(O) RETBI, Schmuel – Glorieuse identité

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    AAndré Rannou
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      #159170
      AAndré Rannou
      Participant

        Je souhaite présenter à votre approbation une courte nouvelle de notre ami Shmuel Retbi,   dont je serai éventuellement heureux d'assurer l'enregistrement.

        Glorieuse identité

         

                    Dans cet immeuble de six étages de la ville de Guivatayim, banlieue de Tel-Aviv, vivotait une population disparate et multiforme.. On n'aurait jamais rien gagné à coller l'oreille à toutes les portes, à la manière de Balzac, pour tâcher de deviner ce qui se passait derrière. Toute tentative de ce genre se terminerait invariablement par un fiasco total, vu le caractère infranchissable de ces murailles culturelles et ethnoïdes. À défaut, il nous faudra nous concentrer sur des phénomènes plus accessibles qui caractérisent ce microcosme cosmopolite. Deux choses nous intéresseront ici: d'un côté la présence  de la famille Desta, anciens nouveaux immigrants originaires d'Éthiopie. De l'autre, le ménage Goldstein, arrivé d'Ukraine  quelques dix ans plus tôt. Jusque-là, on ne notera rien d'anormal ni d'étonnant. Chaque famille menait son petit train quotidien. Les Goldstein ne disaient jamais bonjour dans l'escalier, car en Ukraine, on parle rarement aux Africains. Les Desta, pour leur part, témoignaient toujours une délicatesse subtropicale  discrète. Le lecteur gagnera à savoir que la famille Goldstein ressemblait à une sorte de pagode un peu bancale ou plutôt à une pyramide reposant la tête en bas et la base en l'air. Au sommet, on trouvait le vieil Abraham Goldstein et sa femme Sara. Au milieu, Jacob Goldstein et son épouse Léa. Il y avait aussi Rachel, la sœur de Jacob, et Moshé, le frère de Léa, qui semblaient jouer tous deux le rôle de satellites collatéraux. Tout en bas de cet édifice bizarre, trônait le petit Ephraïm. L'histoire de l'immigration des Juifs d'Union Soviétique en Israël comporte un particularisme étonnant. La famille de ce type se compose toujours d'un grand-père accompagné d’une grand-mère, d'un père flanqué d'une mère, d'un oncle et d'une tante, et enfin de « l'Enfant ». Ce dernier représente le centre ou le point de gravité de cette pyramide qui en manque bien souvent (de gravité, vous aviez sans doute compris). Or voilà que le petit Ephraïm avait mangé beaucoup de soupe au chou tous les soirs. Il avait donc grandi et s'était engagé dans l'armée  israélienne. Après cinq ans de loyaux services, il portait déjà des galons de capitaine. Il recevait bientôt trois ou quatre citations à l'ordre du jour. Sa poitrine bombée arborait des médailles pimpantes et des cicatrices profondes. Ce combattant audacieux et courageux n'hésitait pas à se jeter au feu pour sauver ses camarades. On le trouvait toujours le premier à l'assaut. Il avait sauté à la mer après avoir fait exploser un baril de poudre sur un bateau piégé. La légende lui prêtait toutes sortes de faits d'armes connus et inconnus. Pendant la seconde guerre du Liban, en 2006, il avait attiré l'attention publique  sur lui. Il avait grimpé par une gouttière jusqu'à la fenêtre d'un troisième étage par laquelle quatre artisans de terreur crachaient le feu en canonnant et bombardant à gauche et à droite. Le capitaine Goldstein avait jeté deux grenades à l'intérieur d'une seule main, tout en se cramponnant à sa gouttière de l'autre. Le petit Ephraïm avait ainsi débarrassé tout seul le monde de la présence de ces rabat-joie, provoquant ainsi le début de la fin de ce conflit si pénible.  

         

        Chacun des membres de la famille Goldstein semblait mener sa propre existence. On les voyait évoluer tour à tour, qui dans l'escalier, qui dans la rue, qui au supermarché voisin ou au café du coin. Le tout constituait un amalgame bizarre de suspicion renfrognée et de bravoure imperturbable. À part le vieux zouave et le jeune capitaine, cette famille bariolée semblait étrangement composée de maillons disparates qui en reliaient le sommet à la base. Chacun semblait jouer son rôle à part dans la vie commune de cet organisme hétéroclite, qui végétait sans aucune logique bien définie.

         

        Mais revenons à nos moutons et au véritable héros de notre histoire. En ce beau matin  du mois de mai, notre ami Tamyan Desta descendait paisiblement l'escalier collectif et anonyme de cet immeuble sordide. Comme il arrivait au premier, il remarqua que la porte des Goldstein était entrouverte. Il entendit nettement la voix du grand-père, apparemment au téléphone, qui déclarait :

        « Da, da…  Gavarit Oleg Igorenko! « 

        Éthiopien ou non, Tamyan savait déjà suffisamment de russe pour comprendre que le vieux hibou répondait à quelqu'un :  « Oui, oui, c'est Oleg Igorenko à l'appareil ». Mais les préoccupations de notre héros visaient en ce moment à préparer sa sortie sur la rue et à attraper l'autobus au vol. Il ne prêta donc qu'une attention fugitive à cette scène matinale et éphémère.

         

        Comme il attendait le 43, les quelques mots prononcés lui revinrent à l'esprit. La silhouette énergique et décidée du jeune Ephraïm dans son bel uniforme d'officier se profila devant les yeux de Tamyan. Il vit aussi défiler dans son cerveau le vieux Goldstein et toute son équipe. L'autobus arrivait. Tamyan Desta monta et prit sa place habituelle derrière Nissim,  le chauffeur de sept heures trente-cinq. Tamyan travaillait comme chef comptable au Ministère de l'Intérieur. Fidèle à sa conscience professionnelle, il passa les vingt minutes du voyage à calculer la famille Goldstein. Il mettait à droite le crédit, à gauche le débit, et il essayait d'établir un bilan cohérent de ce petit monde besogneux et mesquin. Malheureusement, il n'arrivait jamais à s'équilibrer en bas, comme disent les comptables. Finalement, il sortit de ses rêveries et sauta de l'autobus. Il entra au bureau, pointa, et s'installa devant sa première tasse de café.

        Il s'occupa de quelques histoires casse-pieds. Il expédia rapidement les factures des créanciers et fit passer quelques  documents à  signer. Il se débarrassa de trois rapports nauséabonds sur le nombre des passeports, des cartes d'identité et des permis de port d'armes émis la veille et il enregistra les montants perçus. Il accorda une bonne heure au traitement de chèques à découvert et autres salades quotidiennes. Un peu avant 10 heures, il se leva et se traîna lentement à travers les couloirs du Ministère en direction du coin cuisine. Sur l'évier, trônait la petite machine à eau chaude et froide qui constituait la Terre Promise ou le Nirvana des employés du bureau. En attendant son tour, sa tasse à la main, Tamyan pensait à ses voisins du premier. Il ne remarqua pas la présence de Yuval, le jeune informaticien, debout derrière lui. Celui-ci saisit l'occasion de sa distraction pour passer devant lui et s'emparer du contrôle de la petite machine. Tamyan sembla s'éveiller comme en sursaut :

         » Eh! J'étais avant toi, espèce d'Ashkénaze ! « 

        Yuval sourit :

         » Alors, Desta, on broie du noir ?

        – Ça vaut mieux que de passer une nuit blanche, jeune blanc-bec! « , répondit Tamyan en riant.  » À propos, tu pourrais me chercher quelque chose dans ta Base de Données dégénérée ?

        – De quoi ? L'adresse de toutes les Éthiopiennes blondes ?

        – Non non ! Pour ça, je n'ai pas besoin de toi, d'ailleurs on les compte sur les doigts de la main ! Je voudrais avoir un peu de détails sur une famille Goldstein.

        – Oh ! Goldstein ? C'est pas simple, ça grouille par milliers, ça !

        – Non. Il s'agit de quelque chose de précis. j'ai l'adresse et le nom de tous les membres de la famille. Il y a quelque chose de bizarre chez eux. Ce sont des voisins à moi, simple curiosité.

        – Appelle-moi, je t'enverrai un tableau. « 

        Ils repartirent chacun de son côté. Revenu dans son bureau, Tamyan attendit une ou deux minutes et appela Yuval. Il lui fournit les coordonnées de toute la famille. Un petit quart d'heure plus tard, il recevait par le mail un fichier Excel contenant une dizaine de lignes sur une vingtaine de colonnes. Il en ressortait que tous les vénérables membres de la famille Goldstein avaient atterri à l'aéroport international de Lod un vilain matin du 3 janvier 1994. Les documents portaient les jolis paraphes de la section Etat Civil du consulat israélien à Kiev. Il y avait des certificats de judaïcité parfaitement en règle, tous émis par le Grand Rabbin de Kiev et ratifié par le Grand Rabbinat de Jérusalem. Un fait un peu étrange frappa Tamyan: tout le monde s'appelait Goldstein, dans cette famille, d'accord,  mais même  le frère de Léa Goldstein, le dénommé Moshé, par hasard ou par erreur, portait lui aussi le nom de la famille. Cette anomalie avait échappé au Consul et aux Rabbins. Les noms de jeune fille des femmes semblaient immaculés: Davidenko, Yitzkovitch et Samsonozsky. Cachères jusqu'aux bouts des ongles…

                    Mais alors, d'où sortait ce nom d'Oleg Igorenko qui sonnait encore aux oreilles de Tamyan? À moins qu'il ne se soit trompé? Il avait sans doute mal compris le sens des bribes de conversation qu'il avait entendus. La journée se traîna, longue et interminable, et finalement, elle s'acheva, rompue. Rentrant chez lui, Desta croisa le vieux couple Goldstein dans l'escalier. La vieille chouette tenait son panier à commissions sur le bras et le vieux crabe passait sans le voir, tout en arborant son air de Grande Duchesse à la retraite…

                    Le lendemain, les pensées de notre ami revinrent constamment aux Goldstein. Il s'adressa à son copain Asher, employé aux Archives, et le pria de voir s'il existait des microfiches reproduisant les papiers d'identité de ses voisins. Asher, encore plus aimable qu'à son habitude, l'invita à venir consulter les originaux. Tout à fait par hasard, ces documents se trouvaient dans un carton qui traînait dans le coin de son bureau depuis quelques mois. Tamyan raconta son histoire à Asher qui ricana :

         » On en voit des vertes et des pas mûres tous les jours, ici. Ton roman n'a rien d'étonnant. « 

                    Ils se livrèrent ensemble à l'étude des documents originaux et scrutèrent les signatures. Ils s'amusèrent même à contempler les extraits de naissance de tous ces gens-là, imprimés en vénérables caractères cyrilliques sur du bon papier bien officiel.

         » Tiens, remarqua Asher, c'est bizarre!

        – Quoi donc ? « , Sauta Tamyan

        – Là, en bas, sur ce papier, qui a l'air d'être un certificat de mariage ou quelque chose du genre, il y a un numéro et une lettre en hébreu, sertie dans le document, comme si le fabricant du papier était israélien.

        – En effet… « , remarqua Tamyan, j'en  ai vu bien souvent, des griffes de ce genre, c'est un numéro d'ordre de la feuille dans la rame. Cela permet d'assurer qu'il n'y a pas de double. Mais alors qu'est-ce que ça fait dans du papier ukrainien, ça ?

        – Mon cher Desta, je crois que tu as mis le doigt sur quelque chose de peu commun mais en même temps de pas si rare que ça… « 

         

                    Les deux employés s'adressèrent à l'officier de sécurité du Ministère. Celui-ci adorait les romans policiers et l'espionnage en chambre. Il se fit un plaisir de rapporter l'histoire au service de sécurité du bureau de l'Immigration.

         

                    Trois semaines passèrent. Desta fut appelé à faire sa déclaration au bureau des faux de la Division des délinquances internationales à la Préfecture de Police. L'affaire suivrait son cours. À sa demande, on lui promit qu'on le mettrait au courant de l'avance de l'enquête, bien que la Police n'ait jamais de comptes à rendre à personne sous tous les cieux.

         

                    Trois mois plus tard, Tamyan Desta lisait son journal préféré à la cantine du bureau où Yuval l'avait invité à déjeuner. Il sursauta :

         » Regarde, regarde !

                Quoi donc ? « , s'intéressa Yuval avec sollicitude ?

                    Tamyan lut à voix haute et lente :

        – La glorieuse identité

        La Brigade de la Délinquance Internationale a mené à bien une enquête de longue haleine. Selon nos sources, la maffia ukrainienne aurait acheté, en automne 1993, l'identité de quatre membres d'une famille Goldstein, de Kiev, et ce pour un montant équivalent à 3000 dollars américains. Cette organisation malfaisante aurait reconstruit une nouvelle famille du même nom, composée d'un couple de retraités de Kiev, le couple Igorenko, d'un couple d'ouvriers en chômage d'Odessa du nom d'Alexandrenko et de deux ou trois autres ressortissants de Crimée et d'Ukraine désireux de se refaire une vie nouvelle à l'étranger. Tous ces braves gens auraient accepté l'offre généreuse de la mafia ukrainienne qui leur proposait d'immigrer en Israël. Ainsi, ces transfuges volontaires pourraient bénéficier de l'assistance que ce pays accorde à ses nouveaux immigrants dans le cadre de la Loi du Retour de personnes d'origine juive. À notre connaissance, aucun des intéressés n'a le moindre rapport avec le judaïsme. Hitler aurait eu bien du mal à trouver dans leur ascendance la moindre goutte de sang sémitique. Cela ne les a pas empêchés de se présenter en groupe au consulat d'Israël à Kiev, accompagnés d'un jeune garçon dont on ignore encore l'identité véritable, mais qui aurait été acheté par la mafia à une famille de paysans de la plaine ukrainienne. Ce gamin aurait reçu l'identité d'Ephraïm, le fils du couple Goldstein authentique qui demeure aujourd'hui encore à Kiev sous le nom D'Oscar Igorenko, troqué contre le sien. Aujourd'hui, le petit Ephraïm est officier dans une unité combattante de l'armée. Le Chef du Département des ressources humaines au Ministère de la Défense, saisi de l'affaire, a déclaré que tout ça ne présentait aucun intérêt pour lui. Il connaissait l'existence d'un capitaine du nom d'Ephraïm Goldstein qui valait pour lui  quatre colonels, douze lieutenants et trente caporaux, et il ne se séparerait pas de cet officier pour tout l'or du monde. Il a donc refusé catégoriquement la coopération de son Département dans la poursuite de l'affaire. Par ricochet, la Préfecture de Police déclarait qu'aucune plainte n'ayant été déposée pour usurpation d'identité, elle refusait de marcher. Le Ministère de l'Intégration et de l'Immigration ne relevait aucun accroc dans les procédures. De son point de vue,  et d'accord avec l'Institut des Assurances Nationales, la famille Goldstein continuerait à percevoir les allocations accordées aux familles de nouveaux immigrants. Cette assistance se montait à la bagatelle de  quelques huit mille dollars par mois au total. Notre correspondant de l'Agence Times, qui a soulevé l'affaire, a demandé:

         » Et cela ne vous gêne pas que, jusqu'à aujourd'hui, la famille Goldstein effectue un versement mensuel de deux mille cinq cent dollars à la mafia ukrainienne ? « 

         En retour, il a eu  droit à un simple haussement d'épaules. « 

        L'article concluait :

          » Nous sommes en de bonnes mains. Le citoyen peut relever la tête: il peut s'estimer protégé efficacement et il notera avec satisfaction que les ressources nationales sont réparties équitablement, etc,  etc … « 

         » Pas mal, résuma  Yuval en achevant son escalope. Mais tel que je connais le système, les choses n'en resteront pas là… « 

         

        Effectivement, l'excellent Tamyan Desta n'était pas au bout de ses surprises. Le même après-midi, il recevait une convocation au service de la Discipline du Préposé à la Fonction Publique.  Après deux journées d'interrogatoire serré,, il quittait cette honorable institution avec en poche un papier à double tranchant: d'un côté, la Fonction Publique appréciait  ses facultés d'ordre et de conscience, de même que son efficacité si renommée au Service de Comptabilité du Ministère de l'Intérieur. En même temps, on le priait poliment de cesser de fourrer son nez dans les affaires des autres. Désormais et dorénavant, il devait se consacrer à ses chiffres adorés et à ses chers bilans, à bon entendeur.

         

                    A propos, le jeune et fringant Colonel Goldstein demeure le seul membre de la famille qui lui dise encore bonjour dans l'escalier.


        #159172

        O

        #159173
        BruissementBruissement
        Participant

          O

          #159174
          PommePomme
          Participant

            L'histoire soulève sans doute un réel problème souterrain, mais… l'attitude du protagoniste me gêne quelque peu…

            Heureusement l'humour est là, qui sauve sans doute tout.

            O

            Pomme

            #159177
            AAndré Rannou
            Participant

              O

              #159181
              CocotteCocotte
              Participant

                O

                #159182
                Christine TreilleChristine Treille
                Participant

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                  #159187
                  Christiane-JehanneChristiane-Jehanne
                  Participant

                    O

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