RETBI, Shmuel – Belle Marquise

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      CocotteCocotte
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        Belle Marquise

        Shmuel Retbi

         

        Nouvelle psychochimérique

        Charlotte Aubert remarque avec une grande douceur :

        ” Madame Lefageot, le temps imparti à notre rencontre hebdomadaire tire à sa fin, je le regrette. “

        Barbara Lefageot comprend que la solution de ses problèmes ne se dévoilera pas aujourd'hui. Elle hésite un moment :

        ” Vous pensez, vraiment ? Et si je les perds encore une fois ?

                Eh bien, vous les retrouverez encore une fois, comme d'habitude. Il n'y a rien de bien tragique là-dedans, je vous l'assure.

                Mon mari va encore se moquer de moi.

                Prenez les devants et riez vous-même la première.

                Je voudrais bien vous voir à ma place, vous.

         

        Charlotte évite de répondre à cette remarque. En attendant, la psy, c'est elle. Et non l'autre. Madame Lefageot farfouille dans son sac :

         

        ” Je vous l'avais bien dit, ça recommence, mais où sont-elles passées ?

                Vous devez vous débrouiller toute seule, je ne vous aide pas, cette fois.

                Oui, bien sûr, je comprends bien… Me calmer, d'abord, réfléchir, ensuite, et arrêter de foutre le désordre dans mon sac à main. Ah, tenez, les voilà ! “

         

        Elle sort triomphalement un trousseau de clés de la poche extérieure du sac et sourit à sa protectrice :

         

        ” Merci.

                Oh, je n'y suis pour rien, vous les avez retrouvées toute seule. Allez, à la semaine prochaine, Madame Lefageot.

                Je vais tâcher de m'en rappeler, cette fois. Merci et à bientôt. “

         

        La porte se referme derrière Barbara. Madame Aubert demeure songeuse :

        ” M'en rappeler, m'en souvenir plutôt. Rappelle-toi, Barbara, il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là… Les clés, les clés, là se trouve la clé du problème, la solution du théorème de Lefageot… “

        Charlotte Aubert attend. Son cabinet de consultation propose au regard des coloris doux et reposants. Le vert profond domine et contraste avec le bleu clair. Les gros volumes de cuir, sur les étagères couleur acajou, invitent le lecteur éventuel à les ouvrir. Les plantes grasses sur l'appui de la fenêtre vous caressent les yeux. Un léger parfum de violette embaume l'atmosphère. Charlotte Aubert jette un coup d'œil sur la pendulette accrochée au mur à côté de la porte. Deux heures dix. Eugène Chauvat a du retard, comme d'habitude. Pour ce patient-là, le temps se compose de particules infinitésimales si petites qu'il n'arrive jamais à les raccorder les unes aux autres et il les laisse passer.

        Charlotte consulte le dossier Chauvat pour la douzième fois au moins. Soixante et onze ans, retraité du Ministère des Transports, veuf. Obsédé par le temps passé, le temps qui passe, le temps à venir. Vous lui posez deux questions, il vous répond d'abord à la seconde. Ensuite, il vous annonce quelque chose de bizarre. Vous vous étonnez. Il vous fait remarquer que vous lui avez posé la question la semaine dernière. Il choisit toujours de ne pas attendre et de répondre immédiatement. Il vous explique que, lui, il pense de façon logique. Il ne met jamais la charrue avant les bœufs. Il ignore le sens des termes “causalité” et “finalité” mais chez lui il n'y a jamais de temps à perdre ni d'à propos mal à propos ou hors de propos.

        En attendant, Charlotte Aubert attend, elle. Et c'est maintenant qu'elle attend, pas la semaine dernière. Elle se souvient de cette phrase bizarre que le retraité a lâchée lundi dernier :

        ” C'est ma chatte, les petits, qu'elle les a faits. Enfin, qu'elle a vêlé, quoi. “

        Cette répartie venait en réponse à la question :

        ” Et pourquoi avez-vous du retard aujourd'hui, Monsieur Chauvat ? “

        Existe-t-il un rapport objectif entre la chatte en douleurs et le patient en retard ? Ou bien la chatte servirait-elle de prétexte au retraité pour ne jamais arriver à l'heure ?

        Deux heures et quart. Charlotte réfléchit. Eugène Chauvat descend peut-être de l'autobus et agite ses petites pattes en direction de l'immeuble cossu ou Madame Aubert exerce ses talents de psychologue consultante. Pendant vingt ans, elle a gagné sa vie en leur donnant des conseils. Maintenant, à un an ou deux de la retraite, elle fait le même fric en les écoutant. La drôle de phrase ne la quitte pas :

        ” C'est ma chatte, les petits, qu'elle les a faits. “

        Les petits, c'est ma chatte qui les a faits. Les petits effets que fait ma chatte ! Le petit pet a échappé à ma chatte !

        Charlotte fait un effort de mémoire. Elle l'a sur le bout de la langue… Non, ça ne vient pas… Elle baisse les paupières.  Seul le tic-tac de la pendulette trouble le silence. À quoi pensait-elle, déjà ? Ah oui ! À la chatte d'Eugène Chauvat. La chatte, les petits, la charrue avant les bœufs… Rue des chars à bœufs… Rue des chats beurrés… Elle va dormir. Il va dormir… Salvador Dali. Avale ce rideau ! Avale ça, Isidore !…

        Soudain, elle se souvient :

        ” Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. “

        Eh bien, voilà ! Molière, Tartuffe… Non, pas Tartuffe… Harpagon, l'avare… Don Juan ? Mais non…

        Charlotte fait pivoter son fauteuil tubulaire et soulève le couvercle de son ordi. Elle tape :

        ” Belle Marquise vos beaux yeux. “

        Google ne se fait pas attendre pour la renseigner : ” Molière, le Bourgeois gentilhomme. “

        Évidemment, Comment n'y avait-elle pas pensé tout de suite ? La mémoire, la mémoire… En fait, la mémoire marche encore. Le problème, comme dirait Chauvat qui n'arrive toujours pas, reste et demeure le temps, le temps qui passe, qui passe partout. Le temps et les mots. Ah, comme Charlotte aimerait écrire son livre, “Le Temps et les Mots” ! Comme disait la pub pour les comprimés anti-douleurs : ” qui a du temps pour les maux de tête ? ” Le problème de la réalité, pense Charlotte, c'est que les mots se présentent dans un ordre cohérent qui fixe la structure même du temps. Changez l'ordre des compléments, des adjectifs, des adverbes, des phonèmes, même, des voyelles et des consonnes, vous changez le cours de l'Histoire, vous rebâtissez le temps sur une base nouvelle. Prenez votre temps, Monsieur Chauvat. Mais attention, cher Eugène, le temps vous prendra deux fois plus vite que vous ne le prendrez vous-même.

        Cinq minutes s'écoulent encore. Un pigeon picore sur le balcon. Un corbeau pique sur lui et le chasse. Monsieur Chauvat, Monsieur du Corbeau, Madame la Corneille… Corneille, il est sonné, ce Corneille…

        ” Il saura faner vos roses

        Comme il a ridé mon front. “

        Brassens, Brassens… Que disait Brassens, déjà ? Ah oui :

        ” Peut-être que je serai vieille,

        Répond Marquise, cependant,

        J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille,

        Et je t'emmerde en attendant. “

         

        Le temps passé, le temps qui passe…

         

        ” Il porte un joli nom, Saturne,

        Mais c'est un dieu fort inquiétant…

        Il joue à bousculer les roses,

        Le temps tue le temps comme il peut… “

         

        Mais alors pourquoi  ” la chatte, les petits ” ? La charrue avant les bœufs ?

        D'amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux.

         

        Pour ainsi dire, Eugène Chauvat a sonné à la porte avant que l'autobus ne le déballe. Il a monté l'escalier après avoir pressé le bouton de la sonnette.

         

        Vos yeux beaux, d’amour me font, belle Marquise, mourir.

        Belle banquise, Salvador Dali a l'air d'un ours aux yeux bleus. Un point noir sur une feuille blanche. Et on dit que ça vaut des millions et des millions. Un petit point noir comme le nez d'un ours blanc sur la banquise. ” Quelle sottise !Oh, Barbara ! Quelle connerie, la guerre ! Rappelle-toi, Barbara, il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là ! “

        L'ours, le grand ours, fait les yeux doux, les yeux d'ours, à la Marquise sur la banquise.

        Mourir, vos beaux yeux, belle banquise, d’amour me font.

        Voir Chauvat et mourir. La chatte à Chauvat, la chatte à ma sœur… Le temps est un Attila qui ne repousse pas.

        D'un certain sens, le point noir qui représente le nez de l'ours constitue un élément multidimensionnel réduit à un conflit universel où toutes les forces convergent pour former une entité unidimensionnelle intemporelle. Les petits, la chatte, le temps à venir, le temps passé. Rappelle-toi, Barbara, une pluie de fer, de feu, d'acier, de sang. De Brest, de Brest, dont il ne reste rien. Eugène Chauvat et puis s'en va. Vos beaux yeux, Eugène, me font mourir d'attente. Quatre-vingt Euros qui n'arriveront pas à destination. L'autobus avant les bœufs. La Charlotte avant l'obsédé.

        Charlotte Aubert sort de sa torpeur. Deux heures vingt. Elle consulte à nouveau le dossier. Il se réveille en sursaut. Il voit des gouttes de temps qui tournent autour de lui, qui l'encerclent, qui se referment sur lui. Il voudrait crier, hurler, se débattre. Il se noie dans la nuit des temps, il étouffe. Le présent, le passé, l'avenir, devant derrière, la gauche, la droite, tout tourne en rond dans sa tête qui va exploser. Il se lève, ouvre le frigo, se verse un demi-verre de vin, l'avale et retourne se coucher. Trois fois par semaine, le même rituel. Sans doute, rapport à son veuvage. Cela l'a pris quelques mois après la mort de sa femme. Dans la journée, ça va, dans l'ensemble. Seulement, il hésite à aller se coucher le soir, rapport au cauchemar.

         

        Me font, vos yeux beaux, mourir, belle Marquise, d’amour.

        Beaux yeux d'amour font mourir deux belles Marquises.

        Mais, à part ça, Madame la Marquise, tout va très bien, tout va très bien.

         

        Charlotte plonge à nouveau dans ses pensées. Devant ses paupières mi-closes se déroule le rêve d'Eugène Chauvat. Les gouttes de temps se resserrent sur elle. Le temps est-il fait de particules infinitésimales irréductibles ? Est-ce un flux continu irréversible ? Pourquoi la flèche du temps ne pourrait-elle pas se retourner contre celui qui l'a tirée ? Charlotte sent son avenir qui se débat derrière elle, son passé qui défile devant ses yeux, le présent qui lui échappe entre les doigts. Elle aurait pu devenir professeur de littérature médiévale et non psychologue clinique. Peut-être aurait-elle eu connaissance du court poème du poète juif espagnol Abraham Ibn Ezra :

        ” Le passé, comment reviendrait-il ?

        L'avenir, d'où proviendrait-il ?

        Le présent, comme un clin d'œil subtil “

         

        Le principe de l'incertitude gagne Charlotte Aubert. Le temps passe à mesure que fuit l'espace. Elle ouvre la main, comme pour tenir en sa paume un grain de sable dans l'éternité, une goutte de temps, une seconde de circonférence. Le rêve d'Eugène Chauvat se distingue maintenant d'elle comme une feuille se sépare de sa branche en automne. Eugène Chauvat en personne se tient maintenant debout devant elle. Elle éclate de rire :

         

        ” Rappelle-toi, belle Marquise, il pleuvait sur tes beaux yeux, ce jour-là ! “

         

        Chauvat toussote, un peu gêné :

         

        ” Madame Aubert, sauf votre respect, j'ai sonné deux fois, alors, finalement, je suis entré. “

                Sonnent les matines ding dingue dong ! Le temps aux plus belles marquises se plait à faire un affront…

                Madame Aubert ! Au secours ! Au secours !

                Et il a crié ton nom, Barbara ! Rappelle-toi cela, Barbara ! Vos yeux de Marquise font mourir d'amour les beaux garçons ! “

         

        Eugène Chauvat s'affaisse sur sa chaise alors que les ambulanciers emportent sa psy. Il entend encore les  derniers appels qui émanent des ténèbres de la cage d'escalier :

         

        ” Barbara ! Abracadabra ! Belle banquise ! “

         

        Le temps qui passe sur Chauvat ne reviendra pas. Charlotte Aubert ne réapparaîtra jamais. Le rêve d'Eugène Chauvat a étouffé la psychologue. Les gouttes de temps qui perlent sur le front du retraité l'ont  rendu folle. Le vent qui passe à travers la montagne l'ont rendu fou.

         

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