CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure du colis en carton

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    CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure du colis en carton
    Traduction : Carole.

    En choisissant de relater quelques-unes des affaires typiques qui illustrent les remarquables facultés mentales de mon ami Sherlock Holmes, je me suis efforcé autant que possible de sélectionner celles qui revêtaient à la fois le caractère du sensationnel, tout en mettant à l’honneur les nombreux talents de mon ami. Ce n’est malheureusement pas chose aisée que d’extraire le génie du criminel, et tout narrateur se trouve exposé à un cruel dilemme : sacrifier quelques-uns des détails essentiels du problème et procéder ainsi à sa présentation incomplète, ou livrer à ses lecteurs l’exhaustivité de la matière que le hasard, et non le choix, offre à sa plume. Sur cette courte introduction, je me tourne vers mes notes afin de relater une étrange, mais non moins particulièrement terrible, succession d’événements.

    Nous étions au mois d’août, par une journée extrêmement chaude, à Baker Street comme dans un four. L’éclat du soleil qui se reflétait sur la façade de briques de la maison d’en face nous aveuglait. On avait peine à croire que c’était là les mêmes murs que l’on distinguait d’ordinaire si péniblement à travers la brume hivernale. Nos stores étaient à demi baissés, et Holmes, nonchalamment étendu sur le canapé, lisait et relisait une lettre qu’il avait reçue le matin même. Pour ma part, un certain  temps passé en Inde m’avait accoutumé à la chaleur que je supportais bien mieux que le froid, et un thermomètre dépassant les 32 degrés ne m’incommodait nullement. Mais les journaux du matin n’éveillaient pas mon intérêt : la session parlementaire était close pour l’été, les londoniens avaient déserté la ville, et j’aspirais vivement à l’air frais des clairières de New Forest ou marin des galets de Southsea, que seul un compte bancaire quelque peu appauvri m’avait forcé de me résoudre à gagner à une date ultérieure. Quant à Sherlock Holmes, ni la campagne ni la mer n’ayant jamais présenté le moindre attrait pour lui, il se plaisait à séjourner sans répit au milieu de quelque cinq millions d’individus, étendant ses filets au sein de cette densité mouvante, attentif à la moindre rumeur ou suspicion de crime irrésolu. L’amour de la nature n’avait certes pas trouvé sa place parmi ses innombrables dons, et s’il consentait cependant parfois à s’y adonner, ce n’était qu’après avoir traqué inlassablement le bandit de la ville qu’il se résolvait à se jeter sur les traces de son homologue rural.

    Trouvant Holmes trop absorbé pour envisager une conversation, j’avais mis de côté mon journal et m’étais renversé sur le dossier de ma chaise, où je me livrais à une profonde méditation. Soudain la voix de mon compagnon s’immisça dans mes réflexions :

    « Vous avez raison, Watson, il semble que ce soit un moyen tout-à-fait absurde de mettre un terme à un conflit. »

    « Parfaitement absurde ! », m’exclamai-je, avant de réaliser que mon ami venait d’acquiescer à une réflexion que je croyais m’être livré en moi-même. Je me redressais vivement et considérai mon ami avec ahurissement.

    « Mais, Holmes, comment avez-vous ?… », m’écriai-je. « Cela dépasse l’entendement ! »

    Il se mit à rire de bon cœur.

    « Vous vous souvenez sans doute », dit-il, « qu’à la lecture du passage il y a quelque temps de l’un des contes de Poe dans lequel un logicien avait pu suivre la pensée de son compagnon alors que les deux personnages restaient plongés dans le silence le plus absolu, vous avez manifesté la plus grande réserve quant à la possibilité de tels faits. Cela n’était pour vous qu’une élucubration de l’auteur. Et lorsque je vous ai fait remarquer que c’était un art auquel je me livrais fréquemment, vous avez semblé incrédule. »

    « Moi ? Oh, Holmes, je ne mettrais jamais en doute vos capacités ! »

    « Peut-être pas avec votre langue, Watson, mais avec les rides de votre front. C’est la raison pour laquelle, lorsque je vous vis poser votre journal et commencer à sombrer dans une profonde rêverie, je pris le parti de vous y suivre et d’intervenir au moment propice pour vous prouver que cela était possible. »

    Mais je n’étais pas encore prêt à déclarer forfait.

    « Dans l’extrait du conte que vous m’avez lu », repris-je, « le logicien tirait ses conclusions de faits et gestes accomplis pas son compagnon, lequel, si j’ai bonne mémoire, trébuchait sur un tas de pierre, levait les yeux au ciel, etc. Mais pour ma part je me suis tenu bien tranquillement assis dans mon fauteuil, alors je serais curieux de savoir de quels indices vous avez bien pu tirer vos conclusions ! »

    « Vous vous mésestimez, Watson. Les expressions du visage ont le pouvoir de refléter fidèlement les émotions de l’homme, et en ce qui vous concerne, vous possédez cette faculté au plus haut degré. »

    « Vous sous-entendez que vous avez lu dans mes pensées à partir de la simple observation des traits de mon visage ? »

    « De vos traits et en particulier de vos yeux, Watson. Sans doute êtes-vous vous-même dans l’impossibilité de vous rappeler comment votre rêverie a commencé ? »

    « Oui, en effet. »

    « Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire. Après avoir écarté de vous votre journal, ce qui constitua le geste qui attira mon attention, vous êtes resté immobile durant une trentaine de secondes, une expression vague dans le regard. Puis vos yeux se fixèrent sur le portrait nouvellement encadré du général Gordon, et je reconnus à l’altération des traits de votre visage que votre rêverie avait débuté. Mais votre attention se reporta presque immédiatement sur autre chose. Votre regard  rencontra le portrait – non-encadré, celui-ci –, de  Henry Ward Beecher, qui se trouve juste au-dessus de la pile de vos livres. Vous avez alors dirigé votre regard sur le mur, et votre pensée était évidente : vous avez songé que le portrait une fois encadré trouverait parfaitement sa place sur ce pan de mur, face au portrait déjà encadré du général Gordon.

    « Vous m’avez incroyablement suivi ! », m’exclamai-je.

    « Il en aurait à ce stade difficilement pu en être autrement. Mais vos pensées se sont alors reportées sur Beecher, et il me sembla que vous cherchiez à analyser les traits de son visage, car vous plissiez les yeux. Puis votre regard se détendit, et vous avez continué à regarder le portrait, mais comme dans le lointain. J’en déduisis que vous vous remémoriez différents événements survenus au cours de la carrière de Beecher. J’étais certain que vous vous ne seriez pas sans songer à la mission qui lui avait été confiée par les Nordistes au temps de la guerre civile, car je me souviens vous avoir entendu clamer votre indignation à l’accueil triomphal que lui avaient réservé certains de nos agités concitoyens. Vous aviez alors semblé si concerné par ce sujet que je sus que vous ne pourriez songer à Beecher sans vous remémorer cet épisode de sa carrière. Lorsque, quelques instants plus tard, vous avez détaché votre regard du tableau, je compris que votre esprit s’attardait à présent sur la guerre civile, et je pus observer à vos lèvres serrées, à vos prunelles étincelantes, à vos poings fermés,  que vous songiez à la vaillance qu’avaient déployée les deux clans au cours de cette lutte désespérée. Puis, soudain, votre visage s’assombrit ; vous avez secoué la tête. Vous vous interrogiez sur la tristesse, l’horreur de la guerre et sur celle de vies inutilement sacrifiées. L’une de vos mains effleura votre ancienne blessure, et un sourire qui s’esquissa faiblement sur vos lèvres me donna à penser que l’absurdité de cette méthode de résolution des conflits internationaux s’était imposée à votre esprit. J’ai alors saisi l’occasion de vous faire partager mon sentiment avec vous sur cette question et eus le bonheur à votre réponse de constater que chacune de mes déductions s’était avérée exacte. »
     
    « Stupéfiant ! », m’écriai-je. « Et bien qu’à présent vous m’ayez fait part du cheminement de vos observations, je vous avoue que je suis tout autant surpris qu’auparavant. »

    « Tout ceci n’était cependant qu’élémentaire, mon cher Watson. Je n’aurais cependant pas pris la peine d’exécuter cette démonstration si vous n’aviez pas auparavant manifesté une si grande incrédulité à ce sujet. Mais j’ai là dans mes mains un petit problème qui me semble devoir me poser davantage de difficultés que ne m’en a causées mon exercice précédent. Auriez-vous constaté lors de la lecture de votre journal la présence d’un court entrefilet faisant référence au contenu peu ordinaire d’un paquet adressé par la Poste à Miss Cushing, rue Cross Street, à Croydon ? »

    « Non, je n’ai rien noté en ce sens. »

    « Ah ! Dans ce cas vous ne l’avez pas lu avec suffisamment d’attention. Tendez-moi votre journal, je vous prie. Ah, voici l’entrefilet, juste sous les actualités économiques. Auriez-vous l’amabilité de nous le lire à haute voix ? »

    Je saisis le journal que Holmes venait de lancer dans ma direction et entrepris de lire le paragraphe concerné. Il portait en titre « Un colis pour le moins macabre. »

    Miss Susan Cushing, résidente de Cross Street à Croydon, vient d’être la victime de la plus sinistre et révoltante des plaisanteries, si tenté que l’on soit d’affirmer que celle-ci en soit une et ne puisse en aucun cas être reliée à un fait des plus sinistres et macabre. A deux heures de l’après-midi hier, un petit paquet enveloppé de papier kraft lui a été remis par le facteur. Il consistait en une simple boîte de carton, laquelle était remplie de gros sel. En en déversant le contenu, Miss Cushing fut saisie de l’horreur la plus absolue en y découvrant deux oreilles humaines, apparemment récemment détachées du corps. Le colis avait été expédié du bureau de Poste de Belfast la veille au matin. Aucun indice ne permet d’identifier son expéditeur, et Miss Cushing se déclare dans la perplexité la plus totale quant aux raisons de l’envoi d’un tel colis à son intention. Cette dame célibataire d’une cinquantaine d’années mène qui une vie retirée et tranquille, n’a que peu de connaissances et amis, et il est extrêmement rare pour elle de recevoir de la correspondance. Quelques années auparavant cependant, alors qu’elle résidait à Penge, elle avait loué trois de ses chambres à des étudiants en médecine, qu’elle avait dû se résoudre à faire expulser en raison de leurs habitudes bruyantes et irrégulières. La police conclut que cet outrage semble avoir été perpétré à l’encontre de Miss Cushing par ces jeunes gens dans le but de se venger d’elle et de l’effrayer en lui faisant parvenir des reliques de leurs salles de dissection. L’un de ces étudiants semble être originaire du nord de l’Irlande, et plus précisément de Belfast aux dires de Miss Cushing. Cette affaire, qui a été confiée à la police, se trouve pour l’heure entre les mains de l’un de ses plus habiles inspecteurs, Monsieur Lestrade.

    « Voici donc ce que nous apprend le Daily Chronicle ! », dit Holmes lorsque j’eus achevé ma lecture. « En ce qui concerne notre ami Lestrade, j’ai reçu une lettre de lui ce matin. Voici ce qu’il m’écrit : « Il me semble que cette affaire requiert votre habileté. Bien que nous ayons bon espoir de parvenir à l’élucider, nous nous heurtons à une difficulté majeure : nous ne possédons pas le plus petit indice sur lequel nous appuyer. Nous avons bien sûr télégraphié au bureau de Poste de Belfast, mais un grand nombre de colis en avaient été expédié ce même jour, et ils se trouvent dans l’impossibilité d’en identifier un en particulier, ou de s’en remémorer l’expéditeur. Le colis renfermait à l’origine une demi-livre de tabac doux, et cela ne nous aide en aucune façon. L’hypothèse de la vengeance de l’un des trois étudiants apparaît la plus probable, mais si vous disposiez de quelques heures pour nous apporter votre aide j’en serais très heureux. Vous me trouverez aujourd’hui tantôt au domicile de Miss Cushing, tantôt au poste de police de Croydon. »
    Eh bien, qu’en dites-vous, Watson ? Vous sentez-vous la force d’affronter la chaleur extérieure et de m’accompagner à Croydon pour saisir, qui sait ?, la chance qui s’offre à vous d’enrichir la compilation de vos annales ?

    « Je me cherchais désespérément une occupation. »

    « La voilà en ce cas toute trouvée. Sonnez pour que l’on prépare nos chaussures et demandez que l’on nous appelle une voiture. Le temps de me débarrasser de ma robe de chambre et de la remplacer par un vêtement plus approprié, de remplir mon étui à cigares et je suis à vous. »

    Une pluie torrentielle s’abattit alors que nous nous trouvions dans le train, et vint nous rafraîchir agréablement. A Croydon, la chaleur était moins étouffante qu’à l’intérieur de la ville.

    Holmes avait expédié un télégramme pour avertir de notre arrivée, et le robuste inspecteur, Lestrade, aussi raide qu’à l’ordinaire, nous attendait sur le quai. Nous atteignîmes après une marche de cinq minutes le domicile de Miss Cushing.

    Elle résidait dans une longue rue aux innombrables maisons de briques à deux étages, coquettes et propres, aux perrons de pierre blanche et aux groupes de femmes en tablier conversant ça et là sur les seuils. Parvenus à mi-chemin de la rue, Lestrade pivota et s’arrêta à une porte, à laquelle il frappa. Une fille de maison de taille moyenne vint ouvrir. Miss Cushing était assise dans un petit salon dans lequel nous fûmes introduits. Elle arborait un visage doux et calme, avec de grands yeux et des cheveux grisonnants bouclant à chacune de ses tempes. Une têtière était posée sur ses genoux, et un panier débordant de soies de couleur trônait sur un tabouret placé à côté d’elle.

    « Vos horreurs se trouvent dans la remise », dit-elle à Lestrade lorsque nous entrâmes. « Je désire que vous les fassiez disparaître aussi vite que possible de ma vue. »

    « J’en ai bien l’intention, Miss Cushing. Je ne les conservais sous votre toit que dans l’attente de l’arrivée de mon ami Monsieur Holmes, que voici, afin qu’il puisse les examiner en votre présence. »

    « Pourquoi en ma présence, Monsieur ? »

    « Au cas où il désirerait vous poser quelques questions. »

    « Quel est intérêt de me poser des questions quand j’affirme et répète que je ne sais rien à propos de tout cela ? »

    « Bien entendu, Madame », dit Holmes de son ton apaisant habituel. « Je ne doute pas que vous n’ayez déjà été que trop ennuyée par cette affaire. »

    « En effet, Monsieur. Je suis une femme sans histoire qui mène une vie retirée. Voir apparaître mon nom dans les journaux et voir entrer la police chez moi est une singularité dont je me serais bien passée. Je ne souhaite pas que ces horreurs pénètrent à nouveau à l’intérieur de ma maison, Monsieur Lestrade. Si vous désirez les voir je vous prie de vous rendre dans la remise. »

    La remise était située dans le jardin derrière la maison. Lestrade y entra et en ressortit portant une boîte de carton jaune, encore à demi enveloppée de papier kraft et d’une ficelle. Nous nous assîmes sur le banc qui se trouvait au bout de l’allée du jardin pour examiner les éléments de l’emballage du paquet et son contenu.

    « La texture de la ficelle est des plus remarquables », dit Holmes, l’examinant attentivement à la lumière du jour et la reniflant. « Que diriez-vous de cette ficelle, Lestrade ? »

    « Qu’elle a été goudronnée. »

    « Précisément. C’est un morceau de ficelle goudronnée. Vous avez sans doute également remarqué que Miss Cushing avait délié la corde à l’aide de ciseaux, comme en témoigne l’effilochage présent à chaque extrémité. Ceci revêt la plus haute importance. »

    « Je ne vous suis pas », dit Lestrade.

    « L’importance de la chose réside dans le fait que le nœud n’a pas été sectionné, et que celui-ci présente un caractère tout-à-fait particulier. »

    « Il est d’un type peu ordinaire en effet. Je l’avais remarqué », dit Lestrade avec suffisance.

    « Nous en avons donc terminé avec la ficelle », dit Holmes en souriant complaisamment. « Passons à l’emballage kraft à présent. De couleur brune, et qui présente une forte odeur de café. Comment, vous ne vous en étiez pas aperçu ? Il semble qu’il n’y ait pourtant aucun doute à ce sujet. L’adresse, Miss S. Cushing, Cross Street, Croydon, a été inscrite d’une manière tout-à-fait remarquable. A l’aide d’un stylo à pointe large, probablement une J, et à l’aide d’une encre de mauvaise qualité. Le mot Croydon a été originellement inscrit avec un I, lequel a par la suite été transformé en Y. Le paquet a donc été adressé par un homme – l’écriture est typiquement masculine – d’un niveau d’études limité et non familier de la ville de Croydon. Nous progressons ! La boîte renfermait à l’origine une demi-livre de tabac doux, et ne porte d’autre marque que celles laissées par un pouce dans le coin inférieur gauche. Elle est remplie du gros sel dont on se sert ordinairement pour conserver les peaux et cuirs destinés au commerce. Et couchées dans le sel, voici les deux éléments objet de notre enquête. »

    A mesure qu’il parlait Holmes extirpait les oreilles de la boîte, les déposait sur une planche en travers de ses genoux et les examina attentivement. Lestrade et moi-même, penchés en avant de part et d’autre de Holmes, considérions alternativement les macabres reliques et le visage pensif de notre compagnon. Enfin Holmes remit les oreilles dans la boîte et resta un instant assis, silencieux et absorbé dans une méditation profonde.

    « Vous avez observé, bien sûr », dit-il enfin, « que les oreilles ne forment pas une paire. »

    « Oui, j’avais noté cela. Mais s’il s’agit comme nous le supposons d’une plaisanterie d’étudiants, peu leur importait que les oreilles appartinssent à une même personne. »

    « Précisément. Mais il ne s’agit pas d’une plaisanterie d’étudiants. »

    « Vous en êtes certain ? »

    « Toutes les apparences vont à l’encontre de cette hypothèse. Les corps des salles de dissection sont conservés dans des liquides spécifiques. Ces oreilles n’en portent pas l’odeur. Elles sont fraîches, cependant. Elles ont été détachées à l’aide d’un instrument contondant, ce qui écarte l’hypothèse que les détachements aient été pratiqués par un étudiant. Par ailleurs, un esprit médical aurait songé à une conservation dans des fluides spécifiques, et n’aurait certainement pas pensé à se servir de gros sel. Je maintiens que nous ne nous trouvons nullement devant une plaisanterie mais bien devant une découverte macabre et criminelle. »

    Je sentis un frisson me parcourir l’échine tandis que parlait mon ami, dont les traits s’étaient durcis et dont le visage arborait une gravité sévère. Cette brutale révélation semblait dissimuler une horreur étrange et inexplicable. Lestrade, cependant, secouait la tête, sceptique.

    « Il existe plusieurs objections à la théorie de la simple plaisanterie, sans nul doute », dit-il, « mais il y a davantage de raisons encore qui vont à l’encontre de toute hypothèse criminelle. Nous savons que Miss Cushing a mené, y compris à Penge, une existence calme et respectable durant les vingt dernières années. Elle s’est à peine éloignée de son domicile pendant un jour durant tout ce temps. Pourquoi donc un criminel lui enverrait-il les preuves d’un crime qu’il aurait commis, quand elle semble tout aussi incapable que nous d’en comprendre la raison ? »

    « C’est bien la question à laquelle nous devrons nous efforcer de répondre », répondit Holmes. « Pour ma part, je vais considérer mon raisonnement comme correct et prendre pour point de départ de mes investigations l’hypothèse d’un double meurtre. L’une de ces oreilles est celle d’une femme : petite, délicatement formée, et percée d’un trou pour des boucles d’oreille. L’autre est celle d’un homme à la peau tannée par le soleil, et également percée pour une boucle d’oreille. Ces deux personnes sont présumées mortes, sans quoi nous aurions déjà entendu parler d’elles et de leur histoire. Nous sommes aujourd’hui vendredi. Le paquet a été expédié hier matin jeudi. Le crime a donc été perpétré mercredi, mardi ou même avant. Et si ces deux personnes ont été assassinées, qui sinon leur assassin aurait expédié ces preuves du crime à Miss Cushing ? Nous devons considérer que l’expéditeur du paquet est l’homme que nous recherchons. Il doit avoir eu une raison valable pour expédier ce paquet à Miss Cushing. Mais quelle est-elle ? Lui signifier que le crime a été accompli ? La faire souffrir, peut-être ? Dans ce cas alors elle connaît l’identité du meurtrier. Sait-elle ? J’en doute. Si elle savait en effet, pourquoi aurait-elle appelé la police ? Elle se serait empressée d’enterrer les oreilles, et personne n’aurait jamais entendu parler de l’affaire. C’est incontestablement ce qu’elle aurait fait si elle avait désiré protéger le criminel. Et au contraire, si elle ne souhaitait pas le protéger, elle aurait livré son nom à la police. Il y a ici un écheveau que nous devons démêler. »

    Holmes avait parlé à haute voix rapidement, le regard perdu dans le vague par-delà la clôture du jardin. Il sauta lestement sur ses pieds et se dirigea soudain vers la maison.

    « J’ai quelques questions à poser à Miss Cushing », dit-il.

    « En ce cas je vous abandonne ici », dit Lestrade, « car j’ai également une autre enquête dont je dois m’occuper. Je suppose que je n’en apprendrai pas davantage de Miss Cushing. Vous me trouverez au besoin au poste de police. »

    « Nous y repasserons en nous en retournant à la gare prendre notre train », répondit Holmes.

    Quelques instants plus tard nous étions de retour dans le petit salon, dans lequel l’impassible dame travaillait toujours à sa têtière. Elle la reposa sur ses genoux lorsqu’elle nous vit entrer et nous considéra d’un regard bleu, franc et interrogateur.

    « Je suis persuadée, Monsieur », dit-elle, « que cette affaire est une méprise, et que le colis m’a été adressé par erreur. J’ai déjà dit cela à plusieurs reprises au gentleman de Scotland Yard, mais il semble ignorer ma réflexion. Je n’ai aucun ennemi au monde, du plus loin que je sache, alors pourquoi quelqu’un me jouerait-il un tel tour ? »

    « Je suis bien de votre avis, Miss Cushing », dit Holmes en prenant un siège et s’asseyant auprès d’elle. « Je pense qu’il est plus que probable… »

    Il marqua une pause, et je fus surpris en portant mon regard sur lui de remarquer qu’il considérait avec insistance le profil de Miss Cushing. J’entrevis une lueur de satisfaction sur son visage, mais cette expression s’évanouit aussi subitement qu’elle y était apparue lorsque Miss Cushing leva à son tour les yeux vers lui pour connaître la cause de son silence. J’entrepris alors à mon tour d’examiner la chevelure plate et grisonnante de notre hôte, son bonnet, ses boucles d’oreille, son impassible physionomie, mais ne découvris rien qui eut pu susciter mon exaltation autant que celle de mon compagnon.

    « Il y a une ou deux questions… »

    « Oh, je suis fatiguée des questions », s’écria Miss Cushing avec impatience.

    « Vous avez bien deux sœurs, n’est-ce pas ? »

    « Comment avez-vous pu savoir cela ? »

    « J’ai pu observer en entrant dans la pièce le portrait de trois femmes posé sur le manteau de la cheminée, dont l’une vous correspond indubitablement, et les deux autres présentent une si forte ressemblance avec la première que l’on ne saurait nier le lien de parenté. »

    « Oui, vous avez bien raison. Ce sont là mes deux sœurs, Sarah et Mary. »

    « Et à ma droite voici un autre portrait, qui, photographié à Liverpool, représente votre plus jeune sœur, en compagnie d’un homme qui semble être un homme d’équipage en uniforme. J’observe qu’elle n’était pas encore mariée à cette époque. »

    « Vous êtes prompt à l’observation. »

    « Je me dois de l’être. »

    « Eh bien, vous avez encore raison. Mais elle épousa quelques jours après que cette photo eût été prise ce même homme, un dénommé Monsieur Browner. Il faisait partie de l’équipage de navires assurant la liaison avec l’Amérique du Sud. Il aimait cependant tellement sa femme qu’il ne put se résoudre à la quitter pour des temps prolongés, et demanda sa mutation sur des bateaux reliant Liverpool à Londres exclusivement. »

    « Sur le Conqueror, peut-être ? »

    « Sur le May Day, aux dernières nouvelles. Jim vint me rendre visite une fois. C’était quelque peu avant qu’il se remit à boire. Il lui fallait alors toujours de la boisson quand il était à terre, et le moindre petit verre le rendait complètement fou furieux. Ah ! Maudit soit le jour où il prit à nouveau un verre en main ! En premier lieu il sembla m’oublier complètement, puis ensuite il se querella avec Sarah, et à présent que Mary a cessé de nous écrire on ne sait plus comment les choses vont entre eux. »

    Miss Cushing en était venu à évoquer un sujet sensible pour elle. A l’image de la plupart des individus menant une vie isolée, elle était au premier abord d’une certaine timidité, mais qui ne devait pas tarder à s’effacer pour laisser place à la plus grande expansivité. Elle nous apprit maints détails sur son beau-frère, puis en vint à évoquer ses précédents locataires étudiants, à propos desquels elle nous livra une foule de renseignements concernant leurs habitudes délictueuses, ainsi que leurs noms et ceux des centres hospitaliers au sein desquels ils avaient mené leurs études. Holmes l’écoutait attentivement, lui adressant une question de temps à autre.

    « A propos de votre seconde sœur, Sarah », dit-il. « Je m’interroge sur la raison pour laquelle, puisque vous êtes toutes deux célibataires, vous n’habitez pas ensembles. »

    « Ah, vous ne connaissez pas Sarah ! Nous avons tenté l’expérience quand je suis venue vivre à Croydon, et nous vécûmes ensemble durant deux mois, avant de décider de nous séparer définitivement. Je ne voudrais pas dire de mal de ma propre sœur, mais elle est si compliquée et difficile à contenter qu’il m’a été impossible de vivre sous le même toit qu’elle. »

    « Vous avez dit qu’elle s’était querellée avec votre sœur de Liverpool ? »

    « Oui, et pourtant elles étaient les meilleures amies du monde fut un temps. Elle était pourtant partie les rejoindre pour vivre près d’eux. Et maintenant elle n’a pas de mots assez durs pour qualifier Jim Browner. Depuis maintenant six mois qu’elle est rentrée elle ne cesse de parler de son alcoolisme et de ses mauvaises manières. Je suppose que Jim n’a pas supporté son ingérence dans son ménage, lui a dit sa façon de penser, et que leur brouille a commencé comme cela. »

    « Merci, Miss Cushing », dit Holmes en se levant et s’inclinant. « Votre sœur Sarah vit, si j’ai bien compris, rue New Street, à Wallington ? Au revoir, et je vous renouvelle mes regrets que vous ayez été inutilement dérangée, comme vous l’avez dit vous-même, par une affaire avec laquelle vous n’avez strictement rien à voir. »

    Un fiacre passait alors que nous sortions. Holmes le héla.

    « A quelle distance se trouve Wallington ? », demanda Holmes.

    « A un mile à peine, Monsieur. »

    « Très bien. Grimpez, Watson. Nous devons battre le fer pendant qu’il est chaud. Aussi simple que soit cette affaire, il subsiste quelques détails à éclaircir. Arrêtez-vous aussitôt que possible à un bureau télégraphique, cocher. »

    Holmes expédia un court télégramme, et passa le reste du trajet silencieusement installé sur la banquette du fiacre, son chapeau abaissé sur les yeux pour se protéger du soleil. Notre fiacre s’arrêta devant une maison qui n’était pas sans rappeler celle que nous venions de quitter. Mon compagnon ordonna au cocher d’attendre, et avait à peine posé la main sur le heurtoir de la demeure que la porte s’ouvrit, et qu’un jeune gentleman à la mine grave et vêtu de noir, arborant un chapeau lustré, apparut sur le seuil.

    « Miss Cushing peut-elle nous recevoir ? », demanda Holmes.

    « Miss Sarah Cushing est au plus mal », répondit le jeune homme. « Elle souffre depuis hier de maux de tête d’une extrême gravité. En ma qualité de médecin, je me refuse à introduire tout visiteur à son chevet. Je ne puis que vous suggérer de la rappeler dans une dizaine de jours. »

    Il enfila ses gants, referma la porte, et s’éloigna.

    « Eh bien, si Miss Cushing ne peut nous recevoir nous devrons nous faire une raison », dit Holmes d’un air enjoué.

    « Peut-être après tout n’aurait-elle pas pu nous en apprendre davantage », dis-je.

    « Oh, je n’en attendais pas autant de sa part. Je désirais seulement la voir. Cependant, je crois que j’ai ce qu’il me faut. Conduisez-nous à un bon hôtel, cocher, où nous pourrons nous restaurer, puis nous nous rendrons au poste de police pour y retrouver notre ami Lestrade. »

    Nous déjeunâmes agréablement, Holmes n’abordant d’autre sujet au cours du repas que celui des violons, narrant avec passion comment il avait acquis son Stradivarius, qui devait valoir au moins cinq cents guinées, d’un Juif brocanteur sur Tottenham Court Road. Ceci le conduisit à Paganini, et nous restâmes assis durant une heure environ, à déguster une bouteille de bon Bordeaux, pendant que mon ami me narrait nombre d’anecdotes sur cet homme extraordinaire. L’après-midi était assez avancé et la chaleur s’était faite plus supportable, lorsque nous atteignîmes le poste de police. Lestrade nous attendait à la porte.

    « Un télégramme pour vous, Monsieur Holmes », dit-il.

    « Ah, voilà la réponse que j’attendais ! »

    Il déchira l’enveloppe, prit connaissance du télégramme, qu’il fourra ensuite dans sa poche.

    « C’est bien cela », dit-il.

    « Avez-vous découvert quelque chose ? »

    « J’ai tout découvert ! »

    « Comment ! »

    Lestrade le contemplait avec ahurissement.

    « Vous plaisantez ! »

    « Je n’ai jamais été aussi sérieux de toute mon existence. Un crime terrible a été commis, et je pense en avoir saisi l’intégral déroulement. »

    « Et en ce qui concerne le criminel ? »

    Holmes griffonna quelques mots au dos de l’une de ses cartes de visite, et la tendit à Lestrade.

    « Voici son nom », lui dit-il. « Vous ne pourrez cependant pas l’arrêter avant demain soir au plus tôt. Je souhaiterais cependant que vous ne fassiez pas figurer mon nom au nombre des intervenant dans le dénouement de cette enquête, car je mets un point d’honneur à n’être associé qu’aux affaires présentant une certaine difficulté de résolution. Venez, Watson. »

    Nous partîmes de conserve pour la gare, laissant Lestrade contempler d’un œil ébahi et ravi le verso de la carte que lui avait remis mon ami.

    #154453

    « L’affaire », dit Sherlock Holmes alors que nous bavardions en fumant nos cigares de retour dans notre salon de Baker Street, « se rapproche de celles que vous avez relatées sous les noms de « Une étude en rouge » et « La Marque des quatre ». Nous avons été conduits à un dénouement en analysant des conséquences qui nous ont conduit à des causes. J’ai écrit tantôt à Lestrade de bien vouloir nous informer de certains détails qui ne nous seront connus que lorsque notre criminel aura été arrêté. Nous pouvons lui faire confiance car, bien que dénué de tout sens logique, son tempérament de bouledogue lui confère une efficacité redoutable lorsqu’il exécute un ordre donné. Il ne doit en réalité qu’à sa ténacité le poste qu’il occupe aujourd’hui à Scotland Yard. »

    « Cette affaire n’est pas encore classée, n’est-ce pas ? », interrogeai-je.

    « Elle l’est dans ses points les plus essentiels. Nous connaissons l’identité du criminel auteur de l’atrocité commise, bien que le nom de l’une des victimes nous soit encore inconnu. Bien entendu, vous avez déjà formé vos propres conclusions ? »

    « Je suppose qu’il s’agit de Jim Browner, l’homme d’équipage du navire de Liverpool. Il est bien l’homme que vous soupçonnez ? »

    « Oh, j’ai bien plus que de simples soupçons. »

    « Et pourtant je n’en forme pour ma part que de vagues. »

    « Détrompez-vous, Watson ! Aucun indice ne saurait être plus clair ! Laissez-moi vous le démontrer. Nous avons abordé cette affaire, comme vous vous en souvenez sans doute, sans le moindre petit indice susceptible de nous conduire sur les traces d’un meurtrier, ce qui ce révèle être, dans la grande majorité des cas, un atout incontestable. Nous n’avions formé aucune hypothèse. Nous nous sommes rendus sur place pour observer et tenter de tirer des conclusions de nos observations. Qu’avons-nous pu observer tout d’abord ? Une impassible et respectable dame, en apparence la plus honnête qui puisse être, et un portrait d’elle la représentant avec ses deux jeunes sœurs. Il se présenta instantanément à mon esprit la possibilité que l’une de ses deux sœurs aurait tout aussi bien pu être la destinataire du colis. J’ai tout d’abord mis cette idée de côté, lui réservant une affirmation ou infirmation éventuelle ultérieure.
    Lorsque nous nous sommes rendus dans le jardin, nous avons pu prendre connaissance de la singulière petite boîte jaune et de son macabre contenu.
    La ficelle était de celles dont se servent les marins à bord des navires, et immédiatement une odeur de brise marine empreignit cette enquête. Lorsque j’observai le nœud, je constatai qu’il était typique de ceux réalisés ordinairement par les marins. Le colis avait été posté d’un port, et la seconde oreille, arrachée à un homme, avait été percée – ce qui est un fait commun chez les marins. Je fus donc convaincu que les différents acteurs de cette tragédie devaient être recherchés au sein d’une population maritime.
    Lorsque j’en vins à examiner l’adresse portée sur le paquet, je constatai qu’elle avait été adressée à Miss S. Cushing. Or, si la sœur aînée correspondait à cette désignation, peut-être l’une ou l’autre des autres sœurs pouvait-elle également y répondre. Je suis retourné voir Miss Cushing avec l’intention d’éclaircir ce point. J’étais cependant sur le point de me convaincre que je faisais fausse route quand, vous vous en souvenez certainement, je m’interrompis brusquement. Je venais d’apercevoir un indice qui, pour le moins surprenant, orienta le champ de mon enquête instantanément.
    En tant que médecin, Watson, vous n’êtes pas sans ignorer que l’oreille est la partie du corps qui présente la constitution la plus caractéristique. Chaque oreille présente ses propres spécificités, et varie considérablement d’un individu à l’autre. J’ai eu l’occasion de rédiger à deux reprises l’année passée un article consacré à ce sujet pour l’Anthropological Journal. J’avais, en conséquence, pu procéder à un examen détaillé des oreilles contenues dans la boîte, et imaginez ma surprise quand, considérant le profil de Miss Cushing, je m’aperçus que sa propre oreille présentait des ressemblances indéniables avec l’oreille féminine que j’avais aperçue quelques instants plus tôt dans la boîte. Ceci ne pouvait pas être qu’une simple coïncidence. Les deux oreilles présentaient le même raccourcissement du pavillon, la même large courbe à leur partie supérieure, la même circonvolution du cartilage interne. En considérant leurs caractères essentiels, nous nous trouvions en présence de deux oreilles identiques.
    Bien sûr je compris instantanément l’importance de mon observation. Il m’apparut évident que la victime présentait un lien familial, probablement d’un degré très proche, avec Miss Cushing. J’engageai la conversation avec Miss Susan Cushing en la portant sur sa famille, et vous n’êtes pas sans vous remémorer la foule de détails extrêmement précieux qu’elle nous livra à ce sujet.
    En premier lieu, le nom de l’une de ses sœurs était Sarah, et son adresse avait été jusqu’à une période récente la même que celle de sa sœur Susan puisqu’elles avaient vécu ensemble. L’explication de la méprise qui avait pu être commise nous était donc donnée, et la véritable destinataire du paquet nous était révélée. Puis nous eûmes connaissance de l’existence de cet homme d’équipage, marié à sa troisième sœur, et nous apprîmes que Sarah avait été si intimement lié durant un temps au couple formé par ce Jim Browner et sa sœur Mary qu’elle avait été jusqu’à déménager à Liverpool pour s’en aller vivre près d’eux. Mais une querelle les avait divisés. Cette querelle avait mit un terme à l’ensemble de leurs relations durant des mois entiers. De sorte que si Jim avait désiré adresser un paquet à Sarah, il l’aurait incontestablement expédié à son ancienne adresse, puisqu’il ignorait sans doute qu’elle avait déménagé à Wallington.
    A présent l’affaire me semblait des plus limpides. Nous avions eu connaissance du caractère emporté de cet homme impulsif qu’était Jim – vous vous souvenez qu’il avait refusé un poste sans doute plus avantageux pour rester au plus près de sa femme, et qu’en outre il buvait. Nous avions toutes les raisons de penser que sa femme avait été assassinée, et qu’un homme, vraisemblablement un marin, avait été lui aussi assassiné en même temps qu’elle. La jalousie, bien sûr, fut le mobile qui s’imposa immédiatement à mon esprit comme le mobile du crime. Et pourquoi ces preuves macabres avaient-elles été expédiées à Miss Sarah Cushing ? Probablement parce qu’au cours de son séjour à Liverpool elle avait sans doute été témoin ou impliquée dans certains faits reliés à cette tragédie. Vous noterez que la ligne de navires sur laquelle servait Jim Browner desservait les ports de Belfast, Dublin et Waterford. Embarqué à bord du May Day, Belfast était le premier port duquel il aurait pu expédier son terrible paquet.
    Une seconde hypothèse était encore à ce stade cependant possible, et bien qu’elle me semblait très peu probable, j’étais déterminée à l’écarter totalement avant de conclure à la probabilité de la première. Un amoureux éconduit aurait pu assassiner Monsieur et Mrs Browner, et l’oreille masculine aurait pu appartenir à Jim. Il y avait plusieurs objections possibles à cette théorie, mais elle se devait d’être prise en considération. Je pris le parti d’expédier un télégramme à mon ami Algar, de la police de Liverpool, afin de lui demander de vérifier si Mrs Browner était chez elle, et si son époux Jim s’était embarqué sur le May Day. Nous nous rendîmes ensuite à Wallington pour rendre visite à Miss Sarah.
    J’étais en premier lieu curieux de constater jusqu’à quel point sa propre oreille présentait des similarités avec celle de Miss Cushing. Sarah aurait sans doute pu, en outre, nous communiquer de précieuses informations, mais je n’étais pas convaincu qu’elle y fut disposée. Elle avait dû avoir eu connaissance de l’affaire un jour auparavant, puisque tout Croydon vibrait de ce récit macabre, et elle avait sans doute dû comprendre qu’elle était la véritable destinataire du paquet. Si elle avait désiré apporter son aide à la justice nul doute qu’elle aurait déjà pris contact avec la police. Il était cependant clairement de notre devoir de tenter de rencontrer Miss Sarah Cushing, mais nous la trouvâmes indisposée, vraisemblablement en proie à une fièvre cérébrale depuis que la nouvelle de l’arrivée du paquet à Croydon lui était parvenue. Il apparaissait très clairement que non seulement Miss Sarah Cushing s’était identifiée comme la véritable destinataire du paquet, mais encore que nous devrions patienter encore plusieurs jours avant de pouvoir l’interroger.
    Nous pouvions, fort heureusement, nous passer de son témoignage. Une précieuse réponse à nos interrogations nous attendait au poste de police, à l’adresse duquel j’avais demandé à Algar d’expédier son télégramme. Rien n’aurait pu être plus probant. La maison des Browner était restée fermée depuis plus de trois jours, et les voisins semblaient penser qu’elle s’était rendue dans le sud pour visiter sa famille. Le bureau de navigation avait confirmé l’embarquement de Jim Browner à bord du May Day, dont l’arrivée sur la Tamise est prévue pour demain soir. A son arrivée il sera accueilli par le ballot mais non moins assidu Lestrade, et je ne doute pas que seront ensuite prochainement portés à notre connaissance tous les détails de l’affaire. »

    Sherlock Holmes ne fut pas déçu dans ses attentes. Il reçut deux jours plus tard une volumineuse enveloppe, contenant une note de l’inspecteur Lestrade ainsi qu’une liasse de plusieurs pages dactylographiées.

    « Lestrade a rempli impeccablement sa mission », dit Holmes en me jetant un regard entendu. « Peut-être serez-vous curieux d’entendre ce qu’il m’expose. »

    Mon cher Holmes,
    En accord avec le plan que nous avions élaboré pour en venir à la confirmation de nos théories
    – ce « nous » est tout-à-fait approprié, n’est-ce pas, Watson ? – je me suis rendu à Albert Dock hier après-midi à six heures, sur le S.S. May Day, de la Liverpool, Dublin et London Steam Packet Company. Après enquête, je découvris qu’à son bord se trouvait un homme d’équipage du nom de James Browner, qui avait eu un comportement si étrange au cours de la traversée que le capitaine avait dû se résoudre à le relever de ses fonctions. Je descendis à sa cabine et le trouvais assis sur un coffre, le visage dissimulé entre ses mains, se balançant convulsivement d’avant en arrière. Ce Browner est un individu robuste et musculeux, rasé de près, au teint basané – il ressemble quelque peu à Altridge, l’homme qui nous avait apporté son aide dans l’affaire de la blanchisserie fantôme. Il sauta sur ses pieds à mon entrée dans la cabine, et je portais instantanément mon sifflet à mes lèvres pour appeler en renfort deux de mes hommes qui patientaient dans le couloir à l’extérieur de la cabine, mais il ne semblait pas avoir de mauvaises intentions à mon égard. Il me tendit calmement ses poignets afin que je lui passe les menottes. Nous l’avons placé en cellule au commissariat, en emportant un petit paquet de ses affaires en pensant qu’elles nous apporteraient des preuves évidentes de sa culpabilité. Mais, hormis un couteau à longue lame comme en possèdent ordinairement les marins, nous n’avons rien trouvé d’extraordinaire. Nous n’avons cependant pas eu besoin de mener plus loin nos investigations car à peine s'est-il trouvé en présence de l’inspecteur du poste qu’il demanda à faire sa déposition, qui a été soigneusement prise et dactylographiée en trois exemplaires dont l’un vous est joint en copie. Le dénouement de notre affaire se révèle, comme je l’ai toujours pensé, d’une grande simplicité, mais je vous remercie cependant de m’avoir apporté votre concours pour la résoudre.
    Recevez mes meilleures salutations,
    G. Lestrade.

    « Hum ! L’affaire était certes d’une simplicité enfantine », dit Holmes, « mais je ne suis pas persuadé qu’elle lui soit apparue immédiatement de cette façon. Mais voyons à présent ce que Jim Browner a déclaré dans sa déposition. Elle a été recueillie par l’inspecteur Montgomery du poste de police de Shadwell. »

    « Si j’ai quelque chose à déclarer ? Oui, j’ai en effet quelque chose à déclarer. J’en ai trop gros sur le cœur. Vous pouvez me pendre ou me laisser croupir en prison, je m’en soucie comme d’une guigne. Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit, et je crois que je ne parviendrai plus jamais à trouver le sommeil. Je revois sans cesse son visage à lui devant mes yeux, mais aussi le sien à elle. Je les vois sans cesse l’un ou l’autre devant moi. Lui me regarde d’un air sombre, renfrogné. Elle, c’est l’ahurissement qui se peint sur son visage. Ah, elle, innocente comme l’agneau qui vient de naître, quelle surprise n’a-t-elle pas dû éprouver en voyant ma colère se peindre sur mon visage qui ne l’avait jamais regardé autrement qu’avec les yeux de l’amour !
    Mais tout cela est de la faute de Sarah. Puisse la malédiction d’un homme brisé rejaillir sur elle et figer son sang dans ses veines ! Ce n’est pas cela qui efface ce que j’ai fait. Je me suis malheureusement remis à boire, comme une bête que je suis. Mais Mary m’aurait pardonné ce vice ! Elle m’aurait soutenu, sans jamais faillir, si cette maudite femme n’avait pas franchi le seuil de notre porte. Car Sarah Cushing m’aimait – c’était bien là le fond du problème – elle m’aimait d’un amour enfiévré, avant que celui-ci ne se transforme en un véritable poison quand elle comprit que je lui préfèrerais ma femme à jamais.
    Elles étaient trois sœurs unies. L’aînée était la femme parfaite, la seconde le diable personnifié, la troisième un ange. Sarah était âgée de trente-trois ans, et Mary de vingt-neuf lorsque je l’épousai. Plus rien ne manqua à notre bonheur à compter du jour où nous emménageâmes ensembles dans notre maison. Dans tout Liverpool il n’y avait pas de plus merveilleuse petite femme que ma Mary. Et puis c’est alors que nous avons invité Sarah à venir nous rendre visite pendant une semaine, et d’une semaine nous passâmes à un mois, et de fil en aiguille elle finit par venir demeurer avec nous.
    J’étais parfaitement sobre à cette époque. Nous parvenions régulièrement à mettre un peu d’argent de côté, et notre avenir nous apparaissait aussi bleu qu’un ciel sans nuage. Mon Dieu, qui aurait pu penser que tout cela finirait de cette façon ? Qui aurait jamais osé l’imaginer ?
    J’avais coutume de rester à la maison durant les week-end, et parfois quand notre navire était affrété en cargo, je bénéficiais même d’une disponibilité d’une semaine tout entière. Ce temps passé à la maison me permit de percer à jour la vraie nature de Sarah. C’était une belle femme, grande, brune, vive, au port de tête altier et au regard expressif. Mais je ne l’avais jamais regardé autrement que comme la sœur de ma petite Mary, je le jure devant Dieu.
    Il me semblait parfois que Sarah aimait à se retrouver seule avec moi, qu’elle recherchait les promenades en ma compagnie, mais je n’aurais jamais imaginé qu’elle pouvait songer à mal. Un soir quelque chose cependant me mit la puce à l’oreille. M’en étant retourné du port à la maison, je trouvai à mon arrivée ma femme sortie, et Sarah seule à la maison. « Où est Mary ? », lui demandai-je. « Oh, elle est sortie régler quelques affaires ». Je brûlais d’impatience de revoir ma femme et me mis à arpenter la pièce. « Tu ne peux donc pas être heureux cinq minutes sans ta Mary ? », me demanda-t-elle. « C’est insultant pour moi de voir que tu ne profites pas le moins du monde de ma compagnie. » « Ne te fâche pas, Sarah », lui dis-je, en lui mettant amicalement une main sur l’épaule, mais elle l’ôta aussitôt pour la prendre dans les siennes. Elles étaient brûlantes. Je levai les yeux vers elle et y lut toute sa passion. Il était inutile pour elle comme pour moi d’en dire davantage. Je la regardais avec froideur et retirai ma main des siennes. Elle se tint quelques instants à mes côtés en silence, puis elle leva une de ses mains et me tapota l’épaule. « Sacré vieux Jim ! », dit-elle. Puis elle quitta la pièce dans un petit gloussement moqueur.
    A partir de cet instant, Sarah sembla me vouer une haine féroce, et ce n’est pas peu dire. Ce fut pure inconscience de ma part que de la laisser continuer à vivre avec nous, idiot que je suis, mais je n’en ai jamais soufflé un mot à Mary, car je savais à quel point cela la blesserait. Les choses ont donc continué comme par le passé, mais après quelques temps je me suis aperçu d’un changement de comportement en Mary elle-même. Elle qui avait toujours été si naïve et innocente, elle était devenue étrange, suspicieuse, m’interrogeant sur mes faits et gestes, sur les lettres qui me parvenaient, fouillant dans mes poches, et une foule d’autres choses tout aussi inhabituelles. Jour après jour elle devint de plus en plus étrange et irritable, et nous commençâmes à avoir des discussions à propos de tout et de rien. Je n’y comprenais rien. Sarah m’évitait à présent, alors qu’au contraire elle et Mary étaient devenues inséparables. Je comprends à présent combien Sarah complotait et tentait de me perdre dans l’esprit de ma femme, mais j’étais aveugle à l’époque et je ne voyais pas clair dans son jeu. C’est alors que je replongeai dans la boisson, mais je suis certain que je n’aurais pas franchi à nouveau le pas si Mary était resté la même. Elle avait bien des raisons de se détourner de moi à présent, et le fossé qui nous séparait s’élargit de jour en jour. Et puis cet Alec Fairbairn est entré en scène, et c’est alors que les événements se sont précipités.
    C’était pour voir Sarah qu’il se rendit tout d’abord à notre domicile, mais il s’attacha très vite tout autant à nous, car c’était un homme fort sympathique et d’un naturel avenant. Beau garçon, des cheveux frisés, intelligent, sûr de lui, il avait voyagé dans toutes les parties du monde et pouvait parler pendant des heures des paysages qu’il avait vus. Sa compagnie était agréable, et il était d’une politesse remarquable pour un marin, ce qui me donna à penser qu’il avait été plus familier fut un temps de la poupe du bateau que de sa proue. Durant un mois il nous rendit fréquemment visite, et là encore pas une seule fois il ne me vint à l’esprit que ses visites pouvaient être animées de mauvaises intentions. Puis un jour enfin, quelque chose me mit la puce à l’oreille, et à partir de ce jour je ne connus plus de repos.
    Ce n’était qu’un petit détail certes, mais j’étais certain qu’il aurait de graves conséquences. En rentrant un jour à l’improviste à la maison, je vis une lueur de joie inonder le visage de ma femme. Mais à ma vue ce sentiment s’évanouit immédiatement, et laissa place à un air de désappointement qui ne me trompa pas. Elle ne pouvait avoir confondu le bruit de mes pas qu’avec celui d’Alec Fairbairn. Oh, s’il avait été présent en cet instant, je crois que je l’aurais tué, car je deviens littéralement fou furieux quand je me mets en colère, et je ne suis plus maître de moi. Mary aperçut la lueur sauvage qui s’alluma un instant dans mon regard, et elle courut vers moi les mains tendues, en implorant : « Non, Jim, non ! », me dit-elle. « Où est Sarah ? », demandai-je. « Dans la cuisine », répondit-elle. « Sarah ! », criai-je, « je ne veux plus jamais que ce Fairbairn remette les pieds ici ! » « Et pourquoi cela ? », me répondit la voix de Sarah. « Parce que c’est comme ça ! » « Oh ! », dit-elle. « Si mes amis ne plus les bienvenus dans cette maison, je me refuse moi-même à y rester. » « Fais comme tu voudras », répondis-je. « Mais si Fairbairn s’avise jamais de remettre les pieds ici je t’enverrai une de ses oreilles en guise de souvenir. » Elle sembla s’effrayer devant mon air menaçant, et ne souffla pas mot. Le soir même elle quittait la maison.
    Et puis, que ce fut par pure diablerie de sa part ou parce qu’elle était convaincue qu’elle réussirait à me faire me détacher de ma femme en exerçant sur elle sa mauvaise influence, toujours est-il qu’elle prit une maison à deux rues de la nôtre, dans laquelle elle s’établit et qu’elle loua à des marins. Fairbairn s’y installa, et Mary s’y rendait pour y prendre le thé en sa compagnie et en celle de sa sœur. J’ignore la fréquence à laquelle Mary menait ses visites, mais je l’y suivis un jour, et à peine avais-je franchi la porte Fairbairn que s’enfuit comme un voleur en sautant par-dessus le mur du jardin. Je jurai alors à ma femme que je la tuerais si je la retrouvais encore une fois en sa compagnie, et je la ramenai à la maison avec moi, pâle comme un linge et tremblant comme une feuille. Toute flamme amoureuse s’était alors définitivement éteinte entre nous. Je compris qu’elle me haïssait et me craignait à la fois, et quand par désespoir de cet état des choses je me remis à boire, elle me méprisa tout-à-fait.
    Enfin, Sarah prenant conscience qu’il lui serait difficile de gagner sa vie à Liverpool, elle reprit le chemin de Croydon où elle vécut pendant un temps avec sa sœur, avec laquelle les choses dégénérèrent également à ce que j’ai cru comprendre. Et puis enfin il y eut cette dernière semaine, qui m’apporta son lot de ruine et de misère.
    Voici comment tout cela s’est passé. Nous nous étions embarqués sur le
    May Day pour un voyage de sept jours, mais un tonneau s’étant détaché et ayant entamé l’une de nos tôles, notre départ fut retardé de douze heures. Je quittai le navire et décidai de rentrer à la maison, songeant à la surprise qu’aurait ma femme de me revoir si tôt, et espérant qu’elle en serait heureuse. Quelle ne fut pas surprise quand, tournant le coin de la rue, un fiacre me dépassa, emportant à son bord Mary et Fairbairn, causant et riant gaiement, sans se douter un seul instant que je les contemplais ahuri de l’autre côté de la rue.
    Je vous donne ma parole d’honneur qu’à partir de cet instant je ne fus plus maître de moi, et lorsque je me rappelle de ce qui s’est passé, je crois à un rêve. J’avais en outre beaucoup bu ces derniers temps, et la boisson aidant, je vis rouge. Si à présent quelque chose frappe dans ma tête comme un marteau, ce matin-là c’en était dix mille qui jouaient de concert.
    Je pris mes jambes à mon cou et poursuivis le fiacre. J’avais un gros bâton de chêne à la main, et je vous ai déjà dit que je voyais rouge… Tout en courant je réfléchissais cependant, et je pris le parti de les suivre sans être vu. Ils se dirigeaient vers la gare. A proximité des guichets il y avait tant de monde que je pus m’approcher d’eux facilement sans être vu. Ils achetèrent des billets pour New Brighton, et je fis de même. Je montai dans le train à leur insu, trois wagons derrière eux. Arrivés à destination, ils se promenèrent sur la Parade, et je les suivais, ne me laissant jamais distancer que de cent mètres à peine. Enfin ils louèrent une petite barque et partirent pour une virée sur l’eau, car, sans doute par cette journée très chaude pensaient-il qu’il ferait plus frais en mer.
    Ils ignoraient qu’ils allaient venir se jeter tout droit dans la gueule du loup. Comme le temps était un peu brumeux, on n’y voyait pas plus loin qu’à une centaine de mètres. Je louai également une petite embarcation, et je ramais dans leur sillon, que je suivis. Ils ramaient pour leur part également assez vite, et ce ne fut que lorsqu’ils se trouvèrent déjà à une certaine distance de la côte que je les rattrapai. La brume formait comme un rideau autour de nous trois. Mon Dieu !, pourrais-je jamais chasser de mon esprit l’expression d’effroi qui se peignit sur leurs visages lorsqu’ils m’aperçurent ? Mary poussa un cri. Lui jura comme un templier et fondit sur moi une rame à la main, car il avait sans doute pu lire dans les traits de mon visage leur arrêt de mort. Je parvins à l’éviter et lui assenai un coup de mon bâton sur le crâne, que je sentis se briser sous le coup. Je l’aurais épargnée, elle, sans doute, en dépit de la folie qui m’échauffait les sangs, mais quand je la vis enrouler ses bras autour de lui, et crier, et l’appeler « Alec ! », fou de rage alors je frappai à nouveau, et je la vis gisant à côté de lui. J’étais en ce moment aussi féroce qu’une bête sauvage, et si Sarah s’était trouvée à proximité, je jure devant Dieu qu’elle aurait connu le même sort. Alors je sortis mon couteau de ma poche, et… vous connaissez la suite. Le fait d’imaginer Sarah recevant ces reliques me procura une sorte de joie sauvage, en pensant qu’elle se remémorerait ses complots et son ingérence dans notre couple, qui avaient conduit à ce dénouement funeste. Puis je liai les deux corps au bateau, j’en brisai une latte du plancher et patientai jusqu’à ce que l’embarcation eut sombré. Je pensai que le propriétaire se dirait que le couple avait perdu leurs repères par cette brume, et qu’ils avaient dérivé au loin vers le large. Je mis de l’ordre dans mon apparence et dans mes vêtements, regagnai la terre, puis mon poste sur le
    May Day sans avoir éveillé aucun soupçon. Au cours de la nuit je préparai le paquet que je destinais à Sarah, et au matin du jour suivant je l’expédiai du bureau de poste de Belfast.
    Vous connaissez à présent l’entière vérité. Vous pouvez me pendre, ou faire de moi tout ce que vous voudrez, mais votre punition ne sera jamais pire que celle que j’endure déjà. Je ne puis plus fermer les yeux sans voir l’un de ces deux visages en face de moi – ces deux visages qui, me découvrant à bord de la seconde embarcation, me regardèrent avec effroi. Je les ai tués en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, et eux se vengent en me tuant à petit feu. Je ne passerai pas une autre nuit comme la précédente, je serai devenu fou ou serai mort avant. Dites, vous n’allez pas me mettre seul dans une cellule, Monsieur ? Par pitié, ne faites pas cela, et puissiez-vous être traités au jour de votre agonie comme vous me traiterez aujourd’hui ! »

    « Quelle est la morale de tout ceci, Watson ? », demanda Holmes solennellement en écartant de lui les documents une fois sa lecture terminée. « Quelle finalité a cet engrenage de malheur, de violence et de peur ? Il doit bien y en avoir une, ou sinon toute notre existence est gouvernée par le hasard seul, ce qui est impensable. Vers quelle fin nous dirigeons-nous ? Voilà le perpétuel problème qui se pose à l’homme depuis la nuit des temps, et qu’il est toujours aussi peu en mesure de pouvoir résoudre ! »

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