SÉGUR, Comtesse (de) – François le bossu

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    CHAPITRE 15 : TRISTES SUITES DE L’INCENDIE :

    Aucun événement extraordinaire ne vint plus troubler la tranquillité des châteaux voisins. Christine continua à voir François, Gabrielle et Bernard, presque tous les jours, tantôt chez eux, tantôt au château des Ormes. François s’attachait de plus en plus à Christine, et, grâce au désir qu’avait Isabelle de se rapprocher de lui, ils se retrouvaient dans leurs promenades et aussi dans leurs visites au château de Cémiane. M. de Nancé, cédant au désir de François, donnait souvent des déjeuners et des goûters aux enfants des environs ; c’étaient les beaux jours de François et de Christine. Paolo continuait avec un succès marqué ses leçons à ses deux élèves. Mme des Ormes avait voulu que Paolo les donnât à Christine sans payement, mais M. des Ormes, qui redoutait le ridicule, plus encore qu’il ne craignait l’humeur de sa femme, les paya assez largement pour fermer la bouche aux mauvaises langues ; car dans le voisinage on s’amusait beaucoup de l’avarice de Mme des Ormes pour tout ce qui concernait sa fille.

    La vie se passait donc heureuse et calme pour François et Christine ; pour M. de Nancé, qui n’était heureux que par son fils ; pour Isabelle, qui aimait beaucoup Christine à cause de la tendresse qu’elle témoignait à François, et aussi à cause des charmantes qualités qui se développaient par les soins de cette bonne intelligente et par ceux de M. de Nancé. Ce dernier portait à Christine une affection paternelle, et il cherchait à suppléer à la direction qui manquait à la pauvre enfant du côté de ses parents, par des conseils, toujours écoutés et suivis avec reconnaissance. Mme des Ormes oubliait sans cesse sa fille pour ne s’occuper que de toilette et de plaisirs. M. des Ormes, faible et indifférent, avait, comme nous l’avons vu, des éclairs de demi-tendresse qui ne duraient pas ; tranquille sur le sort de Christine depuis qu’il la savait sous la direction sage et dévouée d’Isabelle, il ne s’occupait pas de sa fille, et cherchait, comme sa femme, à passer agréablement ses journées. Tous deux laissaient à Isabelle liberté complète d’élever Christine selon ses idées ; c’est ainsi qu’aidée de M. de Nancé elle donna à Christine des sentiments religieux et des habitudes pieuses qui lui manquaient ; elle la menait au catéchisme avec François, qui fit cette année sa première communion sous la direction du bon curé du village et guidé par son père, dont la piété touchait et encourageait François et Christine.

    Dès les premiers temps qui suivirent l’entrée d’Isabelle chez Christine, ils eurent occasion d’exercer la vertu de charité à l’égard de Maurice et d’Adolphe. Les brûlures d’Adolphe le faisaient souffrir beaucoup, mais ce n’était rien auprès de ce que souffrait Maurice. Outre des brûlures, le médecin lui avait trouvé les reins et le dos contusionnés et déviés, et les jambes toutes disloquées.

    On les transporta chez eux la nuit même de l’incendie ; et ce fut après qu’ils furent installés dans leurs lits, que les deux médecins appelés commencèrent à panser les brûlures et à remettre les membres démis et brisés. Paolo avait demandé à assister à l’opération ; il voulut donner des conseils, et faire autrement que ne faisaient les médecins pour remettre les membres disloqués et brisés. Mais on se moqua de ses avis, et on refusa de les suivre.

    Paolo se retira en branlant la tête, et dit le lendemain à M. de Nancé :

    Paolo :

    « Mauvais, mauvais pour le Maurice ! Sera bossou et horrible ; les zambes mal arrangées ; très mal ! C’est abouminable ! Moi z’aurais fait bien ; pas comme ces zens imbéciles. »

    Maurice poussa des cris lamentables pendant cette opération, qui dura une demi-heure environ. Maurice se trouvait dans l’impossibilité de remuer, à cause des appareils qui maintenaient ses jambes et ses épaules ; il fallait le faire boire et manger, le moucher et l’essuyer comme un petit enfant ; il se désolait, se fâchait ; ses colères et ses agitations augmentaient son mal.

    Les premiers jours sa vie fut en danger, et personne ne put le voir ; mais, après un mois, M. de Nancé demanda si François ne pouvait pas venir le distraire et le consoler ; M. et Mme de Sibran acceptèrent la proposition avec joie, et ils annoncèrent à leur fils la visite de François.

    Maurice (gémissant) :

    « Pourquoi l’avez-vous acceptée ? Il va triompher de me voir si malade ; Adolphe et moi, nous nous sommes moqués de sa bosse, et il doit nous en vouloir.

    Mme de Sibran :

    Mon pauvre ami, tu t’ennuies tant et tu souffres tant, que ton père et moi nous avons jugé utile de te donner une distraction.

    Maurice :

    Jolie distraction !

    Adolphe :

    Agréable passe-temps ! »

    Malgré l’humeur qu’ils témoignaient, ils ne voulurent pas que Mme de Sibran écrivît à François pour l’empêcher de venir. Le lendemain, François arriva à une heure ; ni Maurice ni Adolphe ne bougèrent ni ne parlèrent quand il entra chez eux et qu’il leur dit bonjour d’un air affectueux.

    François :

    Vous avez bien souffert et vous souffrez encore beaucoup ?… »

    Pas de réponse.

    François :

    Noua avons été tous bien tristes de votre accident… Papa a envoyé tous les jours savoir de vos nouvelles… Dès que j’ai su que vous alliez un peu mieux, j’ai bien vite demandé la permission de venir vous voir… Vous surtout, pauvre Maurice, qui ne pouvez pas faire un mouvement… Je vous fatigue peut-être ?… Dites-le-moi franchement ; je reviendrai demain ou après-demain… »

    Le pauvre François était un peu embarrassé ; il ne savait s’il devait rester ou s’en aller ; il attendit encore quelques minutes, et, Maurice et Adolphe persistant à garder le silence, il se leva.

    François :

    « Adieu, Maurice ; adieu, Adolphe ; je reviendrai vous voir avec papa, et je ne resterai pas longtemps, pour ne pas vous fatiguer. »

    Le bon François sortit un peu triste du mauvais accueil que lui avaient fait ces garçons dont il avait déjà eu tant à se plaindre ; mais, toujours bon et généreux, il se dit :

    François :

    « Il ne faut pas leur en vouloir, à ces pauvres malheureux ! Ils souffrent ; peut-être que le bruit leur fait mal… Je verrai une autre fois à leur parler de choses qui les amusent. »

    Christine savait qu’il avait été voir les Sibran ; le lendemain, elle alla chez lui savoir de leurs nouvelles.

    François :

    « Ils souffrent toujours beaucoup.

    Christine :

    Ont-ils été contents de te voir ?

    François :

    Je ne sais pas ; ils ne me l’ont pas dit.

    Christine :

    T’ont-ils raconté comment le feu avait pris au salon ?

    François :

    Non, je ne le leur ai pas demandé.

    Christine :

    De quoi avez-vous donc causé ?

    François :

    Mais ils n’ont pas causé ; j’ai parlé tout seul.

    Christine :

    Ah ! mon Dieu ! est-ce que leur langue est brûlée ?

    François (souriant) :

    Non ; seulement ils ne parlent pas. »

    Christine le regarda attentivement.

    Christine :

    François,… ils t’ont fait quelque méchanceté, et tu ne veux pas le dire. Je le vois à ton air embarrassé.

    M. de Nancé (riant) :

    Et tu as deviné, Christine ! Ils ne lui ont pas dit un mot, pas répondu un oui ou un non ; ils ne l’ont pas regardé. Et François veut y retourner.

    Christine :

    Tu es trop bon, François ! Je t’assure que tu es trop bon. Ne trouvez-vous pas, cher Monsieur ?

    M. de Nancé :

    On n’est jamais trop bon, ma petite Christine, et rarement on l’est assez. En retournant chez Maurice et Adolphe, François fait un double acte de charité, il rend le bien pour le mal, et il visite des malheureux qui souffrent et qui ont longtemps à souffrir encore, surtout Maurice. Cette seconde visite les touchera peut-être ; et, s’ils voient souvent François, ils deviendront probablement meilleurs.

    Christine :

    C’est vrai cela ; on est toujours meilleur quand on a passé quelque temps avec François et avec vous… Et c’est pourquoi je serais si contente de ne jamais vous quitter tous les deux !… Si vous vouliez ?…

    M. de Nancé (l’embrassant) :

    Pauvre chère enfant, n’y pense pas ; c’est impossible.

    Christine :

    Quand je serai vieille, et que je serai ma maîtresse, je viendrai chez vous et j’y resterai toujours.

    M. de Nancé :

    Alors nous verrons ; nous avons le temps d’y penser. En attendant, va jouer avec François ; j’ai à travailler.

    Christine :

    Qu’est-ce que vous faites ? À quoi travaillez-vous ?

    M. de Nancé :

    Tu es une petite curieuse. Je travaille à un livre que tu ne comprendras pas.

    Christine :

    Vous croyez ? Je crois, moi, que je comprendrai. De quoi parlez-vous ?

    M. de Nancé :

    De l’éducation des enfants, et des sacrifices qu’on doit leur faire.

    Christine :

    Ce n’est pas difficile à comprendre. Il faut faire comme vous, voilà tout. Je comprends très bien tous les sacrifices que vous faites à François. Je vois que vous restez toujours à la campagne pour l’éducation de François ; que vous ne voyez que les personnes qui peuvent être utiles ou agréables à François ; que vous me laissez venir si souvent vous déranger et vous ennuyer chez vous, pour François ; que vous m’apprenez à être bonne et pieuse, pour François ; que vous m’aimez enfin pour François ; que vous…

    M. de Nancé (l’embrassant) :

    Assez, assez, chère enfant ; tu es trop modeste pour ce qui te regarde et trop clairvoyante pour le reste. Dans l’origine, je t’ai aimée et attirée pour François, mais je t’ai bien vite aimée pour toi-même, et, après François, tu es la personne que j’aime le plus au monde. François le sait bien : nous parlons souvent de toi, et nous nous entendons très bien pour t’aimer.

    Christine (se jetant à son cou) :

    Je suis bien contente de ce que vous me dites là ! Comme je vous aime, cher, cher Monsieur de Nancé ! Et comme cela m’ennuie de vous appeler monsieur ! J’ai toujours envié. de vous dire : PAPA.

    M. de Nancé :

    Ne fais jamais cela, mon enfant ; ce serait mal.

    Christine :

    Pourquoi mal ?

    M. de Nancé :

    Parce que ce serait presque un blâme pour ton papa ; c’est comme si tu disais M. de Nancé est meilleur pour moi que mon vrai papa, et je l’aime davantage.

    Christine :

    Mais… ce serait la vérité.

    M. de Nancé :

    Chut ! ma Christine chut ! Que personne ne t’entende dire pareille chose. »

    Christine resta un instant sans parier, la tête appuyée sur l’épaule de M. de Nancé.

    M. de Nancé :

    À quoi penses-tu, Christine ?

    Christine :

    Je pense que je suis très heureuse de vous avoir connus, vous et François. Il est si bon, François !

    M. de Nancé (souriant) :

    Oui, il est bien bon, mais prends garde qu’il ne s’impatiente de perdre son temps à nous regarder au lieu de jouer.

    Christine :

    Est-ce que cela t’ennuie, François ?

    François :

    Oh non ! pas du tout. J’aime beaucoup à t’entendre dire des choses aimables à papa et à l’entendre te répondre.

    Christine :

    Iras-tu demain chez Maurice ?

    François :

    Oui, certainement ; je l’ai promis.

    Christine :

    Veux-tu que j’y aille avec toi ?

    François :

    Oui, si papa veut bien t’emmener.

    M. de Nancé :

    Tu ne peux pas y aller, Christine ; tu as neuf ans ; tu ne peux pas faire des visites à des grands garçons de treize et onze ans.

    Christine :

    C’était seulement pour que François ne s’ennuie pas chez eux que je demandais à y aller, car je les déteste,… c’est-à-dire je ne les aime pas beaucoup.

    M. de Nancé :

    Tu as bien fait de te reprendre, chère petite, car ton déteste n’était pas charitable ; à présent, mes enfants, allez-vous-en ; vous m’empêchez d’écrire. »

    Les enfants allèrent rejoindre Isabelle et jouèrent quelque temps. Paolo arriva pour donner à François ses leçons ; et ils se séparèrent en disant :

    Christine :

    « À demain ! »

    François :

    « À demain ! »

    #153559

    CHAPITRE 16 : CHANGEMENT DE MAURICE :

    Le lendemain, avant la visite de Christine, qu’elle faisait toujours un peu tard, vers trois heures, à cause des leçons que lui donnait Paolo, François retourna avec son père chez les Sibran ; il monta, comme la veille, chez Maurice et Adolphe, qui le virent entrer avec surprise. Maurice rougit et voulut parler, mais il ne dit rien.

    François :

    Bonjour, Maurice ; bonjour, Adolphe ; j’espère que vous allez un peu mieux aujourd’hui… Vos yeux sont plus animés et vous êtes moins pâles… Je ne vous ferai pas une longue visite,… comme hier,… seulement pour vous raconter que M. de Guibert va demain s’établir à Argentan, où il a trouvé une maison à louer, pendant qu’il fait rebâtir son château brûlé… Il paraît qu’il ne perdra rien, parce que la compagnie d’assurances lui paye tous ses meubles et son château… Adieu, pauvre Maurice ; adieu, Adolphe ; je prie toujours le bon Dieu qu’il vous guérisse bientôt. »

    François leur fit un salut amical et se dirigea vers la porte.

    Maurice (d’une voix faible) :

    « François ! »

    François retourna bien vite près de son lit.

    Maurice :

    François ! pardonnez-moi; pardonnez à Adolphe. Vous êtes bon, bien bon ! Et nous, nous avons été si mauvais, moi surtout ! Oh ! François ! comme Dieu m’a puni ! Si vous saviez comme je souffre ! De partout ! Et toujours, toujours ! Ces appareils me gênent tant ! Pas une minute sans souffrance !

    François :

    Pauvre Maurice ! Je suis bien triste de ce terrible accident. Je ne puis malheureusement pas vous soulager : mais si je croyais pouvoir vous distraire, vous être agréable, je viendrais vous voir tous les jours.

    Maurice :

    Oh oui ! Bon, généreux François ! Venez tous les jours ; restez bien longtemps.

    François :

    À demain donc, mon cher Maurice ; à demain, Adolphe. »

    Dès qu’il fut sorti, le regard douloureux de Maurice se reporta sur son frère.

    Maurice :

    « Pourquoi n’as-tu rien dit, Adolphe ? Comment n’as-tu pas été touché de la bonté de ce pauvre François, que nous avons si maltraité, que nous avons reçu si grossièrement avant-hier, et qui veut continuer ses visites, malgré notre méchanceté ?

    Adolphe :

    Je déteste ce vilain bossu ; les bossus sont toujours méchants ; c’est toi-même qui l’as dit.

    Maurice :

    J’ai mal dit, car François est bon.

    Adolphe :

    Est-ce qu’on sait s’il est bon ou méchant ?

    Maurice :

    Ce qu’il fait pour nous prouve qu’il est bon. S’il vient demain, je t’en prie, sois poli pour lui, et parle-lui. »

    Adolphe ne répondit pas ; Maurice était fatigué, il ne dit plus rien.

    En revenant à la maison avec son père, François lui raconta avec bonheur ce que lui avait dit Maurice. M. de Nancé partagea le triomphe de François et lui fit voir combien la bonté et l’indulgence réussissaient mieux que la colère et la sévérité.

    M. de Nancé :

    « Continue ta bonne œuvre, cher ami, peut-être s’améliorera-t-il tout à fait. C’est un vrai bonheur quand on peut rendre bons les méchants. »

    Christine fut enchantée du résultat de cette seconde visite, et encouragea François à continuer et à tâcher de ramener aussi Adolphe à de meilleurs sentiments.

    Pendant deux mois, François retourna tous les jours chez les Sibran. Adolphe guérit de ses brûlures au bout d’un mois ; il resta rebelle aux sollicitations de Maurice et insensible à la bonté, à l’amabilité de François. Le pauvre Maurice, au contraire, de plus en plus touché de la généreuse affection que lui témoignait François, devint plus doux, plus endurant, plus résigné de jour en jour ; au bout de ces deux mois, le médecin lui permit de se lever et de faire usage de ses membres remis. Quand il se leva, sa faiblesse le fit retomber de suite sur son lit ; un second essai, plus heureux, lui permit de s’appuyer sur ses jambes et de se tourner vers la glace ; mais de quelle terreur ne fut-il pas saisi quand il vit ses jambes tordues et raccourcies, une épaule remontée et saillante, les reins ployés et ne pouvant se redresser, et le visage, jusque-là enveloppé de cataplasmes ou d’onguent, couturé et défiguré par les brûlures ! Adolphe l’avait été aussi, mais beaucoup moins.

    Le malheureux Maurice poussa un cri d’horreur et retomba presque inanimé sur son lit. Mme de Sibran se jeta à genoux, le visage caché dans ses mains, et M. de Sibran quitta précipitamment la chambre pour cacher son désespoir à son fils.

    Maurice :

    « Mon Dieu ! mon Dieu !, ayez pitié de moi ! Mon Dieu ! ne me laissez pas ainsi ! Que vais-je devenir ? Je ne veux pas vivre pour être un objet d’horreur et de risée ! »

    Puis, se relevant et se regardant encore dans la glace :

    Maurice :

    « Mais je suis horrible, affreux ! François lui-même reculera d’épouvante en me voyant ! Lui est bossu, c’est vrai, mais son visage, du moins, est joli, son jambes sont droites… Et moi et moi !… Maman, maman, secourez-moi ; ayez pitié de votre malheureux Maurice ! »

    Mme de Sibran releva son visage inondé de larmes, et, regardant encore Maurice, l’horreur et le chagrin dont elle fut saisie lui firent craindre un évanouissement ; au lieu de répondre à l’appel de son fils, elle se releva et courut rejoindre son mari pour unir sa douleur à la sienne.

    Maurice resta seul en face de la glace ; plus il examinait ses difformités nouvelles, plus elles lui paraissaient hideuses et repoussantes ; sa pâleur rendait plus apparentes les coutures et les plaques rouges de son visage ; sa faiblesse faisait ployer ses reins et ses jambes. Pendant qu’il continuait l’examen de sa personne, la porte s’ouvrit doucement, et François entra. Toujours attentif à éviter ce qui pouvait peiner ou blesser les autres, il réprima, non sans peine, un cri de surprise et de frayeur à la vue de l’infortuné Maurice, qu’il devina plus qu’il ne le reconnut. Maurice se retourna, l’aperçut et examina l’impression qu’il produisait sur François. Il ne put découvrir que l’expression d’une profonde pitié et d’un sincère attendrissement.

    François :

    Mon pauvre ami ! Mon pauvre Maurice ! Quel malheur ! Mon Dieu, quel malheur ! »

    François soutint dans ses bras Maurice prêt à défaillir ; il le fit asseoir, resta près de lui, et pleura avec lui et sur lui.

    François :

    « Du courage, mon ami ; ne perds pas l’espoir de redevenir ce que tu étais. Tu es faible à présent, tu ne peux pas te redresser ni te tenir sur tes jambes ; dans quelques jours, quelques semaines au plus, tu retrouveras des forces et tu te tiendras droit comme avant.

    Maurice :

    Non, non, François ; je sens que je ne me tiendrai jamais droit. Et mes jambes ?… Comment se redresseraient-elles ? elles sont contournées et tortues. Et l’épaule ? Comment s’aplatirait-elle et redeviendrait-elle ce qu’elle était ? Regarde-moi et regarde-toi. Eh bien, moi qui me suis tant moqué de ton infirmité, qui t’ai ridiculisé et tourmenté, j’en suis réduit à envier ton apparence. Je n’oserai jamais me montrer ; je ne sortirai plus de ma chambre.

    François :

    Tu auras tort, mon pauvre Maurice ; tu te rendras malade, tu t’ennuieras horriblement et tu souffriras bien plus.

    Maurice :

    Crois-tu que ce soit agréable de voir tout le monde rire et chuchoter, d’entendre crier les petits enfants : Un bossu, un bossu ! Venez voir un bossu !

    François (souriant) :

    Ce n’est pas agréable, je le sais mieux que tout autre ; c’est triste et pénible. Mais on se résigne à la volonté du bon Dieu et on s’y habitue un peu. Et puis, comme on est heureux quand on trouve quelqu’un de bon qui vous témoigne de la pitié, de l’amitié, qui prend votre défense, qui vous aime parce que vous êtes infirme ! Ce bonheur-là, Maurice, compense ce qu’il y a de pénible dans ma position.

    Maurice :

    Tu pourrais bien dire notre position… Ce que tu m’as dit me fait du bien ; je ne me sens plus aussi désespéré ; peut-être, en effet, serai-je moins difforme dans quelque temps. »

    François resta longtemps chez Maurice ; quand il le quitta, le désespoir des premiers moments était calmé ; il promit à François d’espérer, de se résigner et d’obéir docilement aux prescriptions du médecin, quand même il ordonnerait les promenades à pied et en voiture.

    Adolphe ne parut pas, tant que François resta chez Maurice ; il n’avait pas encore vu son frère levé.

    Quand Maurice fut seul, Adolphe entra ; il poussa un cri en voyant la difformité de Maurice.

    Adolphe :

    Mon pauvre Maurice, que tu es laid ! Quelle tournure tu as ! Quelles épaules ! Quelles jambes ! Et ta figure !… En vérité, je te plains ! c’est affreux ! c’est horrible !

    Maurice (tristement) :

    Je le sais, Adolphe ; je le vois sans que tu me le dises.

    Adolphe :

    Toi qui te moquais tant de François, tu es bien pis que lui ! Si tu voyais la figure que tu as !

    Maurice :

    Je l’ai vue dans la glace.

    Adolphe :

    Et tu n’as pas eu peur en te voyant ?

    Maurice :

    Non, j’ai pleuré… Et le bon François a pleuré avec moi.

    Adolphe :

    Ce qui veut dire que je dois pleurer aussi. Je t’en demande bien pardon ; je suis très fâché de ce qui t’arrive, mais il m’est impossible de pleurer comme un enfant parce que tu as eu le malheur de devenir difforme !

    Maurice :

    Comme c’est mal ce que tu dis, Adolphe ! François m’a consolé, m’a encouragé ; et toi, qui es mon frère et qui devrais me plaindre, tu ne trouves rien à dire pour me consoler de ce grand malheur.

    Adolphe :

    François a pleuré avec toi parce qu’il est bossu, lui ; mais moi, que veux-tu que je fasse, que je dise ?

    Maurice :

    Adolphe, laisse-moi seul, je t’en prie ; ton indifférence me peine ; elle m’afflige pour toi.

    Adolphe :

    Pour moi ? tu es bien bon ! Je suis très fâché de ce qui t’arrive, mais quant à pleurer et en mourir de chagrin, je laisse cette satisfaction au sensible François. Adieu, je sors avec papa ; nous allons t’acheter quelque chose pour te consoler ; nous serons de retour dans une heure.

    Adolphe sortit. Maurice joignit les mains avec un geste de désespoir et gémit tout haut sur l’insensibilité de son frère ; il en fit la comparaison avec François, et il se demanda d’où pouvait venir cette différence. Il crut comprendre qu’elle provenait de l’éducation différente qu’ils avaient reçue Adolphe et lui, élevés légèrement, sans religion, sans principes, ne vivant que pour le plaisir et la dissipation ; François, élevé pieusement, sérieusement, quoique gaiement, pratiquant la religion et la charité, s’oubliant pour les autres et faisant passer le devoir avant le plaisir.

    Maurice :

    « Il faut que j’en parle à François, et si j’ai deviné juste, je changerai de manière de penser et de vivre, et je crois que j’en serai plus heureux. »


    #153560

    CHAPITRE 17 : HEUREUSE BIZARRERIE DE MADAME DES ORMES :

    Christine arriva le lendemain comme d’habitude pour savoir des nouvelles du malade ; les larmes lui vinrent aux yeux quand elle sut combien l’incendie et la chute avaient défiguré le pauvre Maurice, et le désespoir dans lequel il était plongé à l’arrivée de François ; elle fut très contente du second succès de son ami.

    Christine :

    Je suis sûre que tu finiras par le rendre excellent. C’est comme moi ; tu m’obliges à devenir bonne, rien que par amitié pour toi. Je ne sais ce que je serais capable de faire pour toi.

    François :

    Tu ne ferais pas de mauvaises choses, bien certainement.

    Christine :

    Oh non ! d’abord parce que tu ne m’en conseillerais jamais, et puis parce que je te ferais de la peine et à ton papa aussi en faisant mal.

    François :

    Bonne Christine ! je plains le pauvre Maurice, s’il doit rester infirme, de n’avoir pas une chère petite Christine comme moi.

    Christine :

    Il n’a qu’à prendre pour amie une des demoiselles Guibert.

    François :

    Ce ne sont pas des Christine. »

    Domestique du château de Nancé :

    « M. de Nancé demande M. François et Mlle Christine. »

    Les enfants coururent chez M. de Nancé.

    François :

    « Vous nous demandez, papa ?

    M. de Nancé :

    Oui, chers enfants ; je reçois un petit mot de Mme des Ormes qui me demande d’aller de suite chez elle avec toi, François, et avec toi, Christine ; je ne sais pas ce qu’elle désire de nous. Il faut y aller, mes enfants ; apprêtez-vous, nous irons à pied par les prairies. »

    Les enfants et Isabelle furent prêts en cinq minutes ; M. de Nancé les attendait sur le perron ; ils coururent gaiement en avant. M. de Nancé les suivait avec Isabelle.

    M. de Nancé (pour lui-même) :

    « Que peut me vouloir Mme des Ormes ? Elle est si bizarre, si absurde, que je crains toujours quelque sottise dont ma petite Christine serait victime… et mon pauvre François aussi par conséquent… Je vais le savoir bientôt, au reste ; la voici qui vient au-devant de nous. »

    Effectivement, Mme des Ormes, ne pouvant attendre patiemment l’arrivée de M. de Nancé, accourait comme une jeune personne de quinze ans, cueillant une fleur, poursuivant un papillon, gambadant et pirouettant.

    Mme des Ormes :

    Venez vite, Monsieur de Nancé, que je vous dise une bonne nouvelle. M. des Ormes vient d’acheter un hôtel à Paris ; superbe hôtel ! Je donnerai des bals, des concerts… Non, pas de concerts ; je n’aime pas la musique. Des tableaux vivants ; c’est charmant. Vous figurerez dans mes tableaux vivants ; vous ferez le roi Assuérus, et moi la reine Esther, et mon mari l’oncle Mardochée ; ah, ah, ah ! mon mari en Mardochée avec une grande barbe blanche ! N’est-ce pas que ce sera amusant ?

    M. de Nancé (gravement) :

    Très amusant, Madame ; mais ce n’est pas pour cela que vous m’avez fait venir avec les enfants ?

    Mme des Ormes :

    Si fait, si fait ; c’est pour vous proposer de venir demeurer avec nous dans mon hôtel ; vous prendrez le rez-de-chaussée, que je vous louerai dix mille francs, mais à la condition que, les jours de réception, on soupera dans votre appartement.

    M. de Nancé :

    C’est impossible, Madame. D’abord je ne joue pas la comédie ; ensuite je passe mes hivers à la campagne avec mon fils.

    Mme des Ormes :

    À la campagne ! Quel dommage ! J’avais si bien arrangé tout cela ! Vous auriez fait un superbe Assuérus. »

    M. de Nancé ne put s’empêcher de sourire : tout cela lui parut d’un tel ridicule, que, pour le faire sentir à Mme des Ormes et pour l’en dégoûter, il lui dit :

    M. de Nancé :

    « Prenez Paolo, Madame ! Ordonnez-lui de laisser pousser sa barbe et ses moustaches ; il jouera tout ce que vous voudrez.

    Mme des Ormes :

    Tiens ! c’est une idée. Quand vous serez chez vous, envoyez-moi Paolo. Adieu, mon cher Monsieur de Nancé ; au revoir, je pars demain. Christine, dis adieu à tes amis, nous partons demain.

    Christine :

    François, mon cher François ! je ne veux pas le quitter ! Laissez-moi avec lui, maman ; je vous en supplie, ne m’emmenez pas.

    François :

    Madame, Madame, laissez-moi ma chère Christine ! Je serai si malheureux sans elle ! De grâce, je vous en prie, ne l’emmenez pas. »

    Et tous deux se jetèrent en sanglotant au cou l’un de l’autre.

    Mme des Ormes :

    Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que cela ? Quelle scène absurde ! Vas-tu finir de pleurer, Christine. Cela m’ennuie de voir pleurer.

    Christine :

    Je pleurerai toujours tant que je serai séparée de François.

    Mme des Ormes :

    Je t’enverrai à Séraphin, à Franconi !

    Christine :

    Je ne veux pas de Séraphin sans François ; je veux rester avec François.

    Mme des Ormes :

    Dieu ! quel ennui ! Que vais-je devenir avec une figure pleurante en face de moi ? Mon bon Monsieur de Nancé, de grâce, venez faire Assuérus.

    M. de Nancé :

    Impossible, Madame ; je ne me ferai jamais comédien.

    Mme des Ormes :

    Que faire alors ? Venez à mon secours.

    M. de Nancé :

    Madame… »

    M. de Nancé hésita.

    Mme des Ormes :

    Quoi, quoi ? dites, dites, mon cher Monsieur de Nancé. Délivrez-moi de cet ennui ; je ne peux pas supporter la lutte.

    M. de Nancé :

    Madame,… je vous offre un moyen de vous en délivrer. Laissez-moi Christine ; vous serez bien plus libre, sans aucun embarras, aucune gêne.

    Mme des Ormes :

    Mais pour vous quel ennui ! quelle charge !

    M. de Nancé :

    Non, Madame ; je jouirai d’abord du bonheur de ces deux enfants, et puis de la satisfaction de vous rendre un service, quelque léger qu’il soit.

    Mme des Ormes :

    Léger ? mais c’est un énorme service que vous me rendez. C’est vrai ! Cette pauvre Christine ! elle serait sans cesse dérangée de sa chambre pour mes soirées, mes dîners : elle serait mal, très mal. Chez vous elle sera très bien ; c’est une chose décidée alors. Je vous l’envoie demain avec Isabelle. Seulement, comme j’ai besoin de mes chevaux et de mes gens, je l’enverrai dans la charrette de la ferme avec ses effets.

    M. de Nancé :

    Ne dérangez personne, Madame, j’irai prendre moi-même Christine et Isabelle.

    Mme des Ormes :

    Merci, cher Monsieur ; vous me rendez un service d’ami ; je vous en remercie infiniment. Envoyez-moi Paolo pour Assuérus. »

    M. de Nancé, délivré de son inquiétude pour François et Christine, rit bien franchement à la pensée de Paolo en Assuérus. Mais il promit de l’envoyer le soir même. Il allait s’éloigner, lorsque Mme des Ormes le rappela.

    Mme des Ormes :

    « Monsieur de Nancé !… Cher Monsieur de Nancé, vous êtes si bon, que vous voudrez bien, j’en suis sûre, compléter votre obligeance en prenant Christine aujourd’hui même ; j’ai tant à faire ! M. des Ormes est parti ce matin ; je dîne chez ma belle-sœur de Cémiane ; je ne verrai pas Christine ; alors j’aime mieux vous la donner de suite.

    M. de Nancé :

    De tout mon cœur, chère Madame : quand faut-il que je vienne la prendre ?

    Mme des Ormes :

    Tout de suite ! Remmenez-la, et envoyez votre carriole pour ses effets, qu’Isabelle mettra dans une malle. Adieu, Christine ; adieu, ma fille ! sois bien sage, bien obéissante ; ne fais pas enrager ce bon M. de Nancé, qui veut bien de toi. Au revoir, dans six ou sept mois. »

    Elle embrassa Christine sur les deux joues, serra la main de M. de Nancé, et s’éloigna en courant et sautillant comme elle était venue.

    Quand elle se fut éloignée, Christine et François, dont le cœur bondissait de joie, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, puis Christine se jeta dans ceux de M. de Nancé, qu’elle embrassait en répétant :

    Christine :

    « Mon père ! mon père ! mon bon père ! Vous m’avez sauvée ! Que je vous aime, cher, cher père ! »

    M. de Nancé, attendri, lui rendit ses baisers.

    M. de Nancé :

    « Chère enfant ! Oui, je suis ton père d’adoption ; tu sais si je t’aime tendrement. »

    Et il réunit dans ses bras ces deux enfants dont l’un était à lui, et dont l’autre lui était seulement confié, mais il les aimait presque d’une égale tendresse. La rentrée au château de Nancé fut triomphale ; des cris de joie annoncèrent à Bathilde le séjour de Christine au château. Le dîner, la soirée furent une fête et un éclat de rire continuel. Christine se coucha, installée dans la maison de son cher François et fut longtemps à s’endormir, tant la joie l’agitait. François était au moins aussi heureux ; et M. de Nancé l’était plus sérieusement et plus profondément.


    #153561

    CHAPITRE 18 : PAOLO, PRIS, S’ECHAPPE :

    Aussitôt après être rentré, M. de Nancé envoya chercher Paolo et le fit mener de suite chez Mme des Ormes, qui l’attendait avec impatience. Dès qu’elle l’aperçut, elle courut à lui.

    Mme des Ormes :

    Arrivez, arrivez vite, mon cher Paolo ; j’ai besoin de vous. M. de Nancé vous a-t-il parlé ?

    Paolo :

    Non, Signora ; il m’a seulement dit, avant que z’aie pou descendre de la voitoure : « Partez vite, mon cer, Madama des Ormes vous attend ». Et la voitoure m’a remmené si vite que z’en avais le vertize. Ce bon M. de Nancé, il a des cevaux qui courent comme des diavolo.

    Mme des Ormes :

    Bon ! c’est très bien ! Je pars demain pour Paris ; je laisse Christine à M. de Nancé ; mon mari a acheté un hôtel charmant, je donnerai des soirées, des bals et j’ai besoin de vous.

    Paolo :

    De moi ! Oh ! Signora ! ze ne sais pas danser, voltizer en tournant comme la sarmante Signora des Ormes. Ze ne peux vous servir à rien et z’aime mieux rester avec M. de Nancé.

    Mme des Ormes :

    Du tout, du tout. J’ai besoin de vous pour mes charades ; vous ferez Assuérus.

    Paolo :

    Quoi ! c’est des sarades, Signora ? Quoi ! c’est Souérousse ?

    Mme des Ormes :

    Des charades sont des choses charmantes ; je vous expliquerai cela plus tard. Assuérus est un roi ; ce sera vous.

    Paolo :

    Mais ze ne peux pas être roi, Signora. Ze ne souis qu’un pauvre médecin italien.

    Mme des Ormes :

    Que vous êtes nigaud, mon cher ! Vous ne serez pas roi pour de bon, ce sera pour rire ; et je serai votre Esther, votre femme.

    Paolo (effrayé) :

    Oh ! Signora, c’est impossible ! Ce bon M. des Ormes ! Non, non ! Ze ne pouis pas accepter ça, Signora. Ze souis trop zeune pour que vous soyez ma femme.

    Mme des Ormes :

    Mais puisque je vous dis que tout cela est pour rire, pour s’amuser. Il faut absolument que je vous emmène.

    Paolo :

    Signora, de grâce ! laissez-moi avec M. de Nancé, mon bon ami. Ze souis trop bête pour être un roi.

    Mme des Ormes :

    Ça ne fait rien. Assuérus était très bête. Vous allez coucher ici ; je vous emmènerai demain avec moi. Brigitte, faites préparer un lit pour M. Paolo, je l’emmène à Paris. Sans adieu, mon cher Paolo. Brigitte, faites préparer un dîner pour M. Paolo. Je pars ; à demain. »

    Mme des Ormes sauta dans un coupé, qui s’éloigna rapidement. Paolo resta sur le perron sans voix et sans mouvement. Revenant à lui enfin et se frappant la tête de ses poings :

    Paolo :

    « Imbécile ! qu’ai-ze fait ? Elle va m’emmener ! ze ne veux pas moi avoir oune femme si horrible et si ridicoule ! Ze veux la laisser au pauvre M. des Ormes !… Quel diable d’Assouérous ! Ze ne souis par Assouérous ! ze souis le pauvre Paolo, et ze veux être le pauvre Paolo et rester avec le bon M. de Nancé, qui ne me fait zamais enrazer comme cette femme ridicoule. Et ze veux rester et donner des leçons à mon petit François… Quel bon garçon !… Et à ma Christinetta !… Quelle bonne, douce demoiselle ! Si vive, si gaie ! et qui vous entortille avec ses grands yeux bleus si doux, et qui rient toujours… Quoi faire ? Ze vais parler à M. de Nancé ; ze me moque bien du dîner de la Signora ; ze ne veux pas de son dîner, moi. »

    Paolo partit en courant, malgré les cris de Brigitte, et arriva tout essoufflé chez M. de Nancé au moment où les enfants venaient de se coucher.

    M. de Nancé :

    Qu’y a-t-il donc, mon pauvre Paolo ? Vous arrivez comme un homme poursuivi par des loups.

    Paolo :

    Oh ! caro Signor, z’aimerais mieux oune bande de loups que Mme des Ormes ; ze me souis sauvé cé vous ; elle veut m’emmener, me faire roi Assouérous, m’épouser. C’est impossible, Signor ! impossible ! Ze ne veux pas être son mari ! Ze ne veux pas sasser ce pauvre M. des Ormes ! Quoi faire, Signor ! elle va me relancer partout ; à Arzentan, cé vous, partout ! »

    M. de Nancé riait à se tenir les côtes ; il calma le pauvre Paolo, lui expliqua ce que Mme des Ormes voulait de lui, et quelle serait la vie qu’il mènerait à Paris. Paolo frémit, pria M. de Nancé de le cacher jusqu’après le départ de sa persécutrice et de lui permettre de venir passer quelques jours chez lui, de peur que Mme des Ormes ne le fît enlever à Argentan. M. de Nancé lui promit secours et protection, consentit volontiers à le garder tant qu’il voudrait rester à Nancé, et lui demanda où il avait dîné.

    Paolo :

    Noulle part, Signor ! Cette femme m’a fait perdre la tête et l’appétit.

    M. de Nancé :

    Vous allez dîner ici, mon pauvre Paolo. Je vais dire qu’on vous prépare à dîner et à coucher. »

    Pendant que Paolo tremblait d’être enlevé, Mme des Ormes se fâchait et grondait tous ses gens pour avoir laissé échapper ce pauvre Paolo. Elle commanda qu’on allât au petit jour à Argentan, et qu’on le lui ramenât de gré ou de force ; mais le lendemain la carriole revint sans Paolo, qu’on n’avait pu trouver nulle part. Grande colère de Mme des Ormes, qui n’avait plus le temps d’aller à sa recherche : elle partit furieuse, arriva de même et trouva à redire à tout ce que son mari avait fait dans l’appartement ; elle donna divers ordres contraires à ceux qu’avait donnés M. des Ormes, et, aussitôt arrivée, elle annonça qu’elle aurait une grande soirée dans quinze jours, vers le 15 décembre. Et dès le lendemain elle commença sa vie dissipée et tourbillonnante, visites, emplettes, dîners, spectacles, soirées, se couchant à trois et quatre heures du matin, se levant à midi, une vie de femme du monde, c’est-à-dire de folle. Elle se mit à organiser ses charades, mais elle trouvait difficilement des acteurs et actrices. Quand on sut qu’elle voulait faire le rôle d’Esther, personne ne voulut faire Assuérus. Dans son désespoir, elle écrivit à Paolo :

    Mme des Ormes :

    « Mon cher, mon bon Paolo, je vous demande en grâce de me donner huit jours. Prenez demain le chemin de fer ; descendez chez moi, dans mon hôtel, rue de la Femme-Sans-Tête, 18. Je ne vous garderai que huit jours au plus ; et comme je ne veux pas vous faire perdre l’argent que vous font gagner vos leçons, je vous donnerai cinq cents francs le jour de votre départ. J’ai absolument besoin de vous ; sans vous, ma fête est manquée. Si vous me refusez, je ne vous reverrai de ma vie et je vous défendrai de voir Christine. Ne répondez pas, mais arrivez vite.
    « CAROLINE DES ORMES. »

    Quand Paolo reçut cette lettre, il retomba dans le désespoir ; M. de Nancé, après avoir ri de la persévérance de Mme des Ormes, conseilla à Paolo de se rendre à ses vœux et de prendre le chemin de fer de midi qui l’amènerait à Paris à quatre heures. Paolo soupira, pleura même, se tapa la tête et partit, maudissant la signora et ses charades. Il était attendu ; on le reçut avec enthousiasme ; sans lui donner le temps de se reposer, Mme des Ormes l’entraîna dans le salon où se faisaient les répétitions ; tous les acteurs y étaient ; ils accueillirent Paolo avec des éclats de rire que ne justifiaient que trop son air effaré, étrange, son attitude embarrassée et son apparence misérable ; car pour ménager son habit de parade, il avait mis sa redingote râpée et tachée, des souliers ferrés, le reste à l’avenant.

    Mme des Ormes le traînant par la main, le présentant à tout le monde :

    Mme des Ormes :

    « Voici mon Assuérus ; commençons la répétition. »

    On plaça Paolo sur une estrade ; l’un lui leva le bras, l’autre la jambe ; on lui ouvrit la bouche, on lui tira le nez, on hérissa ses cheveux ; tous riaient à se tordre, excepté Paolo, qui, impatienté de ces plaisanteries et de ces rires, bondit de dessus l’estrade au milieu du salon, et cria avec colère :

    Paolo :

    « Ze ne veux pas qu’on me tiraille comme un veau qu’on égorge. Ze veux qu’on me respecte et qu’on me donne à manzer. Si la Signora me fait des farces comme ça, moi, Paolo, ze prends la dilizenze et m’en retourne à Arzentan. »

    Toute la société rit de plus belle, mais se retira devant les yeux enflammés et les gestes furieux de Paolo. Mme des Ormes lui expliqua que c’était une répétition, qu’on allait lui servir un bon repas ; elle le flatta, le calma, et puis elle sonna pour qu’on le menât dans sa chambre. Elle pria ces messieurs et ces dames de ne pas se décourager, que tout irait bien, maintenant qu’elle tenait son Assuérus, et qu’elle se chargeait de lui faire répéter son rôle et ses pauses.

    Le jour de la représentation arriva. Le salon était plein de monde ; deux tableaux avaient été passablement exécutés, Esther et Assuérus, qui excitaient d’avance les rires de l’assemblée, étaient attendus avec impatience ; enfin la toile se leva. Assuérus, raide comme un soldat au port d’armes, le sceptre sur l’épaule en guise de fusil, regardait les spectateurs d’un œil hébété et terrifié ; Esther, demi-agenouillée devant lui, les bras étendus, le regardait d’un œil suppliant.

    Mme des Ormes (tout bas) :

    « Abaissez votre sceptre sur ma tête »…

    …avait-elle dit tout bas, au moment où la toile allait se lever.

    Assuérus l’abaissa, mais trop tard, convulsivement et si durement que le sceptre tomba de tout son poids sur la tête de Mme des Ormes ; le coup était si violent, si imprévu, qu’elle ne put s’empêcher de porter la main à sa tête en poussant un léger cri. Assuérus, éperdu, jeta sceptre, couronne et manteau, sauta à bas de l’estrade et disparut. Mme des Ormes se releva, regarda d’un air courroucé ses invités, qui riaient à qui mieux, mieux, s’approcha de la rampe et voulut parler ; sa grande bouche ouverte, son nez osseux et détaché, ses pommettes saillantes, son front bas, son air oie enfin, redoublèrent les éclats de rire ; on n’avait jamais vu pareille Esther. Mme des Ormes, furieuse, se retira, se promettant de se venger sur Paolo de l’échec qu’elle subissait. Mais Paolo n’y était plus ; devinant la confusion et la colère de Mme des Ormes, il fit lestement un paquet de ses effets, mit dans son portefeuille les cinq cents francs que lui avait donnés M. des Ormes le matin même, et courut au chemin de fer pour y attendre le premier départ. Le lendemain, de bonne heure, il était à Nancé, racontant sa mésaventure qu’il bénissait puisqu’il lui devait d’être débarrassé de Mme des Ormes. Les enfants furent enchantés de le revoir ; il leur raconta les beautés de Paris telles qu’il les avait vues et jugées, et les ennuis des répétitions, des dîners et des soirées de Mme des Ormes tels qu’il les avait éprouvés.

    Peu de jours après, il reçut une lettre furieuse de son Esther ; elle le traitait de mal élevé, de brutal, de goujat, de voleur même, pour avoir accepté et emporté les cinq cents francs que son mari avait eu la sottise de lui donner.

    Paolo (riant) :

    « Ze les ai bien gagnés ; quant à ses inzures, ze m’en moque et je m’en bats l’œil et le mollet. Mas ze vais la défourioser. Ze vais lui dire des soses…, des soses qui lui feront ouvrir sa grande bouce comme oune bouce de crocodil. »

    Et se mettant à table, il écrivit :

    Paolo :

    « Ô Signora ! ô bella ! ô adorable ! comment est-il possible qu’Assouérous reste comme oune homme de carton devant la belle Esther ! Z’ai fait tomber sur votre ceveloure admirable, sur vos ceveux éparpillés, mon sceptre de bois, z’ai donné une calotte sans le vouloir, ze vous zoure, Signora bella. Et pouis, la douleur de votre douleur a si rempli de douleur ma cétive personne, que moi, Paolo, roi Assouérous, zé mé souis sauvé et z’ai couru comme un dératé zousqu’à la dilizence du cemin de fer. Pardonnez, Signora de mon cœur, Signora de mon âme, et recevez encore votre humble, soumis et éternel esclave.
    « PAOLO PERONNI. »
    « II faut que ze montre à M. de Nancé ; c’est zoliment zoli ce que z’ai écrit.

    Paolo (entrant chez M. de Nancé) :

    « Monsieur de Nancé, Signor, venez, ze vous prie, lire ma réponse ! Vous me direz si ce n’est pas sarmant. Voici la lettre, voilà la réponse. »

    M. de Nancé sourit à la lecture du style de Mme des Ormes, et éclata de rire en lisant la réponse de Paolo. Celui-ci, enchanté de l’effet qu’il avait produit, attendait, en ouvrant la bouche jusqu’aux oreilles, que M. de Nancé témoignât tout haut son admiration.

    M. de Nancé (lui rendant les lettres) :

    Mon cher Paolo, votre lettre est dans son genre aussi ridicule que celle de Mme des Ormes. Elle vous injurie comme un Auvergnat, et vous lui répondez par une moquerie par trop évidente.

    Paolo :

    Cer Monsieur de Nancé, ze ne souis pas bête, quoique z’aie l’air d’oune imbécile ; c’est comme ça qu’il faut faire avec cette Signora absourdissima. Elle croit qu’elle est souperbe, zé lui dis qu’elle est souperbe ; elle croit que zé l’adore. Voilà la Signora ensantée ; ze souis peut-être le seul qui dise comme elle ; alors elle pardonne et ne se fasse pas quand ze viens donner des leçons à ma Christinetta. Voilà pourquoi z’ai écrit comme oune imbécile.

    M. de Nancé :

    Nous verrons si vous avez deviné juste, mon cher Paolo ; je le désire pour vous. »

    Deux jours après, Paolo entra triomphant chez M. de Nancé, et lui présenta une lettre.

    Paolo :

    « Prenez, Signor, lisez, voyez si Paolo est oune bête ! »

    M. de Nancé déploya le papier et lut :

    Mme des Ormes :

    « Mon bon et cher Paolo, votre charmante lettre m’a touchée et m’a bien fait regretter les injures que je vous ai écrites. Pauvre Paolo ! Pardonnez-moi ; je vous accepte pour esclave et je vous traiterai en bonne maîtresse. Adieu, mon esclave. Je m’amuse beaucoup, je donne des bals ; je danse toute la nuit.
    « CAROLINE DES ORMES. »

    M. de Nancé (levant les épaules) :

    « Folle ! Que je suis heureux d’avoir pu tirer ma chère Christine de cette maison de folie et de dissipation ! »


    #153562

    CHAPITRE 19 : CHRISTINE EST BONNE, MAURICE EST EXIGEANT :

    L’hiver se passait doucement et agréablement au château de Nancé. François et Christine accompagnaient M. de Nancé dans ses promenades de propriétaire, aidaient à la plantation des arbres, au tracé des chemins, etc. Elles étaient précédées et suivies des leçons de Paolo et de M. de Nancé. François sacrifiait quelquefois une promenade pour aller voir le pauvre Maurice, toujours si heureux de ces visites ; Maurice questionnait beaucoup François, lui demandait des conseils, et en profitait au point d’avoir amené un changement complet dans son caractère. Il devenait doux, humble, raisonnable. Adolphe, tout en reconnaissant ce changement favorable, s’éloignait de plus en plus de son frère et détestait François chaque jour davantage. Maurice sortait depuis quelque temps, mais il ne s’était encore fait voir à personne. Un jour, il demanda à François si M. de Nancé voudrait bien lui permettre d’aller le voir au château. François l’assura que M. de Nancé serait charmé de le recevoir ainsi que Christine.

    Maurice :

    Christine ? Je croyais Mme des Ormes partie depuis longtemps.

    François :

    Oui, il y a trois mois qu’elle est partie, mais elle nous a laissé Christine et Isabelle.

    Maurice :

    Christine est avec toi ? Comme tu es heureux d’avoir une si bonne et si gentille petite fille !

    François :

    Oui, tu dis vrai ! très heureux ! Si tu la connaissais mieux, tu verrais comme elle est bonne, dévouée, aimable, gaie, charmante ! Et comme elle nous aime, papa et moi ! Elle nous dit, tout en riant, des choses si aimables, si affectueuses, que nous en sommes attendris, papa et moi.

    Maurice :

    Oh oui ! Je la connais bien.

    François :

    Je ne t’en parlais jamais, parce que le croyais que tu ne l’aimais pas.

    Maurice :

    Je la détestais comme je te détestais quand j’étais méchant ; mais, à présent que je me souviens comme elle te défendait, comme elle t’aimait, je l’aime moi-même beaucoup, et je voudrais qu’elle m’aimât. Quand pourrai-je venir chez toi ?

    François :

    Veux-tu venir demain ? je préviendrai papa.

    Maurice :

    Très bien ; au revoir, à demain à deux heures. »

    Ils se séparèrent et François annonça la visite de Maurice. M. de Nancé en fut bien aise pour François, qui formait là une nouvelle et agréable intimité.

    Le lendemain, quand Maurice entra, embarrassé et honteux de sa ridicule apparence, François et Christine coururent à lui. Christine fut presque effrayée et repoussée au premier aspect. mais, surmontant sa répugnance par un sentiment de bonté, elle s’approcha de Maurice et l’embrassa.

    Christine :

    « Pauvre Maurice, je sais combien vous avez souffert ; j’ai tout su par François.

    Maurice :

    Qui m’a pardonné comme vous me pardonnez, bonne Christine. Dieu m’a bien puni de mes méchantes moqueries à l’égard du bon François. Je riais de votre amitié pour lui, de votre généreuse défense contre mes ignobles attaques. À présent je comprends le bonheur d’être aimé et défendu par un ami, et j’envie son heureux sort d’avoir une amie telle que vous.

    Christine :

    Moi ! je suis une pauvre petite amie qui dois tout à François et à M. de Nancé ! Sans eux je serais ignorante, sotte, méchante.

    Maurice :

    Ignorante, peut-être ! Mais sotte et méchante, jamais.

    M. de Nancé (entrant) :

    Bonjour, mon bon Maurice. Vous voilà bien mieux, mon ami ; et votre courage se soutient ; je sais par François combien vous êtes patient, résigné et… amélioré, pour tout dire.

    Maurice :

    C’est François qui m’a fait du bien par sa bonté, Monsieur. Moi qui avais été si méchant pour lui, et lui…

    M. de Nancé :

    Ne parlons pas du passé, mon ami, et profitons du présent. Venez nous voir souvent ; nous sommes très heureux ici. Ma petite Christine est gaie comme un pinson, douce comme une colombe et bavarde comme une pie : j’entends, une pie bien élevée et raisonnable, ce qui la rend très agréable et jamais incommode. »

    Christine sourit et baisa la main de M. de Nancé. Maurice voulut lui prendre le bras, car il marchait péniblement avec ses jambes tortues ; le premier mouvement de Christine fut de céder à sa répugnance et de reculer ; mais, rencontrant le regard peiné de François, elle se rapprocha et tendit son bras à Maurice.

    Maurice :

    Vous aimez peut-être mieux courir ou marcher en liberté, Christine ?

    Christine :

    Non, non, je vais vous aider à marcher ; cela me fera plaisir. Appuyez-vous bien ; Maurice, n’ayez pas peur ; je peux vous soutenir.

    Maurice :

    Bonne Christine, serez-vous aussi mon amie comme vous l’êtes de François ?

    Christine :

    Comme de François, jamais. Je ferai ce que je pourrai pour vous, je vous aiderai, je vous amuserai, je vous rendrai des services. Mais pour François, c’est autre chose. Je ne peux aimer personne comme j’aime François et M. de Nancé. »

    François était enchanté de cette déclaration si franche de Christine ; Maurice redevenait triste ; bientôt il se plaignit d’éprouver de la fatigue, et on rentra ; après une demi-heure de conversation, il se leva, dit adieu à tout le monde et s’en alla. Christine courut à lui, lui offrit son bras ; il l’accepta en souriant tristement.

    Maurice :

    « Christine, je suis bien malheureux, et je n’ai pas un ami.

    Christine :

    Vous avez François. Et François vaut tous les amis du monde. Adieu, Maurice, à bientôt, j’espère. »

    Christine rentra dans le salon. Elle s’approcha de M. de Nancé, qui lisait dans un fauteuil, et, lui passant un bras autour du cou :

    Christine :

    « Mon père.

    M. de Nancé (l’embrassant et posant son livre) :

    Ah ! ah ! ceci annonce une confidence ou une confession. Voyons, de quoi s’agit-il, mon enfant ?

    Christine (tout bas) :

    Mon père, Maurice me répugne : je le déteste ; je sens que c’est mal. Je voudrais ne pas le toucher et il veut que je lui donne le bras. Et j’ai été bien fausse, car je lui ai offert mon bras pour l’aider à s’en aller et je lui ai dit : « À bientôt, j’espère », quand je voudrais ne le revoir jamais.

    M. de Nancé :

    Tu n’as pas été fausse, ma fille ; tu as été bonne ; tu as senti que ton aversion était injuste et tu as voulu la vaincre. Mais pourquoi le détestes-tu ?

    Christine (s’animant) :

    C’est depuis qu’il m’a demandé de l’aimer comme j’aime François. En moi-même, je le trouvais sot et ridicule. Lui ! Maurice ! que je connais à peine, l’aimer comme j’aime François, comme je vous aime, vous qui êtes si bon pour moi depuis quatre ans ! François qui est mon frère, vous qui êtes mon père ! Que j’aime un étranger comme vous ! C’est bête et sot ! Et pour cela, je ne peux plus le souffrir.

    M. de Nancé (l’embrassant à plusieurs reprises) :

    Ma chère enfant, tu as raison de nous aimer plus que les autres, car nous t’aimons de tout notre cœur ; mais il ne faut pas que tu te moques de ceux qui te demandent de les aimer, et surtout d’un malheureux infirme, sans aucune affection au monde, car on m’a dit que depuis qu’il était difforme, son frère même rougissait de lui. Tu vois, ma chère petite, que c’est une vraie charité d’être bonne pour lui.

    Christine :

    Bonne, je veux bien, mon père, mais je ne peux pas et je ne veux pas l’aimer comme j’aime François et vous.

    M. de Nancé :

    Tu n’y es pas obligée, mon enfant, mais tu ne dois pas le détester. Je serais bien triste de te voir détester quelqu’un.

    Christine :

    Vous ! triste ? Par ma faute ? Oh ! mon père ! jamais je ne détesterai personne, pas même Maurice.

    M. de Nancé :

    C’est bien, mon enfant ; je te remercie de ta promesse et de ta confiance.

    Christine :

    Je serais bien fâchée de vous cacher quelque chose, mon cher père, surtout quand c’est du mal. »

    François entra au moment où un dernier baiser de Christine terminait la conversation.

    François :

    Ce pauvre Maurice me fait pitié ! il est parti si triste, plus triste que je ne l’ai vu depuis longtemps.

    Christine :

    Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il veut ?

    François :

    Comment, ce qu’il a ? Tu as bien vu comme il est tortu, bossu, défiguré ?

    Christine :

    Oui, j’ai vu ; il est horrible, affreux.

    François :

    Eh bien, c’est ça qui l’attriste ; il a bien vu que tu t’approchais avec répugnance, presque avec dégoût.

    Christine :

    C’est vrai, mais c’est sa faute.

    François :

    Comment, sa faute ? C’est sa chute pendant l’incendie qui l’a si terriblement défiguré.

    Christine :

    Oui, mais écoute, François ; avant je ne l’aimais pas, parce qu’il était méchant pour toi. Le bon Dieu l’a puni ; je l’ai plaint beaucoup et je lui ai pardonné quand il est devenu bon et qu’il t’a aimé. Aujourd’hui, quand il est entré, il m’a fait pitié et j’étais disposée à lui porter un peu d’amitié mais il m’a demandé de l’aimer comme je t’aime, et alors… (le visage de Christine exprima une rive émotion) alors… je l’ai,… je ne l’ai plus aimé du tout. Je l’ai trouvé ridicule et bête ! C’est sot de sa part ; cela prouve qu’il n’a pas de cœur, qu’il ne comprend pas la reconnaissance, la tendresse que j’ai pour toi et pour notre père ; il ne comprend pas que je ne peux aimer personne comme je vous aime ; que je ne suis heureuse qu’ici, avec vous, et que chez maman et partout je serai malheureuse loin de vous. Et quand maman et papa reviendront, je serai désolée. »

    Christine fondit en larmes ; François la consola de son mieux, ainsi que M. de Nancé, qui lui dit qu’elle était une petite folle ; que ses parents ne songeaient pas encore à revenir ; que personne ne l’obligeait à aimer Maurice ; qu’elle ne lui devait que de la compassion et de la bonté. Christine essuya ses yeux, avoua qu’elle avait été un peu sotte et promit de ne plus recommencer.

    Christine :

    « Seulement, je te demande, François, de ne pas me laisser trop souvent pour aller voir Maurice et de ne pas l’aimer autant que tu m’aimes.

    François :

    Sois tranquille, Christine ; tu seras toujours celle que j’aimerai par-dessus tout, excepté papa. »


    #153563

    CHAPITRE 20 : SURPRISE DESAGREABLE QUI NE GÂTE RIEN :

    Les beaux jours du printemps arrivèrent et rendirent la campagne encore plus agréable aux habitants du château de Nancé ; Paolo était devenu l’homme indispensable. Dévoué, affectionné comme un chien fidèle, il était toujours prêt à tout ce qu’on lui demandait ; pour M. de Nancé, c’étaient les affaires, les comptes, l’arrangement de la bibliothèque, les courses lointaines, et autres travaux, qu’il accomplissait avec un zèle, un empressement que rien n’arrêtait. Pour les enfants, c’étaient des commissions, des raccommodages, des inventions de jeux, des leçons de menuiserie, de gymnastique, des établissements de cabanes, de berceaux de feuillage, et mille autres inventions qui naissaient dans le cerveau fertile de ce Paolo, bizarre, ridicule, mais aimant et dévoué. M. de Nancé lui avait demandé de venir demeurer chez lui, l’éducation de François et de Christine exigeant beaucoup de temps et de surveillance. Il lui donnait cent francs par mois pour les deux enfants. M. et Mme des Ormes semblaient avoir oublié l’existence de leur fille ; excepté une lettre que M. des Ormes écrivait à Christine à peu près tous les mois, elle n’entendait jamais parler de ses parents. Mme des Ormes ne s’était pas informée une seule fois de ses besoins de toilette ou de livres, de musique, de tout ce qui compose l’éducation d’un enfant. Christine ne songeait pas encore à ces détails, mais elle avait un sentiment vague et pénible de l’abandon de ses parents, et un sentiment tendre et reconnaissant de ce que M. de Nancé faisait pour son éducation, pour son amélioration ; elle éprouvait aussi une grande reconnaissance des soins que donnait Paolo à son instruction ; elle l’aimait très sincèrement ; lui, de son côté, admirait son intelligence, sa facilité à retenir et à comprendre : elle venait d’avoir dix ans ; elle avait commencé son éducation à huit ans, et en piano, italien, histoire, géographie, dessin, elle était avancée comme l’est une bonne élève de dix à onze ans ; elle avait donc regagné tout le temps perdu. Isabelle aussi lui inspirait une affection pleine de respect et de soumission. Isabelle ne cessait de remercier son cher François de l’avoir décidée à se charger de Christine.

    Isabelle :

    « Quelle heureuse position tu m’as faite, mon cher François, entre toi et Christine, chez ton excellent père ; rien ne manque à mon bonheur. Puisse-t-il durer toujours ! »

    Il dura jusqu’à l’été. Un jour de juillet, que les enfants, aidés de M. de Nancé et de Paolo, construisaient un berceau de branchages au pied duquel ils plantaient des plantes grimpantes, une femme apparut au milieu d’eux ; c’était Mme des Ormes. La surprise les rendit tous immobiles ; rien n’avait fait pressentir sa visite.

    Mme des Ormes :

    Eh bien, Monsieur de Nancé ; eh bien, mon cher esclave Paolo ; eh bien, Christine, vous ne me dites rien ? »

    M. de Nancé salua froidement et sans mot dire. Paolo salua gauchement et devint rouge comme une pivoine. Christine alla embrasser sa mère, mais Mme des Ormes arrêta une démonstration dangereuse pour son col garni de dentelles et pour sa coiffure emmêlée de fausses nattes et de faux bandeaux ; elle lui saisit les mains, lui donna un baiser sur le front, et, la regardant avec surprise :

    Mme des Ormes :

    « Comme tu es grandie ! Je suis honteuse d’avoir une fille si grande ! Tu as l’air d’avoir dix ans !

    Christine :

    Et je les ai, maman, depuis huit jours.

    Mme des Ormes :

    Quelle folie ! Toi, dix ans ! Tu en as huit à peine !

    Christine :

    Je suis sûre que j’ai dix ans, maman.

    Mme des Ormes :

    Est-ce que tu peux savoir ton âge mieux que moi ? Je te dis que tu as huit ans, et je te défends de dire le contraire. Puisque j’ai à peine vingt-trois ans, tu ne peux avoir plus de huit ans. »

    Personne ne répandit ; elle mentait et se rajeunissait de dix ans, car elle s’était mariée à vingt-deux, ans, et Christine était née un an après son mariage.

    Mme des Ormes :

    « Monsieur de Nancé, je vous remercie d’avoir gardé Christine si longtemps ; elle a dû bien vous ennuyer.

    M. de Nancé :

    Au contraire, Madame, elle nous a fait passer un hiver et un printemps fort agréables.

    Mme des Ormes :

    En vérité ! Mais… alors,… si vous vouliez la garder jusqu’au retour de mon mari ? J’ai tant à faire, tant à arranger dans ce château ! J’ai tout justement besoin de l’appartement de Christine, car j’attends beaucoup de monde. Je serais obligée de la mettre dans les mansardes, et la pauvre petite serait très mal. Et puis elle s’ennuierait à mourir, car je ne peux la laisser descendre au salon quand j’ai quelqu’un ! Elle est trop grande pour… pour perdre son temps. Vous me la rendrez quand je serai seule.

    M. de Nancé :

    Donnez-la-moi, Madame, quand vous voudrez et le plus que vous pourrez ; mon fils et moi, nous sommes heureux de l’avoir.

    Mme des Ormes :

    Votre fils ? Ah oui ! c’est vrai ! C’est ce joli petit là-bas. À la bonne heure ! Il ne grandit pas comme une perche, lui ! il ne vous fait pas vieux par sa taille. Adieu, cher Monsieur ! Paolo, venez, avec moi ; j’ai besoin de vous. Adieu, Christine. »

    Mme des Ormes fit quelques pas, puis revint.

    Mme des Ormes :

    « À propos, Christine, tu n’as pas besoin de venir me voir chez moi. Ne la laissez pas venir, cher Monsieur de Nancé. Je viendrai la voir chez vous… Adieu… Eh bien, où est Paolo ?… Paolo !… mon pauvre Paolo ! Il sera parti en avant dans son empressement de me voir. »

    Et Mme des Ormes hâta le pas pour rentrer et retrouver Paolo, auquel elle voulait faire exécuter différents travaux dans ses appartements.

    M. de Nancé fut quelques minutes avant de revenir de son étonnement. Cette mère retrouvant sa fille sans aucune joie, aucune émotion, après une séparation de huit mois ! ne s’occupant que de la taille et de l’âge de sa fille, qu’elle veut cacher pour se rajeunir elle-même ! c’était plus révoltant encore que l’indifférence passée ; et la tendresse de M. de Nancé pour Christine se révoltait d’un accueil aussi froid.

    François et Christine n’étaient pas encore revenus de leur frayeur d’être séparés, et de leur stupéfaction de se sentir réunis pour longtemps.

    Christine :

    Oh ! François, François ! quel bonheur que j’aie tant grandi ! Je vais tâcher de beaucoup manger pour grandir plus encore et pour rester ici avec toi. »

    Christine et François sautaient et battaient des mains dans leur joie ; M. de Nancé rit de bon cœur de la résolution de Christine. Chacun avait compris son bonheur et se livrait à une gaieté bruyante et à des plaisanteries réjouissantes, lorsque Paolo parut, l’air encore effrayé et regardant de tous côtés si la tête de Méduse avait réellement disparu. Se voyant en famille, comme il disait, il se mit aussi à battre des mains, à gambader, à rire tout haut, au grand ébahissement de ses amis ; François et Christine joignirent leur gaieté à la sienne ; M. de Nancé riait en les regardant.

    Paolo :

    « Ze me souis cacé derrière la gros arbre ! Z’avais oune peur terrible que la Signora ne m’aperçoût et ne me tirât de ma cacette. Quelle Signora terribila ! Aïe ! ze crois que ze l’entends. »

    Et Paolo se précipita derrière son arbre. C’était une fausse alerte ; personne ne parut.


    #153564

    CHAPITRE 21 : VISITES DE MONSIEUR ET MADAME DES ORMES :

    Les habitants du château de Nancé ne s’aperçurent du retour de M. et Mme des Ormes que par quelques rares apparitions du père ou de la mère de Christine. M. des Ormes confirma la défense qu’avait faite sa femme à Christine de venir au château.

    M. des Ormes :

    « Ta mère a toujours du monde ; elle craint que tu ne t’ennuies, que tu ne déranges tes heures de travail ; et puis il faudrait venir te chercher, te ramener, ce qui serait difficile avec tous ces messieurs et dames qu’il faut promener et voiturer. Puisque M. de Nancé a la bonté de te garder chez lui, nous sommes bien tranquilles sur ton compte ; et je suis convaincu que tu n’es pas fâchée de cet arrangement.

    Christine :

    Du tout, du tout, papa, au contraire ; je suis si heureuse avec ce bon M. de Nancé et mon ami François.

    M. des Ormes :

    Allons, tant mieux, ma fille, tant mieux ! J’espère que tu aimes M. de Nancé, que tu es aimable pour lui.

    Christine :

    Je l’aime de tout mon cœur, papa, et je le lui témoigne tant que je peux. Je voulais même l’appeler papa ou mon père, mais il n’a pas voulu ; il croit que cela vous fera de la peine.

    M. des Ormes :

    Pas le moins du monde. Appelle-le comme tu voudras.

    Christine :

    Merci, papa, merci, je le lui dirai. Vous êtes bien bon ; je vous remercie bien.

    M. des Ormes :

    Je suis bien aise de te faire plaisir, Christine, et que tu me le dises. Adieu, ma fille je viendrai te voir souvent ; mais pas de visites chez nous, ta mère m’a chargé de te le rappeler.

    Christine :

    Soyez tranquille, papa ; je ne viendrai pas.

    M. des Ormes :

    À propos, as-tu su que ton oncle et ta tante de Cémiane étaient en Italie pour quelques années !

    Christine :

    Non, papa ; je croyais qu’ils reviendraient passer l’été à Cémiane.

    M. des Ormes :

    Ils sont allés en Suisse, puis en Italie, pour la santé de ta tante, qui souffre de la poitrine. Adieu, Christine ; bien des amitiés a M. de Nancé. »

    À peine M. des Ormes fut-il parti, que Christine s’élança vers l’appartement de M. de Nancé. Elle entra comme un ouragan.

    Christine :

    « Papa ! mon père ! Je peux vous appeler comme je le voudrai ; papa ma l’a permis.

    M. de Nancé (hochant la tête) :

    Christine, Christine, tu as eu tort de le lui demander. Je t’ai déjà dit que ce n’était pas bien.

    Christine (avec affection) :

    Pas bien ? pourquoi ? Ne faites-vous pas pour moi ce que vous feriez si j’étais votre fille ? Ne me traitez-vous pas comme si j’étais votre fille ? Ne m’aimez-vous pas comme une vraie fille, comme une vraie sœur de François ? Ne croyez-vous pas que je vous aime comme un vrai père ? Pourquoi donc m’obliger à vous parler comme à un étranger, à vous appeler monsieur ? Pourquoi m’imposer cette peine ? Pourquoi me défendre de vous donner le nom que vous donne mon cœur, celui que vous donne François, qui ne peut pas vous aimer plus que je ne vous aime ! Mon père, mon cher père, laissez-moi vous appeler mon père. »

    En achevant ces mots, Christine se laissa glisser à genoux devant M. de Nancé ; elle appuya ses lèvres sur sa main, et le regarda avec ces grands yeux doux et suppliants qui faisaient de Paolo son très humble serviteur. M. de Nancé, de même que Paolo, n’y résista pas ; il releva Christine, la serra dans ses bras, l’embrassa à plusieurs reprises, et lui dit d’une voix émue :

    M. de Nancé (d’une voix émue) :

    « Ma fille ! ma chère fille ! appelle-moi ton père, puisque ton père te le permet, et crois bien que si je suis un père pour toi, tu es pour moi une fille bien tendrement aimée. »

    Christine remercia M. de Nancé, lui demanda pardon de l’avoir dérangé de son travail, et alla raconter ce qui venait de se passer à François, qui s’en réjouit autant qu’elle. Elle rentra ensuite dans son appartement, où l’attendait Paolo pour lui donner ses leçons.

    L’été se passa ainsi, bien calme pour François et pour Christine ; M. de Nancé refusa toutes les invitations de M. et de Mme des Ormes.

    Mme des Ormes :

    « C’est bien mal à vous, Monsieur de Nancé : vous refusez toutes mes invitations ; vous ne voyez aucune de mes fêtes, qui sont si jolies, aucun de mes amis, qui sont si aimables, qui m’aiment tant, qui sont si heureux près de moi ! Vous ne goûtez à aucun de mes excellents dîners ; j’ai un cuisinier admirable ! un vrai Vatel !

    M. de Nancé :

    Je suis vraiment contrarié, Madame, d’avoir toujours à vous refuser ; mais les devoirs de la paternité s’accordent mal avec les plaisirs du monde, et je préfère une soirée passée avec mes enfants, aux fêtes les plus brillantes.

    Mme des Ormes :

    Comment dites-vous, mes enfants ? Je croyais que vous n’aviez qu’un fils.

    M. de Nancé :

    Et Christine, Madame ? Ne m’avez-vous pas permis de la regarder comme ma fille ?

    Mme des Ormes :

    Christine ! Vous avez la bonté de vous en occuper vous-même ? Vous ne la laissez pas à sa bonne ?

    M. de Nancé :

    Non, Madame. Je croirais manquer à la confiance que vous avez bien voulu me témoigner en me la… donnant,… car vous me l’avez bien donnée, n’est-il pas vrai ?

    Mme des Ormes (riant) :

    Oui, oui. Gardez-la tant que vous voudrez ! Mais… où est-elle ? Je suis venue pour la voir.

    M. de Nancé :

    Je vais la faire descendre, Madame ; elle prend sa leçon de musique avec Paolo.

    M. de Nancé sonna.

    M. de Nancé (au domestique) :

    « Faites venir Mlle Christine.

    Mme des Ormes :

    À propos de Paolo, il y a longtemps que je ne l’ai vu. J’ai besoin de lui pour une décoration de théâtre ; nous allons jouer la Belle au bois dormant. C’est moi qui fais la Belle. Tous ces messieurs ont déclaré que personne ne remplirait ce rôle mieux que moi. Ces dames étaient furieuses. Mais ils ont dit que les bras étaient très en évidence, car je serai dans un fauteuil, les bras pendants ; on dit que j’ai de très beaux bras… Comment trouvez-vous mes bras ?

    M. de Nancé (froidement) :

    Probablement très beaux, Madame ; mais je ne m’y connais pas.

    Christine (arrivant en courant, le croyant seul) :

    Mon père, vous me demandez !… Ah ! »

    Christine venait d’apercevoir sa mère, que les dernières paroles de M. de Nancé avaient mise de mauvaise humeur.

    Mme des Ormes :

    À qui parlez-vous si haut, Christine ? Croyez-vous entrer dans une écurie ?

    Christine :

    Pardon, maman ; on m’avait dit que M. de Nancé me demandait. Je le croyais seul.

    Mme des Ormes :

    Et pourquoi l’appelez-vous votre père ?

    Christine :

    Maman, papa m’a permis d’appeler M. de Nancé mon père, parce qu’il est si bon pour moi…

    Mme des Ormes :

    Ah ! ah ! ah ! la bonne idée ! Dieu ! que c’est bête à M. des Ormes ! »

    M. de Nancé s’aperçut que les choses allaient tourner mal pour la pauvre Christine interdite, et il crut devoir intervenir.

    M. de Nancé :

    Christine est d’une reconnaissance excessive du peu que je fais pour elle, Madame. Elle croit la mieux témoigner en m’appelant son père. Comment pourrais-je oublier qu’elle est votre fille, qu’elle me vient de vous ; qu’en m’occupant d’elle, c’est à vous que je rends service ; qu’elle est pour moi un souvenir perpétuel de vous ? »

    Mme des Ormes, enchantée, serra la main de M. de Nancé, baisa Christine au front.

    Mme des Ormes :

    « Tu as bien raison, Christine, aime-le bien,… et appelle-le ton père, car il est cent fois meilleur que ton vrai père. Au revoir, cher Monsieur de Nancé ; je viendrai très souvent vous voir. Et ne craignez pas que je vous enlève Christine : non, non ; puisque vous y tenez, gardez-la en souvenir de moi. Adieu, mon ami. »

    M. de Nancé la salua profondément et la reconduisit jusqu’à sa voiture. Elle y était déjà montée et M. de Nancé s’en croyait débarrassé, lorsqu’elle sauta à terre et remonta le perron.

    Mme des Ormes :

    « Et Paolo que j’oublie ! Christine, va me le chercher. (La regardant courir pour exécuter l’ordre de sa mère) Dieu ! qu’elle est grande, cette fille ! C’est vraiment ridicule d’avoir une fille si grande pour son âge ; elle est encore grandie depuis mon retour. Ne craignez-vous pas, cher Monsieur de Nancé, en la laissant vous appeler son père, qu’elle ne vous vieillisse terriblement ?

    M. de Nancé (souriant) :

    Je ne crains rien dans ce genre. François a quatorze ans, et je ne cherche pas à me rajeunir.

    Mme des Ormes :

    Vous avez l’air si jeune. Quel âge avez-vous ?

    M. de Nancé :

    J’ai quarante ans, Madame.

    Mme des Ormes :

    Quarante ans ! Dieu ! quelle horreur ! J’espère bien n’avoir jamais quarante ans !… Il est vrai que j’en suis loin ! J’ai à peine vingt-trois ans. »

    M. de Nancé ne put réprimer entièrement un sourire moqueur.

    Mme des Ormes :

    Vous ne le croyez pas ? C’est à cause de cette ridicule taille de Christine, à laquelle on donnerait dix ans, en vérité ? Et c’est à peine si elle en a huit. Je me suis mariée à quinze ans. »

    M. de Nancé ne pouvait répliquer sans dire une impertinence : il se tut.

    Christine (revenant tout essoufflée) :

    « Maman, je ne trouve pas M. Paolo ; il est sans doute parti, ne vous sachant pas ici.

    Mme des Ormes :

    Que c’est ennuyeux ! Comment ne lui a-t-on pas dit que j’étais là. Ce bon Paolo ! Il est si heureux quand il me voit ! Envoyez-le-moi demain, mon cher Monsieur de Nancé. Adieu, à bientôt. »

    Elle monta dans son poney-duc et partit en envoyant des baisers avec ses doigts épatés qu’elle croyait effilés.

    Christine :

    « C’est ennuyeux que Paolo soit parti ; je n’avais pas fini ma leçon de piano, et je n’ai pas encore eu ma leçon d’histoire.

    M. de Nancé :

    Il reviendra peut-être, mon enfant ; et, s’il rentre trop tard, tu viendras chez moi, je te donnerai ta leçon d’histoire.

    Christine :

    Oh ! merci, mon père ! J’aime tant quand c’est vous qui me donnez mes leçons… Mais, dites-moi, mon père, est-ce vrai que vous ne me soignez que pour maman, et que vous ne m’aimez qu’en souvenir d’elle ?

    M. de Nancé :

    Ma pauvre petite, je te soigne pour toi, je ne t’aime que pour toi. Ce que j’en ai dit à ta maman, c’était pour adoucir sa mauvaise humeur, pour détourner son intention du reproche qu’elle t’adressait, et de crainte que ta grande tendresse pour nous ne lui donnât la pensée de te faire revenir chez elle. Tu juges quel chagrin c’eût été pour moi, pour François et pour toi-même.

    Christine :

    Je crois que j’en serais morte ! Vous quitter, rentrer là-bas après avoir été heureuse et aimée ici, vous savoir dans le chagrin, vous et François ! Mon Dieu ! mon Dieu oui, j’en serais morte !

    Paolo :

    Pst ! pst ! est-elle partie ? », dit une voix qui semblait venir du ciel.

    M. de Nancé et Christine levèrent la tête et virent apparaître à une lucarne du grenier la tête de Paolo, inquiet et alarmé.

    M. de Nancé :

    Vous voilà ! Que faites-vous donc là-haut ? Je vous croyais sorti.

    Paolo :

    Attendez Paolo oune minute, Signor. Ze descends. »

    Deux minutes après, Paolo apparut ; il paraissait content, mais encore un peu inquiet.

    Paolo :

    « Ze me souis sauvé ; z’avais peur que la Signora ne me poursuivît ; z’ai couru au grenier, et, comme ze n’entendais plus rien, z’ai regardé et ze souis venu.

    M. de Nancé :

    Mon cher, vous n’avez pas gagné grand’chose, car je suis chargé de vous envoyer demain chez Mme des Ormes. »

    Paolo fit une mine allongée qui fit rire M. de Nancé, mais il fit signe à Paolo de se taire à cause de Christine.

    M. de Nancé :

    « À présent, mon ami, allez continuer les leçons de ma petite Christine ; finissez votre temps de galères.

    Paolo :

    Dio ! quelle galère ! avec oune si sarmante Signora ! si douce, si obéissante, si intellizente, si…

    M. de Nancé (riant) :

    Assez, assez, mon cher, assez. Vous allez donner de l’orgueil à ma fille.

    Christine :

    À moi, mon père? De l’orgueil ? et de quoi ? Que fais-je, moi, que suivre vos conseils et ceux du bon Paolo ! C’est vous et lui qui devez avoir de l’orgueil, si je fais bien ; vous surtout, mon père, vous qui m’apprenez à être ce que dit Paolo, douce et obéissante, et à demander au bon Dieu de me rendre bonne et pieuse comme François.

    Paolo :

    Voyez, voyez, Signor ! Quel anze que cet enfant ! »…

    …s’écria Paolo en joignant les mains et en s’élançant ensuite sur Christine, que, dans son admiration, il enleva de six pieds, et qu’il remit à terre avant qu’elle eut le temps de pousser un cri de frayeur.

    Christine (d’un air de reproche) :

    « Vous m’avez fait peur, Paolo.

    Paolo (confus) :

    Pardon, Signorina, pardon ; c’était la zoie, l’admiration. »

    Et il rentra un peu honteux, précédé de M. de Nancé et de Christine.

    #153565

    CHAPITRE 22 : MAURICE CHEZ MONSIEUR DE NANCE :

    François rentrait un jour de chez Maurice, qu’il continuait à voir une ou deux fois par semaine, et dont la santé et l’état physique ne s’amélioraient guère. Ses jambes et ses reins ne se redressaient pas ; son épaule restait aussi saillante, son visage aussi couturé. Il s’affaiblissait au lieu de prendre des forces. Sa difformité et l’insouciance de son frère lui donnaient une tristesse qu’il ne pouvait vaincre ; il allait assez souvent chez M. de Nancé, où il était toujours reçu avec amitié ; Christine était bonne et aimable pour lui ; elle lui témoignait de la compassion, mais pas l’amitié qu’il aurait désiré lui inspirer et qu’il éprouvait pour elle. Plusieurs fois il lui représenta qu’il avait les mêmes droits que François à son affection, puisqu’il était infirme et malheureux comme lui.

    Christine :

    « François n’est pas malheureux ; il a eu du courage ; il s’est résigné… D’ailleurs… »

    Christine se tut.

    Maurice :

    D’ailleurs quoi, Christine ? Parlez.

    Christine :

    Non, j’aime mieux me taire. Seulement personne ne pourra faire pour moi ce qu’ont fait M. de Nancé et François, je vous l’ai déjà dit. Et je vous ai dit aussi que je ferais ce que je pourrais pour vous témoigner la compassion et l’intérêt que vous m’inspirez. »

    Maurice recommençait son exhortation, Christine répondait de même, et quand elle se trouvait seule avec M. de Nancé, elle se plaignait à lui des importunités de Maurice.

    Christine :

    « Chaque fois qu’il me dit de ces choses, je l’aime moins ; je le trouve de plus en plus ridicule ; il demande plus qu’il ne le devrait ; et comme je ne sais que lui répondre, ses visites me sont désagréables… Que faire, cher père ? Je crains de ne pouvoir m’empêcher de le détester.

    M. de Nancé :

    Non, chère petite ; il t’ennuie ; mais tu ne le détesteras pas, car tu penseras qu’il est l’ami de François.

    Christine :

    Oh !… l’ami !… François y va par charité.

    M. de Nancé :

    Et toi, tu le recevras par charité. Et tu prieras le bon Dieu de te rendre bonne et charitable ; et tu n’oublieras pas que tu vas faire ta première communion l’année prochaine.

    Christine (l’embrassant) :

    Et puis je penserai à vous et à François pour vous imiter ; la première fois que Maurice viendra, vous verrez, cher père, comme je serai bonne ! »

    Les bonnes résolutions de Christine portèrent leur fruit ; Maurice crut voir que Christine l’aimait enfin comme il désirait en être aimé, et il devint plus gai et plus aimable pendant ses visites.

    Le jour où François revint de chez Maurice, comme nous l’avons dit, il avait trouvé son pauvre protégé fort triste ; ses parents lui avaient annoncé que, n’ayant pas été à Paris depuis près d’un an, leurs affaires s’étaient dérangées et les obligeaient à y aller passer un ou deux mois ; que, de plus, leur père était assez gravement malade et les demandait ; qu’il fallait s’apprêter à partir sous peu de jours, et qu’Adolphe entrerait au collège dès leur arrivée à Paris.

    Maurice :

    « Alors, j’ai supplié maman de me laisser ici et de ne pas m’exposer à la honte, aux humiliations pénibles que je subirais à Paris. Maman, inquiète de ma santé, ne veut pas me quitter, et pourtant elle est obligée d’aller à Paris pour ses affaires et pour mon grand-père. Il faut donc que je me laisse emmener, que je subisse toutes les peines que je prévois. Si papa pouvait y aller seul, je m’y résignerais encore ; et quant à Adolphe, je comprends bien qu’ici il ne travaille pas, il perd son temps et il a besoin d’aller au collège ; mais, maman partant, il faut que je parte aussi ! Quel chagrin pour moi de quitter la campagne et ma vie calme et retirée ! Maman, me voyant si malheureux de ce voyage, m’a dit qu’elle ferait le sacrifice que je lui demandais, qu’elle me laisserait ici, et qu’elle se séparerait d’avec moi si nous avions dans le voisinage un parent ou un ami intime qui voulût bien me recevoir chez lui pendant un mois ou deux, et encore, à la condition que moi ou le médecin nous lui écrivions tous les jours pour la rassurer sur ma santé. C’est vrai que je suis malade, plus malade même qu’elle ne le croit, car je lui cache la plus grande partie de mes souffrances pour ne pas l’inquiéter davantage. Ce fatal voyage me tuera ! Et, par malheur, nous n’avons dans le voisinage aucun parent, aucun ami qui puisse me recueillir ! Oh ! François, que je suis malheureux ! »

    François, ne trouvant aucune parole pour consoler le pauvre Maurice, pleura avec lui et l’engagea à recourir à Dieu et à la sainte Vierge. Il lui promit de lui écrire souvent ; il chercha à le rassurer sur sa santé, sur les terreurs que lui causait son séjour à Paris, et le laissa un peu moins abattu, mais bien malheureux encore.

    François vint raconter à son père et à Christine le nouveau et vif chagrin du pauvre Maurice.

    Christine :

    « Pauvre garçon ! pauvre Maurice ! Que pouvons-nous faire pour le consoler dans sa douleur ?

    M. de Nancé :

    Ses chagrins sont malheureusement de nature à ne pouvoir être effacés ; mais nous pouvons les adoucir en redoublant de soins et d’affection jusqu’à son départ. Demain, François pourra y retourner, et nous l’accompagnerons.

    Christine :

    Mon père, je crois que j’ai trouvé un moyen excellent de le rendre non seulement moins triste, mais heureux.

    M. de Nancé :

    Toi, tu as trouvé cela, Christine ? Dis-le-nous bien vite.

    Christine :

    C’est que vous allez être… pas content.

    M. de Nancé :

    Pas content ? Pourquoi ? Ton invention est donc mauvaise, méchante ?

    Christine :

    Au contraire, mon père excellente et très bonne. Devinez ! Ce n’est pas difficile.

    M. de Nancé :

    Comment veux-tu que je devine, si tu ne me dis pas quelque chose pour m’aider ?

    Christine :

    Et toi, François, devines-tu? »

    François la regarda attentivement.

    François :

    « Je crois que j’ai trouvé ! »

    Et il dit quelques mots à l’oreille de Christine.

    Christine (riant) :

    « C’est ça, tu as deviné. À votre tour, mon père ; vous ne devinez pas ?

    M. de Nancé :

    Hem ! je crois que je devine aussi. Tu veux que je lui propose…

    Christine :

    C’est cela ! c’est cela ! Eh bien, papa, voulez-vous ?

    M. de Nancé (souriant) :

    Mais tu ne m’as pas laissé achever ! tu ne sais pas ce que j’allais dire !

    Christine :

    Si fait, si fait ! Et je vous demande encore : Le voulez-vous ?

    M. de Nancé (avec malice) :

    Il faut bien, puisque tu le désires si vivement. Mais je te demande instamment que ce ne soit pas pour longtemps. Huit jours au plus.

    Christine :

    Ce sera assez, mon père, pour le consoler ; pourtant, j’aimerais mieux un mois que huit jours.

    M. de Nancé (de même) :

    Nous verrons si nous pouvons nous y habituer, François et moi.

    Christine :

    Oh ! vous vous y habituerez très bien. François ira le lui demander demain.

    M. de Nancé (souriant) :

    Il vaut mieux que tu y ailles toi-même avec Isabelle ; tu verras en même temps la chambre que te donnera Mme de Sibran pour toi et pour Isabelle.

    Christine (effrayée) :

    Quelle chambre ? Pourquoi une chambre ?

    M. de Nancé :

    Mais pour demeurer chez Mme de Sibran pendant huit jours, jusqu’à son départ, comme tu le désires.

    Christine :

    Moi, demeurer là-bas ? Moi, vous quitter ? aller chez Maurice que je ne peux pas souffrir ? Oh ! mon père ! vous ne m’aimez donc pas, puisque vous me renvoyez avec tant de facilité ! Vous ne croyez pas à ma tendresse, puisque vous me supposez le désir, la possibilité de vouloir vous quitter ! François, tu avais deviné, toi ; tu m’aimes ! »

    Christine, désespérée et tout en larmes, se jeta au cou de François, qui regardait son père avec tristesse.

    M. de Nancé (la saisissant dans ses bras et l’embrassant) :

    « Christine ! ma fille ! mon enfant ! Ne pleure pas ! Ne t’afflige pas ! C’est une plaisanterie ; je devinais très bien que tu me demandais de faire venir Maurice ici avec nous. Tu ne m’as pas laissé achever, et j’ai profité de l’occasion pour te guérir de ta précipitation à vouloir comprendre les pensées inachevées. Je suis désolé, chère enfant, du chagrin que tu témoignes ! Et crois bien que je ne t’aurais jamais permis l’inconvenance que je te proposais en plaisantant ; et que je tiens trop à toi, que je t’aime trop, pour me séparer de toi volontairement. »

    Christine, consolée, embrassa tendrement ce père et ce frère tant aimés, et renouvela la proposition d’avoir Maurice à Nancé.

    M. de Nancé :

    Tout ce que vous voudrez, mes enfants ; je m’associe à votre acte de charité, quoiqu’il ne me soit pas plus agréable qu’à Christine ; mais, comme elle, je supporterai les ennuis d’un malade étranger et je vaincrai mes répugnances. »

    Quand François retourna le lendemain chez Maurice, et lui fit part de l’invitation de M. de Nancé, le visage de Maurice exprima une telle joie, une telle reconnaissance, que François en fut touché. Il remercia François dans les termes les plus affectueux, et annonça le départ de sa mère pour le lendemain matin, parce qu’on avait reçu de mauvaises nouvelles de son grand-père.

    François :

    Alors tu viendras à Nancé dans l’après-midi ?

    Maurice :

    J’en parlerai à maman ; elle le voudra bien, j’en suis sûr, et alors je viendrai le plus tôt que je pourrai. Mais, dis-moi, François, Christine ne sera-t-elle pas ennuyée de mon long séjour près de vous ?

    François :

    Pas du tout, puisque c’est elle qui en a eu l’idée et qui l’a demandé à papa.

    Maurice :

    En vérité ? Christine ! Oh ! qu’elle est bonne ! Quelle bonne petite amie j’ai là ! »

    François réprima un petit mouvement de mécontentement du vol que voulait lui faire Maurice de l’amitié de Christine. Mais il réfléchit que Christine n’avait pour Maurice que de la compassion, et que ce n’était qu’un acte de charité qu’elle exerçait envers lui.

    François :

    « À demain.

    Maurice (gaiement) :

    Oui, à demain, cher ami ! Eh bien, tu pars sans me donner la main ?

    François :

    C’est vrai ! Je n’y pensais pas ! Viens de bonne heure.

    Maurice :

    Le plus tôt que je pourrai. Merci, mon ami. »

    François s’en retourna à Nancé un peu pensif ; il rencontra à moitié chemin Christine et son père qui venaient à sa rencontre.

    M. de Nancé demanda des nouvelles de Maurice, pendant que Christine disait à François :

    Christine :

    « Qu’as-tu ? tu es triste !

    François :

    Oui, je suis fâché contre moi-même. »

    Et il raconta à son père et à Christine ce que lui avait dit Maurice.

    François :

    « Et alors…

    Christine (vivement) :

    Et alors, tu as été fâché contre lui, et tu as eu envie de lui dire que je n’étais pas son amie et que tu étais et serais mon seul ami, et que je ne l’aimerais jamais comme je t’aime ? Et puis, tu ne l’aimes pas ; (riant et embrassant François) tout comme moi.

    François (surpris) :

    Tiens ! comment as-tu deviné ?

    Christine :

    C’est que cela m’a fait la même chose quand il m’a demandé de l’aimer comme je t’aime : je le trouvais bête, je me sentais fâchée contre lui, et depuis ce temps je ne peux pas l’aimer pour de bon ; mais papa dit que ça ne fait rien, qu’on peut tout de même être bon et aimable pour lui, sans l’aimer.

    François :

    Je crains que ce ne soit mal de ma part, papa ; c’est vrai que je ne l’aime pas. Et pourtant il me fait pitié, je le plains ; mais je n’aime pas à le voir.

    M. de Nancé :

    Et pourtant tu y vas de plus en plus, mon ami.

    François :

    Parce que je l’aime de moins en moins ; et c’est pour me punir de ce mauvais sentiment, que je fais plus pour lui que si je l’aimais.

    M. de Nancé :

    Tu ne peux faire ni plus ni mieux, mon ami, car tu agis par charité ; tu fais donc plus et mieux que si tu agissais par amitié… Sois bien tranquille, et, quand il sera ici, continue à lui laisser croire que tu es son ami. Le bon Dieu te récompensera de ce grand acte de charité.

    Christine :

    Mon père, vous avez raison de dire grand acte de charité, parce que c’est bien difficile d’être avec les gens qu’on n’aime pas, comme si on les aimait. »

    L’arrivée de Paolo interrompit leur conversation, que François reprit avec son père avant de se coucher. Ils dirent beaucoup de choses que nous n’avons pas besoin de savoir, et dont le résultat fut pour François une tranquillité de cœur complète, un redoublement de tendresse pour Christine et de compassion pour Maurice, qu’il résolut de traiter plus amicalement encore que par le passé.

    #153566

    CHAPITRE 23 : FIN DE MAURICE :

    Le lendemain, Maurice arriva pâle et défait, les yeux rouges et gonflés, la poitrine oppressée. Le départ de ses parents lui avait causé une douleur profonde, malgré la promesse de sa mère de revenir dès qu’il y aurait une amélioration dans la santé de son grand-père. Quand il vit François et Christine qui accouraient au-devant de lui, il sourit, un éclair de joie illumina son visage ; il hâta le pas pour les joindre plus vite ; dans son empressement, une de ses jambes accrocha l’autre, et il tomba tout de son long par terre ; aussitôt un flot de sang s’échappa de sa bouche : une veine s’était rompue dans sa poitrine. François et Christine coururent à lui pour le relever, et, malgré leur frayeur, ils n’en témoignèrent aucune, de peur d’effrayer Maurice.

    François (à l’oreille de Christine) :

    « Va chercher papa…

    …dit François à l’oreille de Christine, qui partit comme une flèche.

    Christine :

    Mon père, venez vite ; Maurice vomit du sang ; François le soutient.

    M. de Nancé (se levant) :

    Où sont-ils ?

    Christine :

    Dans le vestibule.

    M. de Nancé :

    Va vite appeler ta bonne, ma chère enfant ; qu’elle apporte ce qu’il faut. »

    Isabelle, en entendant le récit de Christine, prit une fiole d’eau de Pagliari, en versa une cuillerée dans un verre d’eau, et se hâta d’arriver près de Maurice, auquel elle fit boire la moitié de cette eau. Quelques instants après il but l’autre moitié, et le vomissement du sang, qui avait déjà diminué, s’arrêta tout à fait. Isabelle obligea Maurice à se mettre au lit, malgré sa résistance. Il témoignait un tel chagrin d’être séparé de ses amis François et Christine, que M. de Nancé lui promit de les lui amener, pourvu qu’il parlât le moins possible, ce que Maurice promit avec joie.

    M. de Nancé ne tarda pas à ramener ses enfants.

    Maurice :

    François, Christine, mes chers, mes bons amis ; je suis bien malade, je le sens… Je suis trop malheureux ; j’ai demandé au bon Dieu de me faire mourir.

    François :

    Oh ! Maurice, que dis-tu ? Tu veux donc nous quitter ; tu ne nous aimes donc plus ?

    Maurice :

    C’est parce que je vous aime trop que je suis malheureux. Je voudrai être toujours avec vous, et je vous vois si peu ! Je voudrais être avec maman et papa, et les voilà partis ! Je voudrais que mon frère m’aimât, et il ne me témoigne que de l’indifférence. Toi, François, et toi, chère et bonne Christine, si vous pouviez être mon frère et ma sœur ! Mais vous ne l’êtes pas ! Je voudrais que vous m’aimiez de telle sorte que vous n’aimiez que moi, et cela aussi est impossible.

    M. de Nancé :

    Maurice, vous parlez trop; je vais renvoyer vos amis si vous continuez.

    Maurice :

    Pardon, Monsieur ; je ne dirai plus rien. »

    François et Christine s’assirent près du lit de Maurice et cherchèrent à le distraire en causant, avec M. de Nancé, de leurs projets d’hiver et de l’été prochain. Ils mêlaient toujours Maurice à leurs projets, pensant lui faire plaisir. Il souriait tristement ; à la longue, une larme, qu’il retenait, coula le long de sa joue.

    François :

    Maurice, tu pleures ? Souffres-tu ? Qu’as-tu ?

    Maurice :

    Je ne souffre que d’une grande faiblesse. Je pleure parce que je vous aurai quittés depuis longtemps quand le printemps arrivera.

    M. de Nancé :

    Pourquoi ? Si votre bonheur et votre santé dépendent de votre séjour chez moi, je ne serai pas assez cruel pour vous renvoyer, mon pauvre garçon.

    Maurice :

    Ce n’est pas ce que je veux dire, Monsieur… Je crois que je n’ai plus longtemps à vivre.

    François :

    Maurice, ne pense donc pas à des choses si tristes !

    Maurice :

    Mes bons amis, le peu d’affection que m’a témoigné mon frère, le départ de maman et de papa, que je croyais ne jamais quitter dans l’état où je suis, la crainte de mourir loin d’eux, sans les revoir, sans recevoir leur bénédiction, sans les embrasser, tout cela me tue ! Depuis longtemps je me sens mourir, et je le cache à mes parents ; je les regrette amèrement, et pourtant je suis heureux d’être ici, parce que je veux mourir bien pieusement, et vous m’y aiderez. Vous êtes tous si bons, si pieux ! Chez moi, personne ne prie ; personne ne parle du bon Dieu ; personne n’a l’air d’y penser. (Joignant les mains) Monsieur de Nancé, ayez pitié de moi ! Je voudrais faire ma première communion comme l’a faite François, et je ne sais comment la faire ; je ne sais rien ; je ne sais même pas prier. Ayez pitié de moi ! Dites, que dois-je faire ?

    M. de Nancé (attendri) :

    Mon pauvre garçon, il faut vous soumettre à la volonté de Dieu ; vivre s’il le veut, et ne pas vous préoccuper de la crainte de mourir. Il faut vous soigner comme on vous l’ordonne, offrir à Dieu les chagrins qu’il vous envoie, et lui demander du courage et de la patience. Quant à la première communion, nous en reparlerons demain. À présent, restez bien tranquille jusqu’à l’arrivée du médecin, que j’ai envoyé chercher. Isabelle ou Bathilde restera près de vous. Soyez calme, mon ami, et remettez-vous entre les mains du bon Dieu, notre père et notre ami à tous. »

    M. de Nancé lui serra la main.

    Maurice :

    « Merci, Monsieur, merci ; vous m’avez déjà consolé. »

    M. de Nancé sortit, emmenant François et Christine qui pleuraient et qui envoyèrent à Maurice un baiser d’adieu, auquel il répondit par un sourire.

    François (avec anxiété) :

    « Le croyez-vous bien malade, papa ?

    M. de Nancé :

    Je ne sais, mon ami ; il est possible qu’il voie juste en se croyant près de sa fin ; il est extrêmement changé et affaibli depuis quelque temps déjà. Aujourd’hui son visage est très altéré. Le départ de ses parents l’a beaucoup affligé.

    François :

    Pauvre Maurice ! et moi qui ne l’aimais pas !

    Christine :

    Et moi donc ? Mais nous allons le soigner comme si nous l’aimions tendrement ; n’est-ce pas, François ?

    François :

    Oh oui ! Et je l’aime réellement à présent ; il me fait trop pitié.

    Christine :

    Je suis comme toi, et je crois que je l’aime. »

    Quand le médecin arriva, il traita légèrement le vomissement de sang de Maurice ; il l’attribua à sa chute, et pensa que ce serait un bien pour le fond de la santé ; il engagea Maurice à se lever, à manger, à sortir, à faire enfin ce que lui permettraient ses forces. M. de Nancé lui demanda pourtant d’écrire à M. et à Mme de Sibran pour les avertir de l’accident arrivé à leur fils. Lui-même leur en raconta tous les détails en ajoutant l’opinion du médecin, et promit de les avertir de la moindre aggravation dans l’état de Maurice. Cette consultation rassura tout le monde, excepté Maurice lui-même, qui persista à vouloir hâter sa première communion.

    M. de Nancé, n’y voyant que de l’avantage, et ayant reçu de M. et Mme de Sibran l’autorisation de céder à ce qu’ils croyaient être une fantaisie de malade, fit venir tous les jours un prêtre pieux et distingué, pour donner à Maurice l’instruction religieuse qui lui manquait. M. de Nancé lui-même développa, par son exemple et par ses paroles, la foi et la piété de Maurice ; François lui racontait les pieuses impressions de sa première communion, et, un mois après son entrée chez M. de Nancé, Maurice faisait aussi sa première communion avec les sentiments les plus chrétiens et les plus résignés.

    La faiblesse avait insensiblement augmenté, au point qu’il se soutenait difficilement sur ses jambes. Mais le médecin n’en concevait aucune inquiétude et attendait une guérison complète au retour du printemps. Peu de jours après sa première communion, il fut pris d’un nouveau vomissement de sang. M. de Nancé s’empressa d’écrire à M. et à Mme de Sibran, en ne dissimulant pas sa vive inquiétude.

    Le vomissement de sang ne put être complètement arrêté, et plusieurs fois dans la matinée il reprit avec violence. La faiblesse de Maurice augmentait d’heure en heure. Dans l’après-midi, il demanda François et Christine.

    Maurice :

    « François, bon et généreux François, je ne veux pas mourir sans te demander une dernière fois pardon de ma méchanceté passée. Ne pleure pas, François ; écoute-moi, car je me sens bien faible. Quand je ne serai plus, prie pour moi, demande au bon Dieu de me pardonner ; aime-moi mort comme tu m’as aimé vivant ; ton amitié a été ma consolation dans mes peines ; elle a sauvé mon âme en me ramenant à Dieu. Que Dieu te bénisse, mon François, et qu’il te rende le bien que tu m’as fait !
    Et toi, Christine, ma bonne et chère Christine, qui m’as aimé comme un frère, comme un ami ; ta tendresse, tes soins ont fait le bonheur des derniers mois de ma triste et pénible existence. Que Dieu te récompense de ta bonté, de ta charité, de ta tendresse ! Que Dieu te bénisse avec François ! Puisses-tu ne jamais le quitter pour votre bonheur à tous deux et celui de votre excellent père ! Oh ! monsieur de Nancé, mon père en Dieu, mon sauveur, je vous aime, je vous remercie ; ma reconnaissance est si grande, que je ne puis l’exprimer comme je le voudrais. Que Dieu… ! »

    Un nouveau vomissement de sang interrompit Maurice. François et Christine, à genoux près de son lit, pleuraient amèrement ; M. de Nancé était vivement ému. Maurice revint à lui ; il demanda M. le curé, que M. de Nancé avait déjà envoyé prévenir et qui entrait. Maurice reçut une dernière fois l’absolution et la sainte communion ; il demanda instamment l’extrême-onction, qui lui fut administrée.

    Depuis ce moment, un grand calme succéda à l’agitation et à la fièvre ; il pria M. de Nancé, dans le cas où ses parents arriveraient trop tard, de leur faire ses tendres adieux et de leur exprimer ses vifs regrets de n’avoir pu les embrasser avant de mourir.

    Maurice :

    « Dites-leur aussi que j’ai été bien heureux chez vous, que je les bénis et les remercie de m’avoir permis de venir mourir près de vous. Dites-leur qu’ils aiment François et Christine pour l’amour de moi. Dites-leur que je meurs en les aimant, en les bénissant ; que je meurs sans regrets et en bon chrétien. Adieu,… adieu… à maman… »

    Il baisa le crucifix qu’il tenait sur sa poitrine, et il ne dit plus rien. Ses yeux se fermèrent, sa respiration se ralentit, et il rendit son âme à Dieu avec le sourire du chrétien mourant.

    M. de Nancé avait fait éloigner ses enfants avec Isabelle, pour éviter l’impression de ces derniers moments ; lui-même ferma les yeux du pauvre Maurice, et resta près de lui à prier pour le repos de son âme.

    Le lendemain, de grand matin, M. et Mme de Sibran, inquiets et tremblants, entraient précipitamment chez M. de Nancé. Il leur apprit avec tous les ménagements possibles la triste et douce fin de leur fils. Le désespoir des parents fut effrayant. Ils se reprochaient de n’avoir pas deviné le danger, de l’avoir abandonné le dernier mois de son existence, de l’avoir laissé mourir dans une famille étrangère.

    Ils demandèrent à voir le corps inanimé de leur fils, et là, à genoux près de ce lit de mort, ils demandèrent pardon à Maurice de leur aveuglement.

    Mme de Sibran :

    « Mon fils, mon cher fils !, si j’avais eu le moindre soupçon de la gravité de ton état, je ne t’aurais jamais quitté. Plutôt perdre toute ma fortune et la dernière bénédiction de mon père, que le dernier soupir de mon fils. »

    Ils restèrent longtemps près de Maurice sans qu’on pût les en arracher. M. de Nancé se rendit près d’eux et parvint à leur rendre un peu de calme en leur parlant de la douceur de la résignation de Maurice, de sa tendresse pour eux, des efforts qu’il avait faits pour dissimuler ses souffrances, dans la crainte de les inquiéter et de les chagriner. Il leur parla de sa piété, des sentiments profondément religieux qui lui avaient tant fait désirer sa première communion. Isabelle les rassura sur les soins qu’il avait reçus, sur la tendresse que lui avaient témoignée M. de Nancé, François et Christine ; elle leur redit toutes ses paroles, toutes ses recommandations, et enfin elle leur représenta si vivement la triste vie qu’il était destiné à mener, et ses propres terreurs devant les misères et les humiliations qu’il pressentait, qu’ils finirent par comprendre que sa fin prématurée était un bienfait de Dieu qui l’avait pris en pitié.

    Ils voulurent voir, remercier et embrasser François et Christine, et ils pleurèrent avec eux près du corps de Maurice.

    Les jours suivants, M. de Nancé éloigna le plus possible les enfants de ces scènes de deuil. Paolo contribua beaucoup à distraire François et Christine de l’impression douloureuse qu’ils avaient ressentie.

    Paolo :

    « Que voulez-vous, mes sers enfants ? Le pauvre Signor Maurice est mort comme ze mourrai, comme vous mourrez, comme le signor de Nancé mourra, un zour. Voulez-vous qu’il vive avec les zambes crossues ? Ce n’est pas zouste, ça, puisqu’il était horrible. Pourquoi voulez-vous qu’il vive horrible ? Ce n’est pas zentil, ça. Puisqu’il est heureux avec le bon Zézu et les petits anzes, pourquoi voulez-vous qu’il reste à Nancé ou à Sibran, à zémir, à crier : « Mon Dieu, faites que ze meure ! »

    Christine :

    C’est égal, Paolo, ça me fait de la peine qu’il ne soit plus là…

    Paolo :

    Ça n’est pas zouste. Pourquoi voulez-vous oune si grande fatigue pour la Signora Isabella, et pour votre ser papa qui se relevait la nuit pour voir ce pauvre garçon ? Et moi donc, qui vous voyais tous misérables, et qui avais les leçons toutes déranzées ? « Pas de mousique auzourd’hui, Paolo, Maurice me demande de rester. Pas de zéographie, Paolo, Maurice veut zouer aux cartes ; il s’ennouie. » Vous croyez que c’est zouste, ça ; que c’est agréable de voir mes pauvres élèves ainsi déranzés ? Et pouis… et pouis… tant d’autres sozes que ze ne veux pas dire.

    Christine :

    Quoi donc, Paolo ? Dites, qu’est-ce que c’est ? Mon cher Paolo, dites-le-nous.

    Paolo :

    Eh bien, ze vous dirai que ce pauvre Signor Maurice vous empêçait de vous promener, de zouer, de courir, de causer, et que vous étiez si bons, si zentils pour lui… Écoutez bien ce que dit Paolo !… non pas parce que vous aviez de l’amour pour ce garçon, mais parce que… vous aviez de l’amour pour le bon Dieu, et que vous êtes tous les deux bons, sarmants et saritables. Est-ce vrai ce que ze dis ?

    François :

    Chut ! Paolo. Pour l’amour de Dieu, ne dites pas ça ; ne le dites à personne.

    Paolo (content) :

    Eh ! eh ! on pourrait bien le dire à Signor de Nancé.

    François :

    À personne, personne ! Je vous en prie, je vous en supplie, mon bon, bon Paolo.

    Paolo (hésitant) :

    Moi,… ze veux bien,… mais…

    Christine :

    Le jurez-vous ? Jurez, mon cher Paolo.

    Paolo (étendant les bras) :

    Ze le zoure ! »

    À force de raisonnements pareils, Paolo finit par les distraire. M. de Nancé était obligé à de fréquentes absences pour les obsèques du pauvre Maurice et pour venir en aide aux malheureux parents. Aussitôt après l’enterrement, M. et Mme de Sibran retournèrent à Paris, où ils avaient leur fils Adolphe et toute leur famille.

    À Nancé on reprit la vie habituelle, tranquille, occupée, uniforme et heureuse. Pourtant la mort du pauvre Maurice attrista pendant longtemps leurs soirées d’hiver.

    #153567

    CHAPITRE 24 : SEPARATION, DESESPOIR :

    L’été suivant ramena M. et Mme des Ormes et la bande joyeuse et dissipée que M. de Nancé continua à éviter. Leurs relations avec Christine ne furent ni plus tendres ni plus fréquentes. Ils semblaient avoir entièrement abandonné leur fille à M de Nancé. Cette position bizarre dura quelques années encore ; Christine arriva à l’âge de seize ans et François à vingt.

    Christine était devenue une charmante jeune personne, sans être pourtant jolie ; grande, élancée, gracieuse et élégante, ses grands yeux bleus, son teint frais, ses beaux cheveux blonds, de belles dents, une physionomie ouverte, gaie, intelligente et aimable, faisaient toute sa beauté ; son nez un peu gros, sa bouche un peu grande, les lèvres un peu fortes, ne permettaient pas de la qualifier de belle ni de jolie, mais tout le monde la trouvait charmante ; elle paraissait telle, surtout aux yeux de ses trois amis dévoués, M. de Nancé, François et Paolo. Son caractère et son esprit avaient tout le charme de sa personne ; l’infirmité de François, qui leur faisait éviter les nouvelles relations et fuir les réunions élégantes du voisinage, avait donné à Christine les mêmes goûts sérieux et le même éloignement pour ce qu’on appelle plaisirs dans le monde. M. de Nancé les menait quelquefois chez Mme de Guibert et chez Mme de Sibran, mais jamais quand il y avait du monde. Une fois, il les avait forcés à aller à une petite soirée de feu d’artifice et d’illuminations chez Mme de Guibert ; mais Christine avait tant souffert de l’abandon dans lequel on laissait François, des regards moqueurs qu’on lui jetait, des ricanements dont il avait été l’objet, qu’elle demanda instamment à M. de Nancé de ne plus l’obliger à subir ces corvées.

    M. de Nancé :

    « Comme tu voudras, ma fille. Je croyais t’amuser c’est François qui m’a demandé de te procurer quelques distractions.

    Christine :

    François est bien bon et je l’en remercie, mon père. Mais je n’ai pas besoin de distractions ; je vis si heureuse près de vous et près de lui, que tout ce qui change cette vie douce et tranquille m’ennuie et m’attriste.

    M. de Nancé :

    J’ai en effet remarqué hier que tu étais triste, mon enfant, et que tu ne prenais plaisir à rien ; toi, toujours si gaie, si animée, tu ne parlais pas, tu souriais à peine.

    Christine :

    Comment pouvais-je être gaie et m’amuser, mon père, pendant que François souffrait et que vous partagiez son malaise ? Je n’entendais autour de moi que des propos méchants, je ne voyais que des visages moqueurs ou indifférents. Ici c’est tout le contraire ; les paroles sont amicales, les visages expriment la bonté et l’amitié. Non, cher père, je voudrais ne jamais sortir d’ici. »

    M. de Nancé avait compris le tendre dévouement de sa fille ; il n’insista pas et l’embrassa en lui rappelant que sa mère revenait le lendemain.

    M. de Nancé :

    « Il faut que j’aille la voir.

    Christine :

    Faut-il que j’y aille avec vous, mon père ?

    M. de Nancé :

    Non, mon enfant ; tu sais qu’elle défend tes visites au château.

    Christine (souriant) :

    Je n’en suis pas fâchée, quand elle me voit, c’est toujours pour me gronder ; je resterai avec François. toujours bon, toujours aimable. »

    M. de Nancé alla voir M. et Mme des Ormes ; il leur représenta qu’il était obligé de mener son fils dans le Midi pour sa santé et pour d’autres motifs ; qu’il était impossible qu’il emmenât Christine avec lui, et que, malgré le vif chagrin que leur causerait à tous cette séparation, il la jugeait absolument nécessaire.

    Mme des Ormes :

    Je ne peux pas la reprendre, Monsieur de Nancé ; que ferais-je d’une grande fille comme Christine ? Je ne saurais pas m’en occuper, la diriger ; elle courrait risque d’être fort mal élevée.

    M. de Nancé :

    Ce ne serait pas impossible, Madame, si vous ne vous en occupez pas ; mais il faut que vous preniez un parti quelconque, car enfin Christine a seize ans et elle est votre fille.

    Mme des Ormes :

    Elle est bien plus à vous qu’à nous. Christine n’a jamais eu de cœur, et c’est ce qui m’en a détachée. D’abord et avant tout, je ne veux pas d’elle chez moi ; ma maison n’est pas montée pour cela, et mon genre de vie ne lui conviendra pas.

    M. de Nancé :

    Alors, Madame, me permettrez-vous un conseil dans votre intérêt à tous ?

    Mme des Ormes :

    Oui, oui, donnez vite.

    M. de Nancé :

    Mettez-la au couvent pour deux ou trois ans.

    Mme des Ormes :

    Parfait ! admirable ! Mais pas à Paris ! Je ne veux absolument pas l’avoir à Paris.

    M. de Nancé :

    Le couvent des dames Sainte-Clotilde, qui est à Argentan, est excellent, Madame.

    Mme des Ormes :

    Très bien. C’est arrangé ; n’est-ce pas, Monsieur des Ormes ? Vous donnez, comme moi, pleins pouvoirs à M. de Nancé ? »

    M. des Ormes, plus que jamais sous le joug de sa femme, consentit à tout ce qu’elle voulut, et M. de Nancé rentra chez lui le cœur plein de tristesse, pour annoncer à ses enfants la fatale nouvelle de leur séparation.

    Au retour de sa visite, M. de Nancé fit venir François et Christine.

    Christine (entrant) :

    « Qu’avez-vous, mon père ? Vous êtes pâle et vous semblez triste et agité.

    M. de Nancé :

    Je le suis en effet, mes enfants, car j’ai une fâcheuse nouvelle à vous annoncer. »

    M. de Nancé se tut, passa sa main sur son front, et, voyant la frayeur qu’exprimait la physionomie de François et de Christine, il les prit dans ses bras, les embrassa, et, les regardant avec tristesse :

    M. de Nancé :

    « Mes enfants, mes pauvres enfants, notre bonne et heureuse vie est finie ; il faut nous séparer… Ma Christine, tu vas nous quitter.

    Christine (avec effroi) :

    Vous quitter ?… Vous quitter ? Vous, mon père ? toi, mon frère ? Oh non !… non… jamais !

    M. de Nancé :

    Il le faut pourtant, ma fille chérie : ta mère te met au couvent, parce que moi je suis obligé de mener François finir ses études dans le Midi, et que je ne puis t’y mener avec moi.

    Christine (tombant aux genoux de M. de Nancé) :

    Ma mère me met au couvent ! Ma mère m’enlève mon père, mon frère, mon bonheur ! Ô mon père, vous qui m’avez sauvée tant de fois, sauvez-moi encore ; gardez-moi avec vous ! »

    François releva précipitamment Christine, la serra contre son cœur, et mêla ses larmes aux siennes. M. de Nancé tomba dans un fauteuil et cacha son visage dans ses mains. Tous trois pleuraient.

    Christine :

    « Mon père, votre chagrin, vos larmes, les premières que je vous aie jamais vu répandre, me disent assez qu’une volonté plus forte que la vôtre dispose de mon existence et me voue au malheur. J’obéirai, mon père ; je ne serai plus heureuse que par le souvenir ; je penserai à vous, à votre tendresse, à votre bonté, à mon cher, mon bon François ; je vous aimerai tant que je vivrai, de toute mon âme, de toutes les forces de mon cœur. J’ai été, grâce à vous, à vous deux, heureuse pendant huit ans. Si je ne dois plus vous revoir, j’espère que le bon Dieu aura pitié de moi, qu’il ne me laissera pas longtemps dans ce monde. François, mon frère, mon ami, n’oublie pas ta Christine, qui eût été si heureuse de consacrer sa vie à ton bonheur. »

    François ne répondit que par ses larmes aux tendres paroles de Christine.

    François (avec une tristesse profonde) :

    Comment pourrai-je vivre sans toi, ma Christine ?

    Christine :

    La vie n’a qu’un temps, cher François. »

    Et, se penchant à son oreille, elle lui dit bien bas :

    Christine (bas) :

    « Ayons du courage pour notre pauvre père, qui souffre pour nous plus que pour lui-même. »

    François lui serra la main et fit un signe de tête qui disait oui.

    Christine :

    « Mon père, le bon Dieu viendra à notre secours ; il nous réunira peut-être. Qui sait si cette séparation n’est pas pour notre bonheur à venir ? »

    M. de Nancé releva vivement la tête.

    M. de Nancé :

    « Que Dieu t’entende, ma chère fille bien-aimée ! Qu’il nous réunisse un jour pour ne jamais nous quitter ! »

    Le courage de Christine excita celui de François ; quand M. de Nancé vit ses enfants plus calmes, son propre chagrin devint moins amer. Il entra dans quelques détails sur leur existence future, encore animée par l’espoir de la réunion.

    Christine :

    Quand j’aurai vingt et un ans, mon père, je pourrai disposer de moi-même ; je viendrai alors chercher un refuge près de vous, et nous jouirons d’autant mieux de notre bonheur que nous en aurons été privés pendant… cinq ans.

    François :

    Cinq ans ! Oh ! Christine, serons-nous réellement cinq ans séparés ?

    M. de Nancé :

    Qui sait ce qui peut arriver, mon ami ? Peut-être nous retrouverons-nous bien plus tôt.

    Christine :

    Vous m’écrirez bien souvent, n’est-ce pas, mon père ? n’est-ce pas, François ?

    François :

    Tous les jours ! Un jour mon père, et moi l’autre.

    Christine :

    Et moi de même, si on me le permet à ce couvent ; on y est peut-être très sévère.

    M. de Nancé :

    Non, ma fille ; la supérieure est une ancienne amie de ma femme ; elle est excellente et te donnera toute la liberté possible ; c’est pour cette raison que j’ai indiqué ce couvent à ta mère, de peur qu’elle ne te plaçât dans quelque maison inconnue et éloignée. Ici, du moins, tu auras ta tante de Cémiane, qui revient à la fin de l’année, après une absence de six ans.

    Christine :

    Oui, mon père, Gabrielle m’a écrit que ma tante était tout à fait remise depuis les deux ans qu’elle a passés à Madère. Et vous, mon père, vous serez bien loin avec François ?

    M. de Nancé :

    Dans le Midi, chère enfant, près de Pau, où François finira ses études. Nous reviendrons dans deux ans avec le bon Paolo, que j’emmène.

    Christine :

    Bon Paolo ! lui aussi ! Plus personne !

    M. de Nancé :

    Isabelle seule te restera, ma fille ; et nos cœurs seront toujours près de toi. »

    Les journées passèrent vite et tristement ; Paolo partageait les chagrins de Christine ; il cherchait à relever son courage.

    Paolo :

    Cère Signorina, prenez couraze ! Vous serez heureuse ; c’est moi, Paolo, qui le dis.

    Christine :

    Heureuse ! Sans eux, c’est impossible !

    Paolo :

    Avec eux ! Qué diable ! deux ans sont bien vite passés ! Deux ans, ze vous dis. »

    Christine secoua la tête.

    Paolo :

    Vous remuez la tête comme une cloce ; et moi ze vous dis que ze sais ce que ze dis, et que dans deux ans vous ferez des cris de zoie « Vive Paolo ! »

    Christine ne put s’empêcher de sourire.

    Christine :

    Je crierai Vive Paolo quand vous aurez obtenu de ma mère la permission pour moi de revenir près de mon père et de François.

    Paolo :

    Eh ! eh ! ze ne dis pas non ! ze ne dis pas non ! »

    Cet espoir et l’air d’assurance de Paolo tranquillisèrent un peu Christine, mais ce ne fut pas pour longtemps ; les préparatifs de départ qui se faisaient autour d’elle, et auxquels elle eut le courage de prendre part, la replongeaient sans cesse dans des accès de désespoir. À mesure qu’approchait l’heure de la séparation, ce père et ces enfants, si tendrement unis, semblaient redoubler encore d’affection et de dévouement.

    Le jour du départ de Christine, les adieux furent déchirants. M. de Nancé voulut la mener lui-même au couvent, mais François restait au château avec Paolo. M. de Nancé fut obligé d’arracher la malheureuse Christine d’auprès de François pour la porter dans la voiture. M. de Nancé soutint sa fille presque inanimée. La tête appuyée sur l’épaule de son père, Christine sanglota longtemps. La désolation de M. de Nancé lui fit retrouver le courage qu’elle avait momentanément perdu, et quand ils arrivèrent au couvent, Christine parlait avec assez de calme de leur correspondance et de l’avenir auquel elle ne voulait pas renoncer, quelque éloigné qu’il lui apparût.

    La supérieure était une femme distinguée et excellente. Mise au courant de la position de Christine par M. de Nancé, qui lui avait raconté ce que nous savons et même ce que nous ne savons pas, elle reçut Christine avec une tendresse toute maternelle, et quand il fallut dire un dernier adieu à son père chéri, Christine tomba défaillante dans les bras de la supérieure.

    Quand M. de Nancé fut de retour, il trouva François et Paolo pâles et silencieux ; François se jeta dans les bras de son père, qui le tint longtemps embrassé.

    M. de Nancé :

    Partons, partons vite, mon cher enfant. Ce château sans Christine m’est odieux.

    François :

    Oh oui ! mon père ! Il me fait l’effet d’un tombeau ! le tombeau de notre bonheur à tous. »

    Les chevaux étaient mis, les malles étaient chargées. Les domestiques étaient d’une tristesse mortelle ; personne ne put prononcer une parole. M. de Nancé, François et Paolo leur serrèrent la main à tous. Paolo, en montant en voiture, s’écria :

    Paolo :

    « Dans deux ans, mes amis ! Dans deux ans ze vous ramènerai vos bons maîtres, et vous serez tous bien zoyeux ! Vous allez voir ! En route, cocer ! et marcez vite ! »

    La voiture roula, s’éloigna et disparut. La tristesse et la désolation régnèrent à Nancé comme au cœur des maîtres. Le voyage se fit et s’acheva rapidement mais ni l’aspect d’un pays nouveau, ni les agréments d’une habitation charmante, ni les distractions d’un nouvel établissement ne purent dissiper la morne tristesse de François et de M. de Nancé. Paolo réussit pourtant quelquefois à les faire sourire en leur parlant de Christine, en racontant des traits de son enfance. Tous les jours arrivait une lettre de Christine, et tous les jours il en partait une pour elle. Peu de temps après leur arrivée dans les environs de Pau, un espoir fondé vint ranimer le cœur et l’esprit de François et de son père ; chaque jour augmentait leur sécurité ; quelle était cette espérance ? Nous ne la connaissons pas encore, mais nous pensons qu’une indiscrétion de Paolo ou la suite des événements nous la révélera un jour. L’attitude de Paolo est triomphante ; son langage est mystérieux comme ses allures. M. de Nancé paraît heureux ; il ne s’attriste plus en nommant Christine, pour laquelle il éprouve une tendresse de plus en plus vive. Mais il ne lui échappe aucune parole qui puisse expliquer le changement qui se fait en lui. François aussi cause plus gaiement ; il ne parle que de Christine et d’un heureux avenir. Leur correspondance continue active et affectueuse. Paolo même écrit et reçoit des lettres. Les mois se passent, les années de même ; enfin, après deux années de séjour à Pau, un jour, après avoir reçu une lettre de Christine et de Mme de Cémiane et en avoir longuement causé avec son père, François lui dit :

    François :

    « Mon père, pouvons-nous parler à Christine aujourd’hui ? Je suis si malheureux loin d’elle !

    M. de Nancé :

    Oui, mon ami, nous le pouvons. Paolo vient tout juste de me dire qu’il m’y autorisait et qu’il répondait de toi sur sa tête. »

    François serra vivement la main de son père et le quitta en disant :

    François :

    « Mon père, écrivez ; et faites des vœux pour moi ; j’ai peur.

    M. de Nancé :

    Je suis fort tranquille, moi, mon ami ; comment pouvons-nous douter de ce cœur si rempli de tendresse ? »

    M. de Nancé n’était pourtant pas aussi calme qu’il le disait ; quand François fut parti, il se promena longtemps avec agitation dans sa chambre et relut plusieurs fois la lettre de Christine. Puis il se mit à écrire lui-même. Pendant qu’il est ainsi occupé, nous allons savoir ce qu’avait fait et pensé Christine pendant ces deux longues années.


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    CHAPITRE 25 : DEUX ANNEES DE TRISTESSE :

    Lorsque Christine se trouva seule avec la supérieure, qu’elle fut assurée de ne plus revoir M. de Nancé ni François, son courage faiblit et elle se laissa aller à un désespoir qui effraya la supérieure : elle parla à Christine, mais Christine ne l’entendait pas ; elle la raisonna, l’encouragea, mais ses paroles n’arrivaient pas jusqu’au cœur désolé de Christine. Ne sachant quel moyen employer, la supérieure la mena à la chapelle du couvent.

    La mère supérieure du couvent :

    « Priez, mon enfant ; la prière adoucit toutes les peines. Rappelez-vous les sentiments si religieux de votre père et de votre frère. Imitez leur courage, et n’augmentez pas leur douleur en vous laissant toujours aller à la vôtre. »

    Christine tomba à genoux et pria, non pour elle, mais pour eux ; elle ne demanda pas à souffrir moins, mais que les souffrances leur fussent épargnées. Elle se résigna enfin, se soumit à son isolement, et se promit de revenir chercher du courage aux pieds du Seigneur, toutes les fois qu’elle se sentirait envahie par le désespoir. Quand la supérieure revint la prendre, Christine pleurait doucement ; elle était calme et elle suivit docilement la supérieure dans la chambre qui lui était destinée ; elle y trouva Isabelle, arrivée depuis quelques instants, qui lui donna des nouvelles du départ de M. de Nancé, de François et de Paolo ; elle lui redit les paroles de Paolo, lui peignit la douleur et l’abattement de François et de son père ; Christine trouva une grande consolation à se retrouver avec Isabelle, qui partageait ses sentiments douloureux et ses affections.

    Les premiers jours se traînèrent péniblement. Christine n’avait pas encore de lettres ; elle écrivait tous les jours, et reçut enfin une première lettre de François : lui aussi était triste, se sentait isolé et malheureux ; le lendemain M. de Nancé lui donna quelques détails sur leur établissement, et la correspondance continua ainsi, animée et intéressante.

    Six mois après, Mme de Cémiane revint chez elle après une absence de six années ; son premier soin fut d’aller voir sa nièce et de lui mener Bernard et Gabrielle ; les deux cousines ne se reconnurent pas, tant elles étaient métamorphosées ; Gabrielle était aussi grande que Christine, mais brune, avec des couleurs très prononcées, des yeux noirs et vifs, les traits délicats ; c’était une fort jolie personne. Bernard était devenu un grand garçon de dix-neuf ans, bon, intelligent, raisonnable, mais un peu paresseux pour le travail de collège ; il était très bon musicien, il peignait remarquablement bien, et avec ces deux talents il prétendait pouvoir se passer de grec et de latin. Leur joie de revoir Christine réjouit un peu le cœur de la pauvre délaissée : ils causèrent ou plutôt parlèrent sans arrêter pendant une heure et demie que se prolongea la visite de Mme de Cémiane. Christine écouta beaucoup et parla peu. Sa tante l’observait attentivement et avec intérêt.

    Mme de Cémiane (se levant pour partir) :

    « Ma pauvre Christine, qu’est devenu ton rire joyeux, ta gaieté d’autrefois ? Tu as le regard malheureux, le sourire triste, presque douloureux. Es-tu malheureuse au couvent, mon enfant ? Je t’emmènerai de suite chez moi, si c’est ainsi. »

    Christine embrassa sa tante et pleura doucement, mais amèrement, dans ses bras.

    Mme de Cémiane :

    Viens, ma pauvre enfant ; viens ! C’est affreux de t’avoir enfermée dans cette prison ; tu vas venir chez moi.

    Christine :

    Je vous remercie, ma bonne tante ; ce n’est pas le couvent qui fait couler mes larmes ; j’y suis aussi heureuse que je puis l’être, séparée de ceux que j’aime tendrement, passionnément, de ceux qui m’ont recueillie, élevée, aimée, rendue si heureuse pendant huit ans ! C’est M. de Nancé qui m’a placée ici, et j’y resterai tant qu’il désirera que j’y reste. Je pleure leur absence ; loin de mon père et de mon frère, il n’y a pour moi que tristesse et isolement.

    Mme de Cémiane :

    Tu ne nous aimes donc plus, Christine ?

    Christine :

    Je vous aime et vous aimerai toujours, mais pas de même ; je ne puis exprimer ce que je sens ; mais ce n’est pas la même chose ; je puis vivre sans vous, je ne me sens pas la force de vivre loin d’eux.

    Mme de Cémiane :

    Oui, je comprends ; tes lettres à Gabrielle étaient pleines de tendresse pour M. de Nancé et pour François. Comment est-il, ce bon petit François ?

    Christine (vivement) :

    Toujours aussi bon, aussi dévoué, aussi aimable.

    Mme de Cémiane :

    Oui, mais sa taille, son infirmité ?

    Christine :

    Il est grandi, mais son infirmité reste toujours la même.

    Mme de Cémiane :

    Quel âge a-t-il donc maintenant ?

    Christine :

    Il a vingt et un ans depuis trois mois.

    Mme de Cémiane :

    Écoute, ma petite Christine, je comprends ton chagrin, mais il ne faut pas l’augmenter par la vie d’ermite que tu mènes au couvent ; tu aimes Gabrielle et Bernard, ils t’aiment beaucoup ; ils se font une fête de t’avoir, et tu vas venir passer quelque temps avec nous. Je l’avais déjà demandé à ta mère, qui m’a dit de faire tout ce que je voudrais.

    Christine :

    Permettez-vous, ma tante, que j’écrive à M. de Nancé pour demander son consentement, et que j’attende sa réponse ?

    Mme de Cémiane (souriant) :

    Certainement, ma chère petite. Il est ton père d’adoption, et tu fais bien de le consulter. »

    Quatre jours après, Mme de Cémiane, qui avait aussi écrit à M. de Nancé, vint enlever Christine et Isabelle du couvent. Christine avait reçu de son côté un consentement plein de tendresse de son père adoptif ; il lui reprochait d’avoir attendu ce consentement ; il lui faisait les promesses les plus consolantes pour l’avenir, la suppliait de ne pas perdre courage, que l’heure de la réunion n’était pas si éloignée qu’elle le croyait, etc.

    Gabrielle et Bernard furent enchantés d’avoir leur cousine. Christine elle-même fut distraite forcément de son chagrin par la gaieté de ses cousins, par les soins affectueux de son oncle et de sa tante ; elle retrouvait sans cesse des souvenirs de François et des jours heureux qu’elle avait passés avec lui dans son enfance. Gabrielle, voyant le charme que trouvait Christine à tout ce qui la ramenait à François et à M. de Nancé, et trouvant elle-même un vif plaisir à rappeler cet heureux temps, en parlait sans cesse ; elle questionna beaucoup Christine sur la vie qu’elle menait à Nancé, s’étonnait qu’elle y eût trouvé de l’agrément, parlait de Paolo, de Maurice, demandait des détails sur sa maladie et sa mort.

    Christine :

    « Ce qui est surprenant, c’est qu’on n’ait jamais su comment lui et Adolphe se sont trouvés tout en haut, dans une mansarde, pendant l’incendie du château des Guibert.

    Gabrielle :

    On le sait très bien. Adolphe l’a raconté à Bernard. Tu sais qu’ils avaient si bien dîné, qu’ils se sont trouvés malades après et puis qu’ils étaient de mauvaise humeur ; ils sont restés au salon ; Maurice avait découvert un paquet de cigarettes oubliées sur la cheminée ; il engagea Adolphe à les fumer ; ils allumèrent leurs cigarettes et jetèrent les allumettes, sans penser à les éteindre, derrière un rideau de mousseline, qui prit feu immédiatement. Ne pouvant l’éteindre, et voyant s’enflammer la tenture de mousseline qui recouvrait les murs, ils furent saisis de frayeur ; ils n’osèrent pas s’échapper par les salons et le vestibule, craignant d’être rencontrés par les domestiques et d’être accusés d’avoir mis le feu. Ils aperçurent une porte au fond du salon ; ils s’y précipitèrent ; elle donnait sur un petit escalier intérieur, qu’ils montèrent ; ils arrivèrent à une mansarde, où ils se crurent en sûreté, pensant que l’incendie serait éteint avant d’avoir gagné les étages supérieurs. Ce ne fut que lorsque les flammes pénétrèrent dans leur mansarde qu’ils cherchèrent à redescendre ; mais les escaliers étaient tout en feu, et ils se précipitèrent à la fenêtre en criant au secours. Avant qu’on eût exécuté les ordres de M. de Nancé, ils furent très brûlés, surtout le pauvre Maurice, qui cherchait de temps en temps à s’échapper à travers les flammes. Je m’étonne que Maurice ne vous l’ait pas raconté pendant qu’il était chez vous.

    Christine :

    François s’était aperçu que Maurice n’aimait pas à parler et à entendre parler de ce terrible événement, et il ne lui en a jamais rien dit.

    Gabrielle :

    Mais toi, tu aurais pu le questionner.

    Christine :

    Non ; François m’avait dit de ne pas lui en parler. »


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    CHAPITRE 26 : DEMANDES EN MARIAGE ; REPONSES DIFFERENTES :

    Christine trouvait dans l’amitié de Gabrielle et de Bernard, et dans l’affection compatissante de M. et Mme de Cémiane, un grand adoucissement à son chagrin ; elle voyait sans peine comme sans plaisir quelques voisins de campagne que recevait souvent Mme de Cémiane. Les Guibert y venaient très souvent. Adolphe prétendait être fort lié avec Bernard, Gabrielle et Christine ; il faisait le beau, l’aimable, se moquait de tout le voisinage, et avait souvent des prises avec Christine, qui, toujours bonne, défendait vivement les absents et ripostait à Adolphe de manière à lui fermer la bouche. Elle ne supportait pas surtout qu’il se permît la moindre plaisanterie sur Maurice, dont elle prit une fois la défense avec tant de tendresse, de pitié, d’animation, qu’Adolphe fut atterré ; chacun blâma sa cruelle attaque contre un frère mort, et approuva la courageuse défense de Christine.

    Ces querelles fréquentes, bien loin d’éloigner Adolphe de Christine, la lui rendirent au contraire plus agréable ; il vint de plus en plus chez Mme de Cémiane, s’occupa de plus en plus de Christine, qui restait froide et indifférente. Enfin un jour il pria Mme de Cémiane de lui accorder un entretien particulier, et, après quelques phrases polies, il lui demanda la main de Christine.

    Mme de Cémiane :

    Ce n’est pas moi qui dispose de la main de ma nièce, mon cher Adolphe, c’est elle-même avant tout ; ensuite, ce sont ses parents, et enfin, et dominant tout, c’est M. de Nancé, qu’elle a adopté pour père, et qu’elle aime avec une tendresse extraordinaire.

    Adolphe :

    Pour commencer par Christine elle-même, chère Madame, ayez la bonté de lui parler aujourd’hui et de me faire savoir de suite où je dois adresser ma lettre de demande à M. et à Mme des Ormes.

    Mme de Cémiane :

    Je ferai ce que vous désirez, Adolphe, mais je ne suis pas aussi certaine que vous du succès de votre demande.

    Adolphe :

    Oh ! Madame, vous plaisantez ! Une pauvre fille abandonnée par ses parents, élevée par un étranger, avec un vilain bossu pour tout divertissement, enfermée ensuite dans un couvent, est trop heureuse qu’on veuille lui donner une position agréable et indépendante en l’épousant ; elle a de l’esprit, elle sera fort riche, elle est charmante, elle me plaît enfin, et je vous demande instamment de m’aider à ce mariage, qui me donnera le droit de vous appeler ma tante. »

    Adolphe baisa la main de Mme de Cémiane en l’appelant « ma tante » et s’en alla.

    Mme de Cémiane hocha la tête et fit appeler Christine, à laquelle elle communiqua la demande d’Adolphe.

    Mme de Cémiane :

    « Que dois-je lui répondre, ma chère enfant ?

    Christine :

    Ayez la bonté de lui dire, ma tante, que je le remercie beaucoup de sa demande, mais que je la refuse absolument.

    Mme de Cémiane :

    Pourquoi, Christine ?

    Christine :

    Je ne l’aime pas, ma tante, et je n’ai aucune estime pour lui.

    Mme de Cémiane :

    Mais il est très aimable ; il est riche, il est joli garçon.

    Christine :

    Que voulez-vous, ma tante, il me déplaît.

    Mme de Cémiane :

    Avant de refuser si positivement, écris à M. de Nancé. Songe donc à ta position, ma pauvre enfant. Je ne dois pas te dissimuler que ta mère a beaucoup dérangé sa fortune par ses dépenses excessives. Que deviendrais-tu si je venais à te manquer ?

    Christine :

    J’écrirai à M. de Nancé, ma tante, mais pour lui dire que j’aimerais mieux mourir que d’épouser Adolphe ou tout autre.

    Mme de Cémiane :

    Comment, tu ne veux pas te marier ?

    Christine :

    Non, ma tante ; quoi qu’il arrive, je serai plus heureuse qu’avec un mari que je ne pourrais souffrir, je le sais, j’en suis sûre.

    Mme de Cémiane :

    Comme tu voudras, Christine ; cette aversion du mariage adoucira le coup que je vais porter à Adolphe, qui était si sûr de ton consentement. J’écrirai de mon côté à M. de Nancé pour lui raconter notre conversation. Au revoir, ma petite Christine ; va faire ta lettre pendant que j’écrirai la mienne. »

    C’était cette lettre de Christine avec celle de sa tante que M. de Nancé lisait et à laquelle il répondait, à la prière de François.

    Peu de jours après cette demande d’Adolphe, Christine reçut la réponse qu’elle attendait avec impatience ; c’était bien M. de Nancé qui répondait. Elle baisa la lettre avant de la commencer, et lut ce qui suit :

    M. de Nancé :

    « Ma fille, ma bien-aimée Christine, mon François, ton frère, ton ami, ne se sent plus le courage de vivre loin de toi ; il traîne ses tristes journées sans but et sans plaisir ; moi-même, malgré mes efforts pour dissimuler mon chagrin, je souffre comme lui de ton absence. Et toi, ma Christine, tu es malheureuse, je le sens, j’en suis sûr ; toutes tes lettres en font foi, malgré tes efforts pour paraître calme et gaie. François me sollicite aujourd’hui de te demander si tu veux mettre un terme à notre séparation ? Car de toi, de ta volonté, ma Christine, dépend tout notre bonheur à venir. Tu t’étonnes que j’aie l’air de douter de cette volonté. mais laisse-moi te dire à quel prix, par quel sacrifice peut s’opérer notre réunion. J’ose à peine te l’écrire, ma chère enfant, si dévouée, si aimante !… Veux-tu devenir ma vraie fille en devenant la femme de mon François ? Veux-tu consacrer ta belle jeunesse, ta vie, au bonheur d’un pauvre infirme, vivre avec lui loin du monde et de ses plaisirs, t’exposer aux cruelles plaisanteries que provoque son infirmité ? La vie sera pour toi sérieuse et monotone, elle se continuera entre moi et ton frère ; notre tendresse en sera le seul embellissement, la seule distraction. J’attends ta réponse, ma Christine, avec une anxiété que tu comprendras facilement, puisque notre bonheur en dépend. Ce qui me donne du courage et de l’espoir, c’est ce que tu nous dis aujourd’hui de la demande d’Adolphe, de ton refus et de ses motifs, qui nous ont remplis d’espérance…

    …etc., etc. »

    Christine eut de la peine à lire cette lettre jusqu’au bout, tant ses yeux obscurcis par les larmes déchiffraient péniblement l’écriture si connue et si chère de son père. Quand elle l’eut finie, son premier mouvement fut de se jeter au pied de son crucifix et de remercier Dieu du bonheur qu’il lui envoyait. Ensuite elle courut chez Isabelle, et, se jetant à son cou, elle lui remit la lettre de M. de Nancé en lui disant :

    Christine :

    « Lisez, lisez, chère Isabelle ; voyez ce que me demande mon père. Cher père ! cher François ! ils vont revenir ! le les reverrai, et nous ne nous quitterons plus jamais. Oh ! Isabelle, quelle vie heureuse nous allons mener ! »

    Isabelle embrassa tendrement sa chère enfant et témoigna une grande joie de cet heureux événement, qu’elle n’osait espérer, dit-elle, malgré qu’elle y eût pensé bien des fois.

    Christine :

    Comment ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ? Si j’en avais eu l’idée, j’en aurais parlé à mon père et à François, et nous n’aurions pas eu deux années horribles à passer.

    Isabelle :

    J’en ai dit quelques mots un jour à M. de Nancé ; il me défendit d’en jamais parler à François ni à vous surtout. « Je ne veux pas, me dit-il, que ma pauvre Christine, toujours dévouée, se sacrifie au bonheur de François et au mien ; elle est trop jeune encore pour comprendre l’étendue de son sacrifice ; il faut que François passe deux ans dans le Midi avec moi et Paolo, et que ma pauvre chère Christine arrive à dix-huit ans au moins avant que nous lui demandions de se donner à nous sans réserve. »

    Christine :

    Mon père a pu croire que je ferais un sacrifice en devenant sa fille ? C’est mal, cela ; et je vais le gronder aujourd’hui même. »

    En sortant de chez Isabelle, Christine alla chez sa tante.

    Christine (l’embrassant) :

    « Chère tante, voyez le bonheur que Dieu m’envoie ; lisez cette lettre de M. de Nancé. »

    Mme de Cémiane lut et sourit.

    Mme de Cémiane :

    Tu vas donc accepter la demande de François ?

    Christine :

    Avec bonheur, avec reconnaissance, chère tante ; c’est la fin de toutes mes peines, le commencement d’une vie si heureuse, que je n’ose croire à sa réalité.

    Mme de Cémiane :

    Mais, chère enfant, as-tu réfléchi à ce que te dit M. de Naneé lui-même, des inconvénients d’unir ton existence à celle d’un pauvre infirme, objet des moqueries du monde, et…

    Christine :

    J’ai pensé au bonheur d’être la femme de François, la fille de M. de Nancé, au droit que me donnaient ces titres de vivre avec eux, chez eux, toujours et toujours. Tout sera à nous tous ; notre, vie sera en commun ; nous ne quitterons jamais Nancé et nous n’entendrons pas les sottes plaisanteries et les méchancetés du monde.

    Mme de Cémiane :

    Tu disais l’autre jour que tu ne voulais pas te marier.

    Christine :

    Avec Adolphe et tous les autres, non, ma tante ; mais avec François, c’est autre chose.

    Mme de Cémiane :

    Tu oublies qu’il faut le consentement de tes parents, ma chère petite. Veux-tu que je leur écrive, si cela t’embarrasse ?

    Christine :

    Oh oui ! ma tante. Je vous remercie ; vous êtes bien bonne. C’est dommage que Gabrielle et Bernard soient sortis ; j’aurais voulu leur faire voir de suite la lettre de mon père.

    Mme de Cémiane :

    Ils ne tarderont pas à rentrer.

    Christine :

    Et je vais vite répondre à mon cher père, et vite envoyer ma lettre à la poste. »

    Christine rentra et répondit ce qui suit à M. de Nancé :

    Christine :

    « Mon cher, cher père, que je vous remercie, que vous êtes bon ! que je suis heureuse, ! Vous voulez donc bien que je sois la femme de notre cher François ; vous voulez bien que je sois votre fille, votre vraie fille ? Et pourquoi, mon père, mon cher père, m’avez-vous laissée toute seule à pleurer et à me désoler pendant deux ans ? Et pourquoi, vous et François, ne m’avez-vous pas demandé plus tôt ce que vous me demandez aujourd’hui ? Si je n’étais si heureuse, je vous gronderais, mon bon, cher, bien-aimé père, de ce que je viens d’apprendre par Isabelle, et de ce que je vous raconterai plus tard mais je n’ai que de la joie, du bonheur dans le cœur, et je n’ai pas le courage de gronder… Je n’ai pas même relu ce que vous me dites du prétendu sacrifice que je vous fais. Ce que vous appelez plaisirs du monde est pour moi d’un ennui mortel ; la vie que vous me décrivez est précisément celle que j’aime, que je désire ; votre tendresse à tous deux est mon seul, mon vrai bonheur, et je n’ai besoin d’aucune distraction à ce bonheur. Ce que vous dites de l’infirmité de François n’a pas de sens pour moi ; je l’aime comme il est ; je l’ai toujours aimé ainsi et je l’aimerai toujours. Avec vous et lui, je ne désirerai rien, je ne regretterai rien. Ne me quittez jamais, c’est tout ce que je vous demande en retour de ma vive tendresse. Je vous prie instamment, mon père chéri, de vous mettre en route de suite après la lecture de ma lettre. Si vous attendez ma réponse avec impatience, vous jugez avec quels sentiments je vous attends. Si je m’écoutais, j’irais moi-même vous porter cette réponse ; mais je comprends que ce serait ridicule aux yeux du sot monde que vous me soupçonnez de pouvoir regretter.
    « Au revoir donc sous peu du jours, mon père chéri ; je n’appelle plus François que mon mari dans mon cœur, et je suis aujourd’hui sa femme dévouée et affectionnée. Bientôt je signerai Christine de Nancé. Que je serai heureuse ! Je vous embrasse, mon père, mille et mille fois, et François aussi.
    « J’oublie que je n’ai pas encore le consentement de mes parents ; mais ça ne fait rien. Ma tante s’est chargée d’écrire et de l’avoir. »

    Lorsque M. de Nancé reçut cette réponse de Christine, lui aussi eut les yeux pleins de larmes de joie et de reconnaissance ; la tendresse si dévouée, si absolue du Christine le toucha profondément. Il appela François.

    M. de Nancé :

    « La réponse de Christine, mon fils.

    François :

    Que dit-elle, mon père ? Consent-elle ?

    M. de Nancé :

    Mon enfant, je suis heureux ! Quel trésor nous recevons de Dieu ! Lis, mon enfant, lis, tu verras quel cœur et quelle âme. »

    François lut, et plus d’une fois il essuya une larme qui obscurcissait sa vue.

    François (rendant la lettre à son père) :

    « Charmante et admirable nature.

    M. de Nancé :

    Oui, mon ami, tu seras heureux autant que peut l’être un homme en ce monde. Et moi ! avec quel bonheur j’achèverai entre vous deux une vie qui n’a été heureuse que par vous !… Je vais écrire (ajouta-t-il en souriant) à ta femme pour lui annoncer notre départ. Va voir avec Paolo, en lui faisant part de ton mariage, quel jour nous pourrons partir. »

    François ne tarda pas à revenir, suivi de Paolo, dont le visage resplendissait de joie.

    Paolo :

    « Après-demain, Signor, après-demain matin à houit heures nous serons en route. Ze vais dire au valet de sambre de faire tous les paquets. Ze vais tout préparer de mon côté, avec mon ser François, qui ne fera pas le paresseux, ze vous en réponds.

    M. de Nancé :

    Mais croyez-vous François en état de partir ?

    Paolo :

    Eh ! Signor mio, il peut aller en Cine sans se reposer. Que diable ! voyez ce garçon ; il est rézouissant à regarder. Ze vous dis que zen réponds sur ma tête.

    M. de Nancé :

    Tant mieux, mon cher, tant mieux ! Partons après-demain ; envoyez-moi le valet de chambre je vais lui faire payer tous mes fournisseurs et faire prévenir le cuisinier pour qu’il se tienne prêt à partir avant nous. Allons, mon François, emballons, rangeons, et n’oublie pas les marbres et les curiosités destinées à Christine. »

    François ne se le fit pas dire deux fois, et après avoir écrit quelques pages de tendresse et de reconnaissance à Christine, lui, Monsieur de Nancé et Paolo commencèrent leurs préparatifs de départ.


    #153570

    CHAPITRE 27 : CHRISTINE A REPONSE A TOUT :

    Pendant qu’à Pau ils font leurs paquets, nous allons retourner près de Christine, que sa tante venait de demander.

    Mme de Cémiane :

    « Christine, j’ai une lettre de ta mère.

    Christine :

    Vous envoie-t-elle son consentement et celui de mon père pour mon mariage avec François ?

    Mme de Cémiane :

    Oui, mais…

    Christine :

    Quoi donc, ma tante ? Vous avez l’air tout émue.

    Mme de Cémiane :

    Ma pauvre petite, c’est que j’ai une nouvelle fâcheuse à t’annoncer.

    Christine :

    Ah ! mon Dieu ! est-ce que M. de Nancé ou François…?

    Mme de Cémiane :

    Non, non, il ne s’agit pas d’eux. Il s’agit de ta dot.

    Christine :

    Dieu que vous m’avez fait peur, ma tante ! Je craignais un malheur.

    Mme de Cémiane :

    Mais c’est un malheur que j’ai à t’apprendre ! D’abord, tes parents ne te donnent pas de dot.

    Christine :

    Eh bien, qu’est-ce que cela fait, ma tante ?

    Mme de Cémiane (étonnée)  :

    Comment, ce que cela fait ? Mais M. de Nancé et François comptaient certainement sur une dot.

    Christine :

    Je suis sûre qu’ils n’y ont pas plus pensé que, moi. M. de Nancé est assez riche pour nous trois.

    Mme de Cémiane :

    Quelle drôle de fille tu fais !… L’autre chose que j’ai à te dire, c’est que tes parents sont ruinés.

    Christine :

    J’en suis bien peinée pour eux.

    Mme de Cémiane :

    Ils sont obligés de vendre les Ormes.

    Christine :

    En sont-ils fâchés ?

    Mme de Cémiane :

    Non, ils vont s’établir à Florence.

    Christine :

    Moi, cela m’est égal, si cela ne leur fait rien.

    Mme de Cémiane :

    Mais les Ormes eussent été à toi après tes parents !

    Christine :

    Je n’ai pas besoin des Ormes, puisque j’ai Nancé.

    Mme de Cémiane :

    Nancé n’est pas à toi ; c’est à M. de Nancé.

    Christine :

    N’est-ce pas la même chose, puisque je resterai chez lui ?

    Mme de Cémiane :

    Tu es incroyable ; ainsi tu n’es pas affligée de n’avoir ni dot ni fortune à venir ?

    Christine :

    Moi affligée ! Pas plus que si j’avais des millions.

    Mme de Cémiane :

    Mais M. de Nancé et François en seront fort contrariés.

    Christine :

    Pas plus que moi, ma tante. De même que j’aime François et M. de Nancé et pas leur fortune, de même c’est moi qu’ils veulent avoir et pas ma fortune.

    Mme de Cémiane :

    Nous verrons ce qui arrivera.

    Christine :

    Oh ! je suis bien tranquille ; je leur devrai tout dans l’avenir comme dans le passé. Voilà la différence ; elle n’est pas grande, comme vous voyez, ma tante. Je vais écrire à François le consentement de mes parents.

    Mme de Cémiane :

    Et leur ruine aussi.

    Christine :

    Oui, oui, je leur en parlerai ; au revoir, ma bonne tante.

    Mme de Cémiane :

    Tiens, voici la lettre de ta mère.

    Christine :

    Merci, ma tante, je l’enverrai à François. »

    Christine se retira chez elle et ouvrit avec répugnance la lettre de sa mère, dont elle n’avait jamais reçu que des paroles désagréables.

    Mme des Ormes :

    « Ma chère sœur, Christine n’a pas le sens commun de vouloir épouser un bossu, elle ferait cent fois mieux de se faire religieuse. Ni mon mari ni moi, nous ne lui refusons pourtant pas notre consentement ; avec un mari bossu, il est clair qu’elle devra vivre à Nancé sans en sortir, ce qui convient parfaitement à son peu de beauté, à son petit esprit et à ses goûts bizarres. Un autre motif nous fait donner notre consentement. J’ai eu le malheur d’être trompée par un homme d’affaires malhonnête, et nous nous trouvons ruinés, ou à peu près ; notre fortune actuelle payera nos dettes ; il nous restera la terre des Ormes, que nous vendrons à un marchand de bois, moyennant une rente de cinquante mille francs ; mais Christine n’aura rien, ni dot, ni fortune à venir. Nous sommes donc assez contents que M. de Nancé veuille bien prendre Christine à sa charge et qu’il l’empêche de revenir, en la mariant à son pauvre petit bossu. Je vous enverrai demain notre consentement par devant notaire, afin de ne plus entendre parler de cette affaire. Dès que la vente des Ormes, qui est en train, sera terminée, nous partirons pour la Suisse et puis pour Florence, où j’ai l’intention de me fixer. Dites bien à M. de Nancé que Christine n’a et n’aura pas le sou. Adieu, ma sœur ; mille compliments à votre mari… Je n’ai pas même de quoi faire un trousseau à Christine. Dites-le.
    « CAROLINE DES ORMES. »

    Christine laissa tomber tristement la lettre de sa mère.

    Christine :

    « Quelle indifférence ! Pas un mot, pas une pensée de tendresse pour moi, leur fille, leur seule enfant ! Et ce bon, ce cher M. de Nancé ! quels soins, quelle bonté, quelle tendresse, quelle préoccupation constante de mon bien-être, de mon bonheur ! Oh ! que je l’aime, ce père bien-aimé que le bon Dieu m’a envoyé dans mon triste abandon ! Et François ! ce frère chéri qui depuis des années ne vit que pour moi, comme je ne vis que pour lui et pour notre père ! Quelle joie remplit mon cœur depuis que je suis certaine d’être à eux pour toujours ! Quand donc m’annoncent-t-ils leur retour ? Je devrais recevoir la lettre aujourd’hui ! »

    Après avoir écrit à François, Christine se mit à écrire à M. de Nancé en lui envoyant la lettre de sa mère. Elle écrivit ce qui suit :

    Christine :

    « Je ne sais pourquoi, ma tante a peur que la lettre de ma mère ne vous chagrine. Je suis bien sûre, moi, que vous n’en éprouverez aucune peine par rapport à moi. Je vous dois tout depuis huit ans, je continuerai à tout vous devoir, cher bien-aimé père ; bien loin de m’en trouver humiliée, j’en ressens plutôt du bonheur et de l’orgueil ; ma reconnaissance en est plus solide et ma tendresse plus vive. Je suis votre création et votre bien, et je vous reste telle que vous m’avez reçue de mes parents. Quand donc reviendrez-vous, cher père ? Quand donc pourrai-je vous embrasser avec mon cher François ? Je viens de lui écrire la reconnaissance dont mon cœur est rempli pour vous comme pour lui. Il faut qu’il vous lise ma lettre, afin de prendre votre bonne part de ma tendresse. Adieu, père chéri ; je vous attends chaque jour, presque chaque heure ! Que je voudrais savoir l’heure de votre retour ! Je vous embrasse, cher père, encore et toujours, avec mon bien cher François. J’embrasse aussi notre bon Paolo.

    « Votre fille, CHRISTINE. »

    Le lendemain du départ de cette lettre, elle reçut celle de François annonçant leur arrivée pour le jour suivant ; elle fit part à Isabelle de cette bonne nouvelle, et obtint de sa tante la permission d’aller à Nancé, avec Isabelle et Gabrielle, pour tout préparer au château ; elles devaient y passer la journée, y dîner, si c’était possible, et ne revenir chez sa tante que le soir. Elle et Gabrielle furent enchantées de cette permission ; Bernard voulut aussi les accompagner, mais elles lui dirent qu’il les gênerait dans leurs occupations de ménage.

    Bernard :

    « Alors, je vais m’enfermer pour achever mon cadeau à François.

    Christine :

    Quel cadeau ? Que lui destines-tu ?

    Bernard :

    C’est un secret.

    Christine :

    Pas pour moi, qui suis la femme de François !

    Bernard :

    Pour toi comme pour Gabrielle, comme pour tout le monde. Adieu, curieuse : au revoir. »

    Christine, qui avait retrouvé toute sa gaieté, rit avec Gabrielle du prétendu mystère de Bernard. En arrivant dans la cour, Christine poussa un cri de joie ; elle avait aperçu le cuisinier.

    Christine (s'écriant) :

    « Mallar !, mon cher Mallar, vous voilà revenu ? Ils reviennent demain ; à quelle heure ?

    Le cuisinier du château de Nancé :

    À deux heures, Mademoiselle, ils seront ici.

    Christine :

    Quelle joie, quel bonheur ! Je viendrai les attendre. Pouvez-vous nous donner à dîner aujourd’hui, Mallar, à ma cousine, à Isabelle et à moi ?

    Le cuisinier du château de Nancé :

    Certainement, Mademoiselle ; seulement je prierai ces dames de m’excuser si le dîner est un peu mesquin, n’ayant pas beaucoup de temps pour le préparer.

    Christine :

    Cela ne fait rien, mon bon Mallar ; donnez-nous ce que vous pouvez. Allons, vite à l’ouvrage, Gabrielle ; nous avons beaucoup à faire et pas beaucoup de temps. »

    Elles travaillèrent toute la journée à ranger les meubles, à mettre en ordre les affaires de M. de Nancé et de François, à orner de fleurs, à découvrir et épousseter les bronzes et les tableaux de prix, à ranger et essuyer les livres, à faire marcher les pendules, etc. Les heures s’écoulèrent rapidement ; l’heure du dîner approchait. Christine emmena Gabrielle dans la bibliothèque, qui était le cabinet de travail de M. de Nancé.

    Christine (s’asseyant dans le fauteuil de M. de Nancé) :

    « Pauvre bon père ! Que de fois nous sommes venus ici, François et moi, le déranger de son travail ! Quand je passais mon bras autour de son cou, il m’embrassait et me regardait si tendrement, que je me sentais heureuse de rester là, la tête sur son épaule. Gabrielle, je prie le bon Dieu de t’envoyer le bonheur qu’il me donne : un François pour mari, un M. de Nancé pour père.

    Gabrielle :

    Pour rien dans le monde je n’épouserais un infirme, ma pauvre Christine.

    Christine :

    Qu’importe, chère Gabrielle ? Si tu connaissais François comme je le connais, tu ne songerais pas plus à son infirmité que je n’y songe, et tu l’aimerais comme je l’aime !

    Gabrielle :

    Oh non ! par exemple ! Pense donc que tu ne pourras jamais aller avec lui au bal, au spectacle !

    Christine :

    Je déteste bals et spectacles.

    Gabrielle :

    Tu ne pourras pas du tout aller dans le monde.

    Christine :

    Je déteste le monde ; il m’attriste et m’ennuie.

    Gabrielle :

    Tu ne pourras pas aller aux promenades ni dans les environs.

    Christine :

    Je n’aime que les promenades que peut faire François, et je déteste les environs.

    Gabrielle :

    Mais tu ne pourras même pas avoir de monde chez toi.

    Christine :

    Je n’ai besoin de personne que de François et de mon père ; toi, Bernard et tes parents, vous ne comptez pas comme monde, et je vous verrai sans craindre les moqueries pour mon pauvre François.

    Gabrielle :

    Enfin, je ne sais, mais un mari infirme est toujours ridicule ; tu ne pourras seulement pas lui donner le bras ; il a un pied de moins que toi.

    Christine :

    S’il est ridicule aux yeux du monde, c’est pour moi une raison de l’aimer davantage, de me dévouer à lui et à mon père pour leur témoigner ma vive reconnaissance de tout ce qu’ils ont fait pour moi ; et, quant au bras, je sais marcher seule ; je déteste de donner le bras.

    Gabrielle :

    Alors tout est pour le mieux ; mais je n’envie pas ton bonheur. »

    Le dîner vint interrompre la conversation des deux cousines ; les domestiques restés au château avaient fait la grosse besogne, les chambres, les lits, etc. Le cocher reçut l’ordre de se trouver le lendemain à l’heure voulue au chemin de fer, et Christine retourna chez sa tante, heureuse et joyeuse de l’attente du lendemain ; elle s’attendait peu à la surprise qu’elle devait éprouver.


    #153571

    CHAPITRE 28 : METAMORPHOSE DE FRANCOIS :

    Le lendemain si désiré arriva ; Christine, un peu pâle, les yeux un peu battus, parut au déjeuner, après lequel elle devait aller attendre M. de Nancé et François au château.

    Mme de Cémiane :

    Tu es pâle, Christine ; souffres-tu ?

    Christine :

    Non, ma tante ; j’ai mal dormi ; la joie m’a agitée ; c’est pourquoi je me sens un peu fatiguée. »

    Le déjeuner sembla long à Christine ; dès qu’Isabelle fut prête à l’accompagner, elle dit adieu à sa tante, à Gabrielle et à Bernard, et s’élança dans la voiture qui devait l’emmener. Ses yeux rayonnaient, son visage exprimait le bonheur ; arrivée à Nancé, elle ne voulut pas quitter le perron, de crainte de manquer le moment de l’arrivée ; l’attente ne fut pas longue ; la voiture parut, s’arrêta au perron, et M. de Nancé sauta à bas de la voiture et reçut dans ses bras sa fille, sa Christine, qui versait des larmes de joie.

    Christine :

    Mon père ! mon père ! quel bonheur ! Et François, mon cher François, où est-il ? Oh ! mon Dieu ! François ! Qu’est-il arrivé ?

    M. de Nancé (l’embrassant) :

    Le voilà, ton François ! Tu ne le vois pas ? Ici, devant toi.

    Et, au même instant, Christine se sentit saisie dans les bras d’un grand jeune homme.

    Christine poussa un cri, s’arracha de ses bras, et, se réfugiant dans ceux de M. de Nancé, regarda avec surprise et terreur.

    François :

    Comment, ma Christine, tu ne reconnais pas ton François ? tu le repousses ?

    Christine :

    François, ce grand jeune homme ? François ?

    François :

    Moi-même, ma Christine chérie, bien-aimée ! C’est moi, guéri, redressé par Paolo. »

    Christine poussa un second cri, mais joyeux cette fois, et se jeta à son tour dans les bras de François.

    Paolo :

    Ah çà ! et moi ? Ze souis là comme oune buce, sans que personne me regarde et m’embrasse. Ma Christinetta oublie son cer Paolo !

    Christine (quittant François et embrassant Paolo à plusieurs reprises) :

    Mon bon, mon cher Paolo ! Non, je n’oublie pas ce que je vous dois. Si vous saviez combien je vous aime ! quelle reconnaissance je me sens pour vous ! Oh ! François cher François mon cœur déborde de bonheur ! Pauvre ami ! te voilà donc dépouillé de cette infirmité qui gâtait ta vie !

    François :

    Et que je bénis, ma sœur, mon amie, puisqu’elle m’a fait connaître les adorables qualités de ton cœur, et le degré de dévouement auquel pouvait atteindre ce cœur aimant et dévoué.

    Christine (souriant) :

    Dévouement ? Ce n’était pas du dévouement ; c’était l’affection, la reconnaissance la plus tendre et la mieux méritée ; je n’y avais aucun mérite ; j’aimais toi et mon père parce que vous avez été toujours pour moi d’une bonté si constante, si pleine de tendresse, que je m’attendrissais en y pensant… Mais pourquoi ; mon père, ne m’avez-vous pas dit ou écrit ce que faisait notre bon Paolo pour mon cher François ?

    M. de Nancé :

    Parce que le traitement pouvait ne pas réussir, et que tu pouvais en éprouver du mécompte et du chagrin. Paolo avait inventé un système mécanique qui agissait lentement et qui pouvait ne pas avoir le succès qu’il en espérait. Je t’ai donc laissée au couvent, me trouvant dans la nécessité d’habiter un pays chaud pendant les deux années que devait durer le traitement de François.

    Christine :

    Et pourquoi ne m’avoir pas emmenée ?

    M. de Nancé (souriant) :

    Parce que tu avais seize ans, que François en avait vingt, et que ce n’eût pas été convenable aux yeux du monde que je t’emmène avec moi.

    Christine :

    Ah oui ! le monde ! c’est vrai. Et avez-vous reçu ma lettre et celle de ma mère ?

    M. de Nancé :

    Le matin même de notre départ, mon enfant. Tu nous as parfaitement jugés ; bien loin de regretter ta fortune, nous sommes enchantés de n’avoir d’eux que toi, ta chère et bien-aimée personne, et d’avoir même à te donner ta robe de noces.

    Christine :

    Emblème de mon bonheur, père chéri ! Et moi, je suis heureuse de tout vous devoir, tout, jusqu’aux vêtements qui me couvrent. »

    Les premières heures passèrent comme des minutes. Quand il fut temps pour Christine de partir, elle passa son bras autour du cou de M. de Nancé comme au jour de son enfance :

    Christine :

    « Mon père, ne puis-je rester ?

    M. de Nancé :

    Chère enfant, je n’aimerais pas à te voir rentrer trop tard.

    Christine :

    Je ne rentrerais pas du tout, mon père ; je reprendrais près de vous notre chère vie d’autrefois.

    M. de Nancé :

    Cola ne se peut, chère petite ; aie patience ; dans trois semaines nous te reprendrons.

    Christine :

    Trois semaines ! comme c’est long ! N’est-ce pas, François ? »

    François ne répondit qu’en l’embrassant. Le domestique vint annoncer la voiture, et Christine partit avec Isabelle.

    Le lendemain, M. de Nancé vint présenter son fils à M. et Mme de Cémiane et à Gabrielle et Bernard stupéfaits. Paolo, le fidèle Paolo, les accompagnait ; il voulait être témoin de l’entrevue. Christine était convenue la veille, avec François, son père et Paolo, qu’elle ne parlerait pas du changement survenu dans la personne de François. Les cris de surprise qui furent successivement poussés enchantèrent Christine, firent sourire M. de Nancé et François, et provoquèrent chez Paolo une joie qui se manifesta par des sauts, des pirouettes et des cris discordants. Gabrielle restait ébahie ; elle ne se lassait pas de considérer François, devenu grand comme son père, droit, robuste, le visage coloré, la barbe et les moustaches complétant l’homme fait.

    Gabrielle (riant) :

    « François, ne bouge pas, laisse-moi tourner autour de toi, comme nous l’avons fait, Christine et moi, la première fois que tu es venu nous visiter… C’est incroyable ! Droit comme Bernard, le dos plat comme celui de Christine ! Comme tu es bien ! comme tu es beau ! Jamais je ne t’aurais reconnu ! Vraiment, Paolo a fait un miracle ! »

    Ce fut une joie, un bonheur général ; Paolo, M. de Nancé et Christine étaient rayonnants. Pendant que les jeunes gens causaient, riaient, et que Paolo racontait à sa manière la guérison et le traitement de François, M. de Nancé causait avec M. et Mme de Cémiane du mariage, du contrat, et les rassurait sur la dot de Christine.

    M. de Nancé :

    « C’est moi qui me suis arrogé le droit de la doter, mes chers amis ; j’ai été son père adoptif ; je deviens son vrai père, et je partage ma fortune avec mes deux enfants, revenu et capital. Nous en aurons chacun la moitié ; j’ai soixante mille francs de revenu, chacun de nous en aura trente mille, le jeune ménage comptant pour un. Nous vivrons tous ensemble ; nous ne quitterons guère Nancé, à ce que je vois. Ne vous occupez donc pas de la fortune de Christine ; le contrat de mariage lui en donnera autant qu’à François. Je ne veux même pas que son trousseau lui vienne d’un autre que moi.

    Mme de Cémiane :

    Oh ! quant à cela, cher Monsieur, laissez-nous en faire les frais.

    M. de Nancé :

    Pardon, chère Madame ; je crois avoir acquis le droit de traiter Christine comme ma fille. Faites-lui le présent de noces que vous voudrez, mais laissez-moi le plaisir de lui donner trousseau et meubles. Vous le voulez bien, n’est-il pas vrai ? Ne faites pas les choses à demi, et abandonnez-moi entièrement ma fille, ma Christine. »

    Ce point décidé, M. de Nancé demanda encore la permission de presser le contrat et le mariage.

    M. de Nancé :

    « Ce afin de nous laisser rentrer dans notre bonne vie calme, qui ne peut être heureuse et complète qu’avec Christine ».

    M. et Mme de Cémiane consentirent à tout ce que désirait M. de Nancé. Il fut convenu que, jusqu’au jour du mariage, François et Christine passeraient leurs journées ensemble, soit à Nancé, soit chez Mme de Cémiane. La visite terminée, M. de Nancé emmena Christine pour la ramener le soir chez sa tante. Il en fut de même tous les jours ; après déjeuner, François venait à Cémiane ; et dans l’après-midi, quand M. de Nancé avait terminé ses affaires, il emmenait ses enfants, pour voir Paolo, dîner à Nancé, et les ramenait achever la soirée avec Gabrielle et Bernard.

    Au bout de quinze jours il annonça que tout était en règle, que le contrat de mariage pouvait se signer le surlendemain, et le mariage avoir lieu le jour d’après. On fit des préparatifs de soirée chez Mme de Cémiane pour le contrat, auquel on engagea tout le voisinage. Paolo prépara des surprises de chant, des vers composés pour Christine, des bouquets, etc. Le jour du mariage, on devait dîner chez M. de Nancé, mais il demanda à n’engager que les Cémiane, selon le désir de ses enfants.

    La veille du contrat, Christine reçut un trousseau charmant, mais simple et conforme à ses goûts et à la vie qu’elle désirait mener.

    Ce fut Paolo qui fut chargé de le lui remettre.

    Paolo :

    « Voyez, voyez, ma Christinetta, comme c’est zoli ! Quelle zentille robe ! vous serez sarmante avec toutes ces zoupes, ces dentelles, ces cacemires, et tant d’autres soses. »

    La soirée du contrat commençait, lorsqu’on apporta une caisse avec recommandation de l’ouvrir de suite, ce qui fut exécuté. Elle contenait un beau portrait de Christine, peint par Bernard pour François. Christine et François furent touchés de cette attention et en remercièrent tendrement Bernard.

    Christine :

    « C’est là ton secret. »

    François fut l’objet de la curiosité et de l’admiration générales ; Adolphe, qui eut l’audace d’accepter l’invitation, fut aussi étonné que furieux ; il espérait pouvoir se venger du refus de Christine en se moquant de son bossu, et il ne put qu’enrager intérieurement sans oser faire paraître son déplaisir.

    Le jour du mariage se passa dans un tranquille bonheur ; Christine, après la messe, fut emmenée par son père et François. La voiture roula vers Nancé.

    Christine :

    « À vous, mon père ; à toi, mon François ; à vous pour toujours. »

    Et, s’appuyant sur l’épaule de son père, elle pleura. Ses larmes furent comprises par son père et son mari, car c’étaient des larmes de tendresse et de bonheur.

    Arrivés à Nancé, ils trouvèrent le bon Paolo, qui, parti un peu en avant, attendait les mariés à la porte avec tous les gens de la maison ; il embrassa la mariée, serra François dans ses bras, et fut serré à son tour dans ceux de M. de Nancé.

    Christine ayant demandé à passer chez elle pour enlever son voile et sa belle robe de dentelle (présent de sa tante), son père la mena dans son nouvel appartement, arrangé et meublé élégamment et confortablement. Isabelle avait sa chambre près d’elle. Christine et François passèrent quelques heures à arranger avec Isabelle les petits objets de fantaisie dont leurs chambres étaient ornées ; entre autres, les marbres et albâtres que François avait apportés pour Christine. Elle se retrouva enfin à Nancé comme jadis chez elle, et pour n’en plus sortir.


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    CHAPITRE 29 : PAOLO HEUREUX – CONCLUSION :

    À partir du jour de leur mariage François et Christine jouirent d’un bonheur calme et complet, augmenté encore par celui de leur père, qui semblait avoir redoublé de tendresse pour eux. Il ne cessait de remercier Dieu de la douce récompense accordée aux soins paternels dont il avait fait l’objet constant de ses pensées et de sa plus chère occupation. Paolo aussi était l’objet de sa reconnaissante amitié. Il lui disait souvent :

    M. de Nancé :

    « À vous, mon ami, je dois la grande, l’immense jouissance de regarder mon fils, de penser à lui sans tristesse et sans effroi de son avenir. Il n’est plus un sujet de raillerie : il ne craint plus de se faire voir ; Christine aussi est délivrée de cette terreur incessante d’une humiliation pour notre cher François. Je vous aime bien sincèrement, mon cher Paolo, et mon cœur paternel vous remercie sans cesse.

    Paolo :

    Ô carissimo Signor, ze souis moi-même si zoyeux que ze voudrais touzours les embrasser ! Tenez, les voilà qui courent dans le zardin après ce poulain ésappé ! Voyez qu’ils sont gentils ! La Christinetta ! voyez qu’elle est lézère comme oune petit oiseau ! Et le zeune homme ! le voilà qui saute oune barrière. Le beau zeune homme ! c’est que z’en souis zaloux, moi ! Voyez quelle taille ! quel robuste garçon ! »

    Et Paolo sautait lui-même, pirouettait.

    Paolo dit un jour à Monsieur de Nancé :

    Paolo :

    « Signor mio, ze souis oune malheureux, oune profond scélérat !… Ze m’ennouie de la patrie ! Il faut que ze revoie la patrie ! Ô patria bella ! Ô Italia ! Signor mio, laissez-moi aller zeter un coup d’œil sur la patrie, seulement oune petite quinzaine.

    M. de Nancé :

    Quand vous voudrez et tant que vous voudrez, mon pauvre cher garçon ; je vous payerai votre voyage, votre séjour, tout.

    Paolo (s’écriant) :

    Signor !, vous êtes bon, vraiment bon et zénéreux ! Alors ze pourrai partir demain ?

    M. de Nancé (riant de cet empressement) :

    Certainement, mon ami. Demandez malles, chevaux, voiture, quand vous voudrez. Ce soir je vous remettrai mille francs pour les frais du voyage. »

    Paolo serra les mains de M. de Nancé et voulut les baiser, mais M. de Nancé l’embrassa et lui conseilla de s’occuper de sa malle.

    L’absence de Paolo dura deux mois ; à la fin du premier mois, il écrivit à M. de Nancé :

    Paolo :

    « Ô Signor de Nancé ! qu’ai-ze fait, malheureux ! Pardonnez-moi ! Pitié pour votre Paolo dévoué !… Voilà ce que c’est, Signor. Z’ai retrouvé oune zeune amie que z’aimais et que z’aime parce qu’elle est bonne et sarmante comme Christinetta ; cette pauvre zeune amie n’a rien que du malheur ; elle me fait pitié, et moi ze loui dis : « Cère zeune amie, voulez-vous être ma femme ? » zouste comme notre cer François à la Christinetta ; et la zeune amie se zette dans mes bras et me dit : « Ze serai votre femme », zouste comme notre Christinetta à François. Et moi, ze n’ai pas pensé à vous, excellent Signor ; et ze ne veux pas vivre loin de vous, et ze ne veux pas laisser ma femme à Milan. Alors quoi faire, cer Signor ? Ze souis au désespoir, et ze pleure toute la zournée ; et ma zeune amie pleure avec moi ! Quoi faire, mon Dieu, quoi faire ? Si ze reste loin de vous, ze meurs ! Si ze laisse ma zeune amie, ze meurs. Alors quoi faire ? Ze vous embrasse, mon cer Signor ; z’embrasse mon François céri, ma Christinetta bien-aimée ; cers amis, conseillez votre pauvre Paolo et sa zeune amie.
    « PAOLO PERRONI. »

    M. de Nancé s’empressa de faire voir cette lettre à ses enfants.

    M. de Nancé (riant) :

    « Que faire ? Que faire ?

    Christine :

    C’est de les faire venir ici, chez nous, père chéri ; nous les garderons toujours, n’est-ce pas, François ?

    François :

    Oui, mon père ; je suis de l’avis de Christine.

    M. de Nancé :

    Et moi aussi ; de sorte que nous sommes tous d’accord, comme toujours.

    Christine :

    Oh ! cher bien-aimé père ! comment ne serions-nous pas d’accord ? Nous sommes si heureux ! »

    M. de Nancé écrivit à Paolo de se marier vite et de leur amener vite sa jeune amie, qui resterait à Nancé toute sa vie si elle le voulait, et que lui M. de Nancé et François lui donnaient pour cadeau de noces une rente de trois mille francs.

    Le bonheur de Paolo fut complet ; un mois après il présentait sa jeune épouse à ses amis ; Christine trouva en elle une jeune compagne aimable et dévouée ; elles convinrent que si Christine avait des filles, Mme Paolo (qui s’appelait Elena) l’aiderait à les élever. Elle eut, en effet, filles et garçons, deux filles et deux fils ; Mme Paolo en eut un peu plus, trois filles et quatre fils ; tous ces enfants répandirent la gaieté et l’entrain dans le château de Nancé, dont les habitants vivent tous plus heureux que jamais.

    M. des Ormes, abruti, hébété par le joug de sa femme, mourut subitement peu d’années après le mariage de Christine. Il lui avait écrit à cette occasion une lettre assez affectueuse et lui promettait d’aller la voir ; mais il n’accomplit pas cette promesse et se contenta de lui écrire tous les ans. Sa femme, vieille et plus laide que jamais, continue à se croire jeune et belle ; elle donne des dîners qu’on mange, des soirées où l’on danse ; elle a des visiteurs, mais pas d’amis ; la mauvaise mère inspire de l’éloignement à tout le monde. Elle se sent vieillir, malgré ses efforts pour paraître jeune ; elle se voit seule, sans intérêt dans la vie ; personne ne l’aime et elle déteste tout le monde. Elle a toujours repoussé les avances de Christine et refusé de la voir, de peur que l’âge de sa fille ne fît deviner le sien. En somme, elle traîne une existence misérable et malheureuse.

    Mme de Guibert vint un jour à Nancé annoncer à Christine le mariage de sa fille Hélène avec Adolphe. Ce fut un triste ménage. Hélène aimait le monde et ne vivait que de bals, de concerts et de spectacles ; Adolphe aimait le jeu  ; il y perdit une partie de sa fortune, se battit en duel, y fut blessé, et périt misérablement à la suite de cette blessure.

    Cécile se maria avec un banquier qui lui apporta de l’argent, et qui la rendit malheureuse par son caractère brutal et emporté.

    Gabrielle épousa un jeune député plein d’intelligence et de bonté ; elle fut très heureuse avec son mari et continua à venir passer tous ses étés chez sa mère à Cémiane, et à voir presque tous les jours Christine et François.

    Bernard ne se maria pas ; il aima mieux aider son père à cultiver ses terres. Il s’occupait de musique et de peinture et il passait presque tous ses hivers à Nancé ; Christine et François étaient excellents musiciens, de sorte que tous les soirs, aidés de Paolo, de sa femme et de Bernard, ils faisaient une musique excellente qui ravissait M. de Nancé.

    Un jour que Christine questionnait affectueusement Bernard sur la vie qu’il menait et qui lui semblait bien isolée :

    Bernard :

    « Christine, je vis et je mourrai seul. Quand je t’ai bien connue, à notre retour de Madère, je me suis dit que je ne serais heureux qu’avec une femme semblable à toi, bonne, pieuse, dévouée, intelligente, gaie, instruite, raisonnable, charmante enfin. Je ne l’ai pas trouvée ; je ne la trouverai jamais. Voilà pourquoi je reste garçon et pourquoi je suis sans cesse à Nancé. »

    Christine l’embrassa pour toute réponse, et fit part de l’explication de Bernard à François et à M. de Nancé, qui l’en aimèrent plus tendrement.

    Isabelle resta et est encore chez ses enfants, comme elle continue d’appeler François et Christine ; elle soigne et élève tous les enfants, et elle déclare qu’elle mourra chez eux. Christine et François la comblent de soins et d’affection ; elle est heureuse plus qu’une reine.

    Quant à Christine et à François, ils ne se lassent pas de leur bonheur ; ils ne se quittent pas ; ils n’ont jamais de volontés, de goûts, de désirs différents. Ils ne vont pas à Paris, et ils vivent à Nancé chez leur père.

    Mme de Sibran est morte peu après la triste fin du malheureux Adolphe. M. du Sibran, bourrelé de remords de l’éducation qu’il avait donnée à ses fils, s’est fait capucin ; il prêche bien et il est très demandé pour des missions.

    Mina est entrée chez une princesse valaque, où on lui promettait de bons gages ; mais, ayant été surprise par le prince pendant qu’elle battait une des petites princesses, le prince la fit saisir et la fit battre de verges à tel point qu’elle passa un mois à l’hôpital. Quand elle fut guérie, elle voulut partir, mais le prince la retint de force et l’obligea à reprendre son service ; il n’y a pas de mois qu’elle ne soit vigoureusement punie pour des vivacités qu’elle ne peut entièrement réprimer. Se trouvant au fond des terres en Valachie, elle reste à la merci du prince valaque et ne peut pas sortir de chez lui. Sa méchanceté se trouve ainsi justement et terriblement punie.


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