HUGO, Victor – Poésies, 2

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      HUGO, Victor – Poésies, 2


      A Eugène, vicomte H

      Puisqu’il plut au Seigneur de te briser, poète;
      Puisqu’il plut au Seigneur de comprimer ta tête
      De son doigt souverain,
      D’en faire une urne sainte à contenir l’extase,
      D’y mettre le génie, et de sceller ce vase
      Avec un sceau d’airain;

      Puisque le Seigneur Dieu t’accorda, noir mystère!
      Un puits pour ne point boire, une voix pour te taire,
      Et souffla sur ton front,
      Et, comme une nacelle errante et d’eau remplie,
      Fit rouler ton esprit à travers la folie,
      Cet océan sans fond;

      Puisqu’il voulut ta chute, et que la mort glacée,
      Seule, te fît revivre en rouvrant ta pensée
      Pour un autre horizon;
      Puisque Dieu, t’enfermant dans la cage charnelle,
      Pauvre aigle, te donna l’aile et non la prunelle,
      L’âme et non la raison;

      Tu pars du moins, mon frère, avec ta robe blanche!
      Tu retournes à Dieu comme l’eau qui s’épanche
      Par son poids naturel!
      Tu retournes à Dieu, tête de candeur pleine,
      Comme y va la lumière, et comme y va l’haleine
      Qui des fleurs monte au ciel!

      Tu n’as rien dit de mal, tu n’as rien fait d’étrange.
      Comme une vierge meurt, comme s’envole un ange,
      Jeune homme, tu t’en vas!
      Rien n’a souillé ta main ni ton coeur; dans ce monde
      Où chacun court, se hâte, se forge, et crie, et gronde,
      A peine tu rêvas!

      Comme le diamant, quant le feu le vient prendre,
      Disparaît tout entier, et sans laisser de cendre,
      Au regard ébloui,
      Comme un rayon s’enfuit sans rien jeter de sombre,
      Sur la terre après toi tu n’as pas laissé d’ombre,
      Esprit évanoui!

      Doux et blond compagnon de toute mon enfance,
      Oh! dis-moi, maintenant, frère marqué d’avance
      Pour un morne avenir,
      Maintenant que la mort a rallumé ta flamme,
      Maintenant que la mort a réveillé ton âme,
      Tu dois te souvenir!

      Tu dois te souvenir de nos jeunes années!
      Quand les flots transparents de nos deux destinées
      Se côtoyaient encor,
      Lorsque Napoléon flamboyait comme un phare,
      Et qu’enfants nous prêtions l’oreille à sa fanfare
      Comme un meute au cor!

      Tu dois te souvenir des vertes Feuillantines,
      Et de la grande allée où nos voix enfantines,
      Nos purs gazouillements,
      Ont laissé dans les coins des murs, dans les fontaines,
      Dans le nid des oiseaux et dans le creux des chênes,
      Tant d’échos si charmants!

      O temps! jours radieux! aube trop tôt ravie!
      Pourquoi Dieu met-il donc le meilleur de la vie
      Tout au commencement?
      Nous naissions! on eût dit que le vieux monastère
      Pour nous voir rayonner ouvrait avec mystère
      Son doux regard dormant.

      T’en souviens-tu, mon frère? après l’heure d’étude,
      Oh! comme nous courions dans cette solitude!
      Sous les arbres blottis,
      Nous avions, en chassant quelque insecte qui saute,
      L’herbe jusqu’aux genoux, car l’herbe était bien haute,
      Nos genoux bien petits.

      Vives têtes d’enfants par la course effarées,
      Nous poursuivons dans l’air cent ailes bigarrées;
      Le soir nous étions las,
      Nous revenions, jouant avec tout ce qui joue,
      Frais, joyeux, et tous deux baisés à pleine joue
      Par notre mère, hélas!

      Elle grondait: – Voyez! comme ils sont faits! ces hommes!
      Les monstres! ils auront cueilli toutes nos pommes!
      Pourtant nous les aimons.
      Madame, les garçons sont les soucis des mères,
      Car ils ont la fureur de courir dans les pierres
      Comme font les démons! –

      Puis un même sommeil, nous berçant comme un hôte,
      Tous deux au même lit nous couchait côte à côte;
      Puis un même réveil.
      Puis, trempé dans un lait sorti chaud de l’étable,
      Le même pain faisait rire à la même table
      Notre appétit vermeil!

      Et nous recommencions nos jeux, cueillant par gerbe
      Les fleurs, tous les bouquets qui réjouissent l’herbe,
      Le lys à Dieu pareil,
      Surtout ces fleurs de flamme et d’or qu’on voit, si belles,
      Luire à terre en avril comme des étincelles
      Qui tombent du soleil!

      On nous voyait tous deux, gaîté de la famille,
      Le front épanoui, courir sous la charmille,
      L’oeil de joie enflammé… –
      Hélas! hélas! quel deuil pour ma tête orpheline!
      Tu vas donc désormais dormir sur la colline,
      Mon pauvre bien-aimé!

      Tu vas dormir là-haut sur la colline verte,
      Qui, livrée à l’hiver, à tous les vents ouverte,
      A le ciel pour plafond;
      Tu vas dormir, poussière, au fond d’un lit d’argile;
      Et moi je resterai parmi ceux de la ville
      Qui parlent et qui vont!

      Et moi je vais rester, souffrir, agir et vivre;
      Voir mon nom se grossir dans les bouches de cuivre
      De la célébrité;
      Et cacher, comme à Sparte, en riant quand on entre,
      Le renard envieux qui me ronge le ventre,
      Sous ma robe abrité!

      Je vais reprendre, hélas! mon oeuvre commencée,
      Rendre ma barque frêle à l’onde courroucée,
      Lutter contre le sort;
      Enviant souvent ceux qui dorment sans murmure,
      Comme un doux nid couvé pour la saison future,
      Sous l’aile de la mort!

      J’ai d’austères plaisirs. Comme un prêtre à l’église,
      Je rêve à l’art qui charme, à l’art qui civilise,
      Qui change l’homme un peu,
      Et qui, comme un semeur qui jette au loin sa graine,
      En semant la nature à travers l’âme humaine,
      Y fera germer Dieu!

      Quand le peuple au théâtre écoute ma pensée,
      J’y cours, et là, courbé vers la foule pressée,
      L’étudiant de près,
      Sur mon drame touffu dont le branchage plie,
      J’entends tomber ses pleurs comme la large pluie
      Aux feuilles des forêts!

      Mais quel labeur aussi! que de flots! quelle écume!
      Surtout lorsque l’envie, au coeur plein d’amertume,
      Au regard vide et mort,
      Fait, pour les vils besoins de ses luttes vulgaires,
      D’une bouche d’ami qui souriait naguères
      Une bouche qui mord!

      Quel vie! et quel siècle alentour! – Vertu, gloire,
      Pouvoir, génie et foi, tout ce qu’il faudrait croire,
      Tout ce que nous valons,
      Le peu qui nous restait de nos splendeurs décrues,
      Est traîné sur la claie et suivi dans les rues
      Par le rire en haillons!

      Combien de calomnie et combien de bassesse!
      Combien de pamphlets vils qui flagellent sans cesse
      Quiconque vient du ciel,
      Et qui font, la blessant de leur lance payée,
      Boire à la vérité, pâle et crucifiée,
      Leur éponge de fiel!

      Combien d’acharnements sur toutes les victimes!
      Que de rhéteurs, penchés sur le bord des abîmes,
      Riant, ô cruauté!
      De voir l’affreux poison qui de leurs doigts découle,
      Goutte à goutte, ou par flots, quand leurs mains sur la foule
      Tordent l’impiété!

      L’homme, vers le plaisir se ruant par cent voies,
      Ne songent qu’à bien vivre et qu’à chercher des proies;
      L’argent est adoré;
      Hélas! nos passions ont des serres infâmes
      Où pend, triste lambeau, tout ce qu’avaient nos âmes
      De chaste et de sacré!

      A quoi bon, cependant? à quoi bon tant de haine,
      Et faire tant de mal, et prendre tant de peine,
      Puisque la mort viendra!
      Pour aller avec tous où tous doivent descendre!
      Et pour n’être après tout qu’une ombre, un peu de cendre
      Sur qui l’herbe croîtra!

      A quoi bon s’épuiser en voluptés diverses?
      A quoi bon se bâtir des fortunes perverses
      Avec les maux d’autrui?
      Tout s’écroule; et, fruit vert qui pend à la ramée,
      Demain ne mûrit pas pour la bouche affamée
      Qui dévore aujourd’hui!

      Ce que nous croyons être avec ce que nous sommes,
      Beauté, richesse, honneurs, ce que rêvent les hommes,
      Hélas! et ce qu’ils font,
      Pêle-mêle, à travers les champs ou les huées,
      Comme s’est emporté par rapides nuées
      Dans un oubli profond!

      Et puis quelle éternelle et lugubre fatigue
      De voir le peuple enflé monter jusqu’à sa digue,
      Dans ces terribles jeux!
      Sombre océan d’esprits dont l’eau n’est pas sondée,
      Et qui vient faire autour de toute grande idée
      Un murmure orageux!

      Quel choc d’ambitions luttant le long des routes,
      Toutes contre chacune et chacune avec toutes!
      Quel tumulte ennemi!
      Comme on raille d’un bas tout astre qui décline!… –
      Oh! ne regrette rien sur la haute colline
      Où tu t’es endormi!

      Là, tu reposes, toi! Là, meurt toute voix fausse.
      Chaque jour, du Levant au Couchant, sur ta fosse
      Promenant son flambeau,
      L’impartial soleil, pareil à l’espérance,
      Dore des deux côtés sans choix ni préférence
      La croix de ton tombeau!

      Là, tu n’entends plus rien que l’herbe et la broussaille,
      Le pas du fossoyeur dont la terre tressaille
      La chute du fruit mûr
      Et, par moments, le chant, dispersé dans l’espace,
      Du bouvier qui descend dans la plaine et qui passe
      Derrière le vieux mur!

      #146033
      Prof. TournesolProf. Tournesol
      Participant

        A Villequier

        Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
        Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
        Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
        Et que je puis songer à la beauté des cieux ;

        Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âme obscure
        Je sors, pâle et vainqueur,
        Et que je sens la paix de la grande nature
        Qui m’entre dans le cœur ;

        Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,
        Emu par ce superbe et tranquille horizon,
        Examiner en moi les vérités profondes
        Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ;

        Maintenant, ô mon Dieu ! que j’ai ce calme sombre
        De pouvoir désormais
        Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l’ombre
        Elle dort pour jamais ;

        Maintenant qu’attendri par ces divins spectacles,
        Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté,
        Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
        Je reprends ma raison devant l’immensité ;

        Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;
        Je vous porte, apaisé,
        Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
        Que vous avez brisé ;

        Je viens à vous, Seigneur ! confessant que vous êtes
        Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
        Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
        Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent ;

        Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme
        Ouvre le firmament ;
        Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme
        Est le commencement ;

        Je conviens à genoux que vous seul, père auguste,
        Possédez l’infini, le réel, l’absolu ;
        Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’il est juste
        Que mon cœur ait saigné, puisque Dieu l’a voulu !

        Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrive
        Par votre volonté.
        L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive,
        Roule à l’éternité.

        Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses ;
        L’autre plonge en la nuit d’un mystère effrayant.
        L’homme subit le joug sans connaître les causes.
        Tout ce qu’il voit est court, inutile et fuyant.

        Vous faites revenir toujours la solitude
        Autour de tous ses pas.
        Vous n’avez pas voulu qu’il eût la certitude
        Ni la joie ici-bas !

        Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire.
        Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours,
        Pour qu’il s’en puisse faire une demeure, et dire :
        C’est ici ma maison, mon champ et mes amours !

        Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;
        Il vieillit sans soutiens.
        Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient ;
        J’en conviens, j’en conviens !

        Le monde est sombre, ô Dieu ! l’immuable harmonie
        Se compose des pleurs aussi bien que des chants ;
        L’homme n’est qu’un atome en cette ombre infinie,
        Nuit où montent les bons, où tombent les méchants.

        Je sais que vous avez bien autre chose à faire
        Que de nous plaindre tous,
        Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
        Ne vous fait rien, à vous !

        Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
        Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;
        Que la création est une grande roue
        Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un ;

        Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent,
        Passent sous le ciel bleu ;
        Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ;
        Je le sais, ô mon Dieu !

        Dans vos cieux, au-delà de la sphère des nues,
        Au fond de cet azur immobile et dormant,
        Peut-être faites-vous des choses inconnues
        Où la douleur de l’homme entre comme élément.

        Peut-être est-il utile à vos desseins sans nombre
        Que des êtres charmants
        S’en aillent, emportés par le tourbillon sombre
        Des noirs événements.

        Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses
        Que rien ne déconcerte et que rien n’attendrit.
        Vous ne pouvez avoir de subites clémences
        Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit !

        Je vous supplie, ô Dieu ! de regarder mon âme,
        Et de considérer
        Qu’humble comme un enfant et doux comme une femme,
        Je viens vous adorer !

        Considérez encor que j’avais, dès l’aurore,
        Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté,
        Expliquant la nature à l’homme qui l’ignore,
        Eclairant toute chose avec votre clarté ;

        Que j’avais, affrontant la haine et la colère,
        Fait ma tâche ici-bas,
        Que je ne pouvais pas m’attendre à ce salaire,
        Que je ne pouvais pas

        Prévoir que, vous aussi, sur ma tête qui ploie
        Vous appesantiriez votre bras triomphant,
        Et que, vous qui voyiez comme j’ai peu de joie,
        Vous me reprendriez si vite mon enfant !

        Qu’une âme ainsi frappée à se plaindre est sujette,
        Que j’ai pu blasphémer,
        Et vous jeter mes cris comme un enfant qui jette
        Une pierre à la mer !

        Considérez qu’on doute, ô mon Dieu ! quand on souffre,
        Que l’œil qui pleure trop finit par s’aveugler,
        Qu’un être que son deuil plonge au plus noir du gouffre,
        Quand il ne vous voit plus, ne peut vous contempler,

        Et qu’il ne se peut pas que l’homme, lorsqu’il sombre
        Dans les afflictions,
        Ait présente à l’esprit la sérénité sombre
        Des constellations !

        Aujourd’hui, moi qui fus faible comme une mère,
        Je me courbe à vos pieds devant vos cieux ouverts.
        Je me sens éclairé dans ma douleur amère
        Par un meilleur regard jeté sur l’univers.

        Seigneur, je reconnais que l’homme est en délire
        S’il ose murmurer ;
        Je cesse d’accuser, je cesse de maudire,
        Mais laissez-moi pleurer !

        Hélas ! laissez les pleurs couler de ma paupière,
        Puisque vous avez fait les hommes pour cela !
        Laissez-moi me pencher sur cette froide pierre
        Et dire à mon enfant : Sens-tu que je suis là ?

        Laissez-moi lui parler, incliné sur ses restes,
        Le soir, quand tout se tait,
        Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeux célestes,
        Cet ange m’écoutait !

        Hélas ! vers le passé tournant un œil d’envie,
        Sans que rien ici-bas puisse m’en consoler,
        Je regarde toujours ce moment de ma vie
        Où je l’ai vue ouvrir son aile et s’envoler !

        Je verrai cet instant jusqu’à ce que je meure,
        L’instant, pleurs superflus !
        Où je criai : L’enfant que j’avais tout à l’heure,
        Quoi donc ! je ne l’ai plus !

        Ne vous irritez pas que je sois de la sorte,
        Ô mon Dieu ! cette plaie a si longtemps saigné !
        L’angoisse dans mon âme est toujours la plus forte,
        Et mon cœur est soumis, mais n’est pas résigné.

        Ne vous irritez pas ! fronts que le deuil réclame,
        Mortels sujets aux pleurs,
        Il nous est malaisé de retirer notre âme
        De ces grandes douleurs.

        Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
        Seigneur ; quand on a vu dans sa vie, un matin,
        Au milieu des ennuis, des peines, des misères,
        Et de l’ombre que fait sur nous notre destin,

        Apparaître un enfant, tête chère et sacrée,
        Petit être joyeux,
        Si beau, qu’on a cru voir s’ouvrir à son entrée
        Une porte des cieux ;

        Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même
        Croître la grâce aimable et la douce raison,
        Lorsqu’on a reconnu que cet enfant qu’on aime
        Fait le jour dans notre âme et dans notre maison,

        Que c’est la seule joie ici-bas qui persiste
        De tout ce qu’on rêva,
        Considérez que c’est une chose bien triste
        De le voir qui s’en va !

        #146034
        Prof. TournesolProf. Tournesol
        Participant

          Apparition

          Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête ;
          Son vol éblouissant apaisait la tempête,
          Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.
          – Qu’est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit ?
          Lui dis-je. – Il répondit : – je viens prendre ton âme. -
          Et j’eus peur, car je vis que c’était une femme ;
          Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras :
          – Que me restera-t-il ? car tu t’envoleras. -
          Il ne répondit pas ; le ciel que l’ombre assiège
          S’éteignait… – Si tu prends mon âme, m’écriai-je,
          Où l’emporteras-tu ? montre-moi dans quel lieu.
          Il se taisait toujours. – Ô passant du ciel bleu,
          Es-tu la mort ? lui dis-je, ou bien es-tu la vie ? -
          Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,
          Et l’ange devint noir, et dit : – Je suis l’amour.
          Mais son front sombre était plus charmant que le jour,
          Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles,
          Les astres à travers les plumes de ses ailes.

          #146035
          Prof. TournesolProf. Tournesol
          Participant

            Bivar

            Bivar était, au fond d’un bois sombre, un manoir
            Carré, flanqué de tours, fort vieux, et d’aspect noir.
            La cour était petite et la porte était laide
            Quand le scheik Jabias, depuis roi de Tolède,
            Vint visiter le Cid au retour de Cintra.
            Dans l’étroit patio le prince maure entra ;
            Un homme, qui tenait à la main une étrille,
            Pansait une jument attachée à la grille ;
            Cet homme, dont le scheik ne voyait que le dos,
            Venait de déposer à terre des fardeaux,
            Un sac d’avoine, une auge, un harnais, une selle ;
            La bannière arborée au donjon était celle
            De don Diègue, ce père étant encor vivant ;
            L’homme, sans voir le scheik, frottant, brossant, lavant,
            Travaillait, tête nue et bras nus, et sa veste
            Était d’un cuir farouche et d’une mode agreste ;
            Le scheik, sans ébaucher même un buenos dias,
            Dit : « Manant, je viens voir le seigneur Ruy Diaz,
            Le grand campéador des Castilles. » Et l’homme,
            Se retournant, lui dit : « C’est moi.

            — Quoi ! vous qu’on nomme
            Le héros, le vaillant, le seigneur des pavois,
            S’écria Jabias, c’est vous qu’ainsi je vois !
            Quoi ! c’est vous qui n’avez qu’à vous mettre en campagne
            Et qu’à dire : « Partons ! » pour donner à l’Espagne,
            D’Avis à Gibraltar, d’Algarve à Cadafal,
            Ô grand Cid, le frisson du clairon triomphal,
            Et pour faire accourir au-dessus de vos tentes,
            Ailes au vent, l’essaim des victoires chantantes !
            Lorsque je vous ai vu, seigneur, moi prisonnier,
            Vous vainqueur, au palais du roi, l’été dernier,
            Vous aviez l’air royal du conquérant de l’Èbre ;
            Vous teniez à la main la Tizona célèbre ;
            Votre magnificence emplissait cette cour,
            Comme il sied quand on est celui d’où vient le jour ;
            Cid, vous étiez vraiment un Bivar très-superbe ;
            On eût dans un brasier cueilli des touffes d’herbe,
            Seigneur, plus aisément, certes, qu’on n’eût trouvé
            Quelqu’un qui devant vous prît le haut du pavé ;
            Plus d’un richomme avait pour orgueil d’être membre
            De votre servidumbre et de votre antichambre ;
            Le Cid dans sa grandeur allait, venait, parlait,
            La faisant boire à tous, comme aux enfants le lait ;
            D’altiers ducs, tout enflés de faste et de tempête,
            Qui, depuis qu’ils avaient le chapeau sur la tête,
            D’aucun homme vivant ne s’étaient souciés,
            Se levaient, sans savoir pourquoi, quand vous passiez ;
            Vous vous faisiez servir par tous les gentilshommes ;
            Le Cid comme une altesse avait ses majordomes ;
            Lerme était votre archer ; Gusman, votre frondeur ;
            Vos habits étaient faits avec de la splendeur ;
            Vous si bon, vous aviez la pompe de l’armure ;
            Votre miel semblait or comme l’orange mûre.
            Sans cesse autour de vous vingt coureurs étaient prêts.
            Nul n’était au-dessus du Cid, et nul auprès.
            Personne, eût-il été de la royale estrade,
            Prince, infant, n’eût osé vous dire : Camarade !
            Vous éclatiez, avec des rayons jusqu’aux cieux,
            Dans une préséance éblouissante aux yeux ;
            Vous marchiez entouré d’un ordre de bataille ;
            Aucun sommet n’était trop haut pour votre taille,
            Et vous étiez un fils d’une telle fierté
            Que les aigles volaient tous de votre côté.
            Vous regardiez ainsi que néants et fumées
            Tout ce qui n’était pas commandement d’armées,
            Et vous ne consentiez qu’au nom de général ;
            Cid était le baron suprême et magistral ;
            Vous dominiez tout, grand, sans chef, sans joug, sans digue,
            Absolu, lance au poing, panache au front. »

            Rodrigue
            Répondit : « Je n’étais alors que chez le roi. »

            Et le scheik s’écria : « Mais, Cid, aujourd’hui, quoi,
            Que s’est-il donc passé ? quel est cet équipage ?
            J’arrive, et je vous trouve en veste, comme un page,
            Dehors, bras nus, nu-tête, et si petit garçon
            Que vous avez en main l’auge et le caveçon !
            Et faisant ce qu’il sied aux écuyers de faire !

            — Scheik, dit le Cid, je suis maintenant chez mon père. »

            #146036
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            Participant

              Choses du soir

              Le brouillard est froid, la bruyère est grise ;
              Les troupeaux de boeufs vont aux abreuvoirs ;
              La lune, sortant des nuages noirs,
              Semble une clarté qui vient par surprise.

              Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
              Maître Yvon soufflait dans son biniou.

              Le voyageur marche et la lande est brune ;
              Une ombre est derrière, une ombre est devant ;
              Blancheur au couchant, lueur au levant ;
              Ici crépuscule, et là clair de lune.

              Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
              Maître Yvon soufflait dans son biniou.

              La sorcière assise allonge sa lippe ;
              L’araignée accroche au toit son filet ;
              Le lutin reluit dans le feu follet
              Comme un pistil d’or dans une tulipe.

              Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
              Maître Yvon soufflait dans son biniou.

              On voit sur la mer des chasse-marées ;
              Le naufrage guette un mât frissonnant ;
              Le vent dit : demain ! l’eau dit : maintenant !
              Les voix qu’on entend sont désespérées.

              Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
              Maître Yvon soufflait dans son biniou.

              Le coche qui va d’Avranche à Fougère
              Fait claquer son fouet comme un vif éclair ;
              Voici le moment où flottent dans l’air
              Tous ces bruits confus que l’ombre exagère.

              Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
              Maître Yvon soufflait dans son biniou.

              Dans les bois profonds brillent des flambées ;
              Un vieux cimetière est sur un sommet ;
              Où Dieu trouve-t-il tout ce noir qu’il met
              Dans les coeurs brisés et les nuits tombées ?

              Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
              Maître Yvon soufflait dans son biniou.

              Des flaques d’argent tremblent sur les sables ;
              L’orfraie est au bord des talus crayeux ;
              Le pâtre, à travers le vent, suit des yeux
              Le vol monstrueux et vague des diables.

              Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
              Maître Yvon soufflait dans son biniou.

              Un panache gris sort des cheminées ;
              Le bûcheron passe avec son fardeau ;
              On entend, parmi le bruit des cours d’eau,
              Des frémissements de branches traînées.

              Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
              Maître Yvon soufflait dans son biniou.

              La faim fait rêver les grands loups moroses ;
              La rivière court, le nuage fuit ;
              Derrière la vitre où la lampe luit,
              Les petits enfants ont des têtes roses.

              Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
              Maître Yvon soufflait dans son biniou.

              #146037
              Prof. TournesolProf. Tournesol
              Participant

                Crépuscule

                L’étang mystérieux, suaire aux blanches moires,
                Frisonne; au fond du bois la clairière apparaît ;
                Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;
                Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?

                Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?
                Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous des amants ?
                Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines;
                L’herbe s’éveille et parle aux sépulcres dormants.

                Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ?
                Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.
                Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe;
                Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.

                Dieu veut qu’on ait aimé. Vivez ! faites envie,
                O couples qui passez sous le vert coudrier.
                Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
                On emporta d’amour, on l’emploie à prier.

                Les mortes d’aujourd’hui furent jadis les belles.
                Le ver luisant dans l’ombre erre avec son flambeau.
                Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
                Le brin d’herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.

                La forme d’un toit noir dessine une chaumière;
                On entend dans les prés le pas lourd du faucheur;
                L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière,
                Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.

                Aimez-vous ! c’est le mois où les fraises sont mûres.
                L’ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,
                Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
                Les prières des morts aux baisers des vivants.

                #146038
                Prof. TournesolProf. Tournesol
                Participant

                  Elle était pâle et pourtant rose

                  Elle était pâle, et pourtant rose,
                  Petite avec de grands cheveux.
                  Elle disait souvent : je n’ose,
                  Et ne disait jamais : je veux.

                  Le soir, elle prenait ma Bible
                  Pour y faire épeler sa soeur,
                  Et, comme une lampe paisible,
                  Elle éclairait ce jeune coeur.

                  Sur le saint livre que j’admire
                  Leurs yeux purs venaient se fixer ;
                  Livre où l’une apprenait à lire,
                  Où l’autre apprenait à penser !

                  Sur l’enfant, qui n’eût pas lu seule,
                  Elle penchait son front charmant,
                  Et l’on aurait dit une aïeule,
                  Tant elle parlait doucement !

                  Elle lui disait: Sois bien sage!
                  Sans jamais nommer le démon ;
                  Leurs mains erraient de page en page
                  Sur Moïse et sur Salomon,

                  Sur Cyrus qui vint de la Perse,
                  Sur Moloch et Léviathan,
                  Sur l’enfer que Jésus traverse,
                  Sur l’éden où rampe Satan.

                  Moi, j’écoutais… – Ô joie immense
                  De voir la soeur près de la soeur!
                  Mes yeux s’enivraient en silence
                  De cette ineffable douceur.

                  Et, dans la chambre humble et déserte,
                  Où nous sentions, cachés tous trois,
                  Entrer par la fenêtre ouverte
                  Les souffles des nuits et des bois,

                  Tandis que, dans le texte auguste,
                  Leurs coeurs, lisant avec ferveur,
                  Puisaient le beau, le vrai, le juste,
                  Il me semblait, à moi rêveur,

                  Entendre chanter des louanges
                  Autour de nous, comme au saint lieu,
                  Et voir sous les doigts de ces anges
                  Tressaillir le livre de Dieu !

                  #146039
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                  Participant

                    J’ai cueilli cette fleur

                    J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.
                    Dans l’âpre escarpement qui sur le flot s’incline,
                    Que l’aigle connaît seul et seul peut approcher,
                    Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.
                    L’ombre baignait les flancs du morne promontoire ;
                    Je voyais, comme on dresse au lieu d’une victoire
                    Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,
                    À l’endroit où s’était englouti le soleil,
                    La sombre nuit bâtir un porche de nuées.
                    Des voiles s’enfuyaient, au loin diminuées ;
                    Quelques toits, s’éclairant au fond d’un entonnoir,
                    Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.
                    J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.
                    Elle est pâle, et n’a pas de corolle embaumée,
                    Sa racine n’a pris sur la crête des monts
                    Que l’amère senteur des glauques goémons ;
                    Moi, j’ai dit: Pauvre fleur, du haut de cette cime,
                    Tu devais t’en aller dans cet immense abîme
                    Où l’algue et le nuage et les voiles s’en vont.
                    Va mourir sur un coeur, abîme plus profond.
                    Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.
                    Le ciel, qui te créa pour t’effeuiller dans l’onde,
                    Te fit pour l’océan, je te donne à l’amour. -
                    Le vent mêlait les flots; il ne restait du jour
                    Qu’une vague lueur, lentement effacée.
                    Oh! comme j’étais triste au fond de ma pensée
                    Tandis que je songeais, et que le gouffre noir
                    M’entrait dans l’âme avec tous les frissons du soir !

                    #146041
                    Prof. TournesolProf. Tournesol
                    Participant

                      La coccinelle

                      Elle me dit : Quelque chose
                      Me tourmente. Et j’aperçus
                      Son cou de neige, et, dessus,
                      Un petit insecte rose.

                      J’aurais dû – mais, sage ou fou,
                      A seize ans on est farouche,
                      Voir le baiser sur sa bouche
                      Plus que l’insecte à son cou.

                      On eût dit un coquillage ;
                      Dos rose et taché de noir.
                      Les fauvettes pour nous voir
                      Se penchaient dans le feuillage.

                      Sa bouche franche était là :
                      Je me courbai sur la belle,
                      Et je pris la coccinelle ;
                      Mais le baiser s’envola.

                      – Fils, apprends comme on me nomme,
                      Dit l’insecte du ciel bleu,
                      Les bêtes sont au bon Dieu,
                      Mais la bêtise est à l’homme.

                      #146042
                      Prof. TournesolProf. Tournesol
                      Participant

                        Le mendiant

                        Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
                        Je cognai sur ma vitre ; il s’arrêta devant
                        Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.
                        Les ânes revenaient du marché de la ville,
                        Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
                        C’était le vieux qui vit dans une niche au bas
                        De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
                        Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
                        Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.
                        je lui criai : « Venez vous réchauffer un peu.
                        Comment vous nommez-vous ? » Il me dit : « Je me nomme
                        Le pauvre. » Je lui pris la main : « Entrez, brave homme. »
                        Et je lui fis donner une jatte de lait.
                        Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,
                        Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre.
                        « Vos habits sont mouillés », dis-je, « il faut les étendre ,
                        Devant la cheminée. » Il s’approcha du feu.
                        Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
                        Étalé largement sur la chaude fournaise,
                        Piqué de mille trous par la lueur de braise,
                        Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
                        Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé
                        D’où ruisselait la pluie et l’eau des fondrières,
                        Je songeais que cet homme était plein de prières,
                        Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
                        Sa bure où je voyais des constellations.

                        #146043
                        Prof. TournesolProf. Tournesol
                        Participant

                          Le mot

                          Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites !
                          Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes ;
                          Tout, la haine et le deuil !
                          Et ne m’objectez pas que vos amis sont sûrs et que
                          vous parlez bas.

                          Écoutez bien ceci :
                          Tête-à-tête, en pantoufle,
                          Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
                          Vous dites à l’oreille du plus mystérieux
                          De vos amis de cœur ou, si vous aimez mieux,
                          Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
                          Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
                          Un mot désagréable à quelque individu.
                          Ce mot – que vous croyez qu’on n’a pas entendu,
                          Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre –
                          Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre ;
                          Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin ;
                          Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
                          De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
                          Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle !
                          Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera ;
                          Il suit le quai, franchit la place, et caetera
                          Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
                          Et va, tout à travers un dédale de rues,
                          Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
                          Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
                          Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe,
                          Entre, arrive, et railleur, regardant l’homme en face,
                          Dit : ” Me voilà ! Je sors de la bouche d’un tel.”

                          Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.

                          #146044
                          Prof. TournesolProf. Tournesol
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                            Les Djinns

                            Murs, ville,
                            Et port,
                            Asile
                            De mort,
                            Mer grise
                            Où brise
                            La brise,
                            Tout dort.

                            Dans la plaine
                            Naît un bruit.
                            C’est l’haleine
                            De la nuit.
                            Elle brame
                            Comme une âme
                            Qu’une flamme
                            Toujours suit !

                            La voix plus haute
                            Semble un grelot.
                            D’un nain qui saute
                            C’est le galop.
                            Il fuit, s’élance,
                            Puis en cadence
                            Sur un pied danse
                            Au bout d’un flot.

                            La rumeur approche.
                            L’écho la redit.
                            C’est comme la cloche
                            D’un couvent maudit ;
                            Comme un bruit de foule,
                            Qui tonne et qui roule,
                            Et tantôt s’écroule,
                            Et tantôt grandit,

                            Dieu ! la voix sépulcrale
                            Des Djinns !… Quel bruit ils font !
                            Fuyons sous la spirale
                            De l’escalier profond.
                            Déjà s’éteint ma lampe,
                            Et l’ombre de la rampe,
                            Qui le long du mur rampe,
                            Monte jusqu’au plafond.

                            C’est l’essaim des Djinns qui passe,
                            Et tourbillonne en sifflant !
                            Les ifs, que leur vol fracasse,
                            Craquent comme un pin brûlant.
                            Leur troupeau, lourd et rapide,
                            Volant dans l’espace vide,
                            Semble un nuage livide
                            Qui porte un éclair au flanc.

                            Ils sont tout près ! – Tenons fermée
                            Cette salle, où nous les narguons.
                            Quel bruit dehors ! Hideuse armée
                            De vampires et de dragons !
                            La poutre du toit descellée
                            Ploie ainsi qu’une herbe mouillée,
                            Et la vieille porte rouillée
                            Tremble, à déraciner ses gonds !

                            Cris de l’enfer! voix qui hurle et qui pleure !
                            L’horrible essaim, poussé par l’aquilon,
                            Sans doute, ô ciel ! s’abat sur ma demeure.
                            Le mur fléchit sous le noir bataillon.
                            La maison crie et chancelle penchée,
                            Et l’on dirait que, du sol arrachée,
                            Ainsi qu’il chasse une feuille séchée,
                            Le vent la roule avec leur tourbillon !

                            Prophète ! si ta main me sauve
                            De ces impurs démons des soirs,
                            J’irai prosterner mon front chauve
                            Devant tes sacrés encensoirs !
                            Fais que sur ces portes fidèles
                            Meure leur souffle d’étincelles,
                            Et qu’en vain l’ongle de leurs ailes
                            Grince et crie à ces vitraux noirs !

                            Ils sont passés ! – Leur cohorte
                            S’envole, et fuit, et leurs pieds
                            Cessent de battre ma porte
                            De leurs coups multipliés.
                            L’air est plein d’un bruit de chaînes,
                            Et dans les forêts prochaines
                            Frissonnent tous les grands chênes,
                            Sous leur vol de feu pliés !

                            De leurs ailes lointaines
                            Le battement décroît,
                            Si confus dans les plaines,
                            Si faible, que l’on croit
                            Ouïr la sauterelle
                            Crier d’une voix grêle,
                            Ou pétiller la grêle
                            Sur le plomb d’un vieux toit.

                            D’étranges syllabes
                            Nous viennent encor ;
                            Ainsi, des arabes
                            Quand sonne le cor,
                            Un chant sur la grève
                            Par instants s’élève,
                            Et l’enfant qui rêve
                            Fait des rêves d’or.

                            Les Djinns funèbres,
                            Fils du trépas,
                            Dans les ténèbres
                            Pressent leurs pas ;
                            Leur essaim gronde :
                            Ainsi, profonde,
                            Murmure une onde
                            Qu’on ne voit pas.

                            Ce bruit vague
                            Qui s’endort,
                            C’est la vague
                            Sur le bord ;
                            C’est la plainte,
                            Presque éteinte,
                            D’une sainte
                            Pour un mort.

                            On doute
                            La nuit…
                            J’écoute : -
                            Tout fuit,
                            Tout passe
                            L’espace
                            Efface
                            Le bruit.

                            #146045
                            Prof. TournesolProf. Tournesol
                            Participant

                              Lorsque l’enfant paraît

                              Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
                              Applaudit à grands cris.
                              Son doux regard qui brille
                              Fait briller tous les yeux,
                              Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
                              Se dérident soudain à voir l’enfant paraître,
                              Innocent et joyeux.

                              Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre
                              Fasse autour d’un grand feu vacillant dans la chambre
                              Les chaises se toucher,
                              Quand l’enfant vient, la joie arrive et nous éclaire.
                              On rit, on se récrie, on l’appelle, et sa mère
                              Tremble à le voir marcher.

                              Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme,
                              De patrie et de Dieu, des poètes, de l’âme
                              Qui s’élève en priant ;
                              L’enfant paraît, adieu le ciel et la patrie
                              Et les poètes saints ! la grave causerie
                              S’arrête en souriant.

                              La nuit, quand l’homme dort, quand l’esprit rêve, à l’heure
                              Où l’on entend gémir, comme une voix qui pleure,
                              L’onde entre les roseaux,
                              Si l’aube tout à coup là-bas luit comme un phare,
                              Sa clarté dans les champs éveille une fanfare
                              De cloches et d’oiseaux.

                              Enfant, vous êtes l’aube et mon âme est la plaine
                              Qui des plus douces fleurs embaume son haleine
                              Quand vous la respirez ;
                              Mon âme est la forêt dont les sombres ramures
                              S’emplissent pour vous seul de suaves murmures
                              Et de rayons dorés !

                              Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies,
                              Car vos petites mains, joyeuses et bénies,
                              N’ont point mal fait encor ;
                              Jamais vos jeunes pas n’ont touché notre fange,
                              Tête sacrée ! enfant aux cheveux blonds ! bel ange
                              À l’auréole d’or !

                              Vous êtes parmi nous la colombe de l’arche.
                              Vos pieds tendres et purs n’ont point l’âge où l’on marche.
                              Vos ailes sont d’azur.
                              Sans le comprendre encor vous regardez le monde.
                              Double virginité ! corps où rien n’est immonde,
                              Âme où rien n’est impur !

                              Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire,
                              Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
                              Ses pleurs vite apaisés,
                              Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
                              Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
                              Et sa bouche aux baisers !

                              Seigneur ! préservez-moi, préservez ceux que j’aime,
                              Frères, parents, amis, et mes ennemis même
                              Dans le mal triomphants,
                              De jamais voir, Seigneur ! l’été sans fleurs vermeilles,
                              La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
                              La maison sans enfants !

                              #146046
                              Prof. TournesolProf. Tournesol
                              Participant

                                Saison des semailles

                                C’est le moment crépusculaire.
                                J’admire, assis sous un portail,
                                Ce reste de jour dont s’éclaire
                                La dernière heure du travail.

                                Dans les terres, de nuit baignées,
                                Je contemple, ému, les haillons
                                D’un vieillard qui jette à poignées
                                La moisson future aux sillons.

                                Sa haute silhouette noire
                                Domine les profonds labours.
                                On sent à quel point il doit croire
                                A la fuite utile des jours.

                                Il marche dans la plaine immense,
                                Va, vient, lance la graine au loin,
                                Rouvre sa main, et recommence,
                                Et je médite, obscur témoin,

                                Pendant que, déployant ses voiles,
                                L’ombre, où se mêle une rumeur,
                                Semble élargir jusqu’aux étoiles
                                Le geste auguste du semeur.

                                #146047
                                Prof. TournesolProf. Tournesol
                                Participant

                                  Soleils couchants

                                  J’aime les soirs sereins et beaux, j’aime les soirs,
                                  Soit qu’ils dorent le front des antiques manoirs
                                  Ensevelis dans les feuillages ;
                                  Soit que la brume au loin s’allonge en bancs de feu ;
                                  Soit que mille rayons brisent dans un ciel bleu
                                  A des archipels de nuages.

                                  Oh ! regardez le ciel ! cent nuages mouvants,
                                  Amoncelés là-haut sous le souffle des vents,
                                  Groupent leurs formes inconnues ;
                                  Sous leurs flots par moments flamboie un pâle éclair.
                                  Comme si tout à coup quelque géant de l’air
                                  Tirait son glaive dans les nues.

                                  Le soleil, à travers leurs ombres, brille encor ;
                                  Tantôt fait, à l’égal des larges dômes d’or,
                                  Luire le toit d’une chaumière ;
                                  Ou dispute aux brouillards les vagues horizons ;
                                  Ou découpe, en tombant sur les sombres gazons,
                                  Comme de grands lacs de lumière.

                                  Puis voilà qu’on croit voir, dans le ciel balayé,
                                  Pendre un grand crocodile au dos large et rayé,
                                  Aux trois rangs de dents acérées ;
                                  Sous son ventre plombé glisse un rayon du soir ;
                                  Cent nuages ardents luisent sous son flanc noir
                                  Comme des écailles dorées.

                                  Puis se dresse un palais. Puis l’air tremble, et tout fuit.
                                  L’édifice effrayant des nuages détruit
                                  S’écroule en ruines pressées ;
                                  Il jonche au loin le ciel, et ses cônes vermeils
                                  Pendent, la pointe en bas, sur nos têtes, pareils
                                  A des montagnes renversées.

                                  Ces nuages de plomb, d’or, de cuivre, de fer,
                                  Où l’ouragan, la trombe, et la foudre, et l’enfer
                                  Dorment avec de sourds murmures,
                                  C’est Dieu qui les suspend en foule aux cieux profonds,
                                  Comme un guerrier qui pend aux poutres des plafonds
                                  Ses retentissantes armures.

                                  Tout s’en va ! Le soleil, d’en haut précipité,
                                  Comme un globe d’airain qui, rouge, est rejeté
                                  Dans les fournaises remuées,
                                  En tombant sur leurs flots que son choc désunit
                                  Fait en flocons de feu jaillir jusqu’au zénith
                                  L’ardente écume des nuées.

                                  Oh ! contemplez le ciel ! et dès qu’a fui le jour,
                                  En tout temps, en tout lieu, d’un ineffable amour,
                                  Regardez à travers ses voiles ;
                                  Un mystère est au fond de leur grave beauté,
                                  L’hiver, quand ils sont noirs comme un linceul, l’été,
                                  Quand la nuit les brode d’étoiles.

                                15 sujets de 1 à 15 (sur un total de 20)
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