“Lagadu”” de Georges-André QUINIOU”

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    LLe Tatou
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      #161828
      LLe Tatou
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        LAGADU

        DU MÊME AUTEUR

         

        UN POLICHINELLE DANS LE TIROIR, nouvelle, 2011.

        LE TAILLEUR NOIR, nouvelle, 2009.

        LE PARADISE, roman, 2005. Éditions « Livres KA », 2009.

        L’ABSENTE, roman, 2001.

        YASMINA, nouvelle, 1994.

        PALACE-HÔTEL, roman, 1993.

        RUE DES CARMÉLITES, nouvelle, 1992.

        LA MAISON SOUS LA PLUIE, roman, 1992.

        LE REFUS, nouvelle, 1992.

        CHRISTIANE, nouvelle, 1991.

        TROIS COUSSINS JAUNES, nouvelle, 1991.

        L’OLYMPE, roman, 1990.

        RENDEZ-VOUS PLACE DE LA VICTOIRE, nouvelle, 1989.

        GARE DE L’EST À CINQ HEURES, nouvelle, 1986.

        TRAIN CORAIL, nouvelle, 1982.

        LE ROI ET LE ROYAUME, nouvelle.

        LE VOYAGE, nouvelle.

        SUR LE SABLE AU SOLEIL, nouvelle.

         

        Site officiel de l’auteur :

        http://ga.quiniou.pagesperso-orange.fr

         

        © Georges-André Quiniou. Ce texte a fait l'objet d'un dépôt à la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD). Toute reproduction intégrale ou partielle sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

        “Ce qui m'a procuré le plus de plaisir dans mes petites compositions littéraires, c'est l'occasion qu'elles me fournissaient de lier une fable fort simple à des souvenirs de localités dont je ne saurais exprimer les délices.”

         

        Charles NODIER. Trilby (Préface).

         

         

         

         

         

         

        Comment, Madame ! vous ne connaissez pas l'Ile-Tudy ? Allez donc sur l'estuaire de la petite rivière de Pont-l'Abbé, aux confins de la Bigoudénie et du Pays Fouesnantais ; on y sent déjà le dépouillement de la côte sauvage de Penmarc'h, plate et venteuse, tempéré cependant par de verdoyantes prairies, aux alentours de Combrit et de Sainte-Marine, et la douceur des bois de pins. Vous êtes à L'Ile-Tudy, simple village de pêcheurs il n'y a pas si longtemps, jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, ce qui effectivement reste bien proche de nous, du moins des gens d'un certain âge qui ont connu cette époque.

        L'Ile-Tudy constitue une presqu'île, étroite bande de sable de quelques dizaines de mètres de largeur entre la pleine mer, au sud, et, au nord, l'estuaire où la cale fut construite à l'abri de la houle et des vents de suroît. Le village se tient là, sur les rochers bas de la pointe, entouré de digues de pierre comme de murailles à fleur de sol, à peine élevé au-dessus du niveau supérieur des marées en vives eaux, submergé régulièrement aux grandes marées d'équinoxe pour peu que le vent y soit favorable ; périmètre restreint cerné par l'eau que l'on aperçoit toujours, à droite, à gauche, où que l'on soit, entre les maisons basses des étroites ruelles.

        La pêche se meurt à l'Ile-Tudy, qui fut pourtant l'un des premiers ports bigoudens à la fin du siècle dernier. La crise de la sardine, dans les années 1902-1907, a entraîné la fermeture des deux conserveries, noeud de l'activité économique traditionnelle du bourg ; leurs locaux abritent aujourd'hui des colonies de vacances et les petites sardines “sans voix, sans mains, sans genoux”, comme disait Fourest, ont fait place à des ribambelles de bambins chantant sur la grand route sous leurs “bobs” de toile multicolores. Le tourisme et la plaisance ont pris la relève, et la flottille des voiliers mouillés dans la rivière ne cesse d'augmenter. Fort heureusement un important marnage et l'envasement du chenal limitent les possibilités de mouillage ; à moins de considérables travaux d'aménagement, que la commune n'est pas en mesure d'assumer, l'Ile-Tudy ne court pas le risque de se voir transformé en bassin de plaisance et préserve encore cet équilibre de plus en plus précaire qui fait tout son charme.

        Il faudrait encore parler – puisque je vois que cette évocation commence à vous séduire – du Port lui-même : esplanade rectangulaire de dimensions très modestes que ferment sur deux côtés les dernières maisons du village, l'Hôtel Tudy maintenant vendu en studios, l'Hôtel Moderne, bar-tabac qui fait aussi restaurant, trois cafés – le Café du Port, Chez Pierrette, Le Vieux Port – et la boucherie-épicerie Le Moal. Les deux autres côtés, prolongés par la cale, ouvrent sur la mer, ou plus exactement l'embouchure de la rivière, avec les petites îles et les bois de la rive opposée qui ferment l'horizon et donnent à la nappe d'eau ce vert profond inégalé.

         

        C'est là que résidait – on ne sait trop pour quelles raisons – l'un des derniers lutins de la côte sud de la Bretagne. Il n'avait jamais quitté l'Ile-Tudy et personne ne l'avait jamais vu, mais il était là depuis très longtemps et avait sans doute assisté à la métamorphose du village, à la disparition progressive des conserveries et de la pêche auxquelles s'étaient peu à peu substituées au fil des années les ressources touristiques. Rien pourtant dans son mode de vie n'avait changé – mais vous comprendrez que le temps des lutins ne s'écoule pas de la même façon que le nôtre ; l'histoire d'une génération, pour eux, passe comme le cours d'une saison ; il leur arrive d'avoir des années d'inattention, ce qui leur rend difficile l'appréhension d'une évolution à notre échelle.

        Lagadu – c'était le nom du lutin – n'avait pas remarqué l'irréversible transformation du bourg, même si, de temps à autre, il s'étonnait de la foule estivale toujours plus dense sur la grande plage et de la construction çà et là d'une maison nouvelle. Il se demandait bien parfois ce qui pouvait amener tous ces gens sur le sable et dans l'eau, d'autant plus que – vous le savez sans doute – les lutins ignorent le plaisir de la baignade, trouvant leur pleine satisfaction dans la contemplation de la mer et une jouissance affinée de l'air salin des grèves. Il se posait quelques vagues questions, mais n'étant pas, comme vous, naturellement porté aux spéculations économiques et sociales, n'avait jamais pris conscience des phénomènes de migration saisonnière, de congés payés ou de prolifération des résidences secondaires.

        Ainsi vivait-il, un peu en dehors de tout ce qui fait notre monde, bien qu'il cohabitât avec nous, dans une sorte d'état second, non dénué pourtant de préoccupations, mais de petites préoccupations de lutin que nous ne sommes pas en mesure de comprendre.

         

        Pourtant cette fois-ci il lui fallait bien reconnaître que quelque chose s'était passé puisque sa propre vie allait en subir le contre-coup, qu'il serait contraint de modifier ses habitudes et de remettre en question la douce indifférence qui réglait ordinairement ses rapports à notre égard.

        Sans doute, s'il eût été plus vigilant, aurait-il pu percevoir les indices évidents du bouleversement de son petit monde tranquille. Mais un lutin ne rentre pas tous les soirs chez lui ; la tombée de la nuit ne représente à ses yeux qu'une modification cyclique de la lumière, dont il sait apprécier les subtiles variations sans que cela implique aucun découpage de la durée – fin d'une journée de travail, retour au foyer, perspective d'un repas familial et du repos nocturne. Il peut se perdre plusieurs jours, peut-être des semaines, dans de longues promenades sur les plages ou dans les bois ; jamais très loin cependant de son lieu de résidence car la distance aussi, pour un lutin, se mesure à une aune différente de la nôtre.

        C'est au retour d'une de ces explorations rêveuses – ne me demandez pas exactement quand – qu'il eut le premier choc.

        Il marchait comme à son habitude le long des murs de la rue principale qui mène au Port. La limpidité de l'air, le ciel bleu ensoleillé, compensaient la fraîcheur de la matinée. Personne encore dans les rues ; il aurait pu occuper le milieu de la chaussée impunément, mais vous remarquerez que les lutins, pour d'élémentaires raisons de sécurité, cheminent toujours au bord des routes. Arrivé sur la place, devant la boulangerie, il s'enfonça dans le réseau des ruelles du vieux port jusqu'à la rue des Mouettes où il habitait. Bien sûr on ne pouvait pas dire qu'il y habitât vraiment, au sens où nous l'entendons : le petit pen-ty abandonné qu'il occupait là ne comportait aucun mobilier, aucun confort – qu'en aurait-il fait ? – pas même de vitres aux fenêtres ; il ne s'agissait que d'un endroit où il aimait revenir, un abri où dormir, lorsque parfois il dormait, un coin de pierres protégé, son lieu.

        Il s'apprêtait à se faufiler par l'entrebâillement de la vieille porte basse depuis longtemps sortie de ses gonds, quand il réalisa qu'il n'y avait plus de porte : deux grossières planches de coffrage, croisées, l'avaient remplacée ! Une pancarte rectangulaire, blanche, encadrée d'un trait rouge, y était clouée. Un instant il resta stupéfait, les yeux levés vers l'énigmatique message qu'il ne se souciait pas de déchiffrer, les lutins se sentant peu concernés par ce que nous écrivons et ne sachant d'ailleurs peut-être pas lire. Puis il se glissa entre les jambages de la croix de bois, puisqu'après tout il était chez lui.

        Incroyable ! Le soleil envahissait la pièce unique encombrée d'un monceau de gravats récents, et là-haut, à travers le squelette de la charpente dégarnie, le ciel était tout bleu.

        Vous comprendrez que pour un lutin – je dirais “surtout” pour un lutin – l'événement soit d'importance. Vous vous trouveriez dans une situation analogue, rentrant chez vous tranquillement pour tomber sur un chantier de démolition, que personne ne pourrait vous reprocher une agitation passagère, un moment de trouble. Mettez-vous donc à la place d'un être aux moeurs casanières, totalement incapable, de surcroît, de saisir de quoi il s'agit : travaux, rénovation, tout cela lui demeure étranger.

        Planté sur ses deux pieds, d'un regard il a fait le tour de la pièce. Il ne s'est rien passé dans sa tête de ce qui se passerait dans la vôtre en de telles circonstances, ni indignation, ni chagrin ; il a simplement constaté, puis très vite a fait demi-tour et s'est sauvé vers le quai tout proche car il venait d'entendre le moteur d'une voiture engagée dans la rue, ce qui n'arrivait qu'exceptionnellement.

        Quand il atteignit la bordure du quai, surélevée d'une vingtaine de centimètres par rapport à l'asphalte de la chaussée, la voiture s'était arrêtée. Il s'assit au soleil sur le granit frais pour observer.

        Une fourgonnette beige stationnait devant chez lui ; elle prenait toute la largeur de la ruelle. Deux hommes en salopette bleue retiraient les planches qui obstruaient la porte. L'un d'eux, à la bedaine sanglée dans une ceinture de cuir serrée par-dessus la salopette, roulait sans se presser une cigarette face à la mer. Il farfouilla un instant dans la poche de son plastron à la recherche d'un briquet, souffla une ou deux bouffées dans l'air pur et ils entrèrent dans la maison.

        Assourdies entre les quatre murs, le lutin percevait leurs voix ; quelques phrases brèves et rapides dont l'accent lui était familier. Ils durent ensuite se mettre au travail car il n'entendit plus que des bruits de gravats éboulés ou le claquement sec d'une ardoise que l'on écrase.

        Alors il se releva ; pour s'asseoir de l'autre côté de la digue, jambes pendantes vers le large, et réfléchir.

        A ses pieds le jusant avait découvert un sable propre et vierge, d'une agréable couleur claire entre les faibles reliefs des rochers, noirs d'algues affaissées. Pas une houle au loin sur le miroir de la mer. La balise verte de Men-Audierne, qui signale le haut-fond à l'entrée du chenal, était plantée dans l'eau turquoise. Les souples arabesques des quelques mouettes louvoyant dans la lumière ne troublaient pas le silence. Lagadu respirait l'odeur fraîche du goémon, portée vers lui par une insensible brise de sud-ouest. Le temps, certainement, n'allait pas se maintenir aussi beau ; les vents avaient tourné, précurseurs d'un grain que rien ici ne laissait encore pressentir.

        Contrairement à ce que vous pourriez penser, l'esprit du lutin restait vide. Emotion, amertume, réflexions inquiètes qui auraient pu l'agiter dans un moment pareil, sous le coup qui venait de le frapper, s'étaient déjà dissipées devant le spectacle marin. Il se laissait porter par le mouvement des oiseaux, la douceur du soleil hivernal, la sérénité d'un horizon à l'imperceptible pureté. Repris par son état de rêverie habituel – l'activité de l'esprit la plus commune aux lutins -, peut-être avait-il déjà oublié ce qui était arrivé, peut-être s'en défendait-il ainsi, remettant à plus tard l'examen déplaisant d'une situation qui venait troubler son repos.

         

        Lorsque les premiers chalutiers apparurent au loin en direction de la Basse Rouge, au large de l'île des Moutons, grossissant rapidement, forçant l'allure pour se devancer à la criée, poussant de toute la puissance des étraves, rouges, vertes ou bleues, la frange d'une écume éclatante, moteurs à plein régime, Lagadu comprit soudain que la journée touchait à sa fin. Sous ses pieds, la mer, étale, clapotait doucement contre la pierre.

        Il laissa passer derrière le phare à damiers noirs et blancs de La Perdrix deux ou trois bateaux qui se serraient de près, car il aimait les voir brusquement couper les gaz dans le chenal et s'enfoncer d'un coup dans la mer calmée pour courir lentement sur leur erre jusqu'à l'entrée du bassin.

        Puis il se leva. La camionnette avait disparu. Les deux planches avaient été replacées devant la porte de sa maison maintenant complètement dans l'ombre des constructions plus hautes qui lui faisaient face. Il n'accorda que ce regard à sa rue ; peut-être aurait-on pu dire qu'il était empreint d'une certaine tristesse ou plutôt d'une sorte de naïf désarroi : le cours de notre monde, pour la première fois, l'avait directement concerné ; il en restait désemparé, indécis.

        Il se mit à marcher sur le bord du quai de pierre, large pour lui comme une muraille de Chine. Il prenait la direction opposée à celle du Port, la direction de la plage, et son attention fut aussitôt accaparée par la splendeur de ce couchant radieux sur l'étendue de la baie. Après avoir inspiré longuement, il prit son allure habituelle de marcheur, tournant la tête d'un côté ou de l'autre, au gré de la promenade, vers les dernières maisons du bourg dont il appréciait les parements de fenêtres et l'enduit, rongés de mousse roussâtre, vers l'apaisante ondulation du flot et l'espace du large. Sur les fils à linge tendus tout au long de la digue, à l'emplacement même des pieux de bois réservés jadis au séchage du congre et des filets, la lessive ondoyait au vent léger du soir.

        Devant l'église, à sa gauche, grise et trapue à la manière des chapelles bretonnes, il garda longtemps les yeux fixés sur le petit porche latéral au cintre de granit sculpté, sur le chevet, plat comme un simple pignon et percé d'un vitrail gothique démesuré ; puis le mur d'enceinte du cimetière qu'il longeait maintenant lui cacha l'édifice entièrement. Un sentiment qu'il ne connaissait pas prenait forme en lui, intuition que son esprit paresseux ne cherchait pas à définir mais suffisamment vive pour qu'il se sentît confusément lié à cette modeste église, à son clocher vieilli, aux hommes et aux femmes qui autrefois avaient trouvé là le réconfort et la sécurité d'un monde aux valeurs immuables.

        Mais il arrivait déjà au bout de la digue, à l'endroit où il fallait descendre sur le sable pour continuer à suivre la côte car on avait construit ici les maisons jusqu'à la limite de la plage. Il s'engagea donc dans l'escalier de pierre étroit aménagé dans l'épaisseur du mur avec l'impression d'abandonner la civilisation – église, constructions, chaussée goudronnée – pour la simple et grandiose évidence de la mer.

        Le crissement moelleux du sable sec l'accueillit lorsqu'il eut quitté le dernier degré de granit, et le rythme de sa marche en fut modifié. La qualité fuyante de ce sol requérait une détermination plus grande et chaque pas devenait une sorte d'acte volontaire, d'effort répété, source d'exaltation nouvelle et de liberté.

        Il suivait le bord de l'eau. Un faible ressac contribuait à la fraîche tranquillité vespérale. La limpidité, sur le sable blanc, de vaguelettes minuscules rejetait dans un au-delà du monde les soucis de la matinée. Dans un état de fascination proche de l'hypnose, le lutin ne voyait plus que ce mouvement régulier ; la distance parcourue, le temps, s'évanouissaient et lorsqu'il releva la tête il fut surpris de se retrouver ainsi instantanément à l'autre bout de la grande plage. Quelques villas s'alignaient encore sur la dune à sa gauche, mais, devant lui, l'immense courbe du Teven s'inclinait entre une dune plus haute et l'évidence horizontale de la mer.

        Il avançait toujours, les yeux levés maintenant sur la pointe boisée de Sainte Marine qui s'assombrissait au loin. Quelque part, à mi-chemin à peu près de la pointe, il prit une direction perpendiculaire à la plage et gravit la dune. De là-haut, lorsqu'il se retourna, la surface grise de la mer, que la lune levée dans un ciel encore clair argentait déjà, paraissait remonter vers l'horizon. De l'autre côté, au moment où il redescendait vers la campagne et l'ombre noire des bois de pins, on aurait pu dire que la nuit était tombée.

         

        * *

        *

         

        Sur le Sillon, la longue ligne droite qui aboutit au Port, on roule à vitesse réduite – limitée à 30 km/h. Sur les bas-côtés sablonneux quelques estivants matinaux – shorts de toile ou robes légères, grotesque d'une carcasse poilue sur un de ces vélos pliants minuscules – ramènent les baguettes fraîches du petit déjeuner. L'Ile-Tudy s'éveille. C'est l'été.

        Quelque part à la hauteur du Bar du Stade, libre-service et dépôt de pain, près de la boucherie reconvertie depuis peu en Traiteur-Snack avec sa terrasse de parasols aux côtes rouges et bleues, vous pourriez deviner l'imperceptible présence du lutin Lagadu cheminant dans la poussière. Il n'aime pas cette route, trop fréquentée et dangereuse dans la journée ; mais tôt le matin elle reste supportable à condition d'être tant soit peu vigilant : on a des bicyclettes circulant même sur les accotements et les voitures, dans l'insouciance de conducteurs du long dimanche des vacances, s'arrêtent parfois sans clignotant, moteur au ralenti et portière ouverte, pour une simple plaquette de beurre ou une douzaine de crêpes.

        Comment vous ne voyez rien ?… Il est vrai que j'aurais dû vous prévenir : la plupart des gens ne voient pas les lutins ; d'ailleurs on ne les “voit” pas réellement, sinon à quoi bon raconter cette histoire dont chacun aurait pu faire directement l'expérience ? Mais je le sens, moi, me précédant de quelques mètres à peine de son petit pas pressé, allure qu'il adopte dans cet environnement hostile, sur cette route déjà trop passante aux multiples dangers, bordée de villas et de terrains de camping à la population étrangère.

        Le voici qui longe maintenant l'immense mur blanchi de l'ancienne conserverie pour déboucher, Place des Déportés, devant le Bar-Crêperie “Chez Marie”. Une croix de granit gris marque ici une limite : au-delà, resserré sur la pointe de la presqu'île, le village, dont la structure d'ensemble n'a guère subi de modifications depuis le début du siècle ; en-deçà le monde du loisir prolifère depuis les années cinquante sur l'isthme sablonneux reliant l'île à la terre. Malgré son indifférence aux choses de notre temps, le lutin ressent de plus en plus fortement cette partition de son territoire et ne franchit jamais la frontière de la croix grise sans l'obscure impression de se retrouver enfin chez lui et d'y mieux respirer.

        La route se scinde de chaque côté de la Crêperie qui occupe le centre d'une sorte de patte d'oie : à droite elle prend le nom de Rue Principale et vous arrivez directement au Port ; à gauche c'est la Rue des Ecoles – mais oui, Madame, comme à Paris ! – qui conduit à l'église. Par la droite il parviendra plus vite à la cale et surtout pourra profiter de chacun des étroits défilés entre les maisons, ses passages de la Mer Rouge à lui, échappées lumineuses sur l'embouchure verdoyante et les bateaux au mouillage que balance maintenant légèrement la marée haute presque étale.

        Négligeant les risques d'une circulation plus dense, il choisit cette solution, son itinéraire habituel en dehors de la saison d'ailleurs, et il ne voit pas pourquoi cette fois-ci il changerait ses habitudes.

        Il continue donc de suivre le mur blanc, le rasant au plus près, prudemment. Par un brusque crochet il évite toutefois l'entrée de Chez Riou, le Café de la Plage, grande bâtisse à la facade délavée et au toit plat exceptionnel en nos régions, sorte de fronton droit à l'aspect méridional avec son inscription désuète en grosses lettres bleu pâle :

        GRANDE SALLE DE CONSOMMATION.

        VUE SUR LA MER

        Il se méfie du seuil de ce “DANCING” – un bien grand mot, diriez-vous si la curiosité vous prenait de jeter un coup d'oeil à l'intérieur – , rendez-vous de la jeunesse du pays et dont la porte toujours ouverte déverse en permanence au-dehors un volume inquiétant de bizarres gargouillis électroniques.

        A partir d'ici la chaussée se rétrécit ; plus de bas-côtés, pas de trottoirs – il n'y en a pas à l'Ile-Tudy, sauf dans quelques lotissements récents. Le plus sûr est de marcher derrière la rangée des voitures en stationnement serrées contre les murs des jardinets et des maisons ; gorge exiguë peu agréable, tout juste suffisante au passage d'un lutin, mais qui offre la sécurité absolue d'un rempart d'acier automobile. De toute façon cette voie (quelque peu humiliante pour qui devrait ici se promener la tête haute comme chez soi), où l'on suspecte d'occasionnels relents d'urine mêlés aux effluves de l'arrière-port, qu'il faut parfois disputer à divers chiens trottinant là tout à leur aise, cette voie ne devrait constituer que le dernier terme d'un circuit dont on ne perçoit plus le désagrément tant le but paraît proche. Quelques centaines de mètres plus loin la rue s'élargit à nouveau pour former, devant la boulangerie, une petite place triangulaire, seconde étape marquante, après la croix de granit, d'un parcours secret dont l'aboutissement serait l'esplanade du Port.

        Mais là, le lutin tourne à gauche, vers la rue des Mouettes – que vous appelleriez tout juste une venelle -, point de départ, plusieurs mois auparavant, du périple qui le ramène chez lui, près de sa maison.

        Cela vous étonne de le voir chercher cet asile dont il semblait à jamais exclu et qu'il a si longtemps abandonné à ses nouveaux occupants sans paraître davantage s'en soucier ? Vous oubliez le tempérament casanier et l'indolence naturelle des lutins qui répugnent à remettre en cause des habitudes saisonnières creusées en eux profondément par les années, comme la mer peu à peu façonne le dessin d'une grève.

        Et puis le voici dans sa rue.

        Tout au fond, la ligne bleue qui s'unit au ciel dans une brume matinale lointaine, c'est la mer. Elle semble, par ces marées à fort coefficient de la fin août, s'élever à l'horizon bien au-dessus du niveau des quais. Le lutin ralentit le pas ; peut-être sous l'effet de quelque appréhension à l'idée de ce qu'il va trouver, plus vraisemblablement rendu au rythme ordinaire de son insouciante euphorie par la tranquillité de cette ruelle transversale, déserte et ensoleillée, bouffée d'air pur après les encombrements de la Rue Principale.

        On dirait maintenant qu'il flâne. Il a pris le milieu de l'étroite chaussée à peine asphaltée. Les maisons basses de pêcheurs, aux petites ouvertures intimes plus vivantes que les grandes fenêtres sans vergogne de nos habitations récentes, l'accueillent avec une complicité discrète. Chaque modeste croisée fait chanter pour lui son vert ou son bleu, la couleur même des chalutiers qui leur répondent là-bas sur l'eau. Vous penseriez qu'il a, une fois de plus, totalement oublié ce qui le ramène en ces lieux, si du moins une motivation précise peut amener quelque part un lutin. Il approche cependant de sa maison, comme porté par le réseau infime des mystérieux courants de sa rue.

        Attention ! Il s'arrête devant le pen-ty rénové, se tourne vers la porte et contemple. Il conserve une placidité dont vous ne sauriez décider si elle tient davantage de l'indifférence ou de l'hébétude. Nous savons, vous et moi, de quel excès de sensibilité sont dotés les lutins ; nous ne pouvons pas les dire non plus dénués d'intelligence, quand bien même sa nature nous échapperait ; pourtant il paraît sans réaction, debout sur ses deux petits pieds face à la porte vernie aux carreaux de verre cathédrale qui lui interdit l'entrée de son domaine. Si vous pouviez observer sa physionomie – mais je ne suis jamais parvenu à discerner nettement le visage d'un lutin -, la seule qualité que vous lui attribueriez serait sans doute l'ingénuité. Mais cela n'implique pas l'absence totale d'émotion ; chez eux l'émotion ne se manifeste jamais, comme dans notre psychologie grossièrement mécaniste, par de subites colorations du teint, tout un répertoire d'expressions et de grimaces qui nous déforment, pleurs ou rires ; elle reste intérieure et vague, sans jamais affleurer l'apparence.

        Combien de temps demeura-t-il ainsi devant cette porte close ? Il serait moins que quiconque en mesure de le préciser, bien sûr. Un fait est certain : c'est qu'il adopta ensuite un comportement que nous lui connaissons déjà, reprenant sa marche indéfinissable en direction du quai où il s'assit sur le rebord de pierre ; si cela avait un sens, je dirais pour attendre.

        Il “attendit”, si vous voulez, que la porte s'ouvre.

        Elle s'ouvrit le lendemain. Il ne pouvait pas savoir que c'était un samedi et que ces jours-là, en fonction de cycles aux raisons obscures qu'il ne s'était jamais soucié d'élucider, beaucoup d'entre nous viennent occuper ce qu'ils appellent leurs résidences secondaires. Les nouveaux propriétaires arrivaient ce matin-là dans leur maison de week-end récemment installée. Le lutin remarqua soudain que la porte était ouverte. Une animation insolite, faite d'allers et venues et de voix, perturbait le calme de sa petite rue. Des gens, tout à fait semblables aux estivants qu'il avait rencontrés sur la route, transportaient chez lui les cartons et les sacs entassés dans une voiture obstruant toute la rue, hayon arrière béant. Ils formaient une sorte de chaîne, bruyante et colorée, entre leur voiture et la porte d'entrée ; deux enfants s'agitaient aussi, les bras encombrés de menus objets, sur les directives de leurs parents chargés des colis les plus lourds.

        Lorsqu'enfin tout ce remue-ménage se fut apaisé et que le claquement définitif du hayon arrière eut rendu son silence coutumier à sa rue, Lagadu osa se lever pour approcher de la porte restée grand ouverte.

        Il jeta prudemment un coup d'oeil à l'intérieur, étonné de ce qu'il voyait car c'était la première fois que l'idée lui venait de pénétrer dans ce genre de maison. Il avait connu certaines habitations de pêcheurs il y a bien longtemps, à l'époque où habiter chez les gens était encore possible, où l'on ne dérangeait pas, où l'on ressentait même une indicible connivence avec ces hommes et ces femmes alors capables de deviner parfois votre présence. Ici tout était différent : la grande pièce déserte – on entendait à l'étage des bruits de pas et des voix – baignait dans une lumière zénithale tombant directement du toit par une large mezzanine. Toute sa vie le lutin avait associé une grande luminosité à l'étendue de la mer ; qu'on eût ainsi enfermé la clarté du ciel entre quatre murs le mettait mal à l'aise. L'image de sa maison sans toiture, telle qu'il l'avait trouvée naguère, lui vint à l'esprit et il chercha vainement un rapport entre cet éclairage insolite et la démolition dont il avait été témoin.

        Comme personne ne redescendait dans la salle, il s'enhardit et courut jusqu'à la cheminée du pignon, le seul élément qui lui parût familier. Large cheminée de granit au manteau rustique, elle n'avait pas changé, même si la pierre maintenant piquée avait perdu le gris cendré de sa patine. Le lutin dut se hisser sur le foyer légèrement surélevé et s'installa dans l'une de ses encoignures, endroit qu'il considérait comme le plus sûr.

        De cet observatoire il put sans risque examiner la pièce ; le carrelage aux grandes dalles de grès vernissé l'inquiétait un peu ; lui qui n'avait jamais connu que le simple ciment des intérieurs qu'il fréquentait autrefois se demandait comment on pouvait vraiment marcher sur un sol aussi brillant. En face de lui, contre le pignon opposé, un petit vaisselier de bois sombre lui plut beaucoup ; il lui rappelait les anciens meubles où il avait maintes fois vu les femmes ranger les assiettes et les plats. Une imposante table campagnarde le masquait à demi et il aurait voulu s'approcher mais, craignant de quitter son abri ne fût-ce qu'un instant, il préféra porter son attention sur d'autres parties de la salle.

        Justement le large canapé de laine beige – dont vous n'auriez pu vous passer dans une telle résidence de vacances – posé de biais devant la cheminée l'intriguait ; il n'en concevait pas du tout l'usage. Seule la table basse de rotin, qu'ornait un élégant bouquet de fleurs séchées, lui parut une innovation commode, tout à fait adaptée à sa personne, et il se dit que si les lutins devaient un jour utiliser des tables, sans doute devraient-ils s'en procurer de petites comme celle-ci.

        Cet embryon de réflexion – déjà considérable, vous l'imaginez bien, pour un lutin – fut interrompu par un tumulte effrayant dont Lagadu, occupé par ses pensées, n'avait pas sur le coup pris conscience : toute la famille redescendait le frêle escalier de bois sans contre-marches, les enfants quatre à quatre, parlant haut ; la pièce était envahie. Instinctivement le lutin se serra contre le granit, puis se détendit un peu lorsqu'il se rendit compte que personne ne lui prêtait attention – ce qui confirmerait, au cas où vous auriez tout à l'heure douté de ma parole, le fait que bien peu de gens sont en mesure de percevoir l'existence des lutins.

        Effectivement chacun vaguait sans occupation définie, dans le vide que laisse la première excitation d'une installation ; seule la femme avait disparu par une porte pratiquée sous la volée de l'escalier, face à l'entrée, probablement dans la cuisine où l'on entendait cliqueter des fermetures magnétiques de placards. Les deux enfants finirent par s'affaler sur les coussins du canapé où ils restèrent sans mouvement, bras et jambes étendus, ce qui ne renseigna guère le lutin sur la fonction précise de ce meuble. Leur père s'était approché de la cheminée (Lagadu voyait tout près de lui la ceinture de son pantalon) et bourrait lentement une pipe en considérant l'âtre neuf et sans âme.

        Le tintamarre tout à coup, aussi désagréable que celui du Dancing de la plage, se répercuta dans la pièce. La petite fille, en courant, revint s'asseoir près de son frère : sans que le lutin y prenne garde – la silhouette du père obstruait presque entièrement son champ de vision -, elle avait allumé le téléviseur dissimulé pour lui par le montant gauche de la cheminée. Il tendit le cou avec précaution, le tympan torturé par quelque émission de variétés matinale que vous n'auriez certainement pas appréciée non plus. Il tâchait de voir ; et lorsqu'il vit, penché contre le jambage de pierre, une portion d'écran scintillant de couleurs criardes au rythme de cette musique, une profonde détresse le gagna tout entier. Décidément il n'était plus chez lui ; qu'on eût pris sa maison, qu'on l'eût transformée de si étrange façon, passait encore : il conservait l'espoir d'y revenir de temps à autre, au retour de ses randonnées, persuadé de retrouver là son abri traditionnel en dépit de ses nouveaux occupants. Mais jamais il ne pourrait se faire, lui qui allait jusqu'à se risquer sur la chaussée pour éviter la porte d'un dancing, à l'agitation tapageuse qui paraissait devoir régner ici.

        Tassé dans son coin, il n'avait qu'une idée en tête : guetter le moment propice à une fuite sans danger. Son regard ne quittait plus l'éclatante limpidité du rectangle d'air pur découpé par la porte, à tel point qu'il ne s'aperçut pas immédiatement que la voie était libre : le père avait quitté la cheminée pour venir fumer derrière le canapé, debout, les yeux fixés aussi sur l'écran sans parvenir à décider s'il allait ou non regarder. Les enfants, eux, ne voyaient plus rien depuis longtemps.

        D'un saut Lagadu fut sur le sol et parcourut précipitamment, à ras de terre, les quelques mètres qui le séparaient de l'embrasure salvatrice.

        Dehors, l'air était merveilleusement imprégné de soleil ; il s'arrêta quelques secondes. La musique arrivait jusqu'à lui mais semblait déjà très lointaine. Il repartit vers la digue sans rien dire – qu'aurait-il pu dire, de toute façon, et à qui ? La mer bleutée étirait au loin ses dernières caravanes de vapeurs. La journée serait belle.

        Pour la première fois de sa vie de lutin Lagadu sentit que quelque chose était fini. Bien sûr il était advenu déjà, parmi la foule estivale de cette plage et dans ces rues familières encombrées de voitures dont il avait depuis longtemps appris à ne fréquenter que les bas-côtés, qu'il éprouve un vague sentiment de malaise. Il ne s'en était pas inquiété davantage ; les périodes de ses longues randonnées lui avaient permis de retrouver l'Ile-Tudy hors saison telle qu'il l'avait toujours connue, ou presque, du moins de ne jamais prendre conscience réellement de ce qu'avait d'incongru désormais sa présence en ces lieux.

        Il comprit qu'il était devenu le dernier lutin de l'Ile-Tudy et qu'il y avait des raisons à cela, même s'il avait préféré ne pas s'en préoccuper jusqu'alors. Sans qu'il y eût pris garde – le mode de vie particulier aux lutins rendait la chose possible – ses compagnons avaient peu à peu disparu. Solitaire depuis des années, Lagadu eut pour la première fois l'impression qu'il était vraiment seul.

        Sans se laisser distraire par le spectacle de la mer, il se mit à marcher sur la digue vers le Port, d'un petit pas rapide et décidé, comme si, rompant avec sa traditionnelle indolence, une irrévocable résolution avait pris forme en lui et le poussait vers un destin qu'il ignorait encore. Il marchait comme Hugo vers la tombe de sa fille – si vous voulez bien m'accorder ce rapprochement pour le moins saugrenu – “sans rien voir au dehors”, et vous connaissez maintenant suffisamment les lutins pour juger du caractère vraiment extraordinaire d'un tel comportement. Bien que par nature aussi léger qu'il soit possible de l'être, il sentait, en marchant, se répercuter dans tout son corps l'ébranlement de chacun de ses pas. – Ne m'interrompez pas, s'il vous plaît, par vos questions incongrues ! Non, je ne me suis jamais inquiété de savoir quel genre de chaussures pouvaient porter les lutins !

        Il marcha donc jusqu'à la pointe de la presqu'île où la digue se rétrécit pour n'être plus qu'un mur épais ceinturant de ce côté les ultimes maisons du bourg.

        Il grimpa comme il put sur ce mur bas. Le grain rugueux de la pierre sous ses doigts lui rendit un bonheur éphémère. Personne le matin n'empruntait ce passage privilégié qui permet de rejoindre le Port pour ainsi dire par la mer et révèle, à qui sait l'apprécier, tout le charme secret de l'île. Il pouvait avancer en toute tranquillité et c'est là qu'une fois de plus il s'assit pour regarder la marée descendre dans le chenal et les bateaux de pêche, en face, s'échouer doucement sur la petite plage de Loctudy près de la cale, couchés au ras de l'eau sur le flanc, pareils à de gros poissons ventrus.

        La marée fut tout à fait basse et le flot remonta ; puis redescendit de nouveau. Assis sur son mur, le lutin contemplait le scintillement silencieux des feux du large. La nappe dure de la mer, écrasée de lune, bruissait faiblement dans la nuit. Tout près, au-dessus de lui, l'éclat vert intermittent de La Perdrix berçait sa rêverie solitaire.

         

        Très tôt à l'aube

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