RIBAUX, Adolphe – Un fou

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        Adolphe Ribaux – UN FOU

         http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1126529/f364.image.r=fou.langFR

         

        La vaste salle du Châtelet, comble en cette après-midi de concert populaire, avait applaudi frénétiquement le grand violoniste Joachim qui venait de l’enthousiasmer tout entière en jouant, avec son incomparable maestria, un concerto de Beethoven, accompagné par l'orchestre, et quelques autres morceaux de grand style. Seul peut-être de toute cette foule, le Dr Fauvières, le célèbre médecin aliéniste, était reste froid et presque indifférent, au milieu des exclamations d'enthousiasme. L'artiste n'était pas parvenu à éveiller sur cette ligure de savant une expression émue ou simplement admirative quand nous sortîmes ensemble, le concert achevé, je ne pus m'empêcher de lui en exprimer ma surprise.

         C'était un joli soir d'hiver, doux et voilé. Le soleil couchant empourprait le ciel et allumait sur la Seine des plaques rouges. Le docteur prit mon bras : nous nous connaissions depuis longtemps, c'était un vieil ami de ma famille.

         – C'est vrai, dit-il, ce concert m'a laisse calme. Voulez vous faire une promenade ? je vous conterai pourquoi.

         – Volontiers.

         Et, tandis que nous suivions les quais encombrés de monde, le vieillard me narra l'histoire suivante:

         – Vous savez qu'au temps de mes débuts, j'ai dirigé, pendant plusieurs années, une maison d'aliénés, en province. C'était un grand établissement, magnifiquement situé, en pleine Touraine, la maison regardait la Loire ; elle était bâtie sur un coteau, avec tout alentour un délicieux apaisement de verdure. Un vaste parc, les bois l'environnaient de fraîcheur, de paix, de silence. On ne pouvait désirer un plus bel emplacement, et l'eau en abondance, les sources, les fontaines permettaient un système complet de cure, de douches, etc… Les malades étaient nombreux. Il y en avait de toutes les catégories, maniaques agités, fous furieux, toutes les tristes variétés du mal terrible. Pour un jeune homme, frais émoulu de sa Faculté et passionné de science, comme je l'étais alors, il y avait là un riche fonds d'observations et d'études.

         J'étais là depuis cinq ou six ans, lorsque je reçus une demande d'admission pour un nouveau pensionnaire. Il y avait une place vacante, on me l'amena le surlendemain. Son histoire était courte et tragique. C'était, un violoniste appelé Andrès Dorelli. Un Italien, tout jeune encore, vingt-deux ans peut-être, grand, svelte, une figure admirable, les cheveux d'or bruni retombant sur les épaules en longues boucles, un teint mat, les yeux très larges, profonds et humides, des yeux bruns brûlant sous leurs franges de longs cils, la figure régulière, des mains aristocratiques, effilées et blanches, un bel adolescent comme on en voit dans les tableaux des maîtres vénitiens. Il était riche, d'une famille princière, et c'était par passion qu'il avait étudie la musique. Dès son enfance, il l'avait adorée d'un immense amour, plus que sa grande fortune, plus que son grand nom, plus que ses palais de Rome et de Venise. Il était orphelin : son père était mort depuis plusieurs années, d'un amollissement du cerveau, et après avoir été enfermé longtemps dans une maison de fous. Andrès avait donc commencé ses études de musique au Conservatoire de Milan. Au lieu de mener la vie à grandes guides des jeunes seigneurs de son âge et de son rang, il s'enferma dans ce travail, qui était pour lui la suprême joie. Ce n'était d'ailleurs pas un caprice, mais bien une vocation. Il avait du génie, cette flamme sacrée sur le front, cet enthousiasme que rien n'abat au fond du cœur. Et il travaillait sans se lasser, étonnant ses maîtres par ce don magnifique, faisant des progrès journaliers, marchant à pas de géant vers le but qu'il s'était proposé. Il ne s'accordait par année que trois mois de vacances qu'il passait a Venise ; et là encore, il étudiait, et souvent le soir, des promeneurs revenant du Lido, arrêtèrent leur gondole pour écouter la musique merveilleuse qui venait à eux par les fenêtres ouvertes du palais Dorelli.

         Andrès oubliait de vivre, il ne voyait pas le sourire des femmes sur son passage ; rien ne le détournait de son idéal, et chaque jour son génie se développait, plus suave, plus ample, plus divin. Enfin, ses études achevées, il quitta le Conservatoire avec tous les premiers prix et une renommée déjà presque universelle. On ne se souvenait pas, en Italie, d'avoir vu un si grand artiste, depuis Paganini. L'avenir s'ouvrait devant lui, avec tous ses rayonnements et toutes ses splendeurs. Ayant de l'or plein ses coffres, beau comme un jeune dieu, génial, il n'avait qu'à marcher, la gloire se levait déjà sur son chemin, les mains chargées de palmes. Il se prépara aussitôt à son tour d'Europe et voulut commencer par Paris. On l'y appelait, on l'applaudissait d'avance. Il devait débuter dans un grand concert au Théâtre Italien, alors dans toute sa splendeur. La salle était comble, comme celle d'où nous sortons. L'élite des Parisiens s'était donné rendez-vous, et depuis huit jours les journaux parlaient de ce début comme d'un véritable événement. Dorelli, afin de se dérober aux interviews d'usage, n'était arrivé que le jour même à Paris ; on se passerait de répétitions. Depuis quelques semaines, le jeune homme était souffrant. Ces longues années de labeur acharné avaient exaspéré ses nerfs, fatigué son cerveau. Du repos lui aurait été nécessaire. Mais il n'en voulut pas prendre, avec cette ardeur inextinguible qui le poussait en avant, l'enthousiasme toujours croissant en lui, cet amour passionné de la musique qui le possédait. Il était sûr de lui-même, mais le plus vaillant n'aurait pu envisager sans effroi la perspective de ce début, dans une ville où l'on à plutôt l'habitude de venir faire consacrer une réputation acquise en longues courses à travers le monde. Ce début, d'ailleurs, avait particulièrement agité Paris. Un prestige entourait ce jeune homme de haute noblesse, et qu'on disait si beau et si grand. La curiosité parisienne n'a pas tous les jours pareille aubaine. Aussi courait-il un tressaillement continu d'impatience dans la salle des Italiens, ce soir d'hiver. L'orchestre débuta par l'ouverture de Don Juan. Andrès, dans la loge qu'on lui avait donnée, soûl, attendait, très froid et très calme d'apparence, mais le coeur battant. Aux dernières minutes, les terreurs inévitables l'assaillaient. Cette partie suprême qu'il tentait hardiment, au premier jour, s'il allait la perdre! Si celte foule le trouvait inférieur ce qu'elle attendait! Si son génie le trahissait tout à coup ! Andrès était du reste souffrant, le voyage l'avait fatigué !…

         Les dernières mesures de l'orchestre s'évanouirent. Le violoniste s'essuya le front avec son mouchoir, et très pâle descendit sur la scène, où son pupitre était déjà préparé. Il trouva le directeur et fit quelques pas avec lui dans les coulisses. Dans la salle c'était un halètement d'émotion. Enfin, la toile se releva, sur un silence effrayant tant il était absolu, l'orchestre commença un concerto de Beethoven, – le même que nous venons d’entendre – le jeune homme était entré livide ; saluant d'un geste vague…, il saisit, son violon, l'appuya  à son épaule, leva son archet et tout à coup ses yeux s'ouvrirent démesurément, une expression étrange contracta sa physionomie ; l'archet déchirant les cordes fit entendre des sons inexplicables, et, tandis que l'orchestre s'arrêtait, stupide, que de la foule montait une
        exclamation d'angoisse étouffée, le musicien, levant, son violon sur sa tête, hagard, spectral, partit, d'un long éclat de rire.

         Andrès Dorelli était devenu fou. La terrible hérédité, qui ne pardonne pas, qui, dissimulée, oubliée, niée, est toujours là, prête à son œuvre néfaste, avait fait encore une victime. Je tiens tous ces détails de ceux qui m'amenèrent le malheureux, quelques jours après cette tragique aventure, dont tout Paris fut bouleversé durant une semaine. Chez moi, Dorelli fut un malade facile. Sa folie, était douce. Il passait toutes ses journées, pendant la belle saison, à errer dans le jardin, tête nue, son violon sous le bras. Car il avait voulu emporter l'instrument avec lui. Et de temps à autre, on le voyait s'arrêter, saluer comme devant un public, et gratter les cordes de son archet qui n'avait plus d'âme. C’était comique el navrant. Après cela, il se laissait conduire comme un enfant, très doux, très docile, dans les yeux un regard d'étonnement perpétuel et serrant le violon contre sa poitrine, comme il eût pu faire d'un être adoré. D'autres fois, ainsi qu'au théâtre, le soir du malheur, tout à coup, sans s'arrêter de marcher à grands pas, ou de jouer sa triste pantomime, il riait, riait, d'un rire creux et vide, affreusement pénible à entendre. Cela dura un an, deux ans, trois ans. On avait, oublié le violoniste. D'autres fantoches, toujours remplacés le lendemain, avaient pris l'attention des hommes ; à peine de temps en temps quelque journaliste à court de copie rappelait-il l’incident des Italiens et la malheureuse destinée d'Andrès Dorelli. Celui-ci n'avait pas de proches parents et, sa fortune le mettant à l'abri de tout besoin, on ne pensait plus guère à lui. Le pauvre fou continuait à vivre, et la mort eût été mille fois préférable. Dans cet espace, de quelques années, il avait misérablement vieilli, son visage s'était flétri, son dos voûté, ses mains tremblaient. Ou lui aurait donné quarante ans. Ses manies restaient les mêmes, rien ne changeait en sa vie. J'avais tout de suite jugé le cas inguérissable et, comme il était très doux, très paisible, le traitement ne consistait guère qu'en une surveillance facile, et le pauvre fou gardait d'ailleurs toute la liberté d'aller et de venir dans la maison et les jardins. Une ou deux fois de très vagues lueurs d'intelligence avaient paru sur sou visage, aussitôt évanouies. Pendant l'hiver, il restait dans sa chambre, la figure collée aux vitres, regardant le paysage d'un oeil terne. Il ne parlait pas, seulement des phrases sans suite. Il ne quittait jamais son violon, le prenant à côté de lui pendant les repas, le couchant même dans son lit. Ce malheureux m'inspirait une pitié infinie. Quelle vie brisée, et qui promettait d'être si belle! Quel mystérieux décret la destinée, que celui qui s'était soudain abattu sur lui, au moment même où s'apprêtait le triomphe !

         Cette année-là, vers l'automne, Dorelli commença à dépérir. Jusqu'alors, en dehors de l'ébranlement nerveux, sa santé avait été bonne. Mais il maigrissait, ses traits s'étiraient toujours davantage. Je l'examinai ; une maladie du coeur, dont il avait sans doute le germe, s'était développée et ne laissait guère de doute sur son issue. Vous me, comprendrez si je vous dis que cela ne m'attrista point. Cette vie de fou, c'était trop horrible, après les promesses de bonheur et de gloire. Mieux valait s'en aller, disparaître. Dorelli souffrit beaucoup de l'hiver. Dans sa chambre, accroupi contre la fenêtre, il avait une expression désolée qui faisait mal. Un rayon de soleil paraissait-il, vite il prenait nait son violon, et descendait au jardin. Là, le long des allées sans verdure ni fleurs, il marchait, faisant toujours son geste de l'archet, et jetant toujours par intervalles dans le silence, son rire, son rire déchirant, qui maintenant s'achevait en brusques quintes de toux. Car la toux l'avait pris, une toux rauque, profonde, venant de loin. Bientôt, je dus lui défendre de sortir. C'était le faire souffrir, le tourmenter, sans doute, et j'y songeais bien, et s'il n'avait tenu qu'à moi je l'aurais laissé se promener tout à son aise. Mais la loi n'admet pas encore ces pitiés-là.
        Chaque jour le musicien s'affaiblissait; il ne mangeait plus, et le cœur était tout à fait attaqué cette fois. C'était la fin à prompte échéance. Personne n'eût certes reconnu dans cet être presque sans âge, hébété, chancelant, maigre à faire peur, le beau jeune homme aux cheveux d'or bruni, aux larges yeux pleins de langueur, qui charmait les beaux soirs de Venise les promeneurs du Lido, le grand artiste à qui d’avance toute l'Europe faisait fête, dont le génie promettait de si magnifiques floraisons.

         Un jour, une heure : il n'en avait pas fallu davantage pour le précipiter dans ce gouffre qu'on ne remonte pas, dans ces épouvantables et mystérieux abîmes de la folie sans espoir… Le printemps revint. Les jardins se retrouvèrent verdoyants et fleuris.

         Et la vie du violoniste achevait doucement de s'en aller. Il ne parlait plus. On le voyait des journées entières, assis à la même place, silencieux, immobile. Un soir, je le quittai presque mieux. Il semblait s'assoupir. Je renvoyai la garde. Il n'y avait rien à faire.

         … Pendant la nuit, je fus réveillé soudain par des sons délicieux. Étonné, je me levai en toute hâte. Un garde vint frapper à ma porte, et me prévenir. Nous montâmes au premier étage où logeait Dorelli. C'était lui qui jouait. J'ouvris la porte de sa chambre, silencieusement. Il était debout devant la fenêtre qu'il avait ouverte, pour se jeter dans le jardin sans doute, mais les barreaux étaient solides. Et il jouait. Mais ce n'était pas le même homme. Quel changement soudain s'était produit en lui, quelle transfiguration ! Son visage était redevenu ce qu'il avait dû être autrefois ; il avait repris sa beauté sereine et grave, une émotion violente faisait frémir sa bouche, et ses yeux resplendissaient d'enthousiasme. Je ne le reconnaissais pas. Quelque chose d'inexprimablement divin se reflétait sur sa physionomie apaisée, rayonnante, radieuse. Alors je compris que c'était l'approche de la dernière minute qui avait produit ce changement, et qu'au moment de s'éteindre, la lampe longtemps vacillante et fumeuse se rallumait tout à coup, et jetait un instant son plus vif éclat.

         Il ne nous avait pas entendus venir et continuait à jouer. Et c'était une musique céleste dont rien ne saurait donner une idée. L'instrument pleurait, chantait, priait, d'abord triste et lourd de larmes, disant la sombre agonie de cette obscurité où l'être avait été englouti tout entier : puis tout à coup il se répandit en un cantique d'allégresse, d'amour et de triomphe. Les notes partaient en mélodieuses fusées, pures, vibrantes, pleines de joie, oh! de quelle joie forte et débordante. Elles disaient l'orgueil de la lumière reconquise, la fête de l'esprit qui retrouve ses ailes, le bonheur sans nom de la fin qui approche et qui va faire tomber les derniers voiles, qui va briser les dernières entraves. Plus d'obscurité, plus d'humiliation, plus de désespoir. La nuit se dissipe, le matin se lève, voici l'aurure, voici la pleine et magnifique clarté. Ainsi le violon racontait son poème d'ivresse et de bonheur. Le musicien ne se lassait pas II avait repris sa noblesse patricienne, et le rayon sacré illuminait son front. Son dos voûté s'était redressé, ses mains tremblantes ne tremblaient plus en conduisant l'archet ivre d'amour, l’âme du violon si longtemps captive s'exaltait d'être libre enfin, et à cette heure suprême le génie brisait l'enveloppe, et sortait vainqueur de cette horrible lutte où il avait été si longtemps vaincu. Ce moment était vraiment solennel ; je restais muet, profondément troublé, toute ma science écrasée par le mystère inexplicable et surnaturel qui s'accomplissait devant moi.

         La nature semblait vouloir se mettre à l'unisson de cette heure unique. Il faisait une nuit délicieuse, idéale, ruisselante de clair de lune. Dans les arbres du jardin, un rossignol s'était mis à chanter, essayant de lutter avec le violon, puis il s'était tu tout à coup, comme pour écouter. Et le violon chantait toujours sa mélodie sublime, qui allait s'élargissant, s'assouplissant, le divinisant encore, simple, éloquent, grandiose. C'était bien l'hymne du génie triomphant, de l'âme délivrée, en face de la mort bienfaitrice qui vient briser la prison, rompre les chaînes, rouvrir à l'esprit égaré les clairs chemins de l'infini, et refaire pour un moment du pauvre fou un grand artiste.

         Tout à coup une corde se brisa, avec un bruit plaintif Dorelli laissa glisser l'archet à terre, porta brusquement la main à sa poitrine, exhala un grand soupir et tomba. Nous le couchâmes sur son lit, le garde défit rapidement son habit, sa chemise, je posai mon oreille à la place du cœur, qui ne battait déjà plus. Dorelli avait sa part de repos. Sur son visage, le bonheur mettait une grande lumière. Dans le jardin, le rossignol avait repris son amoureuse romance.

         Le docteur Fauvières habitait le quartier de l'Etoile. Lui parlant, moi écoutant, nous étions arrivés devant sa porte.

         – Jamais je n'oublierai la musique entendue cette nuit de printemps, ajouta-t-il en me tendant la main. Depuis lors tous les violonistes m'ont paru fades.

         


        Adolphe Ribaux.

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