui arrivera! dit Gideon depuis la porte tout en secouant la neige et la boue de ses bottes. Et tu seras habillée comme une grande dame avec un décolleté et y'aura pas de honte à  ça .
                Il traversa la cuisine avec une branche de gui qu'il avait cueillie en grimpant sur le gros pommier et qu'il plaça au-dessus de la tête de Jancis en lui donnant un beau baiser sonore.
                Mère applaudit, heureuse comme un enfant quand des chatons se réveillent pour jouer. Mais même quand elle applaudissait de joie, ses mains ressemblaient aux petites pattes suppliantes d'une taupe prise au piège.
                _ Pas plus tard qu'à la moisson, Sarn, plaida t-elle. Faut pas plus tard. Je tiendrai jusque-là pour sûr. Mais après avec l'hiver qui viendra, qui sait? J'aimerais te voir marié avant l'hiver.
                _ Oh on reportera pas Mère. Pas de danger! Y'aura pas besoin. Car je s'rai déjà riche avec le blé vendu, et le mariage coûtera pas cher, on pourra avoir une charrette le jour de l'entraide que je paierai avec de l'ouvrage en hiver.  Et dans deux ou trois ans on pourra déménager, parce que le vieux de Lullingford en a pas pour longtemps et que l'argent s'ra prêt quand la maison s'ra en vente.
                Ainsi ils étaient tous dans la joie et quand je dis “Le  thé est servi”, Gideon me fit une petite tape affectueuse sur l'épaule en me disant que j'étais une bonne fille.
                _ Une vraie bonne fille comme y'en a peu. Maintenant allons-y, allons tous à table car j'ai une faim de loup.
                Mais moi, je n'étais pas aussi joyeuse qu'ils l'étaient. Je me sentais loin d'eux tous. Cependant je me réconfortais un peu, de temps à autre, car tout en coupant le pain, faisant frire le lard et versant le thé je jetais un œil à ma lettre sur le manteau de la cheminée où l'on voyait en lettres majuscules,  Monsieur Woodseaves, La Maison du tisserand, Lullingford.
                Puis Jancis nous conta l'histoire de Kester, et ce qui était arrivé à propos du dépit de Grimble et qu'on ne pouvait écrire dans les lettres. Il semblait donc que Grimble et Huglet détestèrent Kester dès le moment où il arrêta les combats, et cette détestation grandit assez vite pour devenir une haine noire. Ils tentèrent de mettre les autres fermiers contre lui en disant certaines choses pour lui nuire. Ils parlèrent de mauvais tissage alors qu'il faisait le meilleur travail de tout  le comté. On disait qu'il était lent et cher. Non contents de cela ils se renseignèrent sur ses convictions religieuses et ses idées à propos des lois sur le blé et des hommes du Parlement. Ils s'entendirent avec le châtelain sur ces choses-là, parce qu'ils n'évoquèrent jamais le combat mais seulement le blé. Chaque fois qu'ils le pouvaient ils parlaient  contre Kester, et ils étaient bien contrariés de ne pouvoir lui reprocher d'être ivre, de fréquenter des femmes ou de faire quelqu'autre chose susceptible d'intéresser le gendarme de la paroisse. Cependant ils firent tout ce qu'ils purent pour faire de sa vie un enfer, tant ils étaient furieux de se voir privés de combats durant dix ans. Or un jour où Kester était venu tisser pour les Grimble, voilà que monsieur Grimble vint le soir regarder le tissu fait dans la journée et il ne put trouver rien à redire ni sur la qualité ni sur la quantité, parce que le travail était parfait et Jancis dit même que l'ouvrage avait la finesse de la soie sans le moindre défaut et pas un seul nœud. Il ne fit  aucun commentaire à Kester. Mais, après le souper, Jancis alla chercher du papier et tous deux se mirent à écrire une lettre pour Gideon. Et apparemment monsieur Grimble ne put le supporter, car ne sachant ni lire ni écrire, il se sentit inférieur à Kester. Aussi quand il ne put se retenir plus longtemps et qu'il éclata de colère, voici ce qu'il dit:
                _ Si le jeune Sarn aime la nourriture déjà touchée, il aura ce qu'il veut et je doute qu'il te remercie tisserand. Je dois dire que vous semblez bien assortis ensemble, toi et la fiancée de Sarn. C'est du linge de bébé que tu f'rais mieux de tisser Woodseaves.
                Alors, Kester attrapa son chapeau et toutes ses affaires avec colère sans rien dire. Et une fois à la porte il se retourna et lança:
                _ Prends le beau-frère de Huglet pour ton tissage, dorénavant. Je ne tisserai plus pour toi. Tu n'es qu'un crapaud grossier et le déshonneur de ta paroisse qui se situe en enfer.
                Il claqua la porte et ne revint plus dans les parages.
                J'eus envie de monter dans le grenier pour réfléchir à tout cela. J'aimais encore plus fort Kester pour sa colère. J'aurais bien aimé le voir en  colère mais pas contre moi sinon j'aurais pu en mourir.
                À la Saint-Étienne je partis pour la Maison de Pierre et ce fut avec des pas chancelants car la neige s'était amoncelée en grande quantité sur le chemin dans le bois. Mais il faisait beau,  une grive chantait et sur toutes les  aubépines brillaient les perles de coucou, nom que l'on donne à leurs fruits rouges. Beguildy était sorti, pour un de ses sortilèges. Madame Beguildy et moi eûmes une bonne conversation.
                _ Eh bien, quel pauvre petit agneau dit-elle penser qu'elle ne peut pas même venir auprès de sa propre mère à cause de cette tête de mûle de maître. Piètre homme! Que faire? Retourner chez Grimble, c'est pas possible. Mais ici, le Père va gronder comme un fou quand il saura que tout l'argent est perdu. Garde-la encore un peu, le temps que le gros de la tempête soit passée, chère Prue!
                _ Oh! elle est la bienvenue et peut rester autant qu'elle le voudra.
                _ Que le ciel te  récompense! me dit-elle. Car elle avait de la religion et prenait les façons de l'église. Et quoique je n'ai pas envie de dire du mal d'elle, cependant je pense que, dans une certaine mesure au moins, elle voulait être chrétienne pour contrarier Beguildy. Mais peut-être s'agit-il là d'une mauvaise pensée de ma part.
                _ Gideon nous a dit que la fille louée chez les Callard s'était sauvée avant l'hiver, dis-je, la mère se trouve seule toute la journée avec les cinq enfants et le bébé. Qui sait, en s'y prenant bien, on trouvera grâce à leurs yeux et ils paieront la même somme que les Grimble. Ils n'auront personne d'autre avant le printemps, parce que tout le monde est déjà loué jusqu'en mai et de plus, le vallon des Callard, n'est pas un endroit qui plait aux filles. Vous irez voir madame Callard pendant que je passerai prendre une leçon pour que le maître soit occupé.
                _ Mais tu as cessé de venir prendre des leçons parce que tu en sais autant que  Beguildy.
                _ Oui, mais bon il y a bien autre chose que j'aimerais apprendre et je ne sais si c'est dans les livres.
                _ Qu'est-ce que c'est?
                _ C'est un vieux charme séculaire, madame Beguildy et qu'on nomme le bonheur
                _ Oh ça! Tu le trouveras dans aucun  de ses livres
                _ ni dans aucun autre, dis-je. Pourtant je crois qu'il y a quelqu'un qui en sait quelque chose. Qu'il plaise à Dieu qu'il me l'enseigne. Mais il ne le voudra jamais.
                _ Oh je crois que si j'y vais ce sera d'aucune utilité  Prue, me dit-elle. Ils lâcheront les chiens sur moi, c'est probable. Callard est très pieux, tu penses et il peut pas nous supporter. Et tout ce que “lui” pense, “elle” le  pense aussi. Tout ce qu'il dit, elle le dit, comme l'écho qu'on entend à Sarn.  Il faut se rendre à l'évidence, qu'ils ne prendront pas Jancis étant donné ce qu'est son père. Mais il se peut que si c'est toi qui y vas, et que, tranquillement tu leur dises que Jancis est la fiancée de Sarn, ils réfléchiront à deux fois, car on parle déjà de ton frère en bien, comme d'un homme susceptible de devenir  riche.
                Alors je répondis que j'irai. Je n'avais pas trop envie d'y aller, sachant qu'on me regardait un peu de travers, moi aussi et qu'on disait du mal de moi de temps à autre. Mais, le soir venu, quand je vis Gideon et Jancis si joyeux et si bien ensemble, jouant à un jeu de cartes au coin du feu, je savais qu'il fallait que j'y aille.
                _ Tiens Gideon, ai-je dit, je vois que t'es bien occupé. Maintenant que t'es trop âgé, pour jouer au conquérant avec des coques de noix ou des coquilles d'escargots, tu gagnes quand même à un jeu.
                _ Le conquérant dit Mère depuis son coin. Ah quel jeu! Il en était fou de ce jeu. il aimait jouer avec les coquilles roses et blanches, qui venaient des escargots romains, c'est comme ça qu'ils s'appelaient n'est-ce pas Prue? C'étaient ceux que tu allais chercher la nuit où mon pauvre Sarn mourut dans ses bottes . Pauvre âme!
                Elle se mit à pleurer un peu et parut minuscule, ce qui arrivait chaque fois qu'elle  était malheureuse.
                _ Allons, allons Mère, ne t'inquiète pas il est en paix maintenant
                _ Oui pauvre âme! Et Sarn a pris le péché. mon fils Sarn. Il l'a bien mâché. Et je vois qu'il y aura des gars pour jouer au conquérant dans notre cuisine avec les coquilles roses et blanches.
                Elle dirigea ses regards vers le banc. Gideon venait juste de remporter une victoire sur Jancis et il était de bonne humeur.
                _ Oui des garçons et des filles dit Mère, car je vois bien qu'il lui demandera plus que des cartes.
                Elle se mit à rire à la pensée des petits-enfants et au jeu de mots qu'elle avait fait, mais elle rit tant qu'elle finit par s'étouffer et que je dus la calmer et la mettre au lit.
                Le lendemain je fis route pour le vallon des Callard. C'était un trajet qu'on ne choisissait pas volontairement, par cette épaisse couche de neige, car le chemin courait  sur de hautes pâtures désolées par des pentes exposées au nord,  où se concentrait un froid âpre. Mais voyant que je me trouvais dans la bonne direction je me mis à chanter à haute voix lelong des prés nus alors que personne ne pouvait m'entendre: “Portes élevez vos linteaux”
                Ensuite tout près de la ferme, dans un petit champ clos, que vis-je, broutant sous un bois de pins sombres sinon le taureau blanc que Kester avait sauvé des crocs des chiens? Je m'arrêtai pour le regarder un peu. Il était là bien vivant, pas même estropié, dans son blanc manteau sans trace de morsure, paraissant aussi content qu'en paradis et tout cela grâce à Kester.
                Kester avait tenu sa promesse, avait donné l'argent et rendu le taureau à Callard pour ses enfants.
                _ Si vous pensez, lui avait-il dit que le combat de taureau est détestable , j'espère que vous le leur direz, mais pas contre votre conscience. 
                Mais voilà Callard étant un très honnête homme, et soit qu'il se sentit obligé de faire quelque chose en retour soit non, toujours est-il qu'il considéra l'affaire avec sérieux. Jancis nous dit après coup qu'il était très amusant, le soir,  de le voir réunir les enfants autour de l'âtre, assis sur leur petit tabouret, le bébé assis sur les genoux de sa mère et lui qui disait d'une voix forte:
                _ Le combat de taureau est détestable!
                Et sa femme avec la voix mélancolique qui est la sienne, répétait comme l'écho de Sarn:
                _ détestable!
                Alors tous les enfants chantaient comme une nichée d'oiseaux
                _ Le combat de taureau est détestable!
                Et parfois le bébé gazouillait quelque chose tandis que d'autres fois il restait tranquille comme s'il réfléchissait. Il n'y avait qu'une voix qui était en désaccord, c'était celle du Grand-père Callard, criarde et chevrotante qui disait:
                _ Non! Non! c'est pas détestable. C'est un bon vieux sport amusant!
                Mais personne ne l'écoutait car il commençait à perdre la tête. Ce fut lui qui m'ouvrit la porte, il appela sa belle-fille:
                _ Y'a une grande jeune fille Maria. La sorcière.
                _ Faites-la rentrer beau-père
                _ Entrez, me dit-il. Elle descendra quand le bébé s'arrêtera de brailler. J'aimerais  bien avoir les poumons qu'il a. J'vas pas trop bien, pas bien du tout même. Vous savez soigner?
                Je lui dis que non
                _Oh je pensais que Beguildy vous avait appris. Un grand pécheur cet homme pas vrai. Enfoui dans son péché comme un mouton dans sa laine. Ça vaut pas la peine qu'il frappe à la porte du Paradis en disant “Lave-moi et je serai plus blanc que neige”. Parce que j't'dis aucun juge pourra le nettoyer même en y mettant le temps. Oui! ce sorcier est un vieil homme méchant. Je crois qu'il vit en suçant la vie des autres au milieu de la nuit. Oui il suce leur sang,  pour sûr. On l'a vu au cimetière déterrer les morts pour voler leurs os et les broyer pour ses sorts. On l'a vu ramener des petits enfants à la maison pour les manger. Oh c'est le plus méchant homme depuis Ponce Pilate!
                C'est là que l'aîné des enfants gémit de frayeur et que Madame Callard appela du haut de l'escalier.
                _ Beau-père qu'est-ce que vous racontez-là? Arrêtez tout ce bruit!
                C'est alors qu'entra monsieur Callard qui me dit que je pourrais aussi bien participer au repas vu qu'il était l'heure du thé. Quand nous eûmes fini je leur parlais de Jancis.
                _ Alors elle s'est sauvée, dit monsieur Callard et par ce temps, eh bien voilà qui est fort!
                _ fort! répéta sa femme
                _ le contrat est cassé! dit monsieur Callard
                _ cassé répéta sa femme tristement
                _ Personne cassait son contrat quand j'étais jeune dit le vieil homme. Ils auraient pas osé, on les aurait mis au pilori
                _ Et vous êtes sûre que ça a pas un rapport avec le tisserand?
                _ tisserand! répéta gravement madame Callard
                _ tisserand! tisserand! crièrent les enfants et il me semblait qu'ils aimaient beaucoup ce nom.
                _ J'en suis aussi sûre que je respire, répondis-je
                _ et elle est promise à vot' frère?
                _ Oui, ils vont se marier après la moisson
                _ Ben dit monsieur Callard, ma dame la prendra à l'essai
                _ à l'essai fit madame Callard en écho d'un air navré, comme si elle doutait des capacités de Jancis.
                Ils convinrent de prendre Jancis pendant six mois, et de lui donner trois livres, ce qui était une forte somme pour eux. Je rentrais donc de bonne humeur. Le lendemain Gideon dit que nous pouvions avoir Bendigo, aussi conduisis-je Jancis chez les Callard, nous arrêtant en chemin chez les Beguildy pour donner la nouvelle au vieil homme.
                Oh! pauvre de moi, il fut dans une irritation extrême! Et le pire de tout fut qu'il mit toute la faute sur Gideon qui n'y était pour rien du tout.
                _ J'en veux à ton frère pour ça me dit-il, oui un homme pénible, tout comme son père. Je pouvais pas prévoir ou faire quelque chose sans qu'il arrive m'agacer. Et le jeune Sarn est pareil. Regarde la façon qu'il m'a joué à propos du jeune châtelain.
                Mais madame Beguildy était ravie.
                _ et tu pourras revenir à la fin de la fenaison, Jancis, dit-elle pour faire ta robe de mariée. Et le mariage se fera à  la Saint-Michel. Les roses Glory seront à leur période de seconde floraison et tu pourras en avoir pour ton bouquet de mariée.
                _ je t'ai déjà dit, commença Beguildy que Sarn ne la prendra pas pour femme. Tu pourras lui dire de ma part Prue Sarn. Je ne serais pas déjoué. Je l'ai maudit par le feu et par l'eau, et maudit il restera. Dis-lui qu'avec ou sans l'anneau, il ne la prendra pas pour femme.
                _ bon au revoir monsieur Beguildy dis-je car je pensais qu'il était temps de continuer notre route.
                _ Prue, commença Jancis, tandis que nous roulions à travers la lande entre Plash et le vallon des Callard, pourquoi as-tu planté le couteau dans le chien de Grimble et fait ce que tu as fait pour le tisserand?
                Elle leva la tête vers moi, avec ses grands yeux bleus et je frappai rudement Bendigo pour être occupée à quelque chose. Le pauvre vieux canasson eut un regard inquiet et ma conscience me titilla mais que pouvais-je faire d'autre?
                _ Les gens disent que c'était pas ordinaire pour une fille de faire ça pour un étranger. Oh! même aussi loin qu'autour de chez les Grimble les gens savent que c'est toi, bien que ni Grimble ni sa femme n'en ont soufflé mot vu qu'ils aiment pas en parler ayant été humiliés par l'affaire. Pourtant tout le monde le sait dans tout le pays.
                Elle continuait de me regarder  et je sentis le rouge me monter aux joues brûlant comme du feu. Je rouais de coups Bendigo et nous allions sur les monticules et les parties marécageuses à une vitesse jamais vue.
                Jancis eut un petit rire, perspicace et agaçant.
                _ Le pauvre vieux Bendigo n'en peut plus dit-elle.
                _ Je voudrais arriver au plus vite répondis-je, sottement.
                _ Oh pas de doute tu y arriveras me dit-elle. Puis elle se tint tranquille un moment bien qu'elle m'observât sans relâche.
                _ Je me demande reprit-elle au bout de quelques instants, ce que le tisserand en penserait s'il le savait?
                _ Il peut pas le savoir, répondis-je il était évanoui.
                _ Il a pu en entendre parler! Oui, je me demande ce qu'il penserait, si la chose venait à ses oreilles, de cette Prue Sarn qui s'est battue pour lui comme un tigre?
                _ Il en penserait rien. Tout le monde sait que j'ai pitié des gens faibles
                _ Oui, mais il est pas ce qu'on pourrait appeler un faible, ce monsieur Woodseaves. C'est le meilleur lutteur de la contrée et un homme plutôt viril.
                _ Oui, mais avec la gorge entre les crocs du Toby de Grimble, il était faible pas vrai?
                _ Oui. Mais pourquoi est-ce que c'est Prue Sarn qui l'a sauvé. Et pourquoi lui a-t-elle pris la tête contre son sein si tendrement et tout. C'est vrai qu'il a de très beaux cheveux noirs et soyeux. J'ai eu l'occasion de m'en apercevoir quand il écrivait des lettres pour moi. Et Felena le pense aussi. Elle le tourmente joliment les jours de marché.
                _ Comme elle est ardente cette femme!  dis-je et qu'est-ce qu'elle fait alors?
                J'était contente de mettre Jancis sur un autre sujet.
                _ Oh! elle va à sa maison, y laisse un grand panier de champignons,  ou une coupe de myrtilles ou même un morceau de viande de mouton si le berger en a tué un. Et si elle vient à le rencontrer dans la rue, elle le regarde de ses beaux yeux verts et lui envoie un sourire aussi exquis qu'une noix d'octobre. Et une nuit quand le berger avait trop bu pour qu'ils puissent repartir assez tôt chez eux, qu'est-ce qu'elle a fait sinon aller dans l'obscurité chanter une chanson étrange sous sa fenêtre.
                _ Qu'est-ce qu'elle a chanté
                _ Eh bien elle a chanté:

                Une pauvre vierge à la clarté de la lune s'en était allée
                Quémander un gâteau: “un gâteau pour votre âme!
                Oh! qu'on me le donne gentiment je suis affamée!
                Un gâteau pour votre âme, un gâteau pour votre âme!”
                Un jeune homme de sa fenêtre éclairée, regardait
                Il vit en cette nuit noire la jeune fille qui pleurait
                “Et que me donneras-tu pour ce gâteau de l'âme, toute belle!”
                “Mon corps, mon corps pour un gâteau de l'âme” répondit-elle

                _ Et je dis moi que c'est une chanson bien effrontée tu trouves pas Prue?
                _ Et lui, qu'est-ce qu'il en pense?
                _ Je me permettrais pas de lui demander. Mais cette Felena est une femme qui se contrôle pas. Elle va finir par le tenter et le faire tomber si personne ne l'éloigne de lui. Je me demande bien ce que je dirais au tisserand s'il me demandait pourquoi tu étais si ardente à le sauver.
                _ Dis rien.
                _Rien, c'est pas une réponse.
                _ C'est tout ce qu'il aura
                _ Ô la façon que tu as eue de menacer avec ton grand couteau comme un des anges qui protègent le jardin d'Eden!
                _ Ça te regarde pas, ce que je fais
                _ Si ça me regarde
                _ Et pourquoi donc?
                _ Parce que je t'aime Prue
                _ Ouf, merci à la providence, nous voilà arrivées chez les Callard, dis-je, alors  que nous rentrions dans la cour. La porte de la maison s'ouvrit brusquement, et comme les abeilles d'une ruche, les cinq enfants en sortirent  ainsi que le grand-père Callard et madame Callard avec le bébé.
                La dernière chose que me dit Jancis avant que je reprenne le chemin du retour fut:
                _ Il va falloir que j'envoie chercher le tisserand bientôt
                _ Et pourquoi faire lui demandai-je?
                _ Pour qu'il écrive pour moi une lettre pour Sarn
                _ Mais pourquoi tu es qu'à deux ou trois lieues de Gideon maintenant. Pourquoi vouloir lui écrire une lettre?
                _ Ça te regarde pas ce que je fais, me répondit-elle très mutine et s'amusant elle-même, c'est bien ce que tu m'as dit Prue Sarn, non!

                #162095
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                  LIVRE 3
                  Chapitre 5: Les Libellules

                   
                  Au cours du printemps et de l'été qui suivirent le départ de Jancis pour le vallon de Callard, je n'ai rien écrit dans mon cahier, à part quelques petites choses me concernant comme les progrès que je faisais dans la lecture de livres difficiles et les pensées qui me venaient dans le grenier. Mais je ne vais pas vous ennuyer avec plus de détails puisque cela n'a eu aucune incidence sur le déroulement de notre histoire.
                  Gideon allait au vallon de Callard tous les dimanches et travaillait entre temps comme trois. À ses côtés, je labourais sillon pour sillon et creusais bêche pour bêche. Notre ferme était riche en blé. Jamais avant ni depuis, je n'ai vu dans nos parages de champs aussi beaux, parce que ce fut une année où le temps doux fut propice au développement des cultures, avec suffisamment de pluie pour gonfler la graine mais pas trop pour la pourrir. Dimanche après dimanche, je voyais Gideon sur son chemin vers les Callard, s'arrêter et se pencher au-dessus de la barrière en haut de la  prairie en pente à l'endroit d'où il pouvait voir tout son bien comme un avare son or. Il m'arrivait aussi d'aller avec lui et d'être heureuse de voir un tel contentement  sur le visage de quelqu'un, d'autant plus qu'il s'agissait de celui de Gideon qui avait rarement un air heureux. Une fois qu'il repartait de sa longue foulée en sifflottant doucement, j'allais m'asseoir un petit moment avant de retourner voir Mère. Je me disais que dès qu'il serait marié à Jancis, le blé vendu, la fortune ayant frappé à notre porte, alors enfin il sifflerait franchement à pleins poumons. J'avais hâte que cela se produisît car il me semblait que ce n'était guère sain pour les gens de siffler, chanter ou parler en catimini tout le temps.
                  “Vivement la moisson!” me disais-je et je recommençais à rêver que j'allais devenir belle comme une fée.
                  Mais même en dehors de cette pensée, je me sentais délicieusement bien, rien qu'à contempler le champ de blé que je percevais tel un grand lac sous le vent. Parfois il était calme sans la moindre ondulation, parfois il était parcouru de petites vagues et on pouvait presque s'imaginer que les grosses masses de fleurs sauvages sous les haies, au loin, étaient des nénuphars emportés doucement par les flots; et parfois un gros orage y faisait des creux, comme lors de  l'orage sur la mer  de Galilée qui fut apaisée par le Roi d'Amour. C'est ainsi que semaine après semaine j'observais les semences depuis le moment où toutes avaient été du même vert jusqu'à leurs divers changements devenant soit frippées, soit brunes ou blondes chacune selon sa variété. La nuit, comme s'il y avait une lumière en arrière plan, le champ brillait de cette sorte de doux rayonnement que l'on voit au ver luisant ou au feu follet près des marais. Je n'ai jamais su et ne sais toujours pas, pourquoi le blé brille ainsi les nuits de juillet et d'août,concentrant en lui-même un éclairage lunaire même quand il n'y a pas de lune. Mais la chose était merveilleuse à voir, par une profonde nuit d'été alors que la terre se couvrait d'un silence tel que, même le tremble, cet arbre dont le feuillage bruisse constamment, cessait tout murmure et retenait son souffle comme s'il attendait lui aussi la venue du Seigneur. Je me doute bien que si quelqu'un lit ces lignes, il lui semblera assez bizarre qu'une fille de ferme sache si bien observer les choses autour d'elle, et il est vrai que peu d'entre nous le faisons. C'est que, celles qui habitent une maison qu'elles n'aiment guère, ont tendance à plus regarder dehors que celles qui sont comblées par leur logis. C'est ainsi que, n'étant satisfaite ni de moi-même ni de ma vie, je prenais mon plaisir où je pouvais. J'attendais certains événements avec autant d'impatience qu'une jeune fille son amoureux à la lisière de la forêt. Et ce mûrissement du blé ainsi que son éclat en était un. Il y en avait un autre aussi que j'attendais ardemment et qui arrivait au moment du début des eaux troubles, c'était la merveilleuse vision des libellules  en pleine métamorphose. Nous avions à Sarn une grande quantité de libellules de différentes sortes et de diverses couleurs et tailles. Mais toutes devaient, à la période requise, se hisser hors de leur tombe aquatique, afin de sortir de leur larve dans un travail intense et pénible, et une douleur comme la douleur d'un accouchement pour apparaître dans une gloire qui rappelait celle de la résurrection des morts. Et à partir de la première fois qu'il me fut donné d'assister à cela, pas une année je n'ai manqué de venir revoir cette démonstration de la puissance de Dieu.
                  Je descendis vers l'étang pour cueillir quelques lianes de chèvrefeuilles que je voulais pour attacher des balais. Et devenue triste par les réminiscences de ce  qu'avait dit mademoiselle Dorabella à propos des balais, car, chaque fois, les balais me faisaient y repenser, et voyant que les  eaux commençaient à se troubler, puisqu'il y avait un doux et lent frémissement sur toute la surface de l'étang, je  me dis que ce serait bien d'aller à l'endroit que je savais être rempli de libellules et que je me réconforterais à les voir sortir de leur larve. Si je dis “libellules” c'est parce que je pense que plusieurs d'entre vous ne peuvent savoir, ce que veut dire le nom que nous leur donnons à Sarn. En fait, nous les appelons “lunes de vipère” ou “flambeaux de vipère”, parce que si une vipère se cache dans l'herbe, l'insecte est censée planer au-dessus d'elle pour signaler le danger. Nous nommons l'individu d'une espèce qui a la particularité d'être toute bleue, “martin pêcheur” et celui d'une autre dont le corps est très fin, “aiguille à repriser”. Mère avait coutume de dire à Gideon enfant que s'il ne cessait de faire ses bêtises le diable utiliserait une de ces “aiguilles à repriser” pour lui coudre les oreilles de façon à ce  qu'il ne puisse plus entendre la parole consolatrice de Dieu et que donc il serait damné. Mais je n'ai jamais pu croire que le diable pût avoir un quelconque pouvoir sur une chose aussi belle qu'une libellule.
                  L'été était le meilleur moment de l'année pour notre étang,  quand dans la tranquillité et la chaleur des après-midi, l'eau d'un bleu pâle semblait si agréable et si paisible,  qu'on n'aurait jamais pu croire qu'il était possible de s'y noyer.  Sur son pourtour s'élevaient de grands arbres à la frondaison épaisse, de l'intense couleur verte estivale, immobiles, comme saisis dans un enchantement, étalant leurs ombres colorées sur l'étang, où les cimes se rejoignaient en son milieu. De tous côtés, les notes des petits oiseaux qui ne s'étaient pas encore lassés de chanter, allaient frapper l'eau et le calme était si grand que ces petits chants ténus comme ceux du troglodyte des marais ou du rouge-gorge, s'entendaient parfaitement sur tout l'étang. Même en un jour  aussi torride que celui où je cueillis des lianes de chèvrefeuille, l'air près de l'eau était doux et frais, grisant et vivifiant.
                  Parce que, bien que Sarn fut un endroit assez austère pour y vivre, et même particulièrement morne durant les mois d'hiver, à cette période là, il  délaissait ses songes douloureux et ressemblait à n'importe quelle autre belle étendue de forêts et d'eaux. On voyait tout autour de l'étang les joncs de haute taille surmontés d'une solide tête de plumet brun qui me faisait penser au long manteau que portait mademoiselle Dorabella. À l'intérieur du cercle de joncs se trouvait un cercle de nénuphars, lesquels, à ce moment de l'année étaient la chose la plus splendide de Sarn, et même la plus belle chose que j'ai jamais vue. Les larges feuilles brillantes s'étalaient sereinement sur l'eau et plus sereinement encore, les fleurs jaunes et blanches reposaient sur les feuilles. Quand elles étaient en boutons, elles ressemblaient à des oiseaux blancs ou d'or dormant la tête sous l'aile, ou à quelque chose de gravé dans une pierre brillante, ou encore comme je l'ai dit auparavant, elles étaient comme des gouttes de cire pâle. Mais quand elles se trouvaient en pleine floraison, on ne pouvait les comparer à autre chose qu'à elles-mêmes, et elles étaient d'une telle beauté qu'en les voyant les larmes vous montaient aux yeux. Les jaunes déployaient plus de pétales, on en comptait cinq ou six par nénuphar, tandis que les blancs ouvraient plus largement leurs quatre pétales qui étaient aussi plus grands. Ces pétales étaient, à l'intérieur, d'un blanc étincelant comme le vêtement de ces hommes qui avaient été auprès du Christ en haut de la montagne, et à l'extérieur, ils étaient tachés de vert tendre comme s'ils avaient pris cette couleur des  ombres vertes qui étaient sur l'eau. Certaines libellules avaient aussi cette particularité, parce que leurs ailes de dentelles transparentes étaient parfois parcourues d'un vert moiré.
                  C'est ainsi que l'étang étaient entouré de trois cercles, comme trois fois ensorcelé par un charme. Il y avait d'abord le cercle des chênes et mélèzes, des saules, ormes et hêtres, solennels et solides, qui maintenaient le monde hors du lieu. Puis venait le cercle des joncs soupirant avec douceur, fragiles et épars mais dont les longues ombres tremblantes suffisaient à retenir le charme à l'intérieur.
                  Enfin apparaissait le cercle des nénuphars, ces lys des eaux, qui, je l'ai déjà dit, se trouvaient là comme si Jésus, marchant sur l'eau, les avaient déposés d'une main légère avant de se tourner vers la foule pour lui dire: “Considérez les lys”. Et de peur que leur beauté ne suffise à émouvoir notre âme,  il y avait en dessous de chaque nénuphar, qu'il fût blanc et vert ou d'or pâle, son reflet étincelant, comme s'il s'agissait de son ange.  Et tout au long de ce jour sans le moindre trouble, les nénuphars et leur ange se regardaient l'un l'autre et étaient heureux.
                  Tout autour, voletait une grande quantité de libellules des grandes et des petites. Il y avait les grandes bleues qui étaient si vigoureuses, qu'elles pouvaient voler jusqu'à la cime de l'arbre le plus haut, quand on les effrayait, et il y avait celles qui étaient si minuscules qu'elles semblaient presque trop petites pour être appelées libellules. Il y avait les libellules martin-pêcheur d'un bleu intense, et celles qu'on  surnommait demoiselles, si colorées et brillantes à la façon des céramiques vernissées. Il y en avait un bon nombre aux ailes transparentes sans couleur sinon un léger vert et deux ou trois l'air poudré, comme cela se voit sur les feuilles de saule. Quelques unes étaient de couleur fauve à la façon de certains chats, d'autres étaient couleur rouille ou de la teinte d'une bouilloire en cuivre. Elles faisaient penser à des bijoux ou à ces pierres précieuses qui sont mentionnées dans la Bible. Et le bruit de leurs ailes était assez fort dans les airs, vif et bruissant quand elles s'étaient retrouvées après leur douleur atroce. Par moments, sur un petit morceau de terre moussue entre des arbres elles venaient s'asseoir comme des chats près de l'âtre, très heureuses entre elles et on pouvait presque s'imaginer qu'elles allaient se laver la face et ronronner.
                  Sur un jonc de haute taille près de la rive, j'en trouvai une qui commençait à sortir de sa larve, et je me penchai tout près en retenant mon souffle pour voir le miracle. Déjà la peau qui couvrait ses éblouissants yeux de flamme était aussi fine que du verre, si bien qu'on pouvait les voir briller comme des lampes colorées. En peu de temps la vieille peau craqua et elle sortit la tête. Puis commença la lutte  et le douloureux travail pour libérer, d'abord ses jambes puis ses épaules et ses fragiles ailes froissées. Elle était comme une créature possédée, tantôt semblant tomber dans une grande rage, tantôt impuissante et raide comme un cadavre. Juste avant la fin, elle restait tranquille un bon moment, comme si elle se demandait si elle oserait devenir libre dans un monde tout nouveau. Puis elle envoyait une forte secousse et d'un violent coup sec elle se trouvait délivrée. Elle se mit à grimper un petit bout de chemin sur le jonc, à moitié endormie et fatiguée comme un enfant après une longue journée à la fête foraine et elle s'assoupit un instant tandis que ses ailes commencèrent à grandir. “Wouah! dis-je dans un petit rire et en même temps une sorte de sanglot “Wouah, tu as réussi! cela t'a coûté beaucoup mais tu as gagné la liberté. J'espère que tu auras du bon temps. Je suppose que ce sera ton paradis n'est-ce pas?”
                  Mais bien sûr elle ne pouvait me répondre, à part en laissant grandir ses ailes aussi vite qu'il était possible. Ainsi j'étais là, avec ma brassée de lianes, et elle aussi était là s'agrippant et se mouvant tant bien que mal sur le jonc brun, dans la lumière dorée qui était descendue sur Sarn comme un bienfaisant secours. J'étais en train de perdre mon temps, ce qui, en nos contrées était un péché mortel, et je me retournai pour partir. Mais juste au moment où je me retournai il y eut un bruissement et devant moi se tint Kester Woodseaves.
                  Je décidai de fuir et vraiment si je l'avais vu plus tôt, j'aurais sauté dans l'étang pour qu'il ne pût me voir. Mais il mit sa main sur mon épaule, et quoique douce c'était quand même la main d'un  lutteur à laquelle on ne pouvait résister.
                  _ Quoi donc? vous voulez vous enfuir? Mais pourquoi Prue Sarn? me dit-il
                  Je baissai la tête et c'est là que j'aurais bien voulu être une libellule. Je ne dis rien. J'essayais de me dégager mais sans succès.
                  Il ne fit que rire.
                  _ Je pense, commença-t-il de cette voix qui a elle seule était un été, que ce serait une bien drôle de façon de traiter un gars qui vient pour vous remercier chaleureusement de lui avoir sauvé la vie, Prue Sarn, que de s'en aller comme ça et d'essayer de sauter dans l'étang!
                  Sa main posée sur moi faisait parcourir mon corps de frémissements et j'avais du mal à tenir.
                  _ Que regardiez-vous quand je suis arrivé me demanda-t-il
                  _ La demoiselle libellule qui sortait de son enveloppe
                  _ Une fois sorties, dit-il, elles sont sorties pour de bon. Cela leur coûte cher de devenir libres mais une fois libres elles ne plient jamais leurs ailes.
                  _ En effet, dis-je et certaines d'entre elles vont si haut qu'il m'arrive de penser qu'elles pourraient voleter tout droit au paradis.
                  _ C'est ce que nous aimerions tous faire, j'en suis sûr si nous pouvions choisir notre paradis. Je n'ai pas beaucoup d'attrait pour les routes en or, pour ma part et j'aimerais bien mon paradis avant de mourir.
                  _ Et que serait-il? lui demandai-je, si intéressée que j'en oubliais totalement ma malédiction
                  _ Je n'en suis pas encore tout à fait sûr, me répondit-il mais dans un an peut-être, je le saurais.
                  _ C'est bien long, dis-je en me moquant de lui, d'être en suspens pour choisir son petit bout de paradis;
                  _ Et le vôtre, Prue Sarn pourriez-vous le trouver plus tôt? dit-il
                  Je regardais son manteau vert qui lui donnait un air élégant et je fixais l'endroit à sa gauche entre sa manche et sa poitrine où j'aurais aimé poser ma tête et dit:
                  _ Oui, dis-je j'ai déjà songé au mien.
                  _ Oh! fort bien et qu'est-il?
                  _ J'ai dit que j'y avais déjà songé monsieur Woodseaves, Mais mes pensées sont à moi.
                  Il rit. Puis il me dit
                  _ Vous savez écrire de très belles lettres Prue
                  _ C'étaient les lettres de Gideon
                  _ Je trouve Sarn vraiment gentil de me dire de changer mes chaussettes quand elles sont mouillées. C'est pas souvent qu'on rencontre un homme qui pense à ce genre de détails et Sarn moins qu'un autre j'aurais dit.
                  Il me laissa voir toute la lumière de ses yeux et je baissai la tête ne sachant que répondre
                  _ Et le travail de couture, et la pâte de quetsche et les légumes marinés à moitié du prix du marché, bon je vous avoue que cela me bouleverse, parce que j'ai entendu dire que Sarn était un homme pas facile, dur en marchandage, ne demandant rien et ne donnant rien. Alors qu'un tel homme m'ait fait pareille offre! Je crois l'avoir fort mal jugé.
                  Pendant qu'il parlait je me souvins que j'avais mentionné les chaussettes dans la lettre écrite après la fuite de Jancis. Aussi lui dis-je que c'était Jancis qui avait pensé aux chaussettes.
                  _ Ah oui, c'est donc ça! me dit-il. J'ai bien aimé cette lettre qui venait d'une fille très gentille. Parce que quelle que soit  celle qui l'a écrite, elle l'a bien tournée pour sûr.
                  Il me regarda à nouveau et je ne trouvais rien à répondre.
                  _ “C'est toujours lui que je choisirais dans toute la contrée!” Cette femme a beaucoup de valeur pour un homme, poursuivit-il. ” Et je l'aime au-delà des mots et l'aimerai toujours”. Et voilà ce passage particulier, ” je t'offrirai ma vie avec bonheur et pourrais mourir pour toi d'une morsure de chien ou d'autre chose, mon chéri” J'ai beaucoup aimé cet endroit. Mais maintenant que j'y songe, c'était Sarn qui disait cela à Jancis Beguildy. Que cet homme doit être amoureux. Vous devez être fière de lui Prue Sarn.
                  _ Oh oui bien sûr, répondis-je, les joues en feu.
                  _ Vraiment oui et pas seulement pour ça. Il a de bonnes intuitions pour le choix de textes et Jancis de même. Parce que ce texte “Le Maître est là” se trouvait dans la lettre que Jancis m'a écrite aussi bien que dans celle de Sarn pour Jancis.
                  _ Rien de plus naturel répondis-je
                  _ Je dois aller prêter main forte à Sarn, le jour de l'entr'aide de la moisson, et je me sentirai obligé de le remercier pour toutes ces gentilles pensées à propos de la couture, des pickles et des pâtes de fruit me dit-il
                  _ Oh faites pas ça m'écriai-je sachant combien Gideon en serait furieux.
                  _ Oh que voilà une vilaine fille! me dit-il qui ne veut pas que son frère soit remercié
                  Il avait un air de contentement sur le visage comme s'il avait découvert ce qu'il voulait savoir.
                  _ Bon inutile de feindre plus longtemps, ajouta-t-il c'est vous qui avez écrit les lettres et les avez même imaginées. Et je peux dire que le gars à qui vous pensiez en disant ce que vous avez écrit a bien de la chance quel que soit cet homme.
                  _ Je n'ai pas de fiancé.
                  _  Comment donc? Quel dommage, je vous assure! Mais de toute façon vous avez un ami. Vous pouvez écrire dans votre cahier à votre retour que Kester Woodseaves est votre ami jusqu'à la fin des Temps.
                  Je le remerciai de tout mon cœur pour cela et puis il me demanda si l'on pouvait aller voir s'il y avait d'autres libellules en train de sortir de leur enveloppe. C'est ce que nous fîmes et nous parlâmes agréablement de choses et d'autres. Nous observâmes les libellules qui s'envolaient du haut des joncs et vîmes l'eau frémir dans son trouble et les nénuphars contempler leur ange.
                  Mais ce ne fut qu'après un certain temps qu'il me vint à l'idée de lui demander comment il savait que j'avais un cahier dans lequel j'écrivais. Car, de toute évidence, j'avais du mal à avoir l'esprit clair quand il était près de moi.
                  _ Eh bien me répondit-il, un oiseau me l'a peut-être dit, ou une vieille petite dame qui ressemble à un petit oiseau.
                  _ Mais comment avez-vous réussi à connaître toutes ces autres choses que vous semblez savoir sur moi?
                  _ Eh bien poursuivit-il, il existe deux ou trois personnes qui vous connaissent très bien Prue. Et la plupart de celles qui vous connaissent vous aiment beaucoup. Je suppose que j'ai sondé un peu  leur cœur, si bien que je crois  connaître à peu près tout sur vous, Prue.
                  Il y avait tant de douceur reposante dans ses paroles. Ô et cet été dans sa voix, à ce moment déjà et toujours depuis! J'en oubliais le temps et le reste. Oh! mais oui, quelle horreur j'avais bel et bien oublié la traite! Alors quand je vis la lumière du soir s'allonger sur l'étang, et que j'entendis la brise soulever les feuilles de la forêt je voulus m'en retourner. C'est là qu'il me dit:
                  _ Il y a quelque chose que j'aimerais vous demander
                  Il se tenait près de moi me regardant droit  dans les yeux, car nous étions presque de la même taille même s'il était légèrement plus grand.
                  _ Pourquoi avez-vous fait tout ce que vous avez fait pour moi, le jour du combat de taureau? Pourquoi m'avoir protégé avec un couteau, avoir couru jusqu'à Lullingford et tout cela pour me sauver?
                  Un profond silence s'installa, on n'entendait que le vent dans les branches et le clapotis de l'eau tranquille. Qu'allais-je donc dire? Il lui fallait une réponse je le voyais bien.
                  Alors, je me souvins en voyant les  nénuphars regarder leur ange, que je m'étais  moi-même appelée l'ange de Kester le jour du combat.
                  _ Eh bien c'est simplement que j'ai été votre ange ce jour-là, répondis-je après un long moment. Un pauvre et bien piètre ange à la vérité.
                  _ Si vous avez besoin d'un emploi d'ange, je vous recommanderais me dit-il et bien que ses mots fussent amusants, ses yeux restèrent aussi graves qu'ils pouvaient l'être.
                  Et ensuite après s'être souhaités bonne nuit je partis pour la maison et je l'entendis me crier très fort “pas si piètre que cela, mais pas du tout”
                  Et son rire fusa dans la forêt.

                  #162096
                  BruissementBruissement
                  Participant

                    LIVRE 4
                    Chapitre 1: La Fête de la Moisson

                    De toute ma vie je n'ai vu une moisson de blé pareille à celle-ci. Nous commençâmes la récolte au début du mois d'août  et nous pûmes laisser les meules dans les champs jusqu'au jour de l'entraide pour rentrer la récolte, parce qu'il faisait si beau qu'il n'y avait rien à craindre. La coutume voulait que si un fermier en avait besoin il pouvait fixer un jour où les voisins viendraient l'aider à transporter son grain. Mais pour le reste, le temps avait été si clément que nous fîmes, seuls, le travail. Et cela dès l'aube, sans faute, par ces matins magnifiques  remplis de la forte odeur grisante des blés coupés avec le soleil qui se levait majestueux, tel un cygne dans le vaste ciel sans nuage.
                    Mère était alerte et de bonne humeur, grâce au temps chaud qui était bon pour ses rhumatismes, et aussi parce qu'elle savait que la masse de travail s'allègerait bientôt dès que la récolte serait rentrée. Elle se levait à cinq heures du matin et nous préparait notre petit-déjeuner, ensuite nous partions avec sur le corps juste les vêtements nécessaires pour être décents, emportant avec nous nos gourdes en bois, remplies d'une bière légère. On prévoyait toujours un brassage pour la récolte. Cette année-là, nous en avions préparé beaucoup plus puisqu'il devait y avoir tous les voisins qu'il faudrait désaltérer et nourrir lors de la journée de l'entraide. Toutes les fois que j'ai repensé à cette période j'ai toujours eu  l'impression qu'elle s'était déroulée dans une atmosphère de grâce. Je n'avais jamais vu Gideon si heureux, car deux choses pouvaient le contenter, travailler jusqu'à épuisement et terminer le travail entrepris. Or, voir toute sa ferme entourée de ces nombreuses meules de blé mûr que n'avaient attaqué ni le charançon, ni le mildiou, ni le charbon, voilà qui était pour lui la vie véritable. Il était impatient de mettre toutes ses gerbes à l'abri, mais il nous fallut cependant attendre le jour convenu. Jancis devait venir ce jour-là pour aider à la glane. Et il me semblait que c'était à elle de se trouver tout en haut du chargement avec ces gerbes mûres autour d'elle tant elle paraissait faire partie de la moisson, toute rose et dorée qu'elle était.
                    Quant à moi, j'allais et venais stupéfaite et muette  d'émerveillement, de penser que c'était bien vrai: “Le Maître était là”!  de penser qu'il m'avait regardée et n'avait pas eu de dégoût! De penser que tout ce  temps passé au milieu des libellules, près de l'étang, avait effectivement existé, aussi réel que le pain du jour! Ô comme j'ai chanté par ces aubes fraîches quand la rosée était encore lourde et froide et que le blé bruissait et se mouvait sous la brise matinale!

                    Quand nous partions les feuilles des trèfles blancs à la tardive floraison étaient bien repliées et la fleur du berger, ou pimprenelle était fermée; Je les observais pendant mes quelques minutes de repos, elles s'ouvraient doucement comme des cœurs timides. Alors Mère arrivait avec notre déjeuner, traversant lentement les champs dans ses vêtements noirs comme un petit oiseau au plumage triste, chantant parfois le Pont de Barley de sa vieille petite voix qui était encore agréable. Puis, après la soirée ruisselante de lumière (car chez nous on appelle soirée la période qui suit midi) je voyais la pimprenelle se fermer de nouveau et les feuilles des trèfles blancs se replier, alors que revenait la rosée. C'est là qu'on retournait à la maison pour la traite si c'était notre tour , puis on prenait notre thé dans le champ avant de reprendre le travail. Durant tout  ce temps je pensais à Kester qui devait bientôt travailler à la grande ville sur du tissage de  couleur. Et quand mon cœur insinuait que le travail qu'il ferait, serait aussi bien pour moi que pour lui, j'essayais de l'ignorer, sachant que seul son regard ardent me l'avait laissé supposer, car il ne m'avait rien dit, et il ne fallait pas prendre ses désirs pour des réalités. Cependant je persistais à rêver sur les cinquante livres que j'aurais, qui semblait une immense fortune. Et je faisais des projets sur la façon de me soigner le plus vite possible, si bien que quand Kester reviendrait après son stage au loin, je pourrais me tenir devant lui avec un visage aussi parfait que celui de Felena même, sans son impertinence toutefois.

                    Enfin le jour de l'entraide arriva, et ce fut un formidable jour de beau temps avec un ciel de la couleur d'un bol en porcelaine de Worcester.  Pas moins de cinquante personnes devaient venir en comptant les femmes. Je me levai avant l'aube, plaçant la vaisselle, la nôtre et celle que nous avions empruntée sur des tréteaux dans le verger, j'aidai aussi Gideon à placer les tonneaux de bière dans la cour, prêts pour que les hommes puissent remplir leur gourde de moisson, puis j'allai chercher de l'eau au puits pour le thé. Le verger valait la peine d'être vu une fois que les tréteaux furent garnis (parce que j'ai pu tout installer d'avance sans craindre la pluie tant la journée promettait d'être belle) avec les  chopes et les plats de toutes couleurs,  les quarts de miche brune, les mottes de beurre décorées d'un cygne, et les  rayons de miel, des gâteaux, des pains d'épices, du fromage, des confitures, de la gelée, sans parler du jambon sur un bord de chaque tréteau et d'une pièce de bœuf sur l'autre bord. Même Gideon ne cherchait pas à réduire la nourriture en cette journée. Car c'était une de ces lois à laquelle on ne pouvait contrevenir, qu'au jour de l'entraide tous devaient avoir le ventre plein.

                    Très tôt les chars commencèrent à arriver dans la cour, avec un bruit solennel et joyeux. Ils étaient tirés par une paire de chevaux ou de bœufs. Chaque fermier venait avec ses propres ouvriers agricoles et un char ou parfois deux. Les attelages étaient décorés de rubans et de fleurs, certains portaient des écriteaux tels que “Chance pour notre Jour” ou “Que Dieu bénisse la Récolte”. C'était une belle chose à voir que ces lourds chevaux avec une crinière qui leur descendait au bas des pattes, et dont la robe avait été peignée jusqu'à ce qu'elle brillât comme du satin, marchant  fièrement comme Lucifer, sachant parfaitement le temps qu'il avait fallu aux hommes pour leur tresser des rubans. Les bœufs valaient le coup d'œil aussi, avec leurs cornes décorées et, autour de l'encolure, de lourds colliers d'œillets de poète, de clématites des haies et d'épis. Le Meunier fut parmi les premiers, avec son chariot et le vieux cheval de coche, ce qu'il avait de mieux le pauvre. Et ils firent du très bon travail eux aussi, c'est incroyable ce qu'on peut charger sur un chariot en rehaussant les bords de planches supplémentaires.

                    Il était temps pour moi d'aller saluer mes invités aussi demandai-je à Tim du Meunier de faire attention aux tréteaux et le laissai, assis au bout de l'un d'eux, avec un casse-croûte au pâté dont la moitié était déjà dans la bouche, prêt à faire fuir oiseaux, chats et chiens ou même les lutins du pays des fées. Le bouvier de Plash avait joliment agrémenté ses bêtes de roseaux qui dodelinaient sur leurs cornes et c'étaient Sukey et Moll qui les montaient. Leur mère ne devait arriver qu'assez tard aussi étaient-elles aussi hardies que les pinsons des montagnes. Puis Felena arriva sur le poney hirsute du berger, entourée de paniers pour y déposer les dernières gerbes glanées. Quand je la vis, avec ses yeux verts brillants comme des joyaux dans son visage bruni par le soleil, avec ses longues épaules minces, ses lèvres rouges, j'espérais presque que Kester oublierait de venir. Madame Beguildy vint avec Jancis mais pas monsieur Beguildy. Leur cousin qui avait eu une terrible rage de dents arriva avec sa femme. Puis nous vîmes les Callards, tous serrés dans une grande charrette de moisson, avec un filet au-dessus des cinq enfants qui paraissaient ainsi comme des petits veaux qu'on menait au marché. Le grand-père Callard était assis près de son fils, habillé de sa plus belle veste haute en couleurs et d'un chapeau de feutre malgré la chaleur. Un petit bouquet était accroché à son chapeau qu'il retira pour nous saluer avec, comme un jeunot, quand leur charrette crissante arriva à la barrière de la cour et il criait:
                    _ Moisson! moisson! On a jamais eu pareil temps divin!
                    Il disait ce mot de moisson à la façon ancienne. Alors vint le Sacristain grand et en noir, un peu acerbe mais, de son âge, le meilleur homme à la ronde avec une fourche. Sa femme portait un large tablier en vichy bleu, muni de grandes poches pour la glane ce qui la rendait plus imposante que jamais. C'était un blasphème que d'évoquer sa glane comme si Salomon dans toute sa gloire avait porté un tablier pour rassembler des gerbes.
                    Tivvy portait de beaux vêtements comme cela se faisait chez les jeunes filles en pareille situation, assez rare déjà, car à part à l'église où tout était caché par le banc, en dehors  du bonnet en quelle autre occasion aurait-on pu montrer sa robe à volants ou sa robe courte?
                    Tivvy portait un chapeau de paille doublé de mousseline, une robe courte avec une rose sur la poitrine, des chaussettes blanches  et des sandales noires. Jancis était ravissante au-delà de toute expression, dans sa robe de popeline bleue et son chapeau tandis que Sukey et Moll étaient vêtues d'une robe étroite en coton blanc, parsemée de roses rouges.

                    Les enfants Callard couraient partout comme une nuée de petits poussins que l'on sort du panier, mais Tim du Meunier se tint tranquille et réservé, fier qu'il était qu'on lui ait fait confiance pour la garde du  festin. Je dois dire que la femme du meunier et Polly avaient été les premières venues avec le meunier lui-même et Sammy le fils du Sacristain, un étrange gars long comme une anguille, dont la bouche contenait le double de dents nécessaires et la tête un amoncellement de versets prêts à jaillir au moindre  prétexte et capables de vous heurter comme un hanneton par un soir d'été. C'était comme si tous les textes jamais lus par son père étaient logés dans sa grosse tête, si bien qu'il en trouvait toujours un de circonstance.
                    “Prions le maître de la moisson d'envoyer des ouvriers dans sa moisson” disait-il. Mais ce païen du Pichet de Cidre, dont la femme s'occupait du bar pour qu'il pût venir, Gideon étant censé devenir un bon client par la suite,  l'interrompit  rapidement:
                    _ Commence pas tes prières avant que j'ai bu mon quart, dit-il, parce que les gens pourraient répondre puisque t'es l'fils du Sacristain et j'ai très soif.
                    Les hommes s'assemblèrent près des tonneaux de bière, et comme d'autres arrivaient encore ils se servirent. Towler vint et le berger, maître de Felena, un grand homme brun, tout en os, marchant avec sa houlette, qui est un bâton d'un bon mètre quatre-vingts, qu'il tenait par le milieu.
                    _ Alors Berger, claironna le grand-père Callard, t'a pas encore vu le soleil danser sur tes montagnes au matin de Pâques?
                    Le Berger ne fit aucune attention à cette remarque, étant habitué  à vivre au milieu de ses moutons il était presqu'aussi silencieux que le Meunier, pas tout à fait cependant, puisque personne ne pouvait battre le Meunier sur ce terrain. Mais le père de Moll et Sukey intervint:
                    _ Non, mais sa femme, elle, elle voit la lune danser, à la Saint-Jean comme on le sait ben.
                    _ Quand elle danse avec le diable hurla Sukey
                    _ Et pas qu'avec le diable ajouta la femme du Sacristain.
                    Felena fit comme si elle ne prêtait pas attention à la remarque. Mais étant près de moi, je l'entendis murmurer qu'elle préférait pouvoir danser, quel que fût le danseur, souple et  vive qu'elle était plutôt que d'avoir la raideur d'une pierre tombale comme cette femme du Sacristain.
                    _ Elle l'ammena sur les hauts lieux de Baal, Nombre vingt-deux, commença Sammy. Et après cela il semblait qu'il n'y avait plus rien à en dire.
                    Gideon arriva pour distribuer le travail à chacun et il avait belle allure dans sa jolie blouse propre, bien brodée avec les manches relevées qui laissaient voir ses bras forts, et la fourche sur l'épaule.
                    _ Maintenant patron, claironna le vieux Callard, qu'est-ce qu'te vas me donner à faire,
                    _ Tu s'ras en haut de la charrette, répondit le Sacristain, si t'es capable d'attraper aussi vite que j'envoie.
                    Il y eut un grand rire, parce que personne n'aimait faire le travail d'assembler les gerbes envoyées par Sexton qui était le meilleur lanceur de toute la région et infatigable.
                    _ Oh intervint l'homme du  Pichet du Cidre, on vous placera sur le cheval du premier char comme porte-bonheur, n'est-ce pas les gars?  Vous pourrez crier “hue” et “dia” et vous serez plus utile qu'aucun d'entre nous
                    Le vieil homme prit ces dires comme un grand compliment et exigea de son fils qu'il le hissât sur ce cheval.
                    _ Bon les gars dit Gideon on ferait mieux de s'y mettre si on veut rentrer la moisson aujourd'hui.
                    _ Moisson! Moisson! criait le vieux Callard “hue!”
                    Obéissant à l'injonction, le cheval de tête partit devant et tous les chars et charrettes avancèrent lentement près de la maison. Mère se tenait sur le seuil, dodelinant de la tête, souriant et disant:
                    _ Merci pour votre aide! Mon fils Sarn vous en est reconnaissant!

                    C'est ainsi que nous partîmes sous un ciel bleu, pour rentrer la récolte à la ferme, les grands chars écrasant les chaumes de leurs roues robustes, le grand-père Callard criant “dia” quand il voulait dire “hue”, un peu grisé par la joie, semant une grande confusion parmi les chevaux qui ne savaient plus trop quoi faire. Les autres suivaient à pied, éparpillés à travers champs dans leurs couleurs vives, enfants et chiens courant partout pendant que dans la grange les hommes se concertaient pour la mise en place de la récolte, plaçant des rondins pour maintenir toute la construction, voulant que tout fût prêt avant la venue du premier char qui serait rempli de grain jusqu'en haut, puis ils se tinrent appuyé sur leur fourche discutant du travail de la journée, chacun étant aussi préoccupé de la récolte que si cela avait été la sienne, et aussi content de la valeur du blé que s'il avait été le sien. Parce que c'était la manière de ce temps-là de vivre la journée de l'entraide, la fête de la moisson.

                    À la pause de midi, je montai sur la plus haute pâture pour voir si Kester arrivait. Je le vis en effet, traverser les lointaines prairies par un petit sentier, et je fus si longtemps à le regarder, lui qui représentait l'univers pour moi, que le travail avait déjà repris quand je revins. Quel spectacle, de cet endroit, en une si belle journée! La ferme était maintenant enfouie sous le blé, elle ressemblait à un monceau d'or entouré de la forêt sombre et des prairies. Et les vives couleurs des robes des femmes, les blouses crème et deux ou trois chemises colorées des hommes, les chevaux  brillants, les bœufs sombres, les gerbes dorées avec leurs ombres bleues, les hauts chargements tout d'or dans les charrettes, faisaient un tableau d'une beauté rare, qu'au cours d'une vie on ne voyait pas souvent du moins en ces jours-là.
                    La joie s'entendait aussi. Les voix tintaient si douces dans l'air léger et tranquille. Je percevais les “hue” et “dia” du vieux Callard, les cris des autres hommes, le rire cristallin de Jancis en réponse à quelques mots de Gideon et les cris des enfants “Maman j'ai deux paniers pleins maintenant!” “Maman j'ai trouvé six épis ensemble!” De la grange arrivaient les voix lointaines des assembleurs de meules et de temps en temps le roucoulement d'un pigeon me parvenait des bois profonds, là où l'étang se reposait, lisse comme du verre et parfois c'était le cri d'un geai ou l'éclat de rire d'un pic-vert. Pas un nuage ne troublait le ciel, ni le moindre mouvement ne remuait l'air autour des haies feuillues. Et voilà que deux champs plus loin, puis un seul champ, et maintenant dans le même champ se trouvait l'homme auquel je ne pouvais penser qu'en ces termes: “Le Maître est là”

                    Il m'avait vue de loin et agitait son chapeau, si bien que cette tête si bien faite se trouvait nue avec ses cheveux sombres que l'on avait envie de caresser.  Je descendis de ma haute prairie vers le char de Gideon, sachant que Kester viendrait y prendre les ordres du maître du jour.
                    Quelques plaisanteries fusèrent à l'arrivée de Kester si en retard.
                    _ Le Tisserand a oublié la date, aurait pu venir demain tant qu'à faire!
                    _ Sois pas si en avance, Tisserand, viens plutôt le lundi des labours…
                    _ Il est en retard, mais l'est plein de force et d'énergie et il vient avec la vigueur de la jeunesse répliqua le vieux Callard, car personne de cette famille ne voulait entendre un seul mot contre Kester.
                    _ “Le dernier sera le premier et le premier le dernier” Matthieu chapitre vingt appuya Sammy
                    _ Bonne chance pour ce jour patron! dit Kester à Gideon qui répondit:
                    _ Merci, c'est gentil d'être venu.
                    _ Que dois-je faire?
                    _ Déjà participé à une moisson?
                    _ Oui
                    _ Savez-vous utiliser une fourche?
                    _ Oui
                    _ Ben alors, remplacez moi, le temps que j'aille voir où ça en est ailleurs. C'est le Sacristain qu'est de l'aut'  côté et c'est un lanceur terriblement rapide. Mais y'a pas besoin d'être aussi rapide pour le jeune Callard et Towler.
                    _ Et faites attention à pas aller trop loin avec la fourche quand la charge est en bas, dit le vieux Callard, pa'ce que j'me souviens d'un gars qu'avait fait ça et qu'avait transpercé l'aut' gars. Ah! comme un toast avec une broche à toast l'était le pauv' gars, et hurlant tellement, que l'attelage affolé déguerpit le gardant avec la fourche plantée.
                    Cependant Kester s'y prit bien et ne fit de toast de personne. De temps à autre il me lançait un regard rieur, et une fois, alors que
                    la charrette vide se faisait attendre, il vint où j'étais en train de glaner et me dit:
                    _ Toujours un peu à me fuir, je vois Prue Sarn, au lieu de vous éloigner c'est vous rapprocher qui serait mieux.
                    Je rangeais les épis dans un sens et dans l'autre sans trouver un mot à dire.
                    Puis, avec un petit rire au fond de sa voix qui était cependant pleine de tendresse il me dit posément:
                    _ “Là, là mon chéri! Personne ne te fera du mal maintenant!”
                    Toute la puissance de vie de cette homme s'était rassemblée dans ses yeux qui me regardaient intensément. Ainsi, il avait entendu! Il paraît que ça arrive chez des gens qu'on croirait mort. Il avait entendu et retenu les mots que j'avais prononcés quand sa tête se trouvait sur ma poitrine et que mon cœur était tout plein d'amour. Que pouvais-je répondre? Rien. Où aurais-je pu cacher mon visage brûlant et le soustraire à l'intensité de son regard? Absolument nullepart.
                    _ Hé! Tisserand! appelèrent les gars. La charrette arrive et on t'attend!
                    Cependant il poursuivit:
                    _ Je n'ai jamais connu l'amour d'une mère ni d'une sœur, ni même d'une fiancée, me dit-il avec douceur et une peine  sincère, qui rendait ses mots plus poignants, mais si je les avais connus, je les aurais oubliés tous les trois, quand tu prononças ces paroles pour moi, Prue Sarn!
                    Puis il se retourna vivement et revint à la charrette.
                    Quel jour que celui-ci! Un jour en or? Je pensais qu'il était d'or! Je glanais et glanais et c'était comme si chaque brassée était un trésor précieux qui me venait du paradis.
                    Presque tous les champs étaient vides et propres quand nous prîmes le thé sous l'ombrage de la haie, parce qu'il ne faisait pas plus frais, alors que les ombres s'allongeaient. C'était un de ces jours de mi-septembre où toute la chaleur rassemblée de l'été semblait se répandre et se prodiguer par amour des grains dorés.

                    Le soleil était au plus bas dans le ciel, de même que la bière de la moisson dans le tonneau, lorsque Mère fit résonner le plateau pour que je vîns l'aider avec les bouilloires pour le souper. Les hommes étaient en train de remplir le dernier char, aussi dis-je à Tim, qui s'était montré un bon gardien digne de confiance,  d'aller au champ pour qu'il pût revenir en haut du chargement comme les autres enfants, en triomphe. Puis nous apportâmes dans le verger, les  bouilloires et le tonneau de la bière brassée maison, bonne et très forte celle-là et commençâmes à couper la viande et le pain.
                    Nous les entendîmes crier depuis les champs et en un instant le plus gros char fut là, tiré par les bœufs de Jancis et ceux de Plash, le grand-père Callard conduisait, tous les enfants étaient sur le haut du chargement avec Jancis et ils agitaient des branches et des bouquets de coquelicots tandis que Gideon qui semblait plus grand dans sa blouse, marchait heureux et solennel à côté du char.
                    Ah! chers amis comme les larmes peuvent couler! Des larmes de joie comme Mère et moi en versâmes ce jour-là pour tous ces bienfaits et des larmes tout autres pour ce qui arriva plus tard. Car si, au beau milieu de ce jour magnifique et doré, étaient apparus un souffle de vent puis un grondement, de lourds nuages noirs courant dans le  ciel, une soudaine obscurité transpercée d'éclairs et du tonnerre, cela n'aurait pas pu être pire ni plus inattendu que l'orage qui éclata sur nous peu après.

                    Le char entra  et tous les gens qui le suivaient chantaient et criaient jusqu'à ce qu'ils furent à la porte de la grange. Là se trouvait le pasteur pour bénir le blé et Mère et moi étions à côté de lui.
                    _ Chers amis dit-il remercions pour le pain quotidien!
                    et tous répondirent:
                    _ Nous remercions le Seigneur
                    _ Que Dieu bénisse le blé et le maître de Sarn continua le pasteur, et que ses bonnes actions reviennent à lui comme la colombe à sa montagne.
                    _ Amen dirent les gens
                    _ Madame Sarn me prit de vous dire que le festin est prévu dans le verger et vous y êtes tous conviés, continua le pasteur.
                    Gideon s'avança et dit:
                    _ La récolte est rentrée, chers amis et je vous remercie de tout cœur. Que chacun d'entre vous qui m'avez prêté main forte, me réclame un travail à  faire à partir de maintenant jusqu'à ce que j'aie payé ma dette.
                    Nous nous assîmes près des tréteaux dans la longue lumière du couchant. Du moins c'est ce que firent les gens sauf nous, occupées que nous étions à verser le thé de nos bouilloires, nous n'avions pas le temps de nous asseoir.
                    _ Dis donc Tisserand, dit le patron du Pichet de Cidre, j'ai entendu dire qu'ils essaient de te compliquer la vie pour avoir  fait arrêter le combat de taureau. Moi j'ai pas de rancune pour sûr
                    _ Moi non plus, dit Towler, j'aime les hommes qui aiment les chiens
                    _ Moi non plus s'exclama monsieur Callard depuis l'autre table
                    _ Mais continua le patron du Pichet de Cidre y'en a d'aut' qu'on peut pas tenir enchaînés. Je les entends dans le bar la nuit. Oh! j'dis rien! Ah c'est comme ça un patron ça doit rester aussi muet qu'un chien mais il a de bonnes oreilles. Bref, ils te veulent pas du bien Tisserand. Y cherche à t'enlever tout ton travail et s'ils peuvent te nuire à toi et à ceux qui te sont chers ils le f'ront. Ils ont même monté le Châtelain contre toi.
                    _ Je le sais répondit Kester mais merci bien tout de même. C'était le châtelain qui m'a mis en retard aujourd'hui. Il voulait acheter ma maison. Rien n'y faisait il la voulait absolument. Il savait parfaitement qu'en me l'achetant, je ne pourrais plus rester dans la région puisque tout appartient à lui ou à ses amis. Il m'en a offert un très bon prix.
                    _ Tu vas te laisser tenter?
                    _ Oh! que non! Je resterai là.
                    Il y avait quelque chose qui m'était bien agréable dans la façon qu'il avait eu de dire cela. C'était comme s'il construisait une tour devant mes yeux, un refuge. Il pouvait bien partir quelque temps, même un an, mais pour le cours de sa vie il avait l'intention de rester. Et ce n'était qu'à une vingtaine de kilomètres d'ici, moins encore à vol d'oiseau.
                    _ Et vous  aussi, Prue Sarn, vous feriez bien de faire attention  reprit le  patron du Pichet de Cidre. Grimble  a très mal pris que vous ayez saigné son chien. C'est que je dois dire vous y êtes pas allée de main morte . Je suis sûr qu'un fermier s'rait content de vous avoir quand il tue ses bêtes, et même comme assistante d'un docteur vous seriez très utile.
                    Ma femme m'a dit qu'elle en a pas cru ses yeux quand Prue Sarn a planté le couteau, poursuivit l'homme. Elle a pensé qu'elle voyait un fantôme qu'elle m'a dit et qu'une plume aurait pu la faire tomber parc'qu'elle était sous le choc qu'elle m'a dit. Ce qui prouve que ça a été quelque chose parce que c'est pas facile de renverser ma femme, vu qu'elle est ronde comme une boule.
                    _ J'aurais tant aimé être là, dit Sukey, en une minute j'aurais tué le chien avec un couteau pour vous, monsieur Woodseaves. Qu'est-ce que je vous ai donné à la soirée d'amour du filage des Beguildy, monsieur Woodseaves?
                    _ Venez jouer avec nous à la ronde où on embrasse qui l'on veut, après  le repas, monsieur Woodseaves!
                    Felena se pencha en avant à travers la table étroite et dit
                    _ Jouerez-vous? Viendrez-vous  jouer Tisserand?
                    Juste à ce moment quelqu'un appela de l'autre table
                    _ Chut chut! Le Sacristain va dire quelques mots.

                    Quand le Sacristain parla, les quatre murs de l'église, semblèrent s'élever autour de nous et on put en sentir l'odeur d'humidité et de moisi et y entendre les mouches cogner les vitres. Car qu'il dise “Il prit avec lui une femme et engendra Aminadab” ou “Le bol en or s'est cassé” ou parler à une fête de la moisson, c'était tout pareil.
                    “_ Mes amis commença le Sacristain, Nous avons passé une bonne journée. Je suis certain qu'il n'y a personne parmi nous qui n'ait sué son content, même le grand-père Callard l'a fait.
                    _ Oh oui! j'ai bien sué s'exclama le vieil homme tout content!
                    _ Et nous voilà maintenant à nous réjouir devant cette bonne nourriture et cette bonne boisson et après on fera un jeu ou deux.
                    “Le peuple s'assit pour manger et boire et se leva pour se divertir” Exode chapitre trente-deux
                    Là c'était Sammy.
                    Le Sacristain parut très en colère contre sa femme comme pour lui dire: Arrête  Sammy!
                    _ Tais-toi Sammy, silence voyons! ton père est en train de parler. N'oublie pas que tu sais que reprendre les mots de ta mémoire tandis que ton père les rend tout neufs à mesure qu'il parle.
                    Elle se rassit pour admirer son mari, sans rien voir d'autre, fascinée comme un chat devant le bruissement d'une roue en mouvement.
                    _ Je disais donc reprit le Sacristain, que nous avions passé une belle journée et que Sarn a eu une bonne récolte et pourquoi je vous le demande? Parce que c'est un homme travailleur, sa sœur est travailleuse et sa mère est travailleuse. On ne pourrait trouver de famille plus travailleuse dans les dix paroisses alentours. Pas comme certain que je pourrais nommer, qui ne fait jamais rien de ses mains, toujours à se dorloter parmi ses vieux livres malfaisants. Oui, il y en bien un que je pourrais nommer, dont je ne vois pas la figure parmi vous et à qui un peu de travail pourrait être salutaire. Mais oui chers voisins, nous connaissons bien l'adage “Dieu aide ceux qui s'aident eux-mêmes” et en les regardant avec leur grange pleine de blé on se rend compte que c'est bien vrai. Et nous te souhaitons beaucoup de bonnes choses Sarn et j'espère que la jeune demoiselle sera travailleuse aussi. Parce que j'ai entendu dire que le prochain rendez-vous à Sarn ce sera pour un mariage. Que cela apporte plus de prospérité et non moins, malgré ce qu'on peut en penser bien sûr, sachant bien d'où elle vient et que les chiens ne font pas des chats…
                    Par bonheur, au moment où il s'engageait sur cette voie, il y eut de l'agitation et quelqu'un à l'autre table avertit:
                    _ Y'a deux cavaliers au portail.
                    Alors apparurent le jeune châtelain et mademoiselle Dorabella. Ils traversèrent le verger au trot et le jeune homme dit: “Bonsoir à tous et bonne chance pour le blé!”
                    Parce qu'il était à tu et à toi avec les villageois ce qui le rendait bien sympathique à tous.
                    Mademoiselle Dorabella avait l'air d'avoir oublié sa querelle avec Gideon. Elle s'avança jusqu'à sa table en souriant et ses yeux noirs brillaient.
                    _ Eh bien Sarn, commença-t-elle, je vois que vous avez travaillé à la prospérité de votre ferme. Vous avez eu une prodigieuse récolte. Allez-vous nous offrir de la bière de moisson pour que l'on trinque à votre richesse?
                    Je voyais bien qu'elle l'admirait parce qu'elle le prenait pour un homme fort, ce qu'il était effectivement. Je n'en ai rencontré qu'un qui fût plus fort que lui. Et je voyais aussi que le châtelain avait incité sa fille à se réconcilier avec Gideon et avait envoyé le jeune Camperdine pour qu'il s'en assurât, parce que le mépris dont elle l'avait abreuvé au Pichet de Cidre était de notoriété publique et le châtelain ne pouvait guère se permettre de perdre un homme susceptible de compter dans le pays. Gideon la regarda droit dans les yeux l'air maussade. Mais elle continua de sourire à tout cela, l'air un brin conquérant et un brin plaidant. Puis on lui servit une bonne mesure pleine de bière et elle dit:
                    _ Richesse et prospérité, à toi Sarn
                    Et elle avala le tout, car elle pouvait en la matière, rivaliser avec n'importe quel homme, il faut dire qu'en ces jours-là il n'était pas si loin le temps où la bière avait été la boisson du petit-déjeuner pour toute femme. Puis elle rendit sa chope en étain, se pencha en avant et tendit la main dont elle enleva le gant et  dit:
                    _ Votre main Sarn!
                    Bon, il se rendit ne pouvant refuser la main d'une dame. Aussi la prit-il dans sa forte poigne et le jeune Camperdine acquiesça de la tête comme pour dire qu'elle en avait fait suffisamment et elle remit son gant. Pendant tout ce temps je voyais Jancis qui la regardait d'une manière qui montrait qu'elle la craignait et ne pouvait la supporter. Mais regardant tour à tour mademoiselle Dorabella qui arborait une sorte de froide élégance et Jancis si douce et délicieusement rose, il ne m'apparaissait pas que Jancis dût avoir peur d'elle. On donna aussi de la bière au jeune Camperdine et après l'avoir bue en portant un toast, il dit:
                    _ J'avais pensé que Beguildy serait peut-être là, mais je ne l'aperçois pas
                    Madame Beguildy se leva fit une révérence,
                    _ Non, monsieur, il est pas là même s'il aurait dû. Inutile d'aller le chercher à la maison, monsieur, vous le trouverez pas. Mais plutôt dans une semaine.
                    Je me disais que c'était rudement intelligent de la part de madame Beguildy. Elle voulait donner à Gideon et Jancis du temps pour eux et éloigner le jeune homme, pendant qu'elle aurait le temps de se débrouiller avec Beguildy.
                    _ Fort bien, répondit le jeune homme tandis que Dorabella et lui repartaient à cheval:
                    _ Dans une semaine, et j'espère qu'il y aura Vénus!
                    Jancis commença à glousser bêtement à cette évocation. Elle le faisait chaque fois que cette sotte affaire revenait sur le tapis. Ce qui lui paraissait amusant c'est que la personne que le jeune Camperdine réclamait avec tant d'impatience était justement celle que sa cousine avait tant raillée avec mépris et que, de plus, elle se trouvait là, à table, pendant toute la conversation. Mais je m'étais tassée sur le banc pour paraître petite et pour qu'il ne vît pas ma silhouette, si bien que Jancis repartit d'un nouvel éclat de rire et dit que je ressemblais à une poule  en train de couver. Nous nous moquâmes un peu du jeune châtelain. Puis madame Beguildy vint vers nous, très ennuyée à propos de ce qu'il fallait faire avec Beguildy jusqu'au jour du mariage. Tout  à coup, elle eut une idée et se mit à rire et à se frapper la cuisse comme une folle.
                    _ Et voilà, j'ai trouvé dit-elle, J'vais demander à ma cousine de Lullingford, qui est là par la grâce de Dieu, d'envoyer un message à mon maître pour lui dire que son homme est malade (il faut que'j'trouve que'que chose de grave) et qu'il y a pas de remède sauf le vieux traitement bien connu, qui consiste à avaler sept miches d'une même fournée faites par le septième enfant d'un septième enfant et ma cousine s'ra prête à donner pas mal d'argent (c'est toi qui paiera Jancis après ton mariage, t'auras bien l'argent du beurre ou d'aut'chose). Et voilà il partira de-ci de-là chercher le septième du septième et ça s'ra pas facile, mais on s'ra tranquille jusqu'à la saint Michel.
                    _ Oh! mère dit Jancis en l'embrassant, t'aurais dû être un grand général pour accompagner Lord Wellington et semer des pièges aux Français!
                    Tout fut planifié avant le début des jeux et de la danse, et je me sentis un peu peinée pour Beguildy jusqu'à ce que je me rappelle que c'était un vieil homme bien méchant qui voulait vendre son enfant sans son consentement.
                    Après tout cela, il commençait à faire noir et la lune était levée, grosse et pleine. Ils se mirent à douze gars ensemble plutôt parmi les plus âgés ou d'âge moyen pour siffler pour la danse.
                    On dansait dans la grange parmi les tas de blé doré, après avoir balayé la paille sur le sol. Le vieux Callard avait été choisi comme siffleur et il en était très fier, parce qu'étant le plus âgé c'était à lui que revenait le choix des mélodies et il battait la mesure, c'est ainsi qu'il pouvait se dire que,  toute cette joie répandue dépendait un peu de lui, ce qui fait tant plaisir aux personnes âgées.
                    _ “Le Pont de Barley!” dit-il
                    La jolie rengaine s'éleva limpide dans l'air calme. Je me tenais debout sous un des tas et je regardais. C'était une joyeuse vision. Gideon dansait tenant étroitement et fortement Jancis. La femme du Sacristain voguait et Felena aussi sautillait, gracieuse comme une fée. Mère même tourna et fit quelques pas de danse.
                    Les douze gars sifflaient comme un nid de grives, assis sur l'une des charrettes vides.
                    “Ouvrez les portes aussi larges que le ciel”
                    lorsque Kester me trouva.
                    _ Alors c'est donc là que tu es, me dit-il, tu ne danses pas?
                    _ Non
                    _ Pour quelle raison?
                    _ Je ne suis pas comme les autres filles.
                    Il réfléchit un peu là-dessus puis me dit
                    _ Bien il me faut y aller. Je pars faire l'apprenti pendant dix mois pour apprendre le tissage fantaisie à Londres. Ensuite je pourrais faire mon travail à la maison et je me fiche de Grimble et de son groupe. Le tissage fantaisie rapportera pas mal d'argent et je pourrais l'envoyer tous les deux ou trois mois par coche.
                    _ Quand seras-tu de retour, demandai-je comme si je me noyais.
                    _ Je reviendrai à la prochaine fête d'août, et il faudra qu'on cause un peu, Prue Sarn.
                    _Tu oublieras peut-être…
                    _ Pas du tout!
                    _ Bon que Dieu te bénisse dis-je.
                    _ Toi aussi.
                    Il se retourna pour partir mais se ravisant, il ajouta
                    _ Mais c'est un peu bête de ne pas vouloir danser, dit-il. Une jeune femme pourvue d'une silhouette aussi féérique qu'une floraison du pommier!
                    Il eut un petit rire et s'en alla.
                    Ainsi il savait à propos de Vénus! Oh j'en restais muette de honte! J'étais également en colère contre Jancis, qui avait dû parler, même si elle ne voulait pas l'avouer, se contentant de rire bêtement et de dire qu'il avait sans doute remarquer mes jolies formes à travers mes vêtements, ce qui me rendit encore plus honteuse et gênée.

                    Mère se sentit fatiguée et me demanda de l'aider à se coucher. Puis ce fut de sa fenêtre que je me mis à regarder sur la cour de la grange, dont on avait tout ôté sauf une énorme meule, pour la peupler de formes sombres. Comme je me tenais là, soudain Gideon et Jancis apparurent au coin de la maison et comme ils avançaient lentement se regardant l'un l'autre sans se préoccuper du reste, j'entendis clairement Gideon dire:” oh!  Jancis je veux être sûr de ce qui m'appartient! Demain soir quand ton père partira, fais-moi rentrer chez toi.
                    Je n'entendis pas sa réponse, parce qu'ils avaient dépassé la fenêtre, et d'ailleurs je me reculai parce que je ne voulais pas être indiscrète. Qu'y avait-il donc dans son esprit! Il ne pouvait pas faire confiance à son amour chéri! Je me disais que, bon ce n'était peut-être pas grave, puisqu'ils allaient bientôt se marier. Et vraiment, que ce fût conforme ou non à ce que disait l'église, j'étais tout de même contente que Gideon montrât quelque sentiment humain. Il semblait parfois un homme si froid.

                    Une fois que tout le monde fut parti et que les tables rentrées furent préservées de la rosée, l'aube arrivait déjà. Aussi montai-je au grenier écrire dans mon cahier. Mais d'abord je pris une feuille de papier sur laquelle j'apposais d'une écriture nette:
                    “Une silhouette aussi féérique qu'une floraison du pommier!”
                    C'est de moi qu'il parle, pauvre Prue Sarn!” me répétais-je sans cesse.
                    Et une étincelle commença de luire dans mon cœur, aussi chaude et agréable qu'un bon feu.
                    Car qu'y a-t-il d'autre sur cette terre ou au ciel qui puisse se comparer à ce moment où l'on sait qu'on a trouvé grâce aux yeux de celui qu'on aime, de celui qu'on voudrait pour maître? Je cessais de me demander ce qu'il pouvait  bien penser de mon bec-de-lièvre, puisque d'évidence il n'y pensait même pas. Il me revint en mémoire une chose qu'il m'avait dite, quand nous observions les libellules, à propos du péché. Il avait dit que si l'on y songeait sérieusement, cela n'existait tout simplement pas. Le péché disparaît comme l'enveloppe de la libellule quand, luttant pour s'en dégager, elle devient libre. Alors pourquoi donc vouloir encore s'intéresser à cette enveloppe au moment où l'on pouvait admirer l'insecte dans ses  brillantes couleurs. C'était peut-être ainsi qu'il me voyait. Ma lèvre hideuse était, comme il semblerait, mon péché, bien que d'une sorte plutôt innocente. C'était mon péché et tout le reste de ma personne était ma droiture et ma gloire, et le moyen que j'avais de le rendre heureux. Je pleurais longtemps d'une joie totale, et un tel bonheur surgit en moi, me traversant toute qu'il semblait que mon sang  même en était renouvelé et je le sentis si pur et si fort que j'eus l'impression qu'il pouvait me guérir de mon mal. Cela fut sans doute un peu vrai puisque ma lèvre ne parut jamais aussi laide depuis ce jour-là.

                    Le matin arriva frais et délicieux et les corneilles se répandirent par un ciel venteux sur nos champs plein de chaume, avec des croassements satisfaits et tranquilles éparpillés ici et là. En allant à la traite, je m'arrêtai près de la grange pour remercier pour le blé. Pourquoi alors en cet instant ai-je pensé à ces mots: “Le précieux fléau”? Pourquoi ai-je pensé à cela que les hommes veulent engranger avec leur récolte et chérir,  bien que ce ne soit que comme un feu de paille dans une meule de foin. Pourquoi une horreur glacée tourmenta mon cœur, où tout souriait de joie et de chaleur, comme un coup de froid s'abat sur un bout de jardin un soir d'automne, alors que les dahlias sont dans leur plus glorieuse floraison, d'un rouge de vigne et d'un or pur, chaque pied bien en place fleurissant au-dessus du mur avec des abeilles qui les butinent, si bien que le matin suivant tout a la tristesse de l'hiver?

                    #162097
                    BruissementBruissement
                    Participant

                      LIVRE 4
                      Chapitre 2: Beguildy à la recherche du septième enfant

                      Le soir de ce jour précisément, madame Beguildy rapporta le prétendu message à son mari et c'est ainsi que, le jour qui suivit celui de l'entraide à la moisson, Beguildy partit, plein de son importance, son bâton de bouleau à la main, pour chercher le septième enfant et rapporter le pain. C'était Jancis qui, ce matin-là était venue nous en informer, je lui dis que je ne trouvais pas cela bien de tromper ainsi le pauvre homme mais Jancis répondit: “Y'a pas de mal! Ça le rend heureux et on lui donnera de l'argent s'il trouve le septième enfant, alors quoi de mieux pour lui?”

                      Elle était jolie comme un œillet, cette Jancis. Elle resta un moment pour nous aider à la vaisselle, puis tandis que j'allais travailler, elle s'assit dans la cuisine pour coudre un ourlet à sa robe de mariée. Après le thé quand elle repartit, Gideon lui dit:
                      “J'pense qu't'as pas oublié”.
                      Ses joues se colorèrent prenant la teinte rose de la fleur de laurier et elle partit en courant lelong du sentier forestier. Après le souper, Gideon me dit, l'air de rien, “Si j'suis pas rentré et qu'tu veux aller t'coucher, t'as qu'à laisser la clé au-dessus de la porte de l'étable”.
                      Je répondis que je le ferais et n'ajoutai rien d'autre. Je le vis cependant se raser de près et mettre sa blouse du dimanche, aussi je sus que, quelle que fût la date prévue par le pasteur pour le mariage, le mariage aurait lieu ce soir et j'allai chercher une rose pour la mettre à sa veste. Quand il la vit, il eut l'air gêné, mais je  lui dis que, quand un gars allait voir sa fiancée dans les jours qui précèdaient leur mariage, il était d'usage de porter une fleur. Cela sembla lui redonner son assurance, il supposa que je n'avais rien deviné et il partit, sifflant haut et gaiement, par le chemin du bois où les feuilles commençaient à rougir et d'où l'on entendait des soupirs ici et là, prémisses d'un automne qui arrivait et où les marrons tombaient avec un petit bruit sec, pour les garçons qui voudraient jouer au conquérant sans restriction aucune.
                      Triste, et même très triste, me fut la vue du sentier forestier quand la haute silhouette de Gideon fut passée et que je prêtais l'oreille au clapotis de l'étang, à la barque heurtant les marches et au hululement d'une chouette. Je me demandais pourquoi tout était si triste alors que la date du mariage était fixée pour bientôt, que  de belles roses étaient à leur apogée, que le blé était rentré et qu'en mon cœur le maître était venu! Et pourtant,  une sensation de mort planait  sur cette  soirée. Je fis un tour pour m'assurer que tout allait bien. Mère était endormie, silhouette sombre, petite et tranquille dans son grand lit. Bendigo était à l'étable confortablement installé, car  comme il était vieux et fatigué, on  l'y mettait avant octobre. Tout allait bien et je me demandais quel était donc ce mal que je pressentais dans l'air. Je le sus assez vite, même si, quelque temps encore, la vie se poursuivit selon son cours habituel. Chaque nuit, je plaçais la clé au-dessus de la porte de l'étable sans rien dire. Chaque matin le lit de Gideon était complètement défait mais je savais qu'il n'y avait pas dormi. Il sifflait aussi allègrement que n'importe qui maintenant et ne le faisait plus dans sa barbe comme avant. J'étais heureuse pour lui et contente de tout préparer pour la venue de Jancis. Le couple devait dormir dans la chambre d'amis qui n'avait pas été utilisée depuis de nombreuses années et qui était dans un mauvais état. Aussi avais-je acheté, avec l'argent du beurre, quelques rouleaux de papier peint bon marché, et je papiétais à l'insu de Gideon. Mère était dans la confidence,  elle était venue voir et elle avait applaudi en disant:
                      _ “Regarde-moi ça, quel joli papier peint! Tu travailles bien ma chérie. Des roses et tout! À mon avis  les roses portent chance. Ta tante Dorcas avait eu des roses dans sa chambre de mariée et elle a pas eu d'enfant mort ou malade ou qui pleurait. Je me rappelle qu'elle en avait plaisanté en disant “Aucun ne meurt ou pleure”. J'espère que les enfants de Sarn vont pas trop pleurer pa'ce que je supporte pas qu'un enfant pleure. Sarn avait tant hurlé, c'était affreux à entendre. Il tapait contre le berceau de façon terrible. Il fallait toujours qu'il obtienne bien vite ce qu'il voulait et si ça venait pas il oubliait pas et pouvait pleurer toute la journée pour l'avoir.”
                      Le jour où madame Beguildy entra chez nous en trombe, l'air hagard, la chambre était déjà entièrement papiétée et il me restait à poser une petite pièce de calicot chatoyant sur la coiffeuse.
                      Le temps était encore superbe, de petits oiseaux voletaient autour des  nouvelles meules et les premières pommes commençaient à tomber. Ce fut de bonne heure le matin qu'elle arriva. J'étais en train de faire le beurre. Je n'avais pas vu Gideon, car il s'était pris un casse-croûte et était parti labourer un champ. J'étais donc dans la laiterie quand madame Beguildy se rua chez nous.
                      _ Oh! ma pauvre, s'écria-t-elle, ma pauvre, le pire qui pouvait arriver est arrivé!
                      _ Sapristi! de quoi parlez-vous?
                      J'étais effrayée à la vue de son visage.
                      _ Il est revenu!
                      _ Qui? Pas monsieur Beguildy?
                      _ Si! lui-même. Et tout allait si bien. Parti pour quinze jours que j'pensais. Et nos deux tourtereaux si beaux ensemble. J'aurais jamais cru que Sarn pouvait être si aimable avec quelqu'un comme il a été avec moi, et Jancis radieuse comme une Reine de Mai. Mère, qu'elle me disait, j'suis plus heureuse que j'aurais cru possible. Ah! et ton frère aussi était heureux! Il a pu voir  que ses doutes et ses  craintes à propos du jeune Camperdine avaient pas lieu d'être. Si j'l'avais pas laissé venir il aurait pu croire  que le jeune homme fréquentait not' maison. C'était la meilleure façon. Plus quelqu'un veut quelque chose plus il croit que les autres aussi veulent cette chose. Mais quand il a vu que tout était juste et sans détours, lui aussi il a été juste et  sans détours. Mère, qu'il m'a dit, parce que, c'est vrai, c'est c'que j'allais devenir bientôt  devant Dieu et les anges bénis, Mère, qui'm dit, laissez-moi rester cette nuit et les suivantes jusqu'au mariage. C'est que, c'est pour bientôt, qu'il disait, sinon j'aurais pas demandé et puis, elle est d'accord. Alors je leur ai donné not' chambre et j'ai dormi sur le lit de Jancis à la cuisine. Je leur ai mis ma meilleure courtepointe et mes plus beaux draps ceux qu'avaient pas de reprise et une descente de lit sur le sol. Et puis, j'ai tué une volaille et leur ai concocté une bonne  sauce. Ben après j'les ai laissés entre eux à souper devant le feu et j'suis partie bien qu'y m'avaient gentiment demandé de rester. Mais une nuit de noce c'est une nuit de noce, alliance au doigt ou pas. Et quand ils allaient au lit, j'rangeais tout et j'faisais la vaisselle . Je venais d'l'avoir faite et je m'étais assise près du feu en pensant au temps où j'm'étais mariée avec Beguildy, et comme ç'avait été un beau jeune homme comme c'est difficile à croire maintenant, mais il a pas mérité mon attachement ce méchant vieil  homme ronchon. Donc j'étais assise-là à me dire qui faudrait que j'aille tirer le verrou et racler le feu, quand j'ai entendu un petit bruit dehors et vl'a que Beguildy entre. J'en s'rais tombée par terre.
                      _ Bon femme qui'm'dis où est Jancis?
                      _ Elle dort que'j'dis.
                      _ Et depuis quand tu donnes à la fille not'chambre et toi du dors dans son lit?
                      Là-dessus, il fonça dans la chambre où étaient les jeunes. L'enfer s'ouvrit, pour sûr. Il a lancé d'affreuses imprécations sur Sarn comme j'en ai jamais entendu et en entendrai jamais.
                      _ Et avec toutes tes astuces, t'auras pas la fille en mariage a dit Beguildy
                      _ Vous pouvez rien arrêter a répondu Sarn, aucun pouvoir au monde peut rien arrêter maintenant.
                      _ Pourtant, c'est c'que j'veux, a dit le maître, est-ce que j't'ai pas maudit par le feu et par l'eau. J't'ai pas déjà dit que t'étais né sous la planète de quat' sous et que tu peux pas garder ton argent? J't'ai pas déjà dit que tu s'ras pauvre dans la vie et que tu mourras par l'eau? Hein?
                      _ C'est dommage pour vous a dit Sarn, tout intelligent que vous êtes, vous vous êtes trompé, la récolte est rentrée et j'suis riche.
                      _ t'as pas le dixième, non, le centième de la fortune du jeune châtelain. Ses poches s'ront pleines d'argent français,  a hurlé Beguildy et t'auras pas ma fille, Sarn.
                      _ Apparemment, j'l'ai déjà, répondit Sarn d'un calme inébranlable. Et ça, ça a mis Beguildy en fureur, il a attrapé l'arme qu'était près de la fenêtre toute prête pour tirer sur les renards et est venu sur ton frère la crosse en avant.
                      _ Mon Dieu! dis-je
                      _ Tu peux l'dire, Prue Sarn, continua madame Beguildy. J'ai hurlé, Jancis aussi, et depuis la cuisine j'ai couru dans la chambre, pa'c'que j'étais restée en dehors jusque-là, pensant qu'ça plairait pas à Sarn qu'était dans ses vêtements de nuit, et même s'il était aussi agréable que j'pouvais le souhaiter je voulais pas le gêner plus qu'il l'était déjà. Mais avant que j'arrive, Sarn avait déjà cogné mon homme qu'était allongé par terre comme une bûche et c'était bien mérité. Pa'ce que Beguildy c'est un méchant homme, très têtu et qui traîne sa rancune année après année. Je crois que ça a commencé quand ton père lui a redemandé une couronne qu'il lui avait prêtée alors que Beguildy avait supposé qu'il la lui avait donnée. Oui, ça a beau être mon homme, j'peux dire qu'il est terrible quand il a du ressentiment. Bref, Sarn l'avait mis KO et il me dit “prenez-lui les pieds, Mère, on va l'mettre à la cuisine, parc'que mort ou vif, j'veux plus qui m'dérange cette nuit.” Oui.  C'est c'qu'il a dit et aussi “j'serais peut-être pendu pour ça mais cette nuit j'veux pas être dérangé”. Ton frère est aussi froid et tranquille qu'un étang gelé mais c'est un homme redoutable quand on le provoque. Alors j'ai aspergé d'eau mon homme et lui ai fait boire de l'alcool et en peu de temps il s'est remis, mais avant, j'avais pris la précaution de l'attacher dans le lit. Il s'est débattu de toutes ses forces mais la corde était solide et à force de lui donner de l'alcool il a fini par se calmer et s'endormir. Si bien qu'au matin quand ton frère est reparti, je l'ai détaché et quand il s'est réveillé je lui ai demandé ce qui avait bien pu le faire rentrer plus tôt. Il m'a répondu que les mauvaises nouvelles voyagaient vite et qu'il  avait des oreilles après tout, il était à peine arrivé à hauteur de chez Mallard vers les montagnes quand un homme lui a dit que Sarn dormait chez lui. Les gens ça fouine partout! J'lui ai fait son petit déjeuner et il est sorti. Calme, il était bien trop calme, alors j'suis venue te prévenir, parce que, quand il a cette colère froide il peut être dangereux.”

                      Je la rassurais, lui disant que je ne voyais pas quel tort pouvait faire un vieil  homme tel que lui, d'autant qu'on savait bien que ses sorts et tous ses trucs, n'étaient que sornettes risibles rien de plus? Mais cela ne réussit pas à la convaincre, elle continuait à répéter que du mal se préparait, et voulait que Dieu fasse que le jour du mariage arrive vite, puis elle repartit chez elle, en se tordant les mains, l'air aussi hagard qu'à son arrivée, tandis que des mèches de ses cheveux voltigeaient sous un vent d'orage.

                      Car en effet, une véritable tempête, qui avait débuté deux ou trois jours auparavant, s'installait et elle soufflait sur la paille éparse des champs et celle qui voletait en débris dans la grange, l'air en était saturé, sale et suffocant. Je partis dans le champ trouver Gideon et je dus m'approcher au plus près et crier pour qu'il pût m'entendre. Les rugissements venus des cimes des arbres  aussi impressionnants que le bruit d'un barrage après la fonte des neiges et les hurlements sortis des cheminées, vous faisaient apprécier d'être entre quatre murs et sous un toit. Je demandais à Gideon au moment où l'on prenait notre thé, s'il pensait que le vent  pouvait soulever le faîte des meules? Il me dit que non, ils étaient très lourds. Il ne restait plus que deux jours avant la venue du marchand qui fixerait le prix du grain et seulement trois avant le mariage. Sachant cela et étant tranquillisée à propos de Beguildy, qui ne s'était pas trop ressenti du coup reçu, j'écoutais le vent avec plaisir, et fit quelques toasts en pensant à Kester. Assurément ce mugissement du vent dans la cheminée est bien plaisant quand tout va bien. Je proposais d'aller se coucher tôt, et Gideon acquiesça puisque nous avions activement travaillé et que la récolte était à l'abri. Aussi allâmes-nous au lit dès huit heures, et je m'endormis aussitôt, le bruit sourd et continu de la tempête dans les oreilles.

                      Quand, tout à coup, je me réveillai en sursaut, avec l'impression que le Jugement dernier venait d'arriver. Je vis une forte lumière et j'entendis un grondement oppressant ainsi que des coups à la porte et des cris dans la nuit. Je restais allongée, abasourdie, récitant le “Notre Père” aussi vite que possible, en regrettant de ne pas avoir été plus régulière à l'église. Puis je perçus la voix de Gideon appelant de la fenêtre et d'autres voix en bas et l'une d'entre elles était celle du Sammy du Sacristain. Cela me réconforta au milieu de ma peur irraisonnée, car je me disais que Sammy saurait bien trouver le verset adéquat et le prononcer  même lors de la nuit du Jugement dernier. Parce que nous étions bien en pleine nuit, et même au début de celle-ci, puisqu'on se rendit compte après coup, qu'il y avait eu à peine deux heures qu'on s'était couchés. Gideon se précipita dehors et m'appela en passant près de ma porte. Je me levai donc et m'habillai, décidant qu'il valait mieux être vêtue, Jugement dernier ou pas, même si, sur les  tableaux, les rachetés étaient représentés dans leurs vêtements de nuit. Il  me semblait qu'en attendant d'aller au paradis, j'aurais tout de même, du mal à me sentir à l'aise, debout, devant Sammy, en chemise de nuit.
                      Je descendis l'escalier en courant, sortis dehors et je vis. J'eus alors le sentiment que même la fin du monde aurait été préférable, parce qu'alors on aurait été pourvus en tout, sans plus de récolte à fournir, sans argent à gagner dans le travail et la peine. Et tous auraient été à la même enseigne alors que là c'était pour nous seulement, ce malheur qui nous écrasait comme la roue d'une charrette écrase un fétu de paille.
                      Car le terrible rugissement, c'était notre blé qui brûlait. C'était la moisson toute entière, le travail de toutes ces années, le fond de l'âme de Gideon et tout notre avenir. On ne voyait ni cieux ébranlés, ni étoiles en flammes, signes avant-coureurs de la fin du monde, ni la trompette retentissante de l'archange au milieu des nations tremblantes. C'était seulement le blé. Seulement, tout ce qu'on avait. Seulement, ce qui aurait pu faire de Gideon un homme bon, un homme amoureux, puisqu'ayant réussi il aurait pu cesser de nous rendre esclaves et se serait contenté de travailler raisonnablement comme tout le monde. Seulement ce blé, qui voulait dire un peu de confort pour Mère, un peu d'espoir pour moi. Seulement ce blé, qui aurait donné à Jancis des enfants chéris et sa place au foyer et un peu d'amour,  peut-être. Ô mon âme, c'était le blé!  je m'accrochais à la barrière de la cour et sentis mes cheveux soulevés par ce vent terriblement chaud. Des silhouettes noires couraient dans la lumière rouge, comme dans un tableau sur l'enfer. Mais, elles ne servaient à rien, totalement inutiles. Le vent prodigieux hurlait et poursuivait sa route, attisant le feu. Je vis que tout avait commencé avec l'orge qui se trouvait à l'ouest de la grange, direction d'où venait le vent. Il n'y avait plus d'orge maintenant. À la place où elle avait été se trouvaient deux hautes constructions rondes faites de feu rougi à blanc, absolument effrayantes à voir, étant de la taille et de la forme des meules mais faites de feu liquide. Il n'y avait plus de matière en elles et c'était stupéfiant de les voir debout. De temps à autre une partie de ce feu liquide tombait sans bruit et l'on pouvait distinguer à l'intérieur des cavités de cendre grise, un feu rouge et menaçant qui couvait. Voilà ce que pourrait bien être le monde, à la fin des temps, quand il  sera embrasé par un feu intense. Il continuera peut-être, comme il l'a toujours fait, seulement ce ne sera plus cette terre entourée de brumes, ce globe accueillant peint sur son pourtour, de charmants motifs de mers bleues, de vertes montagnes. Ce sera une substance gâtée par le feu comme une pomme se gâte quand les guêpes y sont entrées, et qu'elle devient légère, vide et sans intérêt.     
                      C'est ainsi que notre orge, tombait sans bruit comme par une force invisible. La voir disparaître de cette façon était pire que si elle s'était effondrée d'une seule masse, car alors on aurait pu encore y discerner comme une meule. Tout cela avait l'air d'une farce de quelque démon qui aurait dit: “Ben qu'attendez-vous? voilà vos meules d'orge, faites-en du pain et mangez-le”. Je regardais ces deux démons côte à côte, arrondis et de la taille de nos bonnes meules d'orge, et je me remémorais l'orge, oh! la belle orge scintillant sous un vent d'aurore! Je rappelais à mon souvenir le labourage en vue de sa culture, entouré de tant d'espérance, puis sa semence, entre les semailles du blé d'hiver et celles du blé d'été, Gideon et moi montant et descendant les champs avec les sacs de semences jetés sur l'épaule ou avec le profond récipient rond qui contenait assez de graines pour une traversée aller-retour du champ, alors que nous balancions nos bras d'un grand geste généreux, comme si nous nourrissions le monde entier, activité que j'ai toujours eu plaisir à regarder.
                      Car, la récolte, bien qu'elle soit belle à voir en tant que résultat de tout le travail de l'année dans la ferme, contient quelque chose d'avide et de mesquin comparée au geste ample de semer. On doit se pencher sur cette récolte, ramener les gerbes vers soi, les tenir contre sa poitrine, jalousement, les attraper et les emporter. Il y a, selon moi, une sorte de dureté à récolter avec la faucille, chose qu'on ne retrouve pas avec la faux, qui est un large mouvement de destruction dépourvu d'amour ou de colère, comme le jugement de Dieu. De même le battage est un acte tout de colère, mais sans aucune volonté ou désir de posséder ou de garder, alors que récolter est toute avidité tandis que semer est don total. C'est ainsi que vous allez, montant et descendant, les larges champs, portant ces graines que vous avez épargnées avec tant de soin, après les avoir soustraites à la balle et conservées pour ce moment. Et quoique, cela soit tout ce qu'il vous reste, vous n'y attachez pas d'importance, vous les prenez à pleines mains pour les lancer au large, sans l'intention d'en conserver un peu. Vous continuez droit devant, et plus votre main en est remplie plus vous vous réjouissez, et vous les envoyez au loin, d'un côté puis de l'autre, au point qu'une personne, non au fait des usages campagnards, vous prendrait pour un fou. Car on dirait que vous nourrissez tous les oiseaux de la contrée, puisqu'en effet, toute une nuée de corneilles se pressent dans les sillons ainsi que des étourneaux et quantité de petits oiseaux qui ne sont pas des volailles bonnes  à manger.
                      C'est une merveille de voir la semence dorée jetée en l'air dans la lumière du soleil, éparpillée ici et là  par un léger vent de printemps; ou s'il s'agit du blé d'hiver, vraisemblablement par une tranquille journée sombre, aux couleurs et à l'odeur moelleuses d'une vieille bière brune.
                      J'étais toujours partante pour les semailles, alors que Gideon n'y attachait pas d'importance et même s'y montrait plutôt réticent, lançant les graines dans une envolée retenue, et peu fournie si bien qu'il gâchait la terre et le travail.  C'est à cela que je pensais, et aussi aux délicieuses soirées, que Mère et moi aimions passer à admirer les petites pousses d'orge, brillantes et éparses, qui ensuite s'étoffaient, jusqu'à ce que la terre brune devînt entièrement verte, puis qui jaillissaient plus hautes et plus brillantes, épaisses et pointues, et qui enfin étant devenues encore plus longues et douces, se laissaient traverser par le vent, comme une étendue d'eau sur laquelle  un bateau trace un sillon, et qui trouvaient alors à s'exprimer d'une seule voix et d'un seul chant en offrant leurs épis verts tressés au mûrissement, élaboré jusqu'à la perfection d'un or lumineux tout de pureté comme si Dieu venait à peine de retirer sa main au-dessus d'elles. Feuilles d'or, tiges d'or, épis d'or dont les longues barbes aussi, étaient  d'or. Cependant cet or-là était plein d'innocence, pas comme l'autre,  le fléau. Oh comme je me souvenais bien de ces tranquilles matinées de dimanches, quand j'allais au puits et que je laissais un moment mes seaux pour  déambuler près des champs de céréales étendus sous le vaste ciel bleu pâle tels des créatures satisfaites qui se reposaient. Alentour, des petits oiseaux gazouillaient leur contentement, une brise faisait onduler les plantes, des corneilles volaient bien haut dans le ciel et une seconde floraison or pâle du chèvrefeuille faisait face au bleu du ciel. Il y avait une chaleur qui vous enveloppait et le don princier des senteurs de blé. Quelle autre fragrance pouvait lui être comparée? Il s'y mêlaient tant d'odeurs,  qui dépassaient toutes les autres senteurs. On y trouvait un peu d'été et du givre, de l'eau, et la quintessence de la pierre que le blé puisait par ses tiges creuses, on y devinait l'odeur de pain, de la vie pour les hommes et les bêtes.

                      Toutes  ces pensées m'étaient venues, en désordre et confusément, tandis que je m'agrippais à la barrière, le visage fouetté par le vent brûlant, trop anéantie pour bouger. Il existe des malheurs qui vous dynamisent et vous font vous précipiter pour sauver votre vie, mais il y en a d'autres, qui sont plus durs encore et vous ôtent la force de faire quoi que ce soit. Car une sidération s'abat sur vous, comme sur le lapin quand la belette l'a repéré et qu'il sait que plus rien n'est possible.

                      Le feu se trouvait maintenant dans les plus grandes meules de blé. Il passa et elles ne furent plus. Bientôt elles deviendraient comme l'orge. C'étaient de bonnes meules, de celles qui montaient aussi hauts qu'il était possible sans danger, et solidement étayées, parce qu'on avait eu une telle récolte, qu'on ne pouvait trouver de la place qu'en montant les meules. C'était aussi du bon blé, à la tige longue et sans trace de mildiou. Ce blé nous avait pris à tous deux le plus clair de notre temps, en semailles, en récolte et, en chargement sur les plus gros chars, il avait pris la journée entière. Et maintenant il n'était plus! Il n'était plus qu'un grand amas de feu avec les formes noires  de deux meules et bientôt le feu passerait et il n'en sortirait plus de bruit, seuls resteraient deux abris gris blanc pour les démons avec de sinistres lueurs rouges au milieu sur les lieux effondrés. Il y avait d'autres meules de blé sur les bords mais les prochaines meules qui allaient s'enflammer étaient celles d'avoine. Cette avoine délicate, si pâle et fine comme de la fougère qu'une dame mettrait volontiers sur sa table!

                      Comme elle était belle cette  avoine, si raffinée et jolie, prenant les teintes dorées de toutes les herbes à la mi-été. J'ai toujours préféré l'avoine à toutes les céréales. Et soudain, j'eus un cœur de mère pour ces avoines. Le feu pouvait prendre le blé et l'orge mais il ne prendrait pas mon avoine. Je grimpai sur la barrière et me mis à courir vers les petites silhouettes qui s'agitaient. J'attrapai Gideon par la manche et lui criai:
                      _ Tu dois sauver l'avoine! Oh sauve l'avoine  si jolie et si fine!
                      Mais il ne répondit rien. Il était en train de travailler comme un fou, et je vis que c'était justement l'avoine qu'il essayait de sauver, l'avoine et les meules de blé en bordure. Sammy et lui creusaient, entre les meules intactes et celles dévorées par le feu, des tranchées, qu'il faudrait remplir d'eau.
                      _ Où est Tivvy? demandai-je car maintenant j'avais repris mes esprits et j'avais besoin de toute l'aide possible.
                      _ à la recherche de Père, répondit Sammy suant et grommelant tout en maniant sa pelle car le feu gagnait du terrain.
                      _ Est-ce que je prends Bendigo pour aller chercher de l'aide, ai-je demandé, ou bien je prends les seaux pour commencer à aller chercher de l'eau?
                      _ Oui, ça! affirma Sammy, Fais ça, pour l'aide ce sera beaucoup trop tard.

                      Gideon ne dit pas un mot. Il était dévasté par une folie sourde, mais il travaillait comme dix hommes. Que ce fut à cause de l'horreur en son esprit, du stress du travail ou de l'intense chaleur du feu, la sueur dégoulinait de son visage en rigoles et ses vêtements étaient ruisselants d'eau. Ainsi trempé et tout près du feu, il se trouvait enveloppé dans un nuage de vapeur, ce qui lui conférait un aspect étrange. Il donnait l'impression d'être sous une malédiction ou même, déjà en enfer.

                      Je libérais Bendigo, les moutons et les bœufs à demi-fous de frayeur dans leurs abris pour les laisser partir dans la forêt. Je réveillai Mère et lui dit de s'habiller et d'aller à l'étang puiser de l'eau pendant qu'on ferait une chaîne avec les baquets qui seraient envoyés de main en main. Je rassemblais tout ce qu'on avait en seaux et baquets et réalisais qu'il était bien dommage d'avoir tant d'eau dans l'étang et de ne pouvoir éteindre notre incendie qu'à la mesure de ces pauvres récipients. Voilà, me suis-je dit depuis lors, quand les gens ronchonnent pour ceci ou cela et ne sont pas heureux, ce n'est pas tant la faute de la création, qui est comme un grand lac qui recèle tout ce dont ils ont besoin, mais c'est la faute de la petitesse de leurs baquets.

                      Mère vint avec moi comme une enfant, très désemparée et silencieuse.
                      _ Est-ce que je dois puiser maintenant Prue? me demanda-t-elle
                      _ Oui, tu peux commencer pour que tous les seaux soient prêts, ai-je répondu. Mais le moment où il faudra puiser le plus vite que tu pourras, c'est dans deux ou trois minutes quand on viendra.
                      _ Maintenant Sarn, dit Sammy, arrête de creuser,  faut qu'on aille chercher l'eau.
                      Car, quoique la chose pût paraître incroyable, en cette terrible nuit, ce ne fut pas Gideon qui donnait des ordres mais Sammy ou moi. Gideon faisait avec frénésie ce qu'il y avait à faire et continuait tant que c'était utile, travaillant comme un bœuf  au battage du blé. Il jeta la pelle à l'intervention de Sammy et vint avec nous à l'étang.
                      Mère peinait à puiser. Elle paraissait de plus en plus petite à mesure que l'inquiétude s'épaississait autour d'elle, comme une personne qui aurait avalé une potion magique pour devenir invisible. Elle ne ressemblait à rien de plus qu'à ces petits oiseaux bruns qui viennent se  reposer un peu près de l'eau, au cours de leur voyage et puis repartent vers une destination que personne ne connaît.
                      _ Dieu merci, voilà Père, s'écria Sammy. Ce fut un bon gars cette nuit-là, notre Sammy, et tant que le feu dura il ne cita qu'un seul texte,  assez impressionnant du reste: “l'incendie s'attise en brûlant”, quoique, sans doute il avait dû penser à bon nombre d'entre eux.
                      C'était bien vrai, le Sacristain déboulait du bois suivi de près par Tivvy et assez loin derrière, une voix mécontente nous parvenait par le vent, c'était celle de la femme du Sacristain qui pestait de se retrouver seule.
                      _ Maintenant, intervint Sammy, que Père aille dans la cour lancer l'eau pour juguler le feu, que Tivvy rassemble les seaux vides et court les porter à madame Sarn, quant à toi, moi et Prue, on devra courir apporter les seaux remplis. Je pensais qu'on aurait pu faire une chaîne et apporter l'eau de main en main mais on est trop peu.
                      Alors pour la première fois, Gideon s'exprima:
                      _ Jamais, dit-il, jamais je n'ai eu beaucoup d'aide autour de moi, il n'y a eu que moi et ces deux-là.
                      Après ça il mit son bras au travers du visage, comme il avait coutume de le faire, petit, quand les  choses allaient mal et il pleura.
                      Oh! il n'est facile pour personne de supporter de voir ainsi un grand et fort gaillard d'homme pleurer comme un petit garçon!
                      _ Voyons! voyons! Sarn! commença le Sacristain, aussi bouleversé que nous, il faut te reprendre et continuer, “Dieu a donné et Dieu a repris”
                      À ces mots Gideon revint à lui.
                      _ Dieu? Non c'est pas Dieu! C'est Beguildy. Quand les meules seront sauvées, j'irai le chercher et le rôtir.
                      Aucun de mes mots ne pourraient transcrire le ton effroyable que prit Gideon pour dire cela. J'aurais voulu lui demander comment il pouvait le savoir si toutefois il le savait vraiment, mais nous n'avions pas le temps de parler. On allait et venait en courant avec deux seaux pleins chacun, ce qui après une heure, suffit à épuiser un homme fort, alors une femme! Transporter des seaux d'eau est un travail aisé, quand il n'y a pas à se presser ou quand on utilise un joug pour le faire. Mais courir en titubant à travers une chaleur intense, ce que l'on fit un long moment, en sachant que si l'on s'arrêtait, l'avoine partirait en fumée, voire même si l'on ne s'arrêtait pas, était bien suffisant pour couper tout élan à n'importe qui.
                      L'avoine disparut. Le feu sauta le fossé et voilà,  un nouveau  brasier énorme apparut. Je perdis tout courage après cela, et si j'ai continué à courir c'était sans espoir aucun.
                      _ Oh j'suis tellement fatiguée, dit pauvre Mère, mais je ne pouvais pas la laisser se reposer
                      _ Si on peut rien sauver, dis-je, tu seras encore obligée de soigner les cochons, Mère;
                      C'est pourquoi, elle pencha à nouveau son pauvre vieux dos, se tenant à moitié dans l'eau malgré ses rhumatismes. Un cri retentit pour commander de sauver la grange, car si la grange était perdue, la maison le serait aussi. À cette nouvelle, Mère cessa de puiser l'eau, je fus obligée d'appeler Tivvy pour la remplacer, et nous ramenâmes nous-mêmes nos seaux vides. Une fois en levant les yeux j'aperçus Mère en train de sortir des choses de la maison. Plus tard, je vis qu'il s'agissait de sa couture, de la bassine en cuivre pour les confitures, d'un échantillon de couture qu'elle avait fait petite, et d'une image de Père découpée dans du papier noir, faite par le beau-frère du pasteur, qui était à moitié étranger. Les gens pensaient qu'il devait être un peu simple d'esprit pour jouer avec des ciseaux et du papier comme un enfant, bien qu'ils admettaient qu'il l'avait fait fort bien, ils se disaient qu'étant en partie étranger il ne savait rien faire d'autre. Alors que Mère avait eu terriblement peur de Père vivant, elle chérissait cette image de façon la plus étrange. Il en était ainsi des autres choses, et six pots de pâte de prune et Pussy dans son panier.

                      Ce ne fut qu'à l'aube, quand le vent s'arrêta et qu'une pluie fine commença à tomber qu'on vint à bout de l'incendie. Il s'était enfin éteint et nous réussîmes  à sauver la grange et la maison. La lumière rouge disparut du ciel et l'embrasement quitta l'étang. Car durant toute la nuit, l'eau de l'étang avait donné l'impression de brûler aussi, transformée qu'elle était par le reflet des flammes. Tout ce qu'on y voyait, était confus et sens dessus dessous, les flammes rouges et jaunes, la fumée enflée par le vent, les meules chauffées à blanc, creuses et inclinées, la ferme et la grange et nos petites silhouettes noires comme des marionnettes dans toute cette agitation.

                      Peu de temps après la fin de l'incendie, arriva la femme du sacritain. Elle avait eu peur de Bendigo, piétinant et reniflant à travers bois, si bien qu'elle l'avait pris pour le Chasseur Noir. Les bois de Sarn, qui étaient très anciens, contenaient de nombreux arbres creux, aussi se réfugia-t-elle dans l'un d'eux et y resta jusqu'à l'apparition du jour. Mais alors, une fois dedans, elle eut beaucoup de mal à en sortir étant plus corpulente qu'une personne ordinaire et ayant l'habitude  de se mettre plusieurs couches de vêtements. Du coup si le stress et la peur lui avaient permis de se faufiler dans la cavité, il ne lui fut pas facile de s'en extirper dans son sang-froid. Cependant une fois arrivée, elle se mit aussitôt à nous préparer un petit-déjeuner, et vraiment nous en avions bien besoin, pas seulement pour réparer l'effort passé mais aussi pour pouvoir faire face à la journée qui venait.
                      _ Oh! dit-elle regardez-vous Tivvy et Prue, vous êtes aussi blanches que des fantômes! et vous madame Sarn vous devriez être au lit, et c'est là que vous irez dès que vous aurez mangé et bu un peu. Et quant à toi Sarn! oh! quel homme! quel homme tu me fais plus peur encore que Bendigo, ah oui! vraiment! Et vous mes chers hommes? Installez-vous maintenant, installez-vous et venez boire et manger!
                      Elle disait cela exactement comme elle aurait dit ” Prenez place pour le jeu des Couleurs Précieuses”
                      _ Ce que j'aimerais savoir, dit Mère, c'est comment Sexton et Sammy ont su que nos meules étaient en feu?
                      _ J'l'ai su répondit Sammy, parce que Tivvy et moi, comme on revenait tard du moulin, on a vu Beguildy qui arrivait lentement sur le chemin, l'air de prendre des précautions. Alors j'ai dit à Tivvy qu'on allait le suivre, ça fait un moment que j'ai un œil sur ce méchant vieil homme qui ne suit pas les voies du Seigneur. “C'est à leurs fruits que vous les reconnaitrez”. Et puis ça paraissait bien bizarre de sa part de venir voir Sarn à pareille heure, vu qu'il a l'habitude de se coucher tôt. Alors, on l'a suivi en gardant une bonne distance. Et juste au moment où on atteignait la lisière du bois, on a vu une formidable flamme qui venait du côté le plus loin de la cour et une minute après on voyait Beguildy revenir en courant sur le chemin du bois, on a juste eu le temps de se cacher. Dès qu'il nous a dépassé on s'est précipité et c'était la petite meule du coin, et près d'elle voilà ce qu'on a trouvé.
                      Sammy montrait le couvercle du briquet de Beguildy, que tout le monde reconnaissait bien parce qu'il y avait écrit à l'intérieur son nom en rouge, si fier qu'il était de savoir écrire.
                      _ Quel imbécile de l'avoir perdu là dit madame Sexton
                      _ Non Mère dit le Sacristain, ce n'était pas tant la bêtise de Beguildy. C'était la main du Seigneur qui a enlevé le couvercle du briquet et l'a placé là pour que Sammy le voit. Oui, voilà ce que c'était.
                      _ “Dans la main du Seigneur, il y a une coupe” Psaume soixante-quinze, verset huit, ajouta Sammy
                      _ Sauf que c'était pas une coupe, gloussa Tivvy qui se montrait toujours plus stupide quand elle était surexcitée, “c'était qu'une partie d'un vieux briquet en fer”
                      _ S'agit d'la malédiction intervint Mère, Il a maudit mon fils Sarn par le feu et par l'eau, et voilà que c'est que la première, la deuxième va suivre. C'est à cause du péché que t'as mangé Sarn. Y'a que du malheur ici depuis que tu l'as fait. Oui depuis que mon pauvre  mari est mort dans ses bottes,  on a eu bien du mal à vivre ici, bien du mal avec les cochons et les rhumatismes, et ces labours qui en finissaient pas et maintenant tout est parti comme si rien avait été fait.
                      _ Ah! c'est que le feu est vorace dit madame Sexton
                      _ “Je les consumerai en un instant” Nombres 16. “Ce grand brasier nous consumera tous” Deutéronome 5. “Le feu consuma les palais de Benhadad” Jérémie 49 ajouta Sammy
                      _ Trois textes à la suite! Brave garçon, oui brave garçon! s'écria le Sacristain.
                      _ Sauf que c'est Beguildy qui aurait dû être consumé remarqua sa femme.
                      _ Le terrible dans pareille méchanceté intervint Tivvy, c'est que c'est  dans le sang. Ça va de père en fils. On sait jamais quand ça s'arrête. Je me demande,   monsieur Sarn, si faudrait pas réfléchir avant de se marier avec la fille d'un serpent. J'ai jamais aimé les Beguildy et particulièrement Jancis.
                      _ Mais bonté divine, la fille est très bien! s'écria sa mère et Sexton ajouta:
                      _ Ce qui est caché dans les os apparaîtra dans la chair.

                      Gideon regardait autour de lui et son visage gris avait pris des rides comme un vieil homme. Il ne fut plus jamais le même après cette nuit. On ne peut pas donner un coup de massue sur la tête d'un bœuf et espérer qu'il reste pareil après ça. Il essaya de parler, mais les mots eurent du mal à venir. C'est alors qu'il y eut un bruit de piétinement dehors et Bendigo passa devant la fenêtre en trottant.
                      _ Ah! dit Gideon en se dirigeant vers la porte.
                      Devinant ce qu'il voulait faire je me précipitai vers lui. Par chance les vaches étaient en train de rentrer du bois, en gémissant doucement parce que l'heure de la traite était passée depuis longtemps. Si bien qu'au lieu de plaider pour Beguildy, je dis: regarde les vaches qui reviennent, elles vont s'empoisonner si on ne les trait pas.
                      Madame Sexton m'appuya du fond de la pièce en disant:
                      _ Surtout faut pas les laisser comme ça. Le beau-frère d'un de mes cousins avait le meilleur troupeau qu'on pouvait voir. Il venait du Cheshire. C'étaient de belles vaches jamais malades, et la maison regorgeait de bonnes choses, du bon lait, du beurre, du fromage et des quantités de baquets plein de petit lait pour les cochons, et c'étaient de beaux cochons gras, et le beau-frère de mon cousin était un bel homme bien grassouillet qui avait une belle femme grassouillette et douze beaux enfants grassouillets.
                      Je me dois de préciser que, madame Sexton qui était ronde elle-même, ne jugeait les gens qu'en fonction de leur poids, et les gens maigres auraient tout aussi bien pu ne pas naître selon elle.
                      Elle poursuivit:
                      _ Ils étaient tous aussi gras que du beurre et remplissaient le banc d'église à le faire craquer jusqu'au jour où il laissa les vaches s'empoisonner. Oh! ça pas été un bon jour pour eux. Y'a plus eu de prospérité après ça. Les vaches ont dépéri, les cochons ont dépéri, et peu après, la famille a dépéri aussi. Il a pas fallu longtemps pour que cette belle famille grassouillette ne devienne plus que quatorze misérables maigrichons.
                      Tivvy était en plein fou rire, parce que les histoires de sa mère l'amusait presque toujours  en dépit du fait  qu'elle était souvent  giflée pour cela.
                      _ La traite d'abord, mon gars dis-je à Gideon, tu iras à la Maison de Pierre après.
                      Que Dieu me pardonne de l'avoir ainsi trompé, mais je voulais le sauver du péché de meurtre.
                      À peine fut-il à l'étable en train de traire que j'amenais Bendigo vers la porte en criant au Sacristain de le monter et de prendre Sammy avec lui, parce que Bendigo pourrait bien porter les deux jusqu'à Plash, puis de se saisir de Beguildy et de le présenter à l'officier du comté à Lullingford pour le soustraire à la colère de Sarn. Ainsi, s'il allait en prison, Gideon ne pourrait l'attraper et il ne serait condamné qu'à une peine juste selon la loi.
                      _ Je vois dit Sammy, “Que je tombe entre les mains du Seigneur, plutôt qu'entre les mains d'un homme” 2 Samuel 24.
                      On ferait mieux d'y aller Père.
                      _ Est-ce que Jancis et madame  Beguildy vont aller aussi en prison, s'enquit Tivvy
                      _ Bien sûr que non, voyons! répondit Sammy. Elles n'ont rien fait. En réalité Jancis est une jeune fille très bien et je l'aurais moi-même épousée, si elle avait eu un esprit convenable, une âme plus humble et un maintien plus sobre et austère.

                      Ils partirent juste à temps car Gideon arrivait en courant de l'étable, leur criant de s'arrêter.
                      _ Ils vont mener Beguildy en prison, lui dis-je, tu dois pas avoir un meurtre sur la conscience, les choses vont assez mal comme ça.
                      _ Ça m'aurait soulagé,  répondit-il, avec un regard bizarre. Tout est perdu en moi, et ça m'étouffe, ca m'étouffe. Le tuer m'aurait soulagé. Maintenant j'aurai pas ma réparation.
                      _ Mais tu peux quand même pas tuer le père de ta future femme?
                      _ Femme? De quelle femme tu parles?
                      _ de Jancis! Tu seras mariée à Jancis dans une semaine.
                      _ Quoi? répondit Gideon l'air sauvage et féroce. Tu crois que je vas épouser la fille d'un démon? J'te l'dis, même pour sauver ma vie, j'l'épouserais jamais. Non j'verrai plus cette fille, en tous cas pas volontairement, ce s'ra seulement si elle se trouve sur mon chemin.
                      _ Gideon, Gideon! Dis pas ça! Oh Gideon, y'a des choses dans la vie qui valent plus que l'argent, et c'en est une. Laisse tomber, gars! La richesse ça veut rien dire. Sois content de c'qu'on a et épouse la pauvre enfant qui t'aime tant, et si l'argent vient tant mieux, s'il vient pas c'est pas grave. Mais refuser le mariage à cette pauvre fille après ce qui s'est passé, tu peux pas. Ton cœur peut pas être aussi dur;
                      _ Ben si, plus dur même que le granit des montagnes ou le quartz. Si t'laisses cette fille s'approcher de moi, je l'écrase comme on écrase une mite. Voilà j't'ai avertie. Pourris: voilà c'qu'ils sont. Tel père, telle fille. Un visage souriant mais trompeur, qui sait si un jour ou l'autre elle aurait pas l'idée de tout brûler jusqu'à c'qu'y est p'us rien? J'me demande même si elle est pas allée lui apporter le briquet  c'te nuit. Camperdine peut ben la prendre et bon débarras. J'lui en fait cadeau.
                      _ Mais Gideon t'as quasiment été mariée avec elle, la semaine qui vient de passer. Imagine qu'il y ait un bébé, alors?
                      _ Un bébé? Quoi? Que mon gosse soit le sien? J'te l'dis, si pareille chose arrive, je l'étrangle de mes mains. Comprends que c'est du mauvais sang, infecté, rusé, de la vermine voilà c'qu'ils sont. Pas dignes de vivre. Grâce à Dieu, les gens peuvent être pendus pour incendie criminel. J'verrai à c'qui soit pendu. Et dis bien à la fille de pas m'approcher, ce s'ra mieux pour elle.

                      Je n'osais rien ajouter de plus. Qu'aurais-je pu dire, alors que le plus petit sentiment d'humanité en mon pauvre frère s'était asséché dans l'incendie? Seul un fou continue de puiser dans un puits à sec. Gideon paraissait plus  grand, le dos contre les bois noirs et trempés, inondés qu'ils étaient par cette pluie qui aurait pu tout sauver la nuit précédente; l'orage d'automne grondait tandis que les feuilles mortes tourbillonnaient et s'agitaient dans l'air comme le faisaient les herbes du fond de l'étang à l'époque des eaux troubles. Les vêtements de Gideon pendaient sur lui, brûlés et noircis par le feu. Son visage était enfumé, si bien que les rides à peine visibles se voyaient clairement maintenant, et je suis certaine qu'à partir de cette nuit-là il eut aussi plus de rides. Ses yeux qui avaient habituellement la froideur de l'eau, étaient brûlants de haine dès qu'il pensait à Beguildy  ou à l'un des siens, mais aux autres moments son visage était terne et vide comme celui de quelqu'un de las,  d'épuisé qui n'a plus d'espoir, un visage perdu.
                      Je lui dis qu'on pourrait tirer les pommes de  terre, dans l'espoir que, le fait de savoir qu'il possédait encore quelque chose pourrait le réconforter. Il vint sans un mot travailla dur et consciencieusement, mais de temps à autre il s'arrêtait et regardait autour de lui, l'étang silencieux et froid, les cieux assombris de nuages et les bois sous l'orage, de façon étrange. J'eus l'impression que  l'esprit de cet homme était comme un oiseau à l'aile cassée. Et à midi, quand je partis faire notre repas, et que j'eus frappé sur le plateau pour l'appeler, il ne vint pas. Je le trouvai dans la grange près de l'endroit où des monceaux de cendre se consumaient encore, allongé visage contre terre aussi inerte et sourd qu'un homme mort et je pense vraiment que son cœur était mort dès ce moment-là.

                      #162098
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                        LIVRE 4
                        Chapitre 3: Le fléau mortel

                        Voilà qu'il m'est difficile, et même très difficile d'écrire sur la période hivernale qui suivit cette nuit de désolation et d'amère souffrance.
                        Car, après avoir tracé de jolis mots dont le sens ravit l'âme, la plume se désole d'en faire de tristes et d'affreux. Or ce temps fut bel et bien triste et affreux, et il est inutile de le nier.

                        Durant un long moment après l'incendie, on cessa le travail à la ferme, comme cela se fait souvent après un deuil. La seule pensée de Gideon était d'attraper Beguildy ou à tout le moins de lui obtenir la peine la plus lourde par la loi. Madame Beguildy dut quitter la Maison de Pierre parce que le propriétaire n'y voulait pas loger un homme capable de brûler des récoltes ni sa famille, aussi avait-il pris le prétexte d'un paiement tardif pour les expulser. Tous les meubles furent vendus et madame Beguildy et Jancis partirent, avec seulement ce qu'elles avaient sur elles, pour Silverton, où Beguildy attendait en prison sa comparution aux assises. La pauvre Jancis ne tenait pas même debout, parce que dès qu'elle apprit les terribles intentions nouvelles de Gideon, que j'avais exposées à sa mère pour qu'elle les lui transmît le plus doucement possible, elle tomba par terre et ne bougea plus ni ne parla. Ceux qui l'emmenèrent avec sa mère depuis la ferme de Plash dans une charrette, nous dirent qu'elle resta allongée comme une fleur brisée tout le long du trajet. Ce fut probablement mieux ainsi, car si elle eut gardé quelque force, elle aurait essayé de voir Gideon, et je pense qu'il l'aurait frappée dans la rage amère qui le consumait. Gideon se réjouit quand il apprit le drame qui venait les accabler et lorsque le jour vint où elles devaient partir, il prit le chemin du bois et alla  à un endroit d'où il pourrait voir passer la charrette, et il la vit, conduite par l'ouvrier de la ferme, qui gardait un air contrarié, n'ayant pas envie d'être vu en pareille situation avec ces personnes en détresse, la pauvre madame Beguildy, âgée, l'air hagard, assise dans la charrette et Jancis allongée sur de la paille dans le fond, comme une figurine de cire blanche.

                        Je  sais tout cela, parce que le Tim du meunier était à ce moment-là dans les bois et, ayant eu la peur de sa vie, il courut chez nous me raconter les choses.
                        “Oh Prue Sarn, j'étais au bois  pour chercher des noisettes, commença-t-il, et j'ai vu m'sieur Sarn, marchant tout seul, l'air terrible et triste et j'ai eu peur alors j'me suis caché dans un arbre. M'sieur Sarn, il s'est mis sous les grandes branches du gros hêtre, là où la route passe tout près en traversant le bois. Au bout d'un moment, on a entendu un bruit de roulement, et j'ai vu la charrette de Plash avec m'dame Beguildy qui pleurait affreusement mais j'ai pas vu Jancis. Alors j'ai grimpé sur l'arbre pour voir si elle était au fond de la charrette et c'est ben là qu'elle se trouvait. On aurait dit qu'elle était morte. Elle avait l'air de la petite fille sur le tableau dans l'église, celle pour qui on est allé chercher le Seigneur et qui lui a dit “Lève-toi”. Mais à Jancis il lui a pas dit. Et c'était horrible à voir, j'suis descendu de l'arbre et j'ai vu m'sieur Sarn qui regardait en bas pour voir  la charrette, depuis le p'tit talus, vous savez celui qu'est par là-bas. Il avait une tête qui faisait peur, j'allais partir en courant quand il s'est mis à bouger, alors j'm'suis tenu tranquille pour pas qu'y vienne vers moi. Il a ronchonné un bon moment contre la charrette jusqu'à c'qu'on entende presque plus le roulement, comme quand ça ressemble au bruit d'un vol de  hanneton, et puis y'a pu eu de bruit du tout, à part qu'une grive frappait une coque contre une pierre. Alors m'sieur Sarn a levé ses deux poings en l'air et les a secoués en direction d'la charrette, et oh! Prue, sa tête ressemblait à la tête de Jehovah quand il est très en colère, dans le livre de mon père! Après ça, il est reparti lentement en regardant par terre, et la grive a continué de taper la coque sur la pierre et moi j'ai couru ici”.

                        Et c'est ainsi que l'homme le plus estimé du village, a laissé s'en aller la fille qu'il avait lui-même choisie, une fille comme un bouton de nénuphar et qui lui avait donné son amour.
                        Je me suis dit: “C'est le fléau, oui c'est le terrible fléau”!

                        Cependant, après cela, Gideon sembla plus à l'aise. Et je pense que c'était parce qu'il n'avait pas été sûr de son cœur, il avait sans doute craint de tout abandonner si Jancis venait à lui. Or il ne voulait absolument pas renoncer  à son projet mais tout recommencer à nouveau et aller droit devant jusqu'à l'objectif final qu'il s'était fixé.

                        Le jour qui suivit celui où les dames Beguildy étaient parties, Gideon alla chercher les charrues, et venant à la porte de la cuisine il m'appela tandis que je faisais du gruau pour Mère, qui était de nouveau alitée et cela depuis l'incendie, ne mangeant rien d'autre que du gruau ou du lait caillé, et il me dit:
                        _ Viens on va commencer le grand champ, d'accord Prue?
                        J'ai pensé qu'il valait mieux ne pas le contrarier alors je répondis: “Oui, j'arrive”. J'apportai le gruau à Mère et lui fit part de mon intention de prendre Tivvy pour lui tenir compagnie de temps à autre, puisqu'on allait recommencer les labours. Elle répondit:
                        _ Oh! encore ce triste vieux labour! Et peut-être que ce blé brûlera comme le dernier. Pas de mariage, pas de maison avec de la porcelaine ou autre chose, que des cochons à s'occuper dès l'retour du printemps! Mais ce printemps j'le verrai sûrement pas. J'me sens très faible, Prue. Faut appeler l'apprenti du docteur, j'crois.
                        Et vraiment, elle avait de pauvres mains bien minces et déformées, un visage assombri et amaigri, et plus que jamais on pouvait la comparer à un oiseau perdu ou à une créature prise au piège, d'autant que sa peur de Gideon s'était accrue.
                        _ Le laisse pas entrer dans la chambre tant que j'irai pas mieux, disait-elle, laisse pas mon fils Sarn venir me faire sentir que je suis un fardeau. Il m'aime pas. Il me voudrait morte et enterrée.
                        Et elle levait les mains pour m'implorer.

                        Je pris donc Tivvy pour venir s'occuper d'elle et tout cet hiver où le temps fut morne, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, nous nous mîmes à labourer, retournant les tiges de chaume de cette belle récolte que nous avions perdue. Nous étions plus pauvres qu'avant, et les choses n'allèrent pas mieux puisque nous n'avions plus de cœur à l'ouvrage. De plus, il y avait Tivvy à nourrir, car même si elle venait gratuitement par amour pour Gideon, il fallait tout de même ajouter de la nourriture pour elle et elle avait bon appétit. Le remplaçant du docteur coûtait cher aussi, et plus le temps était mauvais plus il augmentait le prix qu'on lui devait. Autour du Nouvel An, il y eut une période de grand froid avec du verglas sur les routes, son cheval tomba et se cassa une patte et l'on dut verser une somme supplémentaire pour cela. Les choses semblaient aller de mal en pis, parce que Gideon me gardait plus longtemps auprès de lui à conduire la charrue si bien que je devais laisser à Tivvy le travail de la laiterie et celui des poules et des cochons et elle était un peu étourdie et pas très soigneuse, alors les gens commencèrent à se plaindre de la qualité du beurre, la volaille ne respirait pas la santé et les cochons maigrissaient et grognaient, tandis que Tivvy ne pensait qu'à se faire jolie et attirante pour Gideon.  Le temps empirait à mesure que le mois de janvier avançait, nous eûmes une forte tombée de neige, et, une nuit, Mère alla si mal qu'il me fallait envoyer chercher l'assistant du docteur une nouvelle fois. En fait je ne pouvais envoyer personne puisqu'avec cette neige épaisse nul ne voudrait partir. Comme il n'y avait rien à apporter au marché, les vaches, sauf une, ne donnant plus de lait et les œufs se faisant rares, Gideon n'était pas censé aller à Lullingford. Aussi  décidai-je de m'y rendre moi-même, le  dimanche suivant, jour où même Gideon arrêtait les labours, et une fois là-bas, je pourrais envoyer un mot par la diligence de Lullingford. C'est ce que je fis, j'en eus beaucoup de fatigue et de tristesse étant passée près de la maison vide de Kester Woodseaves, ce qui m'amena à penser à lui, à la grande ville où il pouvait être malade et où il avait peut-être rencontré une amoureuse et donc ne reviendrait plus à Lullingford. Cependant, après coup, je fus tout de même contente de cette journée épuisante, parce qu'il arrive des moments où le seul réconfort que l'on puisse avoir c'est le souvenir de dures épreuves supportées pour un être cher.

                        Quand, après plusieurs jours, l'assistant du docteur finit par arriver, il fut obligé de séjourner quelque temps chez nous à cause des routes impraticables. Cela irrita Gideon qui pensait à la dépense en nourriture pour l'homme et son cheval. Il fut d'autant plus énervé que le docteur donna un compte rendu positif de la santé de Mère, alors que Gideon l'avait crue aux portes de la mort étant donné que j'avais fait chercher l'homme de très loin. Je me souviens que, tard au cours d'une nuit agitée où une pluie d'orage tambourinait sur la fenêtre, nous étions assis autour de l'âtre et d'un bon feu flamboyant qui nous rendait contents. L'assistant du docteur était une personne affable, un petit homme rond et roux, dont les joues étaient d'un écarlate brillant, comme laquées. Il se frottait constamment les mains, laissant supposer que son dernier patient lui avait procuré un grand plaisir. En réalité, on ne pouvait pas en déduire que le malade allait mieux, car il se frottait les mains aussi bien devant un cadavre que devant une personne alerte et je pensais même qu'il le faisait plus encore dans le premier cas. Il était en train de se frotter les mains quand nous parlâmes de Mère, mais avec moins d'intensité que lorsque nous avions auparavant parlé de la pauvre madame Beguildy qui avait été de plus en plus mal depuis ses débuts à Silverton et qui maintenant était en phase de déclin. Ce n'est pas que ce fut un mauvais homme, ou qu'il espérait le malheur des gens, seulement il était, naturellement plus intéressé de se trouver face à une maladie grave plutôt qu'à une affection bénigne.
                        _ Madame Sarn va s'en sortir maintenant. Elle ira bien mieux dit-il
                        _ Oh! dit Gideon, elle va s'en sortir vraiment?
                        _ Oui! et ça ne m'étonnerait pas qu'elle vive encore de nombreuses années. Une vieille dame tout en nerfs! Résistante même si elle est menue et frileuse.
                        _ Combien d'années, s'enquit Gideon
                        _ Oh! C'est difficile à savoir. Le docteur pourrait peut-être le dire, mais moi bien sûr je ne suis que son assistant. Mais ça pourrait bien être dix ans facile. Oui, je dirais dix, si on s'occupe bien d'elle.
                        _ Dix ans! dit Gideon d'une bien curieuse manière.
                        _ Oui, mais vous devez la chouchouter.
                        _ Dix ans et toujours comme elle est là? demanda Gideon
                        _ Oh, oui! probablement alitée durant l'hiver au début et puis après ce sera tout au long de l'année.
                        _ Et elle pourra plus être utile? reprit Gideon
                        _ Utile? Pourquoi? De quelle utilité pourrait-elle être? s'étonna l'apprenti médecin
                        Mais, sans répondre,  Gideon poursuivit
                        _ Et vous s'rez là deux ou trois fois par hiver j' suppose?
                        _ Oh, oui, si vous me faites appeler, répondit l'homme en se servant une gorgée de bière et en reprenant un morceau de pain et de fromage ce qui exaspéra Gideon qui me dit:
                        _ Y s'rait temps de débarrasser la table Prue? Y'a longtemps que j'suis repu.
                        _ Oh! s'écria Tivvy, mais tu manges bien trop peu, c'est étonnant que tu sois pas affamé! T'as besoin d'une femme qui cuisine pour toi de bons plats alléchants. Tiens, par exemple, des feuilletés d'andouillette, c'est aussi différent de simples andouillettes, que le paradis l'est de l'enfer. J'en ai fait dimanche y'a une semaine et Père et Sammy ont pas bronché toute la journée du lendemain tant ils étaient rassasiés.
                        _ Oh! ma chère, dit l'assistant du docteur, j'aimerais bien ne pas être déjà marié, oh que oui!
                        _ Même si vous l'étiez pas, y'aurait pas moyen dit Tivvy, malicieusement, moi j'veux un gars costaud.
                        Gideon n'attacha aucune importance à cette assertion pas plus qu'aux feuilletées d'andouillette.
                        Mais Tivvy continuait:
                        _ Un gars très costaud et brun. Des épaules larges, de grandes mains, des bras avec de gros muscles, de grands pieds, de fortes jambes.
                        _ Mais mademoiselle dit l'homme du docteur,  vous faites une description comme celle dans le Cantique des Cantiques de Salomon.
                        _ Et rude poursuivit Tivvy sans lui prêter attention, le regard fixé sur Gidéon, rude et jamais fatigué, vigoureux et passionné, difficile à tromper mais un amoureux solide et fier, et qui se laisse pas avoir par la fille à qui il est attaché. Voilà l'homme que j'veux!  Oui voilà l'homme pour  qui Tivvyriah Sexton, sera une femme droite et bonne, avec aucune autre idée que d'économiser, gratter et racler pour faire ce qui lui plaît et le rendre riche.
                        _ Oh! vous auriez dû être avocate, mademoiselle, assurément dit notre visiteur, et si vous n'obtenez pas ce que vous voulez, que je  sois mis en bouteille dans de l'alcool  comme un têtard!
                        Mais Gideon ne leva pas même les yeux sur elle, restant simplement assis à lancer des regards impatients alentour, jusqu'à ce qu'elle partît se coucher. Alors il répéta:
                        _ et… elle peut durer des années comme ça toujours malade mais continuant à vivre?
                        _ Oui. bien sûr! Les portes qui craquent vous connaissez. Mais il faut veiller à ce que son pouls reste fort. C'est là le danger. Si elle perd son pouls, elle peut partir facilement et d'un coup avant que vous n'ayez eu le temps de dire “sarsaparilla”. Gardez-lui un pouls fort et elle sera aussi joyeuse qu'un merle.
                        La conversation se prolongea encore un peu puis Gideon dit qu'il allait voir le bétail avant de revenir se coucher et ajouta
                        _ Ma longhorn mouchetée est bien faible, elle a tout le temps la fièvre. Des fois son cœur bat à éclater. J'vas lui donner une dose de ganteline j'pense qu'ça va la r'mettre d'aplomb.
                        _ Oui, répondit l'assistant du docteur, cette sorte de campanule va rapidement abaisser le pouls. Mais il faut faire attention. Est-ce que la vache est jeune?
                        _ Va sur ses quatre ans.
                        _ Alors ne lui en donnez pas trop. Lorsqu'on devient vieux et qu'on se dégrade on ne peut pas supporter une dose trop forte.
                        Notre visiteur était parti se coucher, quand Gideon revint de l'étable, il s'assit l'air désespéré et dit:
                        _ On dirait qu'elle va mourir.
                        _ Qui, la Mouchetée, demandai-je?
                        _ Oui. Ce vieux démon m'a bien jeté un mauvais sort à ce qu'il semble.
                        _ C'est simplement dû au mauvais temps et à Tivvy pas très soigneuse et à moi, si occupée à ces labours.
                        _ Et à Mère ajouta-t-il, avant, elle avait l'habitude d'aider, et maintenant pas même utile et pire encore. Un lourd fardeau! Maintenant qu'elle est comme ça on va jamais remonter.
                        _ Lui montre pas que tu penses ça dis-je

                        Pourtant, justement le jour suivant, quand j'apportai à Mère son souper, Gideon se trouvait au milieu de sa chambre à parler très fort tandis que Mère était comme une souris effrayée.
                        _ Bon lui disait-il, te v'là bien faible, Mère!
                        _ Oui, j' suis malade Sarn dit-elle en souriant
                        _ Et ça doit te faire peine de pas pouvoir donner un coup de main.
                        _ Oui, pour sûr Sarn. Mais j'ai bien hâte, dès que la chaleur va revenir, de m'occuper des poules pondeuses et des autres volailles. Oui, et des canards, des petits agneaux…
                        _ Et pas des cochons? arrêta Gideon
                        _ Ben si Tim pouvait s'en occuper un peu plus ça m'arrangerait. Les rhumatismes m'font souffrir quand j'suis vers l'eau.
                        _ C'est ben d'la dépense de donner à ce grand gars son thé chaque jour.
                        _ J'sais ben, et j'vas faire de mon mieux pour guérir au plus vite Sarn
                        _ J'pense pas qu't'es contente de vivre, toujours patraque comme ça.
                        _ C'est fatiguant des fois mais entre deux malaises j'ai des moments bien agréables.
                        _ Même avec les rhumatismes, la toux et l'impression d'sombrer. Moi j'crois plutôt qu'tu voudrais ben être déjà dans le monde meilleur.
                        _ Quand il plaira à Dieu de m'prendre dans son monde meilleur, j'irai sans m'plaindre, mais pour l'heure, j'aime mieux rester  en vie parce que la vie j'connais, même dans c'qu'elle a de pire, alors que l'monde meilleur j'connais pas.
                        _ Tu sais qu'là-bas y'a p'us ni rhumatismes, ni toux, ni dépression.
                        _ Ni de place au coin d'la cheminée, ni de tasse de thé ajouta Mère et j'crois qu'c'est trop beau pour moi, Sarn
                        Mais Gideon, se tenant au milieu de la pièce dit d'une voix très forte:
                        _C'que tu devrais préférer, c'est mourir au plus vite.
                        Alors il quitta la chambre, mais chaque soir il revenait et disait les mêmes choses, ce qui me paraissait bien dommageable, parce que même s'il pensait ainsi la réconforter et même si les gens disent que ce qu'on dit aux malades n'a pas d'importance, je pensais cependant que c'était une conversation bien désespérante pour une pauvre vieille dame souffrante.
                        Et au bout du compte, un soir de fin mars, par un temps d'humidité moite, qui augmentait les rhumatismes,  quand Gideon arriva à cette dernière phrase qui concluait toujours sa venue dans la chambre:
                        “J'pense ben qu'tu devrais préférer mourir au plus vite”, Mère répondit:
                        _ Oui, p't êt' ben que j'devrais, Sarn
                        Et cela eut l'air de bien lui plaire. Il cessa de venir tous les soirs, ce qui apaisa Mère, parce que ces temps derniers, elle redoutait tellement Gideon que même Tivvy s'en aperçut. Quand vint le mois d'avril, je trouvais que les choses allaient mieux,  Mère était plus joyeuse, même si elle était encore très faible.

                        J'accomplissais d'autant mieux ma tâche que j'étais moins inquiète et que Mère semblait  heureuse avec Tivvy. Nous faisions notre travail avec plus d'ardeur que jamais, et je flottais dans mes vêtements, mais je ne m'en préoccupais pas. J'étais en train de semer en blé le grand champ, tandis que Gideon poursuivait les labours. C'était superbe là-bas dans la fraîcheur du matin, avec des ombres pourpres sur la terre humide, et le  soleil se levant derrière les bois, l'étang de Sarn ressemblant à un verre craquelé, bleu pâle nimbé de lumière. Parfois le ciel était lui aussi entièrement bleu pâle, avec des alouettes voletant en son sein et parfois de gros nuages  blancs comme de la laine nouvellement lavée et cardée, étaient suspendus au-dessus des arbres en bourgeons. Toutes ces teintes brillantes me faisaient penser au tissage coloré que je supposais près d'être maîtrisé maintenant par Kester. Même si pas un mot n'était venu depuis Noël, au sujet de ce qu'il faisait ou ressentait, j'avais l'impression que tout allait bien pour lui. Au moment de Noël, le cocher de Silverton avait laissé un paquet pour moi au “Pichet de Cidre”, et dès que je fus au grenier je découvris dedans une pièce d'étoffe tissée en deux couleurs et une lettre.

                        LONDRES                                                     Noël
                        Chère Prue Sarn,
                        Que cette lettre en arrivant t'apporte mes meilleurs souhaits. Je sais maintenant tisser en deux couleurs comme tu peux le voir par l'échantillon. Les femmes par ici sont peu de choses, pâles et petites, blondes pour la plupart, et on ne trouve guère chez elles de jolis yeux sombres chatoyants. J'ai été invité à un festin chez un conseiller municipal également tisserand. À côté de moi se trouvait une jeune fille qui avait épargné sur le tissu de sa robe mais pas sur son maquillage. Alors je me suis remémoré une sombre salle de pierre, et le visage du jeune Camperdine dans l'ombre et une femme qui fit ce qu'elle fit par amour et gentillesse et  dans l'amertume de son esprit, ce qui ne l'empêcha pas de paraître féérique comme la floraison du pommier, et d'allumer chez un gars un feu qu'il sera difficile d'éteindre. Joyeux Noël et Bonne et Heureuse Année de
                                                                             Kester Woodseaves

                        Je dois dire que cette lettre était en lambeaux aux alentours d'avril comme si des souris s'y étaient attaquées.
                        Je lui envoyai moi aussi une lettre pour Noël et la voici:

                        SARN                                                               Noël
                        Cher Tisserand,
                        Voici une chemise dans une toile épaisse. On dit que la porter préserve  de la variole et d'autres maladies. Je l'ai tissée à partir de chanvre en récitant quelques vieilles formules magiques, mais que de bonnes formules aucune mauvaise. Très souvent je pense au jour où nous avions observé les libellules au moment du trouble des eaux, quand les nénuphars étaient en fleurs. Eh bien! au revoir, et que Dieu te bénisse!
                                                                        Bien à toi
                                                                                     Prudence Sarn

                        Le sept avril commença par une belle matinée claire, ce qui me fit penser au tissage, et tout en montant et descendant le champ pour semer les graines resplendissantes je me mis à chanter “Le Pont d'Orge” :

                        Oh! Partez danser d'un pied léger
                        Mais soyez rentrées à la nuit tombée.
                        Ouvrez grand les portes vers la nuée
                        Et que le roi entre sur son destrier.

                        Je me demandais si Kester viendrait à cheval depuis Londres jusqu'à Sarn? Il avait dit qu'il y serait pour la foire, au moment des eaux troubles quand les nénuphars seraient en fleurs tout autour des berges de l'étang, et contempleraient  leur ange, et quand les libellules martin pêcheurs, ou les demoiselles brillantes aux couleurs chatoyantes se libèreraient de leur enveloppe.

                        C'est à cela que je pensais quand, levant la tête, je vis Tivvy qui arrivait en courant à toute vitesse l'air angoissée.
                        _ Viens vite Prue, dit-elle, elle va très mal. Le thé n'est pas passé. Il m'a dit donne-lui un thé fort, ça lui fera plus de bien. C'est c'que j'ai fait. Et elle l'a trouvé bien amer. Mais elle l'a bu. Et rapidement elle est devenue si faible et j'entendais plus son souffle. Et puis elle a  eu un bruit de gorge et a murmuré: “Va chercher Prue”

                        J'arrivai juste à temps pour embrasser Mère qui s'était toute recroquevillée sur ses oreillers. Elle murmura:
                        _ une infusion amère! elle sourit, chercha son souffle et expira.

                        Après  quelques instants je demandai à Tivvy
                        _ Où est ce thé?
                        Mais elle l'avait jeté
                        _ Gideon, dis-je alors, est-ce qu'il y avait du poison dans le thé que tu as demandé à Tivvy de donner à Mère.
                        _ Comment j'peux savoir c'que Tivvy a donné à Mère répondit-il
                        _ Oh! Sarn pour sûr que tu sais s'écria Tivvy, t'as même dit fais-le lui fort, c'est c'que t'as dit
                        _ Tiens ta langue p'tite menteuse, cria Gideon, ou j'te prierais de dire à Prue, ce que toi et moi on a fait dans le hangar dimanche y'a une semaine.
                        À ces mots, Tivvy eut les joues en feu et elle se tut.
                        Je ne pus rien tirer de ces deux-là. J'envoyais chercher le docteur pour savoir de quoi Mère était morte. Et il demanda s'il était dans nos habitudes de lui donner un peu de digitalis, mot étrange que je ne connaissais pas mais il me l'épela et je l'écrivis. Et je lui dis que non, que je n'avais pas même entendu parler de ce mot. Alors il dit “ganteline!  ganteline!”
                        _ de la ganteline, dis-je non, pourquoi lui en aurait-on donné?
                        _ Oh! vraiment? me dit-il me jetant un regard aigu.
                        _ Ce que je voudrais savoir, monsieur dis-je c'est de quoi Mère est morte. Elle commençait si gentiment à reprendre un peu de santé.
                        _ C'est bien ce que je veux savoir moi aussi me dit-il
                        _ Peut-être faudrait-il l'autopsier, monsieur lui dis-je
                        _ Oh, vous voudriez une enquête sur le corps?
                        _ Oui, bien sûr, si on le fait bien et proprement.
                        _ Bon, si voulez qu'on le fasse, c'est donc inutile de le faire.
                        Cet homme était particulièrement bizarre. Je comprenais rien à ce qu'il disait
                        _ J'avais des doutes ajouta-t-il, mais si vous demandez une autopsie… Je suppose que ce n'est rien d'autre que l'âge. Ça leur fait souvent cela au printemps. Et une enquête c'est bien des complications et des dépenses, tout cela pour un tout petit doute… et ça ne fera pas revenir la pauvre femme… donc si vous voulez une enquête, c'est pas la peine de s'embêter avec ça.
                        Je trouvais que ce qu'il disait n'avait ni queue ni tête. Mais me souvenant qu'un docteur était un homme cultivé, j'abandonnais l'idée d'essayer de le comprendre, car il y a autant de mystère dans un homme éduqué qui a poursuivi toutes ses études correctement qu'il y en a dans le concept de la Trinité. Puis ayant été fort occupée avec les funérailles et tout le reste, je ne pensais plus à ce docteur mais seulement à Mère et mon chagrin fut bien douloureux, parce que quand elle fut couchée dans le cercueil, elle ressemblait à un oiseau gelé, terrassé par l'hiver.

                        #162099
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                          LIVRE 4
                          Chapitre 4: Par un matin de mai

                          Sans les manières tranquilles de Mère, les jours s'écoulèrent plus tranquilles encore à Sarn. Elle me manquait bien plus que si j'avais dépendu d'elle, parce que c'est plutôt ceux qui dépendent de nous d'une façon ou d'une autre qui nous manquent le plus. Voyez ces mères dont les enfants ne se pendent plus à leur jupe elles se retrouvent désemparées quand ils ne sont plus là, n'ayant plus le cœur à l'ouvrage. Aussi durant les jours d'avril, qui s'allongeaient, je m'asseyais souvent pour pleurer, en me souvenant de ses pauvres petites mains suppliantes et de la façon qu'elle avait eu de m'accueillir avec tendresse quand je rentrais fatiguée le soir.
                          Il n'y avait plus que Gideon et moi, et Tivvy de temps en temps. Le travail se poursuivait, toujours le même, imprégné désormais d'une certaine tristesse. Gideon ne traversait jamais la cour sans maudire Beguildy qui était encore en prison à attendre son procès. Il y avait bien longtemps que nous n'avions pas eu de nouvelles de Jancis et de sa mère, et je n'avais pas reçu d'autres lettres de Kester. Le marché reprit à nouveau. Je veux dire que nous recommençâmes d'y aller avec de quoi remplir notre étalage. L'un de nous s'y rendait tandis que l'autre prenait soin de la ferme. J'entendis dire que, quand c'était le tour de Gideon, mademoiselle Dorabella venait lui acheter quelque chose. Il était connu qu'elle se montrait aimable avec Gideon et j'espérais seulement que cela ne viendrait pas jusqu'aux oreilles du châtelain. Je ne m'étonnais pas de son engouement pour lui parce que c'était un bel homme fort, avec beaucoup de caractère et d'autorité, et tellement agréable à regarder. De plus, à cette époque là, il y avait bien peu de jeunes seigneurs autour de Lullingford sans parler du fait que parmi eux certains partaient pour Londres tandis que d'autres ne revenaient pas de la guerre.
                          Gideon ne me fit part de rien de tout cela, mais je m'apercevais bien qu'il était flatté de plaire à mademoiselle Dorabella, et une fois, alors qu'elle était venue à notre porte demander à boire du lait, j'eus bien l'impression que sa main trembla quand il lui apporta la tasse. Cependant s'il pensait à elle, j'étais certaine que ce n'était que par convoitise des yeux, pulsion de la jeunesse et désir de se hausser, et non par amour, cet amour qu'il avait ressenti pour Jancis. Je ne crois pas qu'il ait plus jamais aimé quelqu'un depuis que ce premier amour fut empoisonné. Car assurément, le fléau tomba sur lui comme il tomba sur tout le reste. Pourtant, sans aucun doute, il était bien pris par mademoiselle Dorabella, et quand ce n'était pas elle, c'était Tivvy. Il n'éprouvait rien pour Tivvy, mais il était prêt à prendre tout ce qu'elle offrait, comme beaucoup d'autres jeunes hommes l'eussent fait, particulièrement après la grande détresse de sa vie et la perte de sa chère fiancée. Quand il ne travaillait pas il ne semblait se plaire que dehors avec Tivvy, comme s'il était perturbé à l'intérieur et il ne pouvait supporter que l'on parlât de Mère. Je trouvais la chose étonnante, parce qu'il n'était jamais apparu très soucieux d'elle quand elle vivait. Je me souviens, le jour de la Fête de mai, alors que nous partions pour le marché, parce que deuil ou pas, il fallait que les denrées soient vendues, je lui rappelai où Mère s'était tenue la dernière fois. Gideon sursauta et sembla nerveux en regardant l'endroit que j'avais désigné presque comme s'il avait craint de la voir revenir. Je  remarquais qu'il lui arrivait de regarder sa chaise, l'air angoissé comme broyant du noir, ce qui m'inquiéta parce que ce n'était pas dans ses façons habituelles. Dans tout le reste il se comportait comme avant, tout comme la ferme,  l'étang et le printemps gardaient le même déroulement. Le mois de mai était revenu, chaud et splendide, avec des boutons, des bourgeons, des pétales qui s'ouvraient et s'envolaient, des bouffées d'air délicieux et des averses de pluie douce qui tombaient sur la campagne comme cela s'était  produit toutes les autres années. Les merles poursuivaient toute la journée leur jeu de séduction et les coucous s'y prenaient dès quatre ou cinq heures du matin. Les foulques sortaient avec leurs petits et traversaient l'étang, les oiseaux plongeurs construisaient leur nid bien abrité, les bergeronnettes jouaient auprès de l'eau et le héron se tenait sur le bord observant son ombre allongée dans l'eau lisse comme s'il se demandait combien de temps cela prendrait pour qu'elle soit aussi longue que celle du clocher. Les feuilles de nénuphar s'étalaient vertes et brillantes comme des bateaux vides, en attendant l'apparition des fleurs. Les jeunes feuilles des arbres de la forêt, prenaient de l'ampleur, l'herbe poussait haut et commençait à onduler, le blé s'élançait vif et brillant. Les hellébores des prairies se flétrissaient tandis que s'épanouissaient les campanules, bombant les pentes des bois d'une vapeur bleue. Tout était renouvelé et plus les couleurs devenaient éclatantes plus je pensais à Kester et à son tissage, et plus je m'en voulais de jouir de ce printemps alors que pauvre Mère reposait depuis peu dans sa tombe.

                          C'est alors que vint ce jour, en plein milieu de cet exquis mois de mai, au moment où les églantiers autour de l'étang portaient une telle profusion de fleurs qu'ils formaient un solide mur blanc avec l'eau à leurs pieds. Il était aux environs de midi, cependant les oiseaux nous offraient aussi intensément qu'à l'aube, l'agrément de leurs chants parce qu'en mai, ils semblaient ne jamais être fatigués. Nous  prenions notre repas à la cuisine, avant d'aller finir de butter les pommes de terre. Tivvy était venue nous aider, comme elle le faisait souvent maintenant, malgré le peu de remerciements prodigués par Gideon. Celui-ci ruminait constamment, le sourcil froncé, sursautant par moments comme au son d'une voix.

                          La cuisine était agréable après la chaleur de l'extérieur, car l'été était arrivée tôt cette année.  Le soleil s'étalait en taches paisibles sur les dalles, et le lilas dehors, en fin de floraison et donc d'autant plus parfumé, apportait une forte note de fraîcheur par la fenêtre ouverte. Quelque chose passa la fenêtre et il y eut un petit coup léger frappé à la porte. Il me rappela la fois où Jancis s'était enfuie dans la neige et parvint jusqu'à nous. Je vins ouvrir et c'était bien elle, Jancis, blanche comme un fantôme s'appuyant sur le montant de la porte, entourée d'un châle dans lequel se trouvait, comme je pus à peine le voir, un bébé pas plus grand qu'une poupée.
                          _ Oh! Jancis dis-je, comment as-tu pu venir jusqu'ici?
                          Mais elle, blanche et égarée comme une sirène sortie d'un vieux conte, ne faisait que chercher derrière moi du regard, un amoureux bien humain.
                          Elle n'eut pour moi ni un mot ni un regard, et ne considéra  pas non plus Tivvy. Nous n'existions tout simplement pas pour notre Jancis à cet instant. Elle s'était glissée à l'intérieur, comme une volute de brume tombée des montagnes d'hiver ou comme un enroulement de fleurs blanches échappées des arbres d'été, ou comme une revenante sortie de l'étang. Elle portait la robe qu'elle avait eu l'habitude de mettre pour ses rendez-vous, déchirée et froissée mais encore blanche, elle ne lui seyait pas autant que la bleue, mais quand Jancis traversa la cuisine, cette robe et le châle lui donnèrent l'aspect d'un esprit flottant dans les airs. Elle s'affala aux pieds de Gideon, posant le bébé par terre devant lui qui était assis dans le grand fauteuil près de la table. Cette table remplie de nourriture, Gideon à un bout et Jancis là, à même le sol,  me firent penser à cette histoire de la Bible quand Jésus étant à une fête, une pauvre femme vint lui demander quelque chose qui lui fut refusée, mais elle insista en disant que les chiens mêmes, bénéficient de quelques miettes sous la table. C'était comme si toutes les merveilles de la vie étaient étalées sur notre table de chêne, jusqu'à la faire craquer sous le poids. Là se trouvaient les fruits de l'amour, le pain fait maison de la tendresse quotidienne, et la coupe qui étanche toute soif, le sel qui donne de la saveur à l'existence et tous ces petits plaisirs qui contribuent à faire de la vie un passage magnifique à traverser. Et Gideon avait le pouvoir d'en disposer. Sarn, de l'étang de Sarn, était le maître de la fête et il pouvait  dire s'il le voulait: “Oh! laisse-moi te remplir une assiette et une chope!”. Il pouvait aussi s'accrocher à ses biens sans rien donner.

                          Jancis était agenouillée sur une dalle éclaboussée de soleil  et ressemblait à un flocon de neige au moment du dégel. L'espace d'un instant elle pouvait avoir disparu, fondue. Cela me fit penser à ce jour dans la laiterie, quand elle y était venue avec l'espoir que Gideon la demanderait en mariage, dès ce moment-là. Je me souvins de cette nuit où j'avais souhaité son bonheur tandis que Beguildy était parti à la recherche du septième enfant et de la fois où elle vint vers moi entre ses deux bœufs blancs, telle une belle dame ressuscitée des anciens temps. Je la revoyais chanter “Le gravier vert”, ce fameux Noël où elle s'était enfuie, et comme sur son visage la lumière tombait verte de la fenêtre, et cette façon qu'elle avait à l'époque de dire:
                          “_ Oh! je voudrais jouer au Gravier vert!”

                          Toutes les choses qu'elle avait jamais dites ou faites étaient répandues autour d'elle, alors qu'elle restait agenouillée, ses cheveux dorés lui retombant sur les épaules. Qu'elle fut si pâle, toute blanche et d'or, et que Gideon vêtu de foncé fut si sombre,  ajoutait encore à l'impression, qu'elle venait d'un autre monde, tout comme le bébé, car lui aussi était pâle, et sa tête minuscule, montrait sous un pan du châle écarté, un clair duvet blond. Il n'avait aucune ressemblance avec Gideon. Il ne paraissait pas même être un bébé véritable mais plutôt un leurre qu'une fée aurait placé par une nuit d'été sur un pétale de fleur de nénuphar. C'était là un bien étrange bébé, comme je n'en avais jamais vu! Je dus m'appuyer sur le montant de la porte et les larmes roulèrent sur mes joues, et pour ne pas éclater en sanglots, je me promis de donner à Jancis le meilleur repas qu'elle eut jamais mangé dès que tout cela serait fini, et elle aurait un œuf tout frais de notre meilleure pondeuse, dont les œufs valaient un paquet d'argent parce que cette race de poule était primée. Je n'aurais su dire pourquoi il me plaisait autant de m'imaginer la voir manger cet œuf-là plutôt qu'un autre qui aurait pu être plus gros. Et je me promis de donner un bon bain au petit bébé qui en avait bien besoin, paraissant avoir été roulé dans la cendre. Oh oui! comme j'avais envie de le nourrir de lait, de remettre en état le vieux berceau de joncs, de confectionner une petite courtepointe  et  de déposer le bébé tout propre et rassasié dans ce berceau pour qu'il se reposât dans l'air ensoleillé! Ainsi avec le temps, il perdrait ce terrible regard  désabusé d'un vieillard, comme si tout ce qu'il y avait à connaître, il le connaissait déjà et ne l'appréciait pas. Je voulais le voir tenir un énorme bouquet bien tassé de coucous.
                          Pendant tout ce temps Tivvy était restée assise près de Gideon, la bouche ouverte de surprise et paraissant avoir vu un fantôme.

                          Gideon était de marbre. Aucun sentiment n'animait son visage, ni pitié, ni colère. Tout cela lui paraissait bien lointain. C'était comme une vieille histoire qu'il avait oubliée, où, certes Jancis avait été l'héroïne mais pourquoi l'avait-elle été, et ce qu'elle avait été ou fait était sorti de son esprit, parce que cette histoire s'effaçait de sa mémoire.  Si elle était venue plus tôt, à Noël, par exemple, il l'aurait sans doute frappée dans sa colère. Mais alors, il l'aurait probablement embrassée ensuite. Tandis que là, il ne frappait ni n'embrassait.

                          Tout ce qu'il avait ressenti pour elle s'était éteint avec l'incendie de cette nuit de septembre, et le péché du père était retombé sur la fille. Parce que quand Gideon la regardait, il voyait ses meules en flammes, et dans les yeux bleus de Jancis, il distinguait les reflets rouges du feu, comme on peut voir par un matin clair les dernières lueurs sauvages de l'orage. C'était tout ce qu'elle représentait pour lui désormais. Et bien que sa haine pour Beguildy fût tout aussi intense qu'avant, pour Jancis il n'avait plus aucun sentiment, ni haine, ni désir, pas même de la convoitise, encore moins de l'amour. Mademoiselle Dorabella avait investi son esprit et Tivvy satisfaisait son corps. Il n'y avait plus de place pour Jancis. Il se tenait là assis, dans notre vieille cuisine, si calme, et cependant si dense de murmures, si pleine des souvenirs de tous les Sarn, passés ici, depuis Tim qui avait eu la foudre dans le sang jusqu'à Père, mourant dans un  râle affreux après un accès de colère. Je pensais à Mère filant ici, jour après jour, dont le rouet ronronnait comme un petit engoulevent et je songeais à toutes les autres femmes des Sarn, et à moi-même, toujours à se priver et à trimer pour le fléau. On aurait dit que le fléau était comme l'attrape-mouche, cette plante carnivore qui attire les petites bêtes par un étalage de bonnes choses et une fois à l'intérieur, la plante les enserre, les attache et emmêle leurs pattes pour qu'elles ne puissent s'échapper. Des lys de la plate-bande me parvenait un parfum lourd qui rappelait ceux d'une chambre mortuaire. J'aurais voulu que Jancis dise quelque chose pour qu'on en finisse d'une façon ou d'une autre, afin de pouvoir m'occuper au plus tôt du bébé. Mais elle ne disait rien et le temps passait. Je regardais, dehors,  l'étang de Sarn, qui ressemblait à un miroir dont le cadre vert aurait été comme ciselé par quelque précieux travail d'orfèvrerie. On ne percevait aucun bruit sauf le chant  devenu triste des oiseaux qui se faisaient la cour ici et là et le bourdonnement d'une abeille qui entra dans la cuisine, puis s'avisant, repartit dehors.

                          Enfin Jancis leva la tête vers Gideon et le regarda:
                          _ Sarn dit-elle puis à nouveau “Sarn!”
                          Tandis qu'elle disait cela j'eus l'impression que de nombreux auditeurs se pressaient là, se penchant hors de l'air, serrés ensemble comme les pétales de la pivoine blanche, impatients de savoir ce qui sortirait de cette entrevue.
                          Elle étreignit ses mains et posa ses yeux bleus sur Gideon, semblant écarter le bébé un instant comme si son tour viendrait plus tard de défendre sa propre cause.
                          _ Tu te rappelles Sarn reprit-elle, comme on jouait au Conquérant  avec les grosses coquilles rose et blanche des escargots, là-bas près de l'eau, et tu gagnais presque toujours et je perdais? Tu te rappelles comme je voulais jouer au “Gravier Vert”?
                          Sa voix faible s'arrêta un instant et une chose étrange survint, car alors que je la regardais attentivement, il me sembla que de  nombreuses voix lointaines, reprenaient les mots de cette vieille chanson et la chantaient allègrement à plusieurs voix à la façon des chanteurs de nos contrées. Parce que si quelqu'un chante par ici, il choisit sa partition, les gens étant grands amateurs de cette musique qu'ils ont sentie germer dans leur âme. Ainsi j'entendis ce chant avec les notes gracieuses des sopranos et les roulements des voix graves, tandis que les altos et les ténors reprenaient les mots et relançaient de nouvelles notes qui approfondissaient le chant qui plaidait tout entier pour Jancis. Il semblait très bas et lointain et cependant riche de beaucoup de voix.

                          “Gravier vert, gravier vert, l'herbe est si verte!
                          Oh la plus belle fille  jamais vue encore.
                          Qu'en du lait je te baigne et de soie te vête
                          Puis j'écrirai ton joli nom à l'encre d'or.”

                          Qu'ai-je réellement entendu? Je n'ai jamais su. Le Pasteur disait que ce n'était que mon imagination fertile qui avait joué avec des éléments du passé. Je ne sais pas. Seulement, que ce fût en imagination ou en réalité, j'ai bel et bien entendu ce  mélodieux chant polyphonique si joliment interprété, où chaque note était claire et chaque voix intervenait au moment approprié, mais tout cela je l'entendais de très, très loin.

                          _ Te souviens-tu du soir où tu m'as vue sous la lumière rose, Sarn, quand tu revenais de Lullingford avec les moutons? Et le jour où on a trouvé le nid des mésanges meunières à longues queues qui comptait quatorze oisillons et tu m'as embrassée pour chacun d'eux.
                          Gideon ne remua ni ne dit mot.
                          _ Et quand je m'étais enfuie de la ferme des montagnes et que Prue m'avait accueillie, toi, tu te tenais au milieu de cette cuisine quand tu m'as dit “Embrassons-nous jeune fille!”. Et dans la laiterie, une fois tu m'as dit que j'étais comme faite de fleurs de mai et de lait. Et la fois chez Callard, un soir, je portais leur bébé quand monsieur Callard faisait répéter à ses enfants “le combat de taureau c'est pas bien”, est-ce que tu te rappelles ce que le grand-père Callard a dit tout d'un coup, ” j'vois deux bébés dans ses bras, le nôtre et le sien qui va venir!”
                           Et au bal de la fête de la moisson, pendant que les autres sifflaient si merveilleusement, nous deux, on dansait”.

                           À ce mot de moisson un frémissement parcourut le visage de Gideon et je me demandais bien pourquoi Jancis se mettait à évoquer ce moment jusqu'à ce que je comprenne qu'elle avait oublié la cause du reproche que Gideon lui faisait. Tout ce qu'elle savait désormais c'était qu'il ne l'aimait pas alors la raison de ce désastre, quelle qu'elle fût  ne lui importait pas.

                          “_ Et quand Père est parti trouver le septième enfant et que tu est venu, nous étions si bien ensemble? oh et même le matin où Père est revenu nous l'étions encore et tu disais ” reste plus que cinq jours ma petite chérie!” et j'ai répondu “Que Dieu te rende heureux!” Et depuis ce temps, Sarn, je ne t'ai pas vu une seule fois jusqu'à aujourd'hui”

                          Gideon toujours immobile, persistait dans son mutisme alors elle posa sa main sur son bras.
                          _ Est-ce que tu t'en rappelles Sarn? redemanda-t-elle
                          _ Ouais répondit-il l'air indifférent “j'm'en rappelle mais c'est y'a longtemps. Un temps que j'oublie”
                          _ Mais y'avait pas encore le bébé. Il y a le bébé Sarn, le tien et le mien
                          Elle éléva l'enfant comme pour le placer sur ses genoux. Mais il le repoussa.
                          _ Un garçon dit Jancis, pas une fille pour t'encombrer avec des femmes. Un garçon pour s'occuper assez vite des cochons pour toi et dans peu d'années il conduira la charrue. Oui, je t'assure, ce sera un bon gars pour toi, il travaillera bien et rassemblera deux fois autant ce que son grand-père a dispersé.”
                          Le pauvre bébé eut un mouvement comme s'il se sentait accablé d'un lourd fardeau.
                          Gideon jeta un œil sur lui, maintenant qu'il devenait digne d'être regardé puisqu'il pouvait correspondre à ses attentes. Alors, il eut un rire bref et cruel.
                          _ Quoi? dit-il Tu m'offres ça pour m'aider? merci bien! S'il réussi à vivre, ce que j'crois pas, il s'ra jamais bon à rien d'autre qu'à se faire dorlotter dans la maison et à se nourrir de douceurs.
                          Et le pauvre petit bout de chou, comme s'il comprenait qu'il n'avait pas réussi l'épreuve, se mit à pleurer. À ce bruit, Gideon repoussa la table et se leva. Il se dirigea vers la porte arrière de la cuisine qui menait plus rapidement au potager. Quant il fut à la porte il s'arrêta une minute pour dire:
                          _ Tu f'rais mieux de retourner d'où tu viens, vous n'êtes pas bienvenus ici, ni l'un ni l'autre.
                          Sur ce, il ferma la porte et sortit.

                          Jancis resta où elle se trouvait, stupéfaite  et abasourdie. Une plume légère éperdue dans le vent ou un pétale de nénuphar voguant sur l'eau ne pouvait pas être plus égaré qu'elle en cet instant. Je courus à elle pour la porter, elle et son bébé sur le banc, car vraiment elle était bien légère, c'était pitié de la sentir si frêle.
                          “_ Maintenant, voyons lui dis-je, pas un mot avant d'avoir bu et mangé! Place la bouilloire à chauffer Tivvy, voilà une bonne fille, le temps que je tièdisse un peu de lait pour le bébé.

                          Jancis ne disait rien mais très vite des larmes commençèrent à couler sur ses joues. Elle prit un peu de thé et je lui demandai comme elle avait fait pour venir jusqu'ici.
                          “_ Je suis venue à pied, répondit-elle, et mon pauvre bébé était si lourd. On ne penserait jamais à le regarder, quel poids c'est.
                          Je savais qu'il ne pesait pas beaucoup plus qu'un poulet, et je sus donc comme ma pauvre Jancis devait être fatiguée pour trouver lourd un si petit fardeau.
                          _ À quoi donc a bien pu penser ta mère pour te laisser ainsi faire cette longue marche?
                          _ Mère est morte
                          _ Oh mon Dieu! J'en suis bien désolée, dis-je, elle était une femme bien aimable et droite.
                          _ C'est gentil me répondit Jancis mais sans la moindre chaleur.

                          Elle était, comme celle qui, dans le jeu des Couleurs Précieuses, avait risqué le tout pour le tout, jouant la carte nommée Précieuse et qui avait perdu. Elle était hors du jeu maintenant, avec plus rien à perdre ou à gagner. Je n'ai osé mentionné son père et quant à elle, elle n'en parla pas.
                          _ Bon, lui dis-je, ta maison est ici, tu sais cela Jancis ma chérie
                          _ Ma maison peut pas être ici, si Sarn m'aime pas Prue.
                          _ Mais si, mais si! m'écriai-je, même si j'ai juré sur le Livre d'obéir à Gideon comme un apprenti, une femme ou un chien, eh bien! aujourd'hui je m'opposerai à lui! Tu dormiras dans mon lit cette nuit ma petite. Ton enfant et toi dormirez ici à partir de maintenant.
                          Elle eut un petit sourire triste, comme pour dire  “merveilleux” et s'allongea tenant son bébé. Mais à cet instant Tivvy qui devenait de plus en plus irritée, éclata:
                          “_ tu crois qu'elle va vraiment dormir ici Prue Sarn? Moi j'suis sûre que non! C'est possible que t'es pas au courant, mais je vas me marier avec Sarn. Oui! Il s'ra obligé de m'épouser pour mon bien mais aussi pour le sien.
                          Jancis rouvrit les yeux et la considéra de l'air d'une voyante qui sonde les pensées.
                          _ Je sais que ce sera  pour  ton avantage Tivvy, s'il consent à t'épouser, dis-je d'une façon sèche et caustique car je ne pouvais pas supporter Tivvy, ça c'est bien la vérité, et je suppose qu'il doit pas trop tarder, toi qui es la fille du sacristain n'est-ce pas! Mais la question reste, le fera-t-il? Je suis presque certaine que non. Je suis désolée pour toi Tivvy et j'aurais rien dit devant Jancis si t'avais pas commencé.
                          Le visage de Tivvy était écarlate mais elle ne se démonta pas.
                          _ J'ai bien dit que c'était pour son bien comme pour le mien, répondit-elle.
                          _ Je vois pas en quoi, dis-je, et que Dieu me pardonne d'avoir été si cinglante avec cette fille, en quoi cela pourrait-il, être bon pour Gideon, en quelque façon, de t'épouser?
                          _ eh bien! je vas vite te le montrer ajouta-t-elle
                          _ Celle qu'il a vraiment aimée c'est Jancis, Tivvy, elle a été sa fiancée chérie et même sa femme sans l'anneau.
                          Elle ne tint pas compte de ce que je disais.
                          _ Je vas te dire pourquoi ce sera bon pour Sarn qu'il se marie avec moi, le thé à la ganteline, voilà pourquoi!
                          _ Du thé à la ganteline? T'es pas folle Tivvy?
                          _ Tout le monde  sait que je connais rien aux plantes. Tout le monde sait que Sarn a donné des feuilles de ganteline à sa vache. Toi et moi, on sait que le docteur croyait que ta mère avait l'air d'avoir pris de la ganteline.
                          Elle dit cela de plus en plus lentement, penchée en avant, les deux mains sur la table.
                          _ tout le monde sait, Prue Sarn, que ton frère trouvait que madame Sarn était un fardeau. Tout le monde sait qu'il voulait absolument que ça s'arrête. Et moi, je sais, et s'il m'épouse pas au plus vite, tous les autres vont savoir aussi, ce qu'y avait dans le thé qu'il a fait  pour sa mère  et qu'il m'a dit de lui donner fort.
                          _ C'était quoi? dis-je le cœur malade
                          _ d'la ganteline!
                          Le mot claqua comme un coup de dents. Je sus que c'était vrai.
                          _ J'peux l'prouver ajouta-t-elle, parce que , par chance Mère est venue apporter à madame Sarn cette chemise de nuit qu'elle lui avait cousue et quand j'suis descendue après avoir  porté le thé à madame Sarn, j'en ai versé une tasse pour ma mère comme il en restait et de suite elle m'a dit  “C'est du thé à la ganteline”. Oui, ma mère sait très bien de quoi la tienne est morte, mais elle en dira rien si Sarn se marie avec moi.
                          _ Je croirais jamais ça, m'écriai-je mais Tivvy dit:
                          _ Au contraire, tu y crois déjà!
                          Et c'était vrai, Jancis aussi y croyait. Elle eut un gémissement et murmura:
                          _ C'était écrit Prue! C'est comme ça. J'ai pas de maison maintenant Prue, pas un abri sur cette terre. Ni mon bébé ni moi on a quelque part où aller. Qu'allons-nous faire mon petit?
                          L'enfant entendant qu'on lui parlait et se sentant rassasié puisqu'il venait juste de finir son repas, sourit, l'air satisfait.
                          Jancis ferma les yeux et ne s'intéressa plus à ce qui se disait.
                          Mais Tivvy arriva près du banc et lui dit:
                          “_ Si tu restes la nuit entière, Jancis Beguildy, nous publierons la chose à tous!
                          Et alors, je suis désolée de dire que je n'ai pas pu me maîtriser, et fonçant sur Tivvy je la frappai au visage proprement!
                          _ Sors de là! dis-je, disparais cruelle mégère, avant que je t'écrase. Jusque-là j'ai détesté personne, mais toi je te déteste. Comment peux-tu être si méchante pour cette pauvre fille? Tu peux te mettre avec Gideon comme d'ailleurs c'est déjà fait. Mais dès que tu franchiras le seuil de la maison, moi je partirai. En attendant, aujourd'hui, c'est toi qui pars!

                          Et je peux dire qu'elle le fit au plus vite, totalement décontenancée de voir la douce Prue Sarn dans un pareil état de colère.
                          “_ Maintenant reste couchée et repose-toi, pendant que je vais voir Gideon, dis-je à Jancis.
                          _ Non, va pas irriter Sarn, Prue, me répondit-elle. Mais je vais me reposer. Oui, Bébé et moi avons tous les  deux besoin de repos. Nous allons prendre un long repos, Prue. Et merci de tout cœur pour  tout.”

                          Je sortis. Gideon travaillait comme sept. J'étais convaincue que ce  qu'il avait dit d'horrible à Jancis n'était que sa façon de cautériser la plaie de son propre cœur. Je croyais vraiment qu'il s'y trouvait encore une graine d'amour, et que s'il n'y avait pas eu Tivvy, elle aurait pu grandir et s'épanouir. Je n'ai jamais été du genre à tourner autour du pot, aussi allai-je droit à Gideon et lui dit:
                          “_ Tivvy dit que tu as donné du poison à Mère. Est-ce que c'est vrai?
                          _ Sapristi! cette femme a besoin d'une  bonne raclée commença Gideon et si elle me force à me marier avec elle ce s'ra son cadeau de noces.
                          _ Lui as-tu donné du thé à la ganteline pour qu'elle le donne à Mère, oui ou non?
                          _ Mère m'avait dit qu'elle aimait mieux mourir et c'était ben un fardeau
                          Il n'essaya jamais de minimiser la chose ou de la nier, c'était pas dans ses manières.
                          _ Alors te voilà un meurtrier et j'en ai fini avec toi.
                          _ T'avais juré de faire ce que j'voulais.
                          _ Le meurtre annule toutes les promesses, répondis-je.
                          _ J'veux pas d'la Tivvy ici. Elle sait pas s'tenir dit-il.
                          _ Apparemment t'as pas le choix, lui dis-je, c'est Tivvy ou la pendaison à ce que je vois. Si je pouvais te sauver, je  l'ferais parce que t'es mon frère, et j't'aime bien aussi. Quand on a travaillé avec quelqu'un jour après jour, sillon après sillon, pelle contre pelle, comme je l'ai fait avec toi, gars, on peut qu'aimer cette personne ou la détester. Et toi, Gideon, je peux pas te détester même si j'ai essayé ces dernières minutes! Pourquoi donc as-tu fait une si méchante action? Tu dois vraiment, par la grâce de Dieu,  te repentir dans la poussière et dans la cendre et plus penser à rien d'autre, sinon le diable mettra certainement sa marque sur toi, alors tu arriveras à rien de bon dans cette vie et tu finiras en enfer dans l'autre. Ta propre Mère Gideon!
                          Mais il ne faisait que dire:
                          _ Elle avait dit qu'elle aimait mieux mourir et c'était ben un grand fardeau”
                          _ Bon je vais partir, voilà je te préviens dis-je très en colère.
                          _ J'espère, que tu resteras jusqu'aux foins et à la moisson de blé, me répondit-il aussi tranquillement que d'habitude, comme s'il n'avait  fait  aucun mal du tout, ce que, je crois, il pensait vraiment, selon la façon qu'il avait de voir les choses.
                          _ Non répondis-je, arrange-toi avec Tivvy.
                          _ Elle est d'aucune utilité dans une moisson. Elle est tellement paresseuse
                          _ Je resterai jusqu'à ce qu'elle vienne et pas un jour de plus. Et j'aurais rien promis du tout si j'savais pas qu'elle était dans l'état de se marier au plus vite. Je suis franchement très déçue de toi, Gideon sur tous les points.
                          _ Y'a aucune raison me répondit-il, quoi donc que j'ai fait? Endormi une vieille femme qui voulait dormir. Et pour c'qu'est de Tivvy elle a eu ce qu'elle m'a demandé.
                          Calme? oui il était aussi calme que l'étang quand il était profondément gelé.
                          Mais j'éclatai:
                          _ Et Jancis alors?  et son pauvre petit que tu as fait venir au monde? Ils sont ni vieux ni pressants, eux!
                          Pour toute réponse il montra le sol noirci dans la cour et dit:
                          _ Tu sais de qui c'est la fille.
                          Mais, dans un soupir, il ajouta, comme s'il avait oublié ma présence: “Pourtant, fut un temps où j'l'ai vraiment aimée”
                          Aussi le laissai-je à ses pensées pour retourner en courant dans la maison, et en ouvrant la porte arrière je dis:
                          _ Me revoilà Jancis chérie, j'ai apporté un œuf de la poule primée pour le battre avec du lait pour toi.
                          Mais personne ne répondit et quand j'arrivai à la cuisine,  le banc était vide. Je courus dehors puis pris, après la grille d'entrée, la voie pavée, cette bonne route faite par les Romains il y a de cela bien longtemps. Et pourtant, comparée à l'étang cette route n'était pas si ancienne parce que les eaux furent troublées deux mille fois depuis le début de la route, d'après les dires du Pasteur, alors qu'elles l'avaient été un nombre incalculable de milliers de fois avant et qu'elles le seraient encore jusqu'à ce que le monde disparaisse comme l'enveloppe d'une libellule. Je courais lelong de la route par une chaleur intense, la terre sableuse brillait dans la lumière, les ombres étaient courtes et très nettes. J'atteignis assez vite le premier tournant puis le suivant et encore celui d'après  au cas où Jancis aurait marché plus vite que je n'aurais cru. Mais on ne voyait personne sur cette route même au loin, pas la moindre mère blanche et dorée portant une poupée blanche et dorée. Seule, la camomille par touffes sur les bords, était revêtue de ces teintes d'or et de blanc, et mon cœur fut enveloppé de ses  senteurs fortes. Je me dis qu'il se pouvait, qu'elle ait voulu monter à ma chambre pour laver son bébé. Je revins en courant et appelai et cherchai du haut en bas de la maison. Mais il n'y avait personne dans la maison exceptée Pussy, qui me regardait avec tristesse et pénétrait dans les  pièces, quelques pas devant moi. Je partis voir dans la grange, le grenier et la bergerie. Pourquoi ai-je eu l'idée d'aller voir là-bas, je ne sais, je devenais désespérément impatiente de la retrouver quelque part. Je courus par le sentier qui menait au bois au cas où elle aurait eu envie de marcher par là, car c'était par où Gideon l'avait si souvent raccompagnée chez elle. Je courus partout dans la forêt appelant jusqu'à faire fuir les pigeons ramier dans un cliquetis sonore mais personne ne répondit. Il n'y avait que la forêt autour de moi.  Il n'y avait que les boutons d'or éphémères pour colorer de jaune les buissons qui entouraient l'étang chaque touffe de fleurs étant doublée dans l'eau claire et les murs d'églantiers se trouvaient toujours là blancs et verts. Un sentiment de perte et de solitude m'envahit. Je courus vers Gideon qui était au potager à l'arrière de la maison.
                          “_ Je trouve pas Jancis lui dis-je
                           _ J'lui ai dit de retourner d'où elle était venue répondit-il de la même manière qu'avant, tentant de cautériser la plaie.
                          _ Elle pouvait pas le faire lui dis-je, parce qu'elle a pas d'argent et que sa mère est morte, quant à ce qui arrivera à son père il n'y a que la cour d'assises qui le sache apparemment, car elle, elle savait pas. Elle a fait tout le chemin à pied depuis Silverton, Gideon. Elle avait pas même de l'argent pour la diligence. Toutes ces lieues épuisantes qu'elle a parcourues pour venir jusqu'à toi. Et voilà comment tu l'as reçue?
                          Il ne répondit rien à cela et reprit son travail.
                          _ Tu dois venir chercher cette pauvre fille, dis-je. Immédiatement. Tu dois venir tout  de suite. Il faut que tu penses à un autre endroit où chercher. Trouve rapidement  où on doit aller Gideon! Parce que je peux plus. Et si on a pas d'autres idées c'est qu'il reste que…
                          Frissonnante, j'indiquai du doigt l'étang.
                          _ Quoi donc, me fit-il en colère quoi tu veux me faire peur c'est ça?
                          Il planta la bêche dans la terre comme si un ennemi s'y cachait et vint avec moi autour de la maison et des bâtiments. Puis il monta la route disant qu'elle aurait pu être emmenée par quelqu'un, ce qui me fit craindre pour l'état de sa raison, sachant bien qu'il ne  pouvait y avoir personne pour la prendre sur cette route à part nous et les charrettes fantômes dont les gens disaient qu'on pouvait les entendre de nuit, rouler et grincer sur cette vieille route. Mais rapidement, Gideon revint n'ayant pas eu signe de vie de Jancis.
                          “Nous devons draguer le fond de l'étang dis-je. je doute qu'il faille aller bien loin. Elle aura vite perdu pied étant si petite et elle a pas eu beaucoup de temps. Elle y est allée par la voie romaine.
                          Car comme je l'ai dit déjà, cette large route de pierre faite par les Romains commençait devant notre maison pour descendre traverser le village et atteindre au bout, l'étang où disait-on des cloches tintaient certains soirs.
                          J'avais eu raison puisque, juste à l'endroit où la route se perdait dans les eaux se trouvait un des chaussons du bébé. J'avais remarqué que le ruban desserré était presque parti, il aurait dû s'en aller tout de bon si le bébé avait agi comme les autres  nourrissons riant et donnant des petits coups de pieds pour sentir ses propres forces.  Mais il était comme une pauvre créature de cire inerte et sans doute le petit chausson était resté en place jusqu'à ce que l'enfant eût senti l'eau froide et se débattant, il trouva la mort, lui qui n'avait jamais trouvé goût à la vie.

                          Ils étaient couchés là dans un lit de feuilles  de nénuphars, et nous les retirâmes sans un  mot et les portâmes chez nous. Je les lavai et les habillai de blanc, et nous les couchâmes sur le lit de Mère et je les couvris de fleurs, du lilas blanc, des églantines, des lys jaunes d'or et ces coucous dorés que l'enfant aurait, sans doute,  assemblés en gros bouquets s'il avait pu grandir.
                          Gideon ne dit rien durant tout ce temps, et ne les regarda pas beaucoup mais continua son travail dehors.
                          Cependant, tout au long des trois jours qui précédèrent les funérailles, les voisins vinrent les voir d'ici et de plus loin. Parce que le retour de Jancis et de son enfant ainsi que la noyade firent grand bruit comme il n'y en a pas souvent dans ce coin de chez nous où les choses se passent plutôt tranquillement, et même le grand-père Callard ne pouvait se souvenir de pareille histoire.

                          Les gens arrivaient, les femmes pleuraient en voyant Jancis bien qu'elles  avaient été dures comme la pierre à son égard et les jeunes gens restaient un instant debout près du corps sans rien dire, la regardant comme s'ils en avaient été amoureux.

                          “Les péchés des pères, commença le Sacristain dans son oraison pour les deux défunts, et pas seulement les péchés des pères, inutile de se voiler la face, chers tous, et bien qu'il soit triste de le dire, la pauvre femme n'était pas aussi bien qu'elle aurait dû être, puisque l'enfant n'est pas né dans le cadre du mariage. Non, chers tous, ce ne fut pas même un enfant d'orge puisqu'il n'y eut pas de mariage du tout. Nous ne savons pas qui était le père” continua le sacristain en regardant Gideon d'une façon qui montrait qu'il le savait très bien et le dévoilerait  assurément si Gideon n'épousait pas Tivvy; “Nous ne savons pas qui était le père de l'enfant mais nous savons très bien d'où elle venait. Oui nous savons qui était son père à elle, chers voisins. Nous savons qu'elle fut engendrée par l'étrange homme du diable. Nous savons que l'incendie de la récolte n'était presque rien comparé aux choses secrètes et inconnues qu'il a faites. Ce qui est arrivé était prévisible parce que ce qui est ancré dans le sang finit par sortir dans la progéniture, chères âmes”.
                          _ C'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez Matthieu sept, ajouta Sammy.
                          Puis, après avoir regardé un long moment les  deux têtes blondes, comme on regarde quelque oiseau rare qu'on ne reverra jamais plus, il se dit pour lui-même et d'un ton très bas que je fus seule à entendre étant la plus proche de lui:
                          _” Ils furent beaux et agréables dans leur vie et ne furent pas séparés dans leur mort”.
                          Et il eut de la peine à respirer, oubliant chapitres et versets.
                          Les enfants des Callard arrivèrent deux par deux pour voir les corps. Et comme après, ils restèrent tous au pied du lit , regardant l'enfant dans le creux du bras de sa mère, ils s'écrièrent, tous ensemble, comme ils le faisaient pour le combat de taureau:
                          _Oh comme elle est jolie la petite poupée!
                          Et le meunier acquiesça trois fois de la tête comme pour dire, voici deux petits chatons qui sont là où ils devraient être.
                          Alors le grand-père Callard dit: “deux enterrements en un mois! ça m'rappelle  le temps de la grande épidémie dans le pays et nous les vivants on était fatigués des enterrements.
                          Et c'est étrange, mes amis, que ces deux-là devaient mourir, alors qu'ensemble ils n'ont pas trente ans et que moi, j'ai quatre-vingt-onze ans. Et jusque-là j'ai évité le fléau qui s'abat partout sur ce vieux monde amer, “le fléau de mort”!

                          Gideon ne disait toujours rien. Mais la nuit qui précéda celle où nous les amenâmes au cimetière, je l'entendis s'agiter, et je craignis qu'il ne se fasse du mal par une soudaine représentation de l'horreur commise, parce que quoique lent et calme dans la vie courante, il lui arrivait parfois d'agir brusquement dans la précipitation. Aussi suis-je allée voir ce qui se passait.
                          Il se tenait debout à côté du lit. Comme j'entrais, il venait juste d'étendre sa main pour saisir dans ses grands doigts hâlés la natte des beaux cheveux  dorés si épais qui avaient toujours été la fierté de la pauvre Jancis. Quand il se retourna à mon arrivée, il eut l'air d'un enfant pris en faute, il baissa la tête et murmura comme s'il devait expliquer ce geste, et en fait, il l'expliqua bien:
                          “fut un temps où j'l'ai aimée”

                          #162100
                          BruissementBruissement
                          Participant

                            LIVRE 4
                            Chapitre 5: Le dernier Jeu du Conquérant

                            Si le Pasteur n'avait pas insisté pour que j'écrive tout en détail, minutieusement, sans rien oublier, puisque la connaissance de toute l'histoire pouvait rendre les gens favorables tandis qu'une notion partielle, les rendraient plus odieux que s'ils n'avaient rien su, si donc, je n'avais pas eu cette recommandation, je n'aurais jamais essayé de décrire les trois mois vécus à Sarn entre la mort de Jancis et l'apparition des eaux troubles. Car, certaines choses sont si difficiles à dire même pour un érudit, et moi, je ne sais que la petite et la grande écriture,  je n'ai rien d'une érudite, et j'ai du mal à trouver les bonnes expressions. Je pense parfois  aussi que nos mots humains sont impuissants à formuler les faits qui ont quelque importance. Si bien que quand ces événements fondent sur nous, nous restons muets, enfermés dans nos sentiments qui reviennent sans cesse briser notre cœur, comme des eaux se fracassent sur un barrage.  Il se peut que dans la vie future, dont je commence déjà à frôler la frontière, nous saurons trouver les mots adéquats. Mais ce n'est pas encore le cas. Aussi, si j'échoue dans ce projet, vous devrez pardonner ce qui est hors de mes capacités et remplir les blancs de mon discours avec le pinceau de votre imagination.

                            Le plus étrange de cette période fut le silence qui l'imprégna. Gideon avait toujours été taciturne mais là il en était à être comme le meunier. Il allait et venait sans qu'un mot ne passa ses lèvres. Il lui arrivait quelquefois de s'arrêter brusquement au cours de son travail comme frappé par  quelque chose: ses pensées probablement. Puis il secouait les épaules, ces puissantes épaules qu'il avait et poursuivait son travail. Je supposais que cela passerait avec le temps, et comme rien n'était arrangé encore entre Tivvy et lui, je décidais de ne pas laisser le pauvre homme seul, mais de rester encore un peu. Tivvy était dans l'embarras, parce qu'elle était déterminée à avoir Gideon, mais elle avait une peur mortelle des revenants, d'autant qu'on disait qu'ils étaient particulièrement méchants dans l'espace où une mère et son enfant avaient péri ensemble, ce qui fait qu'elle n'osait  pas venir de ce côté-ci de l'étang. Ainsi nous étions-là dans un silence aigre et dense qui s'épaississait de plus en plus comme une mare gelée ou du lait caillé. Aucune voix ne s'élevait à Sarn à part celles des oiseaux qui menaient leurs propres affaires sans s'occuper de nous. Quand ils se taisaient le soir, il y avait un calme tel que je pouvais entendre la barque de Gideon, amarré  près de la jetée, qui se cognait sans cesse en petits coups répétés. Alors parfois, le soir dans la cuisine, quand Gideon était dehors, travaillant tard à sarcler le blé ou à faucher, je préparais un délicieux petit repas à Pussy pour l'entendre miauler. Et je lui disais : “voilà, miaule maintenant ma bonne Pussy!”
                            Quand Gideon était chez nous, il était aussi muet qu'un noyé, sauf cette nuit de pleine lune, alors que nous prenions notre souper tardivement, après avoir fauché, il se pencha en avant et s'écria brusquement:
                            _ Est-ce que tu vois ça,
                            _ Quoi  donc?
                            _ Quelqu'un est passé vers la porte dans une robe blanche.

                            Ce ne fut pourtant qu'en juillet par ces jours orageux où l'air immobile était suffocant et lourd, qu'il commença véritablement à être bizarre. J'étais assise sur le  seuil cherchant le peu d'air, qu'une légère brise nous amenait le soir de l'étang. J'étais en train de carder de la laine, laquelle, blanche, s'échappant par petites touffes sur mes vêtements noirs, me donnait l'air d'une pie, me disais-je. Dans cette chaleur, les feuilles des lilas pendaient, l'étang ressemblait à du plomb brûlant avec tout autour ses grands arbres épais comme sculptés dans du fer. Au long des bords de l'étang, les nénuphars reposaient couchés sur l'eau lourde, avec leur petits boutons blancs qui brillaient. On n'entendait aucun oiseau, cachés qu'ils étaient dans leur abri depuis que la chaleur était si grande. Même les oiseaux d'eau ne bougeaient pas dans les roseaux et la barque ne cognait plus les marches comme si le jour était maintenant fixé pour la venue du passager, et qu'il n'y avait plus rien à faire d'ici-là. Soudain, Gideon arriva au tournant, trempé de sueur, un coupe-branche dans une main et portant encore ses gants de jardinage, parce qu'entre la fenaison et la moisson, il s'occupait de tailler les haies. Il s'arrêta en me voyant et porta la main à son front, puis se fâcha disant:
                            _” Pourquoi t'es assise-là de cette façon, en faisant semblant d'être Mère?
                            _ Je ne fais pas semblant d'être Mère répondis-je Qu'est-ce qui te tracasse?
                            _ Mère avait l'habitude de s'asseoir là pour carder la laine. J'ai ben cru que t'étais Mère.
                            _ Bon j'y peux rien, dis-je Mais pourquoi t'es arrivé comme ça en courant?
                            _ J'étais en train de tailler la haie d'aubépines quand elle  s'est perchée dessus tout en blanc.
                            _ Qui donc est monté sur la haie? demandais-je impatiente
                            _ Jancis, me dit-il du ton le plus naturel, et non pas de la façon qu'il aurait prise pour décrire une chose étrange, mais bien comme s'il avait parlé de Tivvy ou de Polly Miller. Il n'ajouta rien et retourna travailler bien qu'il abandonnât la coupe de la haie. Il n'avait jamais aucune explication sur ce qu'il voyait, mais disait seulement ce qu'il avait vu et c'était tout. La fois suivante ce fut quand il se trouvait à sarcler dans le grand champ de blé. Il entra à la maison à toutes jambes, muni de sa houe et du reste et déclara qu'il avait vu Jancis labourer avec ses deux bœufs blancs dans le champ d'orge et l'enfant était juché sur l'un d'eux.
                            _ Bon regarde-toi Gideon commençai-je tu dois arrêter de penser à Jancis ou tu vas en être hanté. Et un homme obsédé est sur le chemin de la folie. Pense seulement à continuer la vie, à gratter, épargner comme tu l'as toujours fait, et pense plus ni à Jancis ni à Mère jusqu'à ce que tout ça s'arrange dans ton esprit.
                            _ J'pense pas à Jancis. C'est elle qui vient.
                            _ Alors, fixe ton esprit sur autre chose et elle viendra pas
                            _ Sur quoi?
                            _ Ben devenir riche, acheter la maison.
                            _ Pourquoi faire? me dit-il
                            _ Pour les mêmes raisons que tu avais au début. Parce que tu veux cette maison.
                            _ J'la veux plus maintenant.
                            _  Mais pourquoi? Tu la voulais tellement au point d'avoir empoisonné Mère, tu l'a tellement voulue que tu as chassé Jancis. Sans parler de tout ce que t'as fait avant. Tu devais être bien attaché à elle pour agir comme tu l'as fait.
                            _ Mais maintenant j'la veux plus.
                            _ Pourquoi donc?
                            _ Que'que chose m'a enlevé c't'envie, quand je les ai vus dans l'eau.
                            _ Ben, pense à Tivvy alors. Je suis sûre qu'elle voudrait bien aller au Bal des Chasseurs.
                            _ Je me mettrais pas avec Tivvy. J'aime mieux me balancer à une corde.
                            _ Et mademoiselle Dorabella. Elle t'apprécie, alors va avec elle et elle emploiera son argent à te protéger de Tivvy.
                            _ Dorabella est brune, j'aime mieux une femme blonde, petite avec des yeux bleus. Une femme comme le lait et les fleurs de mai.
                            _ Ben, occupe-toi un peu de moi alors. Sois pour moi une compagnie une fois de temps en temps.
                            _ Mais tu vas partir.
                            _ Pas avant que tu ailles mieux. Je vais rester un peu, si tu gardes un esprit vaillant et arrête de ressasser les vieux chagrins.

                            Mais rien n'y fit. En moins d'une semaine, il revint en courant et dit:
                            _ “Elle est à son travail de nouveau
                            _ Quoi aux labours?
                            _ Oui, et le champ d'orge est aussi chauve qu'une foulque.
                            _ C'est à cause des mauvaises graines, dis-je, c'est rien d'autre. Il faut que tu en achètes de nouvelles au lieu de resemer les nôtres.
                            Mais mon cœur était lourd et je ne voyais pas quelle tournure tout cela prendrait. J'en venais à espérer la venue de Tivvy.
                            Cela devenait une habitude pour lui de dire:
                            “_ Elle est revenue dans le bois aujourd'hui” ou “Regarde, la voilà qui se dirige vers la chaussée” “Oh! elle remonte de l'étang toute trempée.” “Ah! elle est partie maintenant.”

                            Une fois il dit qu'elle lui avait fait signe de la barque. Cependant, c'était toujours dehors qu'il la voyait, aussi la maison devenait une sorte de refuge, où il pouvait venir se reprendre quand il avait été aux prises avec ses étranges frayeurs. J'étais contente qu'à la maison il n'eut aucune vision d'elle et cela me plaisait aussi qu'il ne l'entendit nulle part. C'était comme si ayant été saisi jusqu'au cœur par la vue de son corps dans l'eau, il avait perdu tout pouvoir de choisir ce qu'il voyait, tandis qu'il pouvait encore  décider de ce qu'il entendait. Mais, au début du mois d'août, quand le blé arrivait juste à maturité, il rentra me dire qu'il l'avait entendue chanter “le Gravier Vert” du fond de l'eau.
                            “_ Le son vient jusqu'ici, dit-il, inquiet. Aussi je fermai la fenêtre.
                            _ Tu ferais bien de te mettre des morceaux de laine dans les oreilles lui ai-je suggéré. Parce que cela faisait vraiment pitié de voir un homme comme Gideon trembler devant une lueur blanche  dans la haie ou au son d'un écho venu des eaux. Il mit en effet de la laine dans ses oreilles et tout alla bien jusqu'à la mi-août. Puis vint ce soir-là, ce fut la veille de la fête de l'étang de Sarn où de nombreux stands étaient déjà mis en place. Nous étions assis à table pour souper, un peu plus tôt que d'habitude parce qu'une lettre de mademoiselle Dorabella nous était parvenue par le biais d'un de ses hommes avec dedans des nouvelles de Beguildy. J'ouvris donc la lettre et la lus à Gideon qui avait retiré la laine de ses oreilles. La lettre disait que Beguildy avait été libéré parce que son comportement était venu d'une forte provocation à propos de sa fille.
                            “_ Sapristi! dit Gideon. La haine qui couvait en Gideon brûla de nouveau à l'énoncé de la sentence légère, et j'en étais venue presqu'à croire qu'elle  pourrait le guérir de ses visions.
                            Mais, peu de temps après, il retomba dans sa mélancolie et me dit, une fois,  qu'il avait vu Mère dans la chênaie là où se trouvaient les cochons.
                            _” Mais voyons, lui dis-je, c'est pas quelqu'un de l'au-delà, mais juste la Polly du meunier. Elle est déjà grande pour son âge et Mère était si petite.
                            _ Non répondit-il, c'était Mère. Elles se moquent de moi Prue
                            _ Là, là tout va bien, dis-je en lui tapotant l'épaule comme on ferait à un enfant. Parce qu'à vrai dire, il semblait aussi faible et rempli d'effroi qu'un enfant dans le noir, quand il parlait de ses fantômes.
                            _ Écoute maintenant, tout ira bien, lui dis-je à nouveau, tu dois bien travaillé  mais ne pas penser. Tu te rappelles comme tu aimais conquérir. Voilà, tu dois jouer au Conquérant avec tes propres pensées.
                            Mais il ne fit que me regarder sans comprendre et dit:
                            _ Ce qu'elle aime pas du tout c'est que je parle pas gentiment de son bébé. Elles sont très susceptibles ces mères à propos de leurs bébés.
                            Nous restâmes assis tranquillement quelque temps puis, tout à coup, il dit:
                            _ Écoute! Elle chante le Gravier Vert.
                            Il écouta un long moment bien que je n'entendisse rien;
                            Puis il se pencha en avant et dit qu'elle remontait la chaussée et venait vers notre maison. Son visage se couvrit de sueur, comme s'il venait d'avoir la peur de sa vie. Bien sûr, l'atmosphère aurait suffit à produire cet effet sur n'importe qui, tant il faisait chaud et moîte, le pire temps jamais connu à Sarn, qui pourtant n'avait jamais beaucoup d'air, étant situé en bas dans une cuvette et étant constamment imprégné de cette humidité venue de l'étang et des  rivières. Par un après-midi comme celui-ci, les murs ruisselaient d'eau si bien que le badigeon blanc brillait comme parcouru de traces d'escargots. Au-dessus de l'étang une vapeur s'élevait en volutes et traînées, blanches comme de la laine, s'épaississant et se rassemblant en amas serrés au centre de cette étendue d'eau. Tantôt cette vapeur laissait une spirale se détacher d'elle à la manière d'une écharpe, tantôt elle se concentrait sur elle-même et prenait la forme d'une femme ondulant dans les airs. Il me semblait que ce pouvait être ce que Gideon prenait pour des  fantômes. Parce que ces vapeurs s'élevaient et tombaient aussi sur la jetée, poussées par la légère brise au-dessus de l'onde. En août, à Sarn, il y avait toujours de ces épaisses brumes la nuit et au petit matin, mais cette fois-là, ce phénomène désagréable était accentué parce que nous venions d'avoir eu un orage, la nuit précédente, suivi d'une journée de chaleur accablante. Si je dis “désagréable” c'est parce que j'ai toujours détesté ces brouillards qui abondaient par chez nous, si bien qu'il leur arrivait de dissimuler la ferme, les bois et l'église, donnant l'impression que l'eau de l'étang s'était muée en lait et gonflait, noyant tout sur son passage.
                            “_ Écoute! reprit Gideon “t'entends le Gravier Vert?”
                            Telle était la force de sa conviction, et telle son emprise sur mon esprit, que je crus presque entendre  une lamentation. Puis, sans le moindre avertissement, assis dans son fauteuil avec un plateau, Gideon dont le visage montrait un désir ardent, comme hanté, ce que je croyais qu'il était en effet, se mit à chanter lui-même cette complainte. Il avait la main droite levée dans un geste solennel, comme le pasteur quand il donne la bénédiction, et il regardait dehors au-delà du seuil, vers l'étang,  la jetée et cette vapeur blanche coagulée. Il chanta comme si une puissance le lui imposait. On voyait qu'il était contraint de chanter. Il avait une belle voix de basse profonde, et bien qu'il commençât doucement elle s'amplifia à mesure qu'il continuait jusqu'à ce que la musique prit toute sa place. Et la façon dont il chantait cette comptine était lourde de sens, il y mettait tout l'amour qu'il avait ressenti pour Jancis, toute cette envie qu'il avait eue de  la combler de biens princiers comme d'aller au bal telle une grande dame, et toute la détresse et l'apitoiement qu'il éprouvait pour la fin qu'elle eut. Il parut se sentir mieux après cela, ayant en vérité, reconnu ses torts et donc fait la paix. Regardant toujours vers la porte, il s'écria:
                            _ Voilà, Jancis, elle sort toute trempée de l'étang.
                            Je lui dis que je ne voyais rien.
                            _ Comment, dit-il, regarde l'eau qui dégoutte de sa robe! Regarde, elle va là et puis là, trempée jusqu'aux os, la pauvre!
                            Il pointa le sol du doigt et effectivement de l'eau s'y trouvait dans les creux du dallage, comme si l'étang avait trouvé le moyen de sourdre par ici. Aussi dis-je que oui, je voyais bien l'eau sur les dalles.
                            _ T'entends la boue claquer dans ses chaussures! l'étang est si boueux. Regarde-la avancer lentement, aussi lentement qu'elle avait l'habitude de faire quand elle filait avec le grand rouet. Elle marche lentement pa'ce que ses habits sont lourds. Ça monte et c'est dur pour Jancis avec l'enfant à porter toute seule.
                            Puis il dit, l'air malheureux:
                            _ Je voudrais tant  pas m'être moqué du bébé.

                            Un long moment s'écoula.
                            Les bruits de la  salle étaient plus ténus encore qu'au soir où Père mourut. C'était comme si Sarn, avec tout ce qu'il contenait, nous, nos bêtes, les arbres pleins d'oiseaux, les chemins forestiers fourmillant de petites créatures, oui, comme si Sarn en son entier avait sombré au fond de l'étang où se trouvait déjà l'autre village. Je commençais à croire à tout ce que disait Gideon et qui n'était pas si différent, après tout, de ces nombreuses histoires de fantômes que nous connaissions.

                            _” Regarde maintenant, murmura-t-il, elle va vers la porte de la laiterie. Oh! elle a disparu! C'était dans la laiterie que j'avais refusé de l'épouser  tout de suite, et qu'elle est partie  chez les Grimble. Oh! la revoilà. Sa chevelure dorée brille tant, elle me rappelle la lumière qui errait dans la maison neuve de Lullingford.
                            Gideon se pencha en avant pour pouvoir scruter le passage sombre qui conduisait à la laiterie.
                            _ oh! regarde le sol mouillé, dit-il, c'est comme si elle emportait l'étang avec elle. J'pensais pas qu'elle viendrait à la maison.
                            Un château semble imprenable tant que personne l'attaque.  Mais maintenant…
                            Il regarda longtemps les dalles mouillées.
                            _ Oh! la voilà partie, dit-il alors. Comme une abeille dorée voguant dans les airs en chantant. Elle est si jolie!

                            Il resta longtemps à ressasser les choses. Puis il se leva et me dit qu'il allait voir les bêtes parce que la soirée s'était bien avancée. Il me le dit de sa manière  coutumière et je crus que les visions avaient  quitté son esprit. Mais quand il sortit, il se retourna, me regarda exactement comme il m'avait regardée la nuit où Beguildy était parti chercher le septième enfant et ajouta:
                            _” Si j'suis en retard, mets la clé au-dessus de la porte de l'étable”

                            Je me suis dit que j'irais voir ce qu'il faisait s'il s'attardait plus d'une demi-heure. En fait, j'ai presque failli le faire, quelque chose me  poussait à y aller, mais cela paraissait tellement bizarre de courir après lui, alors qu'il n'allait que voir les bêtes. Si bien que je restais à ma place et me mis à regarder un livre de Beguildy que j'avais acheté à la vente et aussi la Bible pour y trouver un remède à toutes ces sorcelleries.
                            Il n'y avait pas une demi-heure que j'étais en train de lire quand, tout à coup, on tambourina à la porte et entrèrent brusquement Tim et Polly les enfants du meunier.
                            _” Oh Prue, Prue! on vient juste de rentrer les cochons on est en retard parce que le noir ne voulait pas sortir des  roseaux, et on les ramenait tranquillement par la cour, on avait peur que monsieur Sarn soit en colère après nous à cause du retard, et puis on cherchait des vers luisants sous la haie du verger quand on a vu monsieur Sarn sortir. Alors on s'est caché. Et en regardant par-dessous la haie, on l'a vu se tenant près de l'eau, penché en avant comme un cheval qui a le tournis. Alors j'ai répété à Polly ce que j'entends dire par le grand-père Callard: Le Sarn, qu'il dit, le Sarn a vu dans l'étang le fantôme de sa belle et y sera plus jamais le même”. Et pendant que je murmurais ça à Polly, monsieur Sarn a relevé la tête, on aurait dit  qu'y regardait tout  autour de lui, sauf qu'y avait beaucoup de brume. Après y s'est tourné vers la jetée, marchant comme un somnambule, et a descendu la jetée jusqu'à la barque, il l'a détachée, est rentré dedans et s'est éloigné de la ferme à grands coups de rames, droit devant, là où la jetée atteint le milieu de l'étang. Alors on s'est mis à courir pour voir ce qu'il faisait mais  il était  dans la brume. On a entendu encore le bruit des rames et ça m'aurait plu d'être sur la barque. Mais peu de temps après j'étais plutôt content d'être sur la terre ferme. Le bruit des rames s'était arrêté.
                            “Oui, dit Polly, ça s'est arrêté comme un silence de mort!
                            _On a retenu not' souffle pour entendre mieux mais non! C'était comme dans un texte que le pasteur nous a appris, dimanche dernier: “un silence s'étendit sur toute la terre jusqu'à la neuvième heure”. Oh! C'était solennel!
                            _Vous auriez dû venir vite dès ce moment dis-je mais dépêchez-vous maintenant, quoi d'autre?
                            _ Oh! absolument rien d'autre répondit Tim à part le grand plouf! J'ai jamais entendu un plouf pareil pas même quand le veau moucheté est tombé dans l'eau.
                            _ Oh oui! ça c'était un plouf! dit Polly
                            Après tout est redevenu tranquille et même en retenant son souffle pour écouter on a rien entendu. J'ai appelé monsieur Sarn par son nom mais pas de réponse. J'ai eu peur et Polly aussi et on a couru vers toi.

                            La barque! Je dois retrouver la barque. Je descendis la jetée en courant, retirant ma jupe mais ce ne fut pas la peine de nager parce que la barque revenait, puisque le vent venait de l'autre bord de l'étang et envoyait les courants vers nous et ces courants étaient plus forts au moment des eaux troubles.  Quelle terrible apparition que cette barque vide revenant lentement très lentement!  Je l'attrapai, rentrai dedans et je pris les rames que Gideon avait replacées, parce que, même en cette heure, il n'avait pu faire une chose avec négligence. Je dégageai la barque, ordonnant aux enfants de courir chez les Sexton qui étaient les plus proches. Ils y allèrent immédiatement, contents de partir. Alors je me mis à ramer vers le milieu de l'étang, cherchant dans l'eau avec les rames, regardant de toutes parts et appelant son nom même si je savais tout ce temps-là qu'il était trop tard. Je continuais à ramer et à appeler quand j'entendis le sacristain crier depuis la berge:
                            “_ Sam et moi allons y aller pendant que tu te reposes un peu . Mais nous ne trouverons jamais Sarn. On peut pas draguer dans ces parages-là de l'étang. C'est trop profond. On n'a jamais retrouvé personne qui se soit englouti là.
                            Ils ramèrent et comme ils arrivèrent au milieu de l'étang je les entendis chanter les paroles que nous avions chantées pour Père il y avait de cela bien longtemps:
                            “Toutes tes actions mauvaises et bonnes
                            Auprès du Seigneur vont te retrouver. »
                            Ils évitèrent seulement les paroles à propos de l'herbe qui recouvrait la tête et les pieds, car l'eau était devenue sa tombe.
                            Oui toute cette grande étendue d'eau n'était pas de trop pour constituer la tombe d'un homme aussi fort que celui-ci. Et la longue brume qui couvrait l'endroit n'était pas un trop grand linceul pour lui. Car quoique il ait eu des torts, fait du mal et blessé des gens par sa force, cependant ce n'était pas intentionnellement, il n'avait fait médiocrement aucun travail et n'avait jamais menti. “Une montagne de granit, de quartz et de silex”, m'avait-il dit un jour, parlant de sa propre dureté. Et c'est bien ainsi qu'il était. Il lui avait été impossible de céder de même que le granit ne peut se désagréger comme du grès.
                            Il venait de jouer son dernier jeu du conquérant, et l'enjeu n'était pas une coquille rose et blanche, mais sa propre vie.
                            Et comme l'autre joueur était Celui que personne ne pouvait jamais espérer conquérir, en un instant, sa vie fragile fut anéantie.
                             
                            C'est ainsi que Sarn perdit sa dernière partie.

                            #162101
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                              Chapitre 6: Le Trouble des Eaux

                              Ce fut une nuit de désolation et d'effroi, que rien ne put me faire oublier. Le Sacristain et Sammy, après de vaines recherches, rentrèrent chez eux. Je me retrouvais seule sous le manteau de brume, en ce lieu, dense de tant de traces de fantômes. Je dis une prière pour les défunts. Puis, laissant les heures tourner, je restais assise près du feu, dans l'état d'anéantissement où se trouvait mon esprit confronté à un immense chagrin et à une profonde stupéfaction. Ce fut la plus étrange Veille de Pâques qu'il m'ait été donnée de connaître et la plus malheureuse nuit de ma vie. Je songeais à l'interdiction que Gideon m'avait faite d'aller, comme cela se  pratiquait autrefois, me plonger dans les eaux pour être guérie de mon mal. Et, voilà, que ce soir il y était allé lui-même pour être délivré de sa propre malédiction. Je pensais également à Jancis aux cheveux d'or, à son petit bébé, à madame Beguildy, à Père et à pauvre Mère, tous disparus aussi. La Mort semblait avoir été bien active à faucher parmi nous.
                              Ah! que ces évocations étaient amères, parce que je les ai tous toujours aimés et me suis préoccupée de leur bien-être.
                              Il y a de cela, à peine une année, Jancis avait été choisie au concours de la Chaise Vacillante, où l'on  désignait la plus jolie fille. Je me la rappelais bien  dans sa robe bleue, une couronne de fleurs d'été sur la tête et un bouquet à la main, hissée haut sur sa chaise par deux jeunes gars costauds, pendant que les autres défilaient devant elle pour voir qui elle choisirait.
                              Les garçons du coin étaient tous  là, mais il n'y avait qu'une seule fille. Il est facile d'imaginer toute l'effervescence des cœurs dans l'attente de celui qui serait choisi.
                              Près d'elle, l'un des jeunes hommes, tenait un récipient plein d'eau, pour qu'elle pût, dès son choix fait, tremper son bouquet dedans et en asperger le visage de l'élu ce qui ne manquait pas de faire rire tout le monde.
                              Et bien sûr, Jancis avait choisi Gideon. Il s'était tenu à la fin de la file pour le plaisir de voir tous les autres écartés, sachant que lui ne le serait pas. Elle lui mouilla copieusement le visage de son bouquet en lui offrant son délicieux rire en clochettes, alors il la souleva pour la remettre par terre ce qui faisait partie du jeu, et lui donna un baiser, ce qui n'en faisait pas partie. En y repensant, je trouvais la scène bien singulière car Jancis avait inondé d'eau Gideon comme pour une sorte de baptême qui préfigurait celui de l'étang où elle l'attirerait vers sa mort et je compris que ce fut le retour de ce jour de fête qui fut pour Gideon la goutte de trop. Aussi soupirai-je en pensant ” nous sommes tous les marionnettes de Celui qui dirige la pièce”.

                              Je me rappelais également la fois  où Gideon gagna une guinée pour avoir été le meilleur siffleur. Certes il sifflait fort bien, mais, surtout, il savait rester impassible devant toutes sortes de grimaces qu'on lui faisait pour le forcer à rire. Parce que quand Gideon participait à un jeu où l'on pouvait gagner de l'argent, il  le prenait très au sérieux et ne se laissait aucunement détourner du but assigné. Beguildy sifflait bien aussi mais sa meilleure chance de remporter un prix était au concours de bâillements dans lequel le Grand-père Callard le suivait de très près. Oui, Beguildy venait à la fête, même si cela énervait le Sacristain qui, se démenant de tous côtés comme s'il en était le responsable, estimait que puisqu'il s'agissait de la kermesse de l'Église, les sorciers devaient en être exclus.

                              De repenser à tout cela me rendait malade car qu'y-a-t-il de plus douloureux que le souvenir des joyeux moments passés? Cela vous amène à vous dire “celui-ci ou celle-là y était” et vous retrouvez la franche gaieté qui vous animait à l'époque et vous faisait trouver drôles des plaisanteries même sur des sujets  graves et solennels, comme la phrase de celui qui avait tant ri en disant “une oie marche sur ma tombe”, et voilà que maintenant, il se trouvait sous terre depuis un bon bout de temps. Si bien que penser à la fête de l'année passée me fit verser les larmes que la noyade de Gideon n'avait pu me tirer. Il est vrai que sa disparition sortait de l'ordinaire et  ne ressemblait pas à ce qui arrive communément, car il n'était mort ni dans son lit, ni par violence, mais, après y avoir  aspiré de toute son âme, il entra volontairement dans la brume et cessa d'exister. Et puis d'être ainsi resté introuvable m'apparaissait la fin qui convenait à une vie qui s'était elle-même coupée des humains ordinaires, sujets à des  comportements et des actes irréfléchis ou légers. Il n'était attaché à personne semble-t-il, depuis qu'il se sépara de celle qui lui fut le plus intimement liée. Il avait plus à voir avec la terre et l'eau dont il s'était forgé une vie à sa mesure. Les rochers, les eaux troubles, la terre compacte, les arbres qui bougonnaient sous l'orage mais lui résistaient, c'était-là sa famille bien qu'il ne les aimât pas. Il les prenait, les broyait, les utilisait. En agissant ainsi il tomba, comme on le voit, dans leurs mains de brigands qui le prirent, et en firent leur esclave. Je me disais qu'il ne pouvait mourir comme les autres hommes, être pleuré et couché six pieds sous terre avec son nom sur une pierre tombale. Non. Il lui fallait le grand espace et être loin de tous, ballotté au gré des courants troubles de l'étang au milieu de sa propre ferme et de ses bois. Comment peut-on pleurer devant ce genre de choses? Pleure-t-on devant un coup de tonnerre ou un nuage qui déverse son eau? Non. Ce ne fut donc que quand ma mémoire retrouva ces petits moments où il s'était abandonné que je pus pleurer sur lui et aussi quand il me revenait à l'esprit, le jour de l'incendie, où, le bras au travers du  visage, il sanglota.

                              La nuit durant mes pensées s'attardèrent sur Gideon, l'obscurité s'emplissait de frayeur glaçante et l'horreur s'accumulant, isolait l'endroit comme pour le séparer du monde. Je savais que je ne pourrais passer une autre nuit là et je commençai à me demander ce qu'il fallait faire du bétail, puisque personne ne poserait plus le pied ici après de tels faits. Non, personne et jamais! Le sacristain refusa d'y venir et si lui ne voulait pas, qui voudrait? Pas une âme n'achèterait la ferme et si je pouvais bien laisser les champs que nous avions labourés revenir à leur état de bois et de landes,  il fallait bien pourtant, s'occuper des bêtes vivantes tant qu'elles étaient là. Cependant j'étais décidée à ne pas rester, mais à fuir comme il était arrivé une fois aux gens  qui fuirent les villes de la plaine et cela, non à cause de la ferme elle-même, mais à cause de ce que Gideon en avait fait. Je voulais partir dès le lendemain. Mais que faire des bêtes, je n'en avais aucune idée, parce que si je demandais à l'un quelconque des voisins, ne serait-ce que de les noyer, j'obtiendrais cette réponse: “Non, non mamzelle, on pourrait tomber sur des  revenants”

                              Enfin l'aurore bénie apparue,  la brume était étalée sur la ferme comme un immense nuage brillant, mais à mesure que le soleil se levait, puissant et chaud, impossible à voiler, elle devint moins dense et, d'un seul tenant, elle s'éleva lentement, jusqu'à laisser un espace entre sa partie basse et l'étang, où les poules d'eau nageaient, affairées comme des abeilles, à courir entre les deux berges. Puis les troncs d'arbres furent libérés sur leur moitié inférieure ce qui leur donnait l'air d'être chapeautés de neige. La brume s'éleva de plus en plus jusqu'à atteindre le ciel où elle se mêla aux nuages matinaux. Enfin ceux-ci disparurent et il n'y eut plus qu'un ciel pur d'un bleu de  pervenche. Au moment où la brume s'était levée, j'avais vu que l'étang était entré, durant la nuit, dans sa période de turbulence,  l'eau épaisse et trouble, était pleine de remous, si bien que les nénuphars étaient agités en tous sens autour de leur attache. Quand la lumière du soleil apparut mon  esprit s'éclaira aussi. Nous étions en plein jour de fête. Il y aurait du monde par ici. Pourquoi ne pas emmener les animaux à la foire, les parquer dans un enclos, en demandant à quelqu'un de les vendre? On pourrait les laisser partir à bas prix. Oui, c'est cela. Aussi dès que j'eus nourri les bêtes et trait les vaches, je les rassemblais toutes dans la cour pour qu'elles soient prêtes et après avoir rangé la maison et tiré les rideaux, je partis chez le Sacristain, lui demander si je pouvais faire un enclos et y mettre les bêtes pour qu'elles soient vendues aux enchères par le marchand de vaisselle en même temps que sa marchandise. Le Sacristain n'y était pas trop favorable mais sachant qu'il n'avait sur la fête aucune autorité, que de plus elle se déroulait sur nos terres, il ne pouvait que donner son accord. Tivvy me regardait méchamment, elle avait eu tellement envie d'être maîtresse à Sarn sans parler de son attirance pour Gideon et elle semblait me rendre responsable de tout ce gâchis. Or je n'avais pas de temps à perdre, car déjà les premiers chars arrivaient sur le terrain de la foire.
                              Il était encore d'usage dans chaque village de décorer de fleurs et de branchages, le char qui amenait les gens. Les jeunes venaient à pied tout en chantant, hommes et femmes en groupes séparés. En revanche c'était en couples qu'ils repartaient deux à deux. Quand j'arrivai vers eux on était en train de placer les marchandises sur les stands: de la bière épicée, des bonshommes en pain d'épices qui plaisaient tant à Moll, des gâteaux à la menthe, des broches en galets et des peignes qui maintenaient les coiffures en hauteur. Une femme  avait allumé un feu et préparait hâtivement l'énorme récipient de pudding pour le concours de celui qui en mangerait le plus vite très  chaud. Les chars roulaient sur nos chemins de forêt avec le même bruit qu'ils avaient eu lors de la fête de la moisson. Les gens babillaient comme une couvée de geais jusqu'à ce qu'ils arrivent sur le terre-plein de la foire où ils apprenaient ce qu'il était advenu de Gideon. Je pouvais deviner quand un char en recevait la nouvelle car alors un silence se faisait immédiatement. Je suppose qu'ensuite chacun se faisait la réflexion, qu'on se trouvait proche de l'église, sur un lieu sanctifié tandis que la partie maudite se trouvait à l'autre bout de l'étang, si bien qu'il retrouvait un peu de vigueur et se remettait à bavarder. Je vis monsieur Huglet et monsieur Grimble, discrets comme des voleurs, ils me lançèrent un mauvais regard lorsque je passai près d'eux.

                              Le long du chemin forestier il y avait tout un remue-ménage de libellules et les demoiselles aux couleurs chatoyantes étaient superbes, naviguant au-dessus des touffes cramoisies de ces géraniums sauvages que l'on nomme sang du dragon. Je me disais que “le vent jouait dans les branches, les nénuphars s'ouvraient, les libellules quittaient leur linceul mais  Kester Woodseaves m'avait oubliée”. Parce que c'était le moment où il aurait dû être de retour. Pourquoi se serait-il souvenu d'une femme marquée d'une malédiction, une femme au bec-de-lièvre, susceptible d'être accusée de sorcellerie? Non, il n'avait plus pensé à moi. Il se sera mis avec cette jeune femme dont il avait dit qu'elle n'avait pas épargné sur le maquillage.

                              Quand je revins à la maison, je rassemblais ensemble les moutons, les cochons, les vaches et les bœufs et montée sur Bendigo, je les conduisis à la foire. Par chance toutes ces bêtes m'aimaient bien et allèrent où je leur disais. Puis je revins et mis les poules, les canards, les oies et les dindes dans des boîtes et des paniers et les emmenai dans la brouette. Je les avais laissés enfermés pour pouvoir les attraper facilement. Les gens me dévisageaient quand ils me voyaient convoyer à travers bois, mes troupeaux et mes volailles car ces bêtes peu habituées au lieu,  menaient grand chahut: bêlant, grognant ou beuglant. Comme nous avancions, nous nous reflétâmes tous dans les eaux troubles en ombres confuses: cela me rappela une scène similaire au moment de l'enterrement de Père.
                              Quand enfin, les champs, les granges, l'étable et la bergerie furent vidés de toute vie, je mis Pussy dans un panier et fermai la porte à clé. Je me suis alors dit que les fantômes pouvaient bien dès lors  investir la ferme, oui, tous pouvaient venir jusqu'à ce Tim qui avait eu la foudre dans le sang. La promesse que j'avais faite à Gideon était annulée maintenant. Je n'avais plus rien à faire ici. Pour quelle raison serais-je restée, maintenant qu'il n'y avait plus personne à qui offrir mon ouvrage? J'étais prête à partir. Sur quelle route, je ne savais pas, mais je la supposais solitaire. J'avais empaqueté quelques affaires à laisser à Miller qui me les apporterait à Lullingford. Il me restait ce  que je portais sur moi, ma vieille Bible et mon cahier. C'est ainsi que je quittais la ferme où vécurent des  Sarn depuis des temps immémoriaux. Ce me fut difficile de laisser les champs que j'avais  labourés maintes et maintes fois mais cela aurait été plus dur encore de rester. Je frissonnais à la pensée que ce soir, la flèche de l'église aurait sa pointe dirigée sur notre maison hantée, couchée qu'elle serait à la surface de l'eau, à l'endroit le plus profond et le plus sombre où gisait Gideon.

                              Le temps que je revienne à la foire on était déjà en train de vendre les animaux et l'argent était déposé dans une chope en étain. Aussi, comme je ne voulais pas prendre part à la fête et aux jeux, je m'assis sur le mur du cimetière, dans l'attente de pouvoir partir. Les enchères se firent rapidement, parce que les gens n'attribuaient pas aux bêtes la malédiction qui pesait sur l'endroit. Le Sacristain acheta Bendigo et le père de Moll des bœufs pour  son maître. Callard prit quelques vaches, le reste  partit assez vite et je donnai Pussy à Felena, parce que je pensais qu'elle avait bon cœur bien qu'elle manquât de respectabilité, où peut-être était-ce justement pour cette raison.
                              Elle me demanda:
                              _ “Avez-vous des nouvelles du tisserand, Prue?
                              _ Non répondis-je ça fait longtemps qu'y a pas eu de nouvelles?
                              _ C'en était un entre mille, ajouta-t-elle, oui, il paraissait d'une autre étoffe que nous autres. Comme s'il venait d'ailleurs. Vous rappelez-vous comme on a joué aux “Couleurs Précieuses” pour l'âme du tisserand, vous et moi? Mais je crains qu'une belle dame de la ville lui ait ravi le cœur depuis ce temps.

                              Durant notre conversation ainsi qu'au moment où j'étais assise seule sur le mur du cimetière, je fus consciente de coups d'œil sombres à mon encontre, des regards de biais, des mouvements de lèvres méprisants, des hochements d'épaule et certains s'écartaient même en passant vers moi. Je me demandais bien ce que cela signifiait, je savais certes que les vieilles rumeurs sur moi étaient allées en s'amplifiant, dans les fermes solitaires et bien que la malchance suffise quelquefois pour retourner les gens contre vous,  puisqu'ils y voient la main du Seigneur vous punissant pour des fautes, cependant tout cela ne me semblait pas suffisant pour expliquer tant de haine dans ces regards qui me fendaient le cœur. J'ai toujours aimé mes semblables, et comme je l'ai dit une fois, j'étais comme debout à la croisée des chemins avec mon bouquet, prête à l'offrir au monde que j'attendais et qui devait passer à cheval près de moi. Mais, au lieu de le prendre, il me renversait. Oui, en ce jour de la mi-août, au moment des eaux troubles il me renversa.

                              J'étais là, réfléchissant et me demandant ce que j'allais faire, car je comptais que des gens rentrant sur Bramton pourraient m'emmener, si bien que je me trouverais à mi-chemin de Silverton. Si je m'échappais maintenant je raterais l'occasion de partir avec eux, de plus, pour que le marchand de vaisselle reçoive son pourcentage exact de la vente, il fallait attendre la toute fin des transactions. Pour ces deux raisons, je devais patienter encore.

                              La femme du meunier s'approcha, discrètement et me dit qu'elle était là depuis le début, qu'elle avait entendu monter une affaire me concernant, les conciliabules étaient partis de Grimble et de Huglet, l'un puis l'autre disaient ceci, cela, un assentiment par-ci, un clin d'œil par-là, des sous-entendus, des hochements de tête et des “Oh! quel dommage une jeune femme si bien comme il faut!” ou “y faut faire quelque chose et le pasteur doit voir ça”. Ainsi la conversation roulait sur moi, me dit-elle. À peine cessait-on de parler de la façon dont Gideon était mort qu'on commençait à s'en prendre à moi. On farcissait la tête des jeunes de ces histoires où je sillonnais la contrée, la nuit, dans le corps d'un lièvre, et l'on insistait sur le fait que j'avais un passage sous ce mur du cimetière où justement j'étais assise. Les mots de mademoiselle Dorabella au Pichet de Cidre étaient restés dans les mémoires et plus tard, l'incendie avait confirmé l'idée de malédiction sur nous, parce que même si c'était Beguildy qui l'avait allumé, on supposait que le Seigneur n'aurait pas permis qu'il le fît sur une propriété honnête. Après cela, la noyade de Jancis confortait l'idée dans des proportions plus grandes et des sentiments plus sombres et enfin, la mort de Gideon donnait la touche définitive qui prouvait le tout. Il y avait quand même quelque chose que les gens n'arrivaient pas à comprendre. La cause principale à tous ces malheurs successifs ne pouvaient être que divine. Il y avait donc, pensaient-ils un Jonas sur notre bateau. Et puisque Mère avait toujours été bien aimée de tous, que Gideon avait été apprécié en raison de ses capacités à gérer son patrimoine jusqu'à la fortune, il leur apparaissait que la seule personne qui pouvait amener la malédiction ne pouvait être que moi. Ils réfléchissaient lentement à la chose comme nous le faisons à la campagne, mais une fois le raisonnement bien établi, ils n'en démordaient plus, et leur démontrer le contraire serait toute une affaire. C'était donc là, la raison de leurs regards haineux, de leurs détours et de leurs murmures. J'étais la sorcière de Sarn. J'étais la femme maudite par Dieu, j'avais un bec-de-lièvre. J'étais celle qui avait fréquenté Beguildy, ce méchant vieil homme, cet étrange homme du diable, or qui s'assemblent…se ressemblent. Et voilà que maintenant, crime plus grave encore, je me retrouvais seule. Je dois dire que, même si ailleurs on ne jugeait pas les choses ainsi,  dans nos contrées, être seul était déjà suspect en soi. La cause en pouvait être, qu'en ces lieux désolés, personne ne pouvait choisir la  solitude ou l'imposer à quelqu'un, car dans ces fermes perdues et oubliées des montagnes, et dans ces terres imprégnées d'eau autour des étangs, les vents, au cours des longs hivers, hurlaient au coin des maisons comme des loups, et de vieilles histoires se racontaient sur des hommes morts de peur chez eux, sur le retour de malheureux fantômes qui ne revoyaient leur ancienne demeure qu'à travers les fonds de bouteilles de leurs fenêtres sans pouvoir entrer, sur l'effrayante musique de l'approche de la mort, sur les hurlements des sorcières, parmi lesquelles j'étais disait-on, galopant parmi les feuilles mortes  dans la  bourrasque, sur la menace des bandits de grands chemins. Ainsi personne ne pouvait choisir d'être seul et personne sans une bonne raison ne pouvait condamner quelqu'un à cette solitude. Par conséquent si vous étiez seul c'est que vous étiez damné.

                              Je ne peux vous exprimer l'effondrement de mon cœur quand je compris cela. Car pour moi qui ressens intensément l'amour ou la haine des autres sans qu'il soit besoin de mots, et qui ne peux bien agir que l'âme pénétrée de chaleur, même un petit désamour suffit à me ternir une floraison.
                              “_ Maintenant, dit madame Miller, je sais de quoi il retourne, parce qu'on dit du mien qu'il est maudit, et c'est l'air qu'il donne vraiment, mais pas vous et je dis “attention à Grimble!”  Celui qu'est fourbe c'est Grimble. Huglet est tout colère mais on sait ce qu'il a derrière la  tête. Avec Grimble on sait pas. Il va lâcher un mot ici, un autre là, comme le duvet de chardon qui s'éparpille, sans qu'on puisse le voir ou y penser, mais après sapristi! quelle récolte de chardons il y a! et maintenant tous ces  chardons sont mûrs, prêts à ce qu'on souffle dessus”

                              Pendant qu'elle parlait encore, Tivvy fonça sur moi, tout de noir habillée, parce qu'elle avait révélé qu'elle avait été la promise de Gideon, et elle me dit:
                              “- Tu m'as frappée Prue Sarn! Et ben tu vas voir!”
                              Sur ce elle monta sur le mur et s'écria:
                              _ Vous tous écoutez, j'ai quelque chose à dire. J'ai été offensée. Sarn m'avait promis le mariage y'a de ça cinq mois et depuis cinq mois c'est madame Sarn que j'devrais être. Parce que Sarn m'aimait bien. Mais celle-là l'en a empêché. Prue Sarn a tout empêché. Elle m'a fait une telle peur que j'pouvais pas venir à la ferme. Elle m'a frappée et comme c'est  une sorcière j'ai eu peur d'elle. Ah! elle voulait être la maîtresse de Sarn! supportait pas que quelqu'un d'autre ait son mot à dire. Et vous pouvez le voir! C'est ben elle la maîtresse  de tout maintenant et tout juste le lendemain de la mort de mon pauvre Sarn, elle vend tout. Oh c'en est une qu'a pas de cœur! Aucune méchanceté l'arrête. Ça fait cinq mois que j'aurais pu être madame Sarn, sans elle. Si elle a une telle force c'est parce que c'est une sorcière!”

                              Je fus très suprise par le ton déchaîné qu'elle prit pour prononcer ces mots, jusqu'à ce que je réalise qu'elle attendait un enfant de l'amour, ce qui était dix fois  pire pour elle qui était la fille du Sacristain, et ce que le Sacristain ferait quand il l'apprendrait était terrible à imaginer, aussi Tivvy devait trouver quelqu'un à qui faire porter le blâme. Mais à peine avait-elle terminé, que Grimble  grimpa sur le mur. Il se tenait là, son long nez pointant vers le bas comme s'il se demandait parmi tout ce qu'il y avait à dire, sur quelle chose il fixerait l'attention.
                              “Mesdames et messieurs, commença-t-il, c'est un jour solennel. Dans ces eaux est couché un fameux fermier. Oui! Un de ces hommes qui aurait pu imprimer sa marque sur Sarn. Regardez ces champs qu'il a labourés! Il était de ceux qui deviennent riches. Promis à une jeune fille bien comme il faut et droite aussi, parce qu'on sait que son frère pouvait arriver avec un texte comme personne ici a pu le faire même dans la mémoire du grand-père Callard”
                              _ C'est ben vrai cria le vieil homme depuis la charrette où il était assis. Mais le vieux Camperdine en était bien proche, je veux  dire celui que Beguildy avait dans une bouteille. Oui, il était bon dans les textes quand il avait bu! Je l'ai entendu en citer des longueurs qui vous faisaient avoir envie de prendre un bâton pour les mesurer. Mais quand il était sobre, pas le plus petit texte. Plutôt paillard qu'il était à ce moment-là. Mais avec l'alcool, sapristi, c'était un vrai miracle!
                              _ Comme je disais, reprit monsieur Grimble, de sa voix tranquille, son frère peut sortir un texte, son père, c'est le Sacristain et sa mère la femme du Sacristain, donc ça tombe sous le sens que c'est une bonne fille. Et vous avez entendu ce qu'elle a dit. Je vous assure que ce qu'elle vient de dire est vrai et plus que ça même. Maintenant écoutez. Depuis sa naissance, Prue Sarn a été une femme frappée par Dieu. Tout ce qu'elle fait, elle peut pas s'en empêcher, puisqu'elle est au pouvoir de Satan. Voilà pourquoi elle erre sur la lande comme chacun le sait. Voilà aussi pourquoi elle était l'amie de Beguildy et qu'elle a appris de lui toutes ses méchancetés, puisque qui se ressemblent s'assemblent. C'est encore la raison pour laquelle, dès qu'elle pose l'œil sur l'un ou l'autre, un enfant une bête ou un champ de blé, peu importe, ça périclite, quelle que soit la chose, ça périclite et disparaît. Mais elle peut tout aussi bien tuer carrément, comme elle a fait à mon chien qu'avait une grande valeur pour moi? Oui! et des choses plus graves encore. Beaucoup plus graves. De quoi sa mère est morte? Bonnes gens, elle est morte d'un thé à la ganteline. Empoisonnée. La femme du Sacristain en est témoin. Qui soignait la mère malade? Sa fille. Et ben mes amis qu'est-ce que vous dites de ça?

                              Il y eut des murmures dans la foule, des bousculades pour pouvoir me regarder, là où je me tenais assise, assommée par la stupéfaction. Mais personne ne disait rien encore. Les gens de la campagne ne condamnent pas dans la précipitation. Ils étaient prêts comme du petit bois mais la flamme n'était pas encore allumée.

                              “_ Plus grave, reprit Grimble, mais d'abord que madame Sexton et Tivvy Sexton se lèvent et disent d'un mot si tout ça est vrai. Bon alors. Oui ou non?
                              _ Oui dirent-elles ensemble.
                              _ Maintenant, pourquoi cette pauvre jeune femme sans ressources, Jancis Beguildy et son pauvre enfant, ont trouvé la mort dans l'étang? Qui était seule avec eux quand c'est arrivé? Prudence Sarn! Et pourquoi Jancis gênait la sorcière? Parce qu'elle savait tout. Elle connaissait les tours du diable qui se jouaient entre son père et la sorcière. Alors comme elle avait pas d'argent elle est venue menacer de tout raconter à moins d'être bien payée et c'est ce que Prudence Sarn n'a pas voulu faire. Donc quand y'a eu personne d'autre que la faible petite créature, prise au piège, encombrée de son bébé, et Prue Sarn, qu'est forte comme un homme, Jancis Beguildy s'est retrouvée noyée.

                              Une fois de plus des murmures furent échangés mais il fallait plus que la mort de la fille du sorcier, qui n'était pas en odeur de sainteté pour qu'ils s'amplifient.

                              “_ Mais y'a encore pire, reprit Grimble. Quand Sarn s'est mis avec Tivvyriah,  sa sœur a pas apprécié. Elle voulait continuer à être la maîtresse de la ferme sans personne d'autre. Elle s'était  déjà  débarrassée de sa mère pour cette raison. Oui, elle a préféré pas de frère du tout, mes amis, plutôt qu'un frère marié.

                              Un soupir parcouru la foule, qui devait compter quelques trois cents âmes, parce que c'était une grande foire.

                              “_ Qu'est-ce qu'elle a fait? continua Grimble et la haine contenue dans ses yeux quand il me regardait était terrible à voir. Ben quand est venu l'obscurité et que la brume s'est levée, et que Sarn était  en train de puiser de l'eau pour les bêtes, elle l'a poussé dans l'étang, et puis elle a pris la barque pour tromper le Sacristain, et a fichu une peur bleue aux enfants du meunier pour qu'y disent pas la vérité.
                              Il attendit une minute pour que les gens réalisent bien de quoi il s'agissait. Puis il assena:
                              “_ Bec-de-lièvre! Sorcière! Trois fois meurtrière!

                              Alors sans plus attendre, Huglet s'écria:
                              ” _ On peut pas tolérer que vive une sorcière!
                              La flamme venait d'être mise au petit bois. Un hurlement monta.
                              On criait:
                              _ qu'on la piétine
                              _ faut la lapider
                              _ allons la noyer

                              Il n'y eut personne pour plaider pour moi sauf certains qu'on ne pouvait pas entendre. Le sacristain était parti chez lui. C'était un homme loyal et je pense qu'il m'aurait défendue. La plupart des gens n'étaient pas d'ici et ils n'étaient ni pour moi ni contre moi.
                              Felena poussa son mari devant, lui enjoignant de me défendre mais les gens criaient
                              _ T'es toi-même en danger berger! Comment que tu paies ta location, hein?
                              Ils se déversèrent sur moi comme la montée des eaux en hiver. On avait envoyé chercher la chaise d'humiliation.
                              Et la voix de Huglet ne cessait de hurler:
                              “_ On peut pas tolérer que vive une sorcière!

                              Je crois bien que je m'évanouis de terreur, parce que je ne me souviens de rien d'autre, jusqu'à ce que la fraîcheur de l'eau me réveillât, je respirais difficilement et je sentais des cordes qui me ligotaient à la chaise, avec dans les oreilles les hurlements de Huglet qui semblaient comme les vociférations de quelqu'énorme démon. 

                              #162102
                              BruissementBruissement
                              Participant

                                LIVRE 4
                                Chapitre 7: “Ouvrez grand les portes vers la nuée
                                                       Et que le roi entre sur son destrier.”

                                Je revins à moi et j'ouvris les yeux au bruit d'un proche piétinement que je supposais être celui de Bendigo qui se serait détaché. Puis je me souvins que le Sacristain l'avait emmené, aussi me demandai-je ce que ce pouvait bien être puisque tous les chevaux affectés aux charrettes avaient été mis à la ferme de Plash pour la journée. Je levai les yeux et je me crus vraiment morte, puisque le paradis s'offrait à mes regards.
                                Kester Woodseaves me contemplait du haut de son cheval, et ses prunelles étincelantes de vie reflétaient une si chaude tendresse que si je n'avais pas été persuadée de n'être plus de ce monde, j'aurais bien pu croire qu'il m'aimait. Il paraissait un peu plus âgé, le visage plus épuré comme ciselé par son âme. Quant à ses yeux , toute la splendeur de l'Éden s'y trouvait, y compris celle en rapport avec l'apparence agréable du premier Adam. Ils me considérèrent des pieds à la tête et je me sentais bien. Oui, attachée à cette chaise d'humiliation où aucune femme respectable n'aurait voulu être vue d'aucun homme, surtout pas de celui qu'elle aimait, je ne ressentais cependant aucune gêne. Je ne me préoccupais plus de rien maintenant. Je ne m'inquiétais de rien. Kester était là. Qu'est-ce qui pouvait me nuire? Kester prenait les choses en main. Telle était  ma foi,  qu'en dépit du fait qu'environ trois cents personnes étaient contre moi tandis que seul Kester était pour moi, je me savais en sécurité.  J'aurais pu retourner à mon sommeil sur cette vieille chaise, comme si elle eut été un bon lit de plumes, tant mon esprit était à l'aise.

                                _”Eh bien, dit-il enfin, eh bien, Prue, ma très chère te voilà mal en point!
                                Et il m'offrit un petit sourire qui voulait dire: “mais pas pour longtemps!”
                                _ C'est vrai, répondis-je et ma voix tremblait de joie, bien mal en point Kester Woodseaves.

                                Il jeta un regard circulaire et fit signe à Felena.
                                Elle courut vers lui comme si elle avait été son esclave.
                                _” Détachez-la, voulez-vous?” dit-il montrant les liens
                                Tout en s'activant elle me murmura:
                                _ Je me fiche de ce qu'ils peuvent me faire, je ferai ce qu'il veut. C'est un homme pour qui on peut mourir.
                                _ Y'a t-il quelqu'un d'assez amical pour s'occuper de mon cheval une minute? demanda-t-il
                                Callard s'écria:
                                _ Moi et volontiers!

                                Avant de descendre, Kester regarda la foule et dit:
                                _ Tiens, vous voilà à une jolie fête, je dois dire!
                                La dernière fois, c'était un petit taureau blanc. Maintenant c'est une femme plus blanche qu'un lys. Je sais parfaitement qui vous pousse à faire ça.
                                Plusieurs baissèrent la tête, mais beaucoup étaient en colère de voir leur amusement s'interrompre.
                                Kester alla sur Grimble:
                                _ Vous et moi, avons déjà eu une affaire Grimble, dit-il. Vous êtes trop méchant et tordu pour être traité comme un homme. Si vous n'appréciez pas le traitement que je vous donne, vous pouvez vous battre avec moi, quand vous voulez. Mais vous n'êtes bon qu'à être méprisé. Votre nez est un peu long Grimble, toujours à fouiner dans les affaires des autres.
                                En disant cela, il  lui envoya un formidable coup de poing sur ce nez, et Grimble, couard comme il était, hurla de si piteuse façon, que les gens ne purent s'empêcher de rire.
                                Ensuite Kester arriva sur Huglet et dit:
                                “_ Vous êtes cash. Vous faites pas les choses en secret.  Je vous ai entendu hurler depuis Plash. Bon que pensez-vous d'un combat?
                                Mais bien qu'il fût si énorme Huglet n'avait pas envie de se battre. Il tergiversait sachant fort bien que Kester était un bon lutteur. Or, beaucoup de personnes ne connaissaient pas Kester, et l'auraient-ils connu que ça n'aurait rien changé, ils voulaient un bon spectacle. Kester comptait là-dessus.
                                “_ un match de lutte, crièrent-ils tous, redevenus de plaisante humeur, bien qu'on ne pouvait savoir si cela allait durer.
                                _Youpi! cria le vieux Callard tout excité. Quant aux enfants à la vue de Kester, ils se rappelèrent leurs leçons et croisant les mains sur le ventre, déclamèrent en cœur
                                _”le combat de taureau c'est mal! ce qui m'aurait bien fait rire si je n'avais pas été si inquiète pour Kester
                                _ un ring! Faisons un ring!
                                _ Oui, les gars y'a un coin plein de gazon par-là” dit Kester montrant un endroit tout près de l'eau.
                                C'est là qu'ils préparèrent le ring. Kester retira sa veste et son gilet, ce que fit aussi Huglet mais de mauvaise grâce.
                                Il y eut quelques paris précipités. Puis la bagarre commença. Je craignais que Huglet ne brise tous les os de Kester, mais non! Kester était solide et un lutteur expérimenté, et quand Huglet semblait  l'avoir immobilisé et mis hors d'état de se battre, le voilà qui se sortait de sa prise prêt à reprendre la partie. À deux ou trois reprises Huglet le renversa et une épaule toucha presque le sol, mais à chaque fois Kester se dégagea d'un coup rapide et cela ne comptait donc pas. J'étais, à tout instant, dans la terreur de voir Huglet, dont la force était considérable, briser le  dos de Kester, et je voyais bien que c'était son intention, car il avait perdu toute retenue et n'était mû que par la haine qu'il éprouvait pour cet homme qui l'avait privé par deux fois de son sport.
                                Je me demandais pourquoi Kester, n'essayait pas, par quelques feintes, de le mettre à terre, mais Felena murmura:
                                “_ Il a quelque chose en tête, le Tisserand, c'est sûr. C'est pas pour rien qu'il fait  durer.”
                                Pendant la lutte Kester ne cessait de s'approcher de l'eau ce qui m'inquiétait parce que la vase y était très glissante.
                                Soudain en un éclair tout fut terminé. Mais comment cela se fit, je ne l'ai jamais su jusqu'à ce jour. Kester me dit que c'était  un jeté récent qu'il avait appris à la ville. Toujours est-il que Huglet fut propulsé si loin qu'il atteignit, non pas le sol, mais l'eau. Il fut complètement immergé, et quand il se démena pour sortir, ce qu'il fit avec bien des difficultés, ayant plongé de toute sa taille dans une boue visqueuse, il y eut un tel éclat de rire, qu'il blêmit. Et vraiment il était comique à voir. Le meunier qui se tenait tout près, sourit pour la première fois de mémoire d'homme, comme pour dire:”Un autre chat à l'eau!”

                                Après ce formidable effort, Kester s'arrêta une minute pour reprendre son souffle. Puis il reprit les rênes des mains de Callard, mit le pied à l'étrier et se mit en selle.
                                _”J'aimerais, commença Felena  doucement, j'aimerais me retrouver sur cette selle devant vous Tisserand.
                                Je n'avais jamais vu, comme dans ses yeux verts une  telle  supplication.
                                Mais il n'en tint aucun compte.
                                _ “Prue! dit-il
                                Je me levai
                                “à la fête de la moisson à Sarn, ai-je parlé de retour  ou de séparation? me demanda-t-il
                                _ de retour
                                Je n'ai pu que le murmurer.
                                _Viens ici alors Prue Woodseaves!
                                Il se pencha. Il m'entoura de ses bras. Il me hissa sur la selle.  Ce fut exactement comme dans le rêve que j'avais fait. Et, comme dans le rêve, il y avait Felena qui levait des yeux implorants, mais lui n'y prenait pas garde, il y avait le bruit de la foule qui s'amenuisait, les rires, les jurons de Huglet et Grimble, les applaudissements des enfants Callard et la voix haut perché du grand-père Callard qui racontait un combat de lutte de près  d'un siècle. Tout s'évanouit et disparut dans l'air calme. Il n'y avait plus que la brise du soir qui jouait dans les branches, comme l'amant joue avec les longs cheveux de sa femme.
                                _ ” En avant, vieux canasson dit Kester et nous nous dirigeâmes au petit galop vers les montagnes bleues et pourpres.
                                _ Mais non, dis-je, il faut que ce soit “séparation” Kester. Tu dois épouser une fille  belle comme un lys. Tu vois bien que j'ai un bec-de-lièvre!
                                Mais il ne voulait ni écouter ni discuter. Après que j'eus repris ma plaidoierie contre moi-même un long moment, il tira sur la bride et plongeant ses yeux dans les miens il dit:
                                _ Assez de paroles tristes! J'ai choisi mon petit coin de Paradis et c'est sur ta poitrine, ma très chère amie!”

                                Après  avoir dit ces mots il pencha sa tête charmante et baisa mes lèvres.

                                Ainsi finit l'histoire de Prudence Sarn.

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